Rwanda 1994. Le génocide des Tutsi

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élections : Qui a peur du maire de PARIS ? www.histoire.presse.fr

Kigali, Mémorial du Génocide

Titre RWANDA Sous-titre sur une1994 ligne

Le génocide des Tutsi

La vie quotidienne dans une oasis antique

Louis, l’éternel dauphin

1793 : La république des animaux


4 / sommaire

n°396 / février 2014

on en parle

FEUILLETON

Par Yann Coz

Par Michel Winock

exclusif 20 La maison de l’Europe

lemouton-pool/sipa

portrait 21 André Vauchez et les mille figures du sacré Par Daniel Bermond

actualité événement

hommage 24 François Lebrun

8 D’Étienne Marcel à Bertrand Delanoë. Qui a peur du maire de Paris ?

cinéma 26 « Ubu roi » à l’heure de l’atome

Par Isabelle Backouche

Par Claude Aziza

Paris va bientôt élire son maire. L’enjeu du pouvoir municipal a toujours été brûlant dans cette capitale qui, depuis le Moyen Age, a fait trembler les rois et la République. La conquête de son autonomie est cependant assez récente.

Par Roger Dupuy

Par Antoine de Baecque

27 Sous la chaleur du Vésuve roman national 28 Guillaume Tell, héros ou assassin ?

Par Alain-Jacques CzouzTornare

médias 30 Anatomie d’une révolte

31 janvier 1914 86 Paul Déroulède est mort

GUIDE

les revues 88 « Esprit » : l’Europe ? Une province 88 La sélection du mois les livres 90 « Ils y ont cru » de Christopher Duggan Par Catherine Brice

91 « Vertiges de la guerre » d’Hervé Mazurel Par Bruno Cabanes

91 « Histoire de l’Espagne » de Benoît Pellistrandi Par Joseph Pérez

92 La sélection du mois le classique 96 « Histoire des Girondins » d’Alphonse de Lamartine Par Mona Ozouf

Par Olivier Thomas

31 L’ambigu Henry Ford 31 La « folie » de Bartholdi débat 32 Anthropocène, nouvel âge géologique ?

carte blanche

98 Tranches de temps Par Pierre Assouline

Par Olivier Postel-Vinay

expositions 34 Une forteresse normande Par Camille Barbe

35 Mode en guerre

Par Juliette Rigondet couverture :

Photos d’identité de victimes du génocide de 1994 exposées au Mémorial du Génocide de Kigali (Kigali, Genocide Memorial).

retrouvez page 39 les rencontres de l’histoire Abonnez-vous page 97

Ce numéro comporte quatre encarts jetés : Alternatives internationales (abonnés), L’Histoire (deux encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

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35 La vieille Russie en couleurs sciences 36 Le vrai visage de Robespierre ?

Par Guillaume Mazeau

bande dessinée 38 Déserteur en jupons Par Pascal Ory

Vendredi 24 janvier à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Christophe Goscha lors de la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » En partenariat avec L’Histoire


l’histoire / 5

DOSSIER

recherche

PAGE 40

70 Loin de pharaon : la vie quotidienne dans une oasis Par Damien Agut-Labordère

Des fouilles récentes révèlent un quotidien à mille lieues des clichés sur l’Égypte pharaonique.

76 Louis, l’éternel Dauphin

Le génocide des

TUTSI

42 Un demi-siècle de racisme officiel

Par Jean-Pierre Chrétien 45 Repères : persécutions et exil 46 Lexique

48 Le génocide des voisins Par Hélène Dumas 51 Pas de pitié pour les Tutsi ! 54 Les massacres en chiffres 56 On les appelle les sauveteurs

58 Enquête sur les responsabilités de la France Par Pierre Brana

62 Un laboratoire de justice

Par Antoine Garapon 64 2014, un procès à Paris

66 Une politique de la mémoire Par Frédéric Encel

67 Pour en savoir plus

londres, the wall ace collection, dist. rmn-gp/the trustees of the wall ace collection

julia dufour

Par Matthieu Lahaye

Égratigné par Saint-Simon, le Grand Dauphin fut pourtant un rouage essentiel à la monarchie du Roi-Soleil.

80 1793. La république des animaux Par Pierre Serna

En fondant en 1793 la ménagerie du Jardin des Plantes, les révolutionnaires ont inventé la première ferme républicaine.

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Premier maire

Louis XVI reçoit, le 17 juillet 1789, des mains du premier maire de Paris, Bailly, la cocarde bleu, blanc, rouge composée pour l’occasion : elle mêle les couleurs de la monarchie à celles de la ville (fresque de l’Hôtel de Ville, 1891, Jean-Paul Laurens).

lemouton-pool/sipa

heritage images/leemage

8 / événement

Face-à-face François Hollande et Bertrand Delanoë,

le 15 mai 2012, à l’Hôtel de Ville. « L’histoire des relations entre l’État et Paris est parcourue d’affrontements », a rappelé le président lors de sa visite.

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aris, en pleine campagne P électorale, va bientôt élire son maire. L’enjeu du pouvoir a toujours été brûlant dans cette capitale qui, depuis le Moyen Age, a fait trembler les rois et la république. Jusqu’en 1977, contrairement aux autres communes de France, la ville est restée, sauf rares exceptions, sous la tutelle étroite du pouvoir central. La lente conquête de son autonomie s’est jouée dans un face-à-face entre l’État, qu’il soit monarchique, républicain ou impérial, et la population parisienne.


l’histoire / 9

Qui a peur du maire de PARIS ?

L

coll. jean vigne/kharbine-tapabor

Par Isabelle Backouche

dr

D’Étienne Marcel à Bertrand Delanoë

l’auteur Directrice d’études à l’EHESS, Isabelle Backouche est membre du Comité d’histoire de la ville de Paris. Elle a notamment publié La Trace du fleuve. La Seine et Paris, 1750-1850 (Éditions de l’EHESS, 2000) et Aménager la ville. Les centres urbains français entre conservation et rénovation, de 1943 à nos jours (Armand Colin, 2013).

décide de la fortifier en 11901 et dépose les archives de la monarchie dans le Palais de la Cité ; les rois y séjournent fréquemment avec leur cour, tandis que les grands corps de l’administration du royaume et les outils de l’État s’y sédentarisent. Juristes, comptables, avocats, procureurs participent à la « capitalisation » de Paris. Lorsqu’en 1528 François Ier choisit de délaisser le Val de Loire pour établir sa résidence principale au Louvre, Paris devient officiellement la capitale du royaume. Pourtant, la ville n’obtient des institutions administratives et politiques autonomes et durables qu’en 1977 ! Tel fut durant des siècles le paradoxe de Paris, centre du pouvoir, carrefour économique et culturel exceptionnel, mais ville politiquement « mineure ».

es quelques hectares du monde où il a été le plus pensé, le plus parlé, le plus écrit, le carrefour de la planète qui a été le plus libre. » C’est en ces termes que, dans les années 1930, l’écrivain Jean Giraudoux déLe temps des prévôts crivait, du haut de la tour Eiffel, l’exceptionnaVers 1200, le roi investit Paris. La réalité des lité parisienne. Mais la particularité de la capitale pouvoirs reposait sur la propriété du sol qui comfrançaise ne tient pas seulement à ce caractère sé- mandait une partie de la fiscalité, le contrôle des ditieux. Certes, la défense de la liberté a animé activités économiques et la justice. Or, la majobien des combats, partagés par toutes les catégo- rité de la surface enclose – 80 % au xve siècle – ries sociales, depuis les princes de la Fronde au appartenait aux abbayes situées à la périphé- Fluctuat nec xviie siècle jusqu’aux Parisiens postés sur les bar- rie (Saint-Germain-des-Prés, Sainte-Geneviève, mergitur plus ancien ricades au xixe siècle. Saint-Martin-des-Champs, Saint-Victor) et à l’évê- Le sceau (1210) de Cependant la ville se singularise surtout depuis que de Paris. la corporation le Moyen Age par son poids démographique – elle Il lui faut donc imposer l’obéissance à la ville des marchands est la plus peuplée d’Occident au xive siècle avec tout en lui conférant un certain prestige. Depuis de l’eau, la première plus de 200 000 habitants –, la modestie de son Hugues Capet (987-996), les intérêts de la mo- municipalité territoire, circonscrit par plusieurs enceintes suc- narchie à Paris sont représentés par le pré- >>> parisienne. cessives, et la complexité des pouvoirs qui la contrôlent. Dès le xiie siècle, Paris cu- Centre du pouvoir, carrefour économique et culturel exceptionnel mule tous les attributs d’une mais ville politiquement « mineure » : c’est son paradoxe capitale : Philippe Auguste

«

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36 / actualité Sciences Le visage de Robespierre « reconstitué » en images de synthèse : une fausse découverte, mais qui soulève une vraie question d’histoire.

Le buste de Robespierre par ClaudeAndré Deseine (1791), considéré jusqu’à aujourd’hui comme le portrait le plus fidèle de l’Incorruptible. A droite : la reconstitution du visage de Robespierre par la société Visualforensic (décembre 2013).

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2013 visualforensic philippe froesch/batabat

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e vrai visage de L Robespierre ?

A

u début du mois de décembre 2013, la société Visualforensic, spécialisée dans les reproductions faciales en images de synthèse, annonçait avoir reconstitué la tête de Robespierre, déclenchant un étonnant engouement médiatique. Quelques mois plus tôt, la même équipe, menée par Philippe Froesch et aidée par le médecin légiste Philippe Charlier, avait déjà créé l’événement en présentant une image de la tête d’Henri IV1. Réalisé à partir de techniques biométriques très poussées, le visage « révélé » de Robespierre suscita aussitôt un torrent de commentaires. Affublé de petits yeux bleus perçants et durs, d’un large crâne, de traits épais, la peau trouée par la variole, Robespierre version Visualforensic revêt en effet une apparence très éloignée de celle que l’on pensait jusqu’ici connaître d’après de nombreux portraits et descriptions de lui. Plusieurs semaines plus tard, lors d’une conférence de presse,

Le visage, aussi, d’une nation en mutation Philippe Charlier annonçait aux journalistes une seconde « découverte » : Robespierre aurait souffert de sarcoïdose, une maladie affectant les poumons, et parfois la peau, les yeux, le cœur ou le foie, expliquant, selon le médecin légiste, l’épuisement chronique du révolutionnaire. Interrogé par ceux qui commençaient à contester les conclusions publiées dans la célèbre revue The Lancet (vol. 382, 2013), Philippe Charlier se retranchait derrière l’objectivité de la science médicale. Dans une partie du monde politique, la nouvelle a provoqué un tollé. Pour le Parti de gauche,

c’est évident : la laideur du visage numérique est une nouvelle attaque contre celui dont le parti revendique l’héritage. Plusieurs historiens (Hervé Leuwers, Marc Bélissa, Philippe de Carbonnières et moi-même) font également part de leurs réserves. La plus solide d’entre elles porte sur l’origine même du visage reconstitué : une copie du masque mortuaire de Robespierre, que Mme Tussaud est censée avoir modelé sur le cadavre de l’Incorruptible après son exécution, le 28 juillet 1794. Cette provenance fait l’unanimité contre elle : aussitôt coupée, la tête de Robespierre fut en réalité conduite au cimetière des Errancis, où elle fut jetée dans une fosse. En outre, dans le contexte très tendu de l’exécution des robespierristes, il est fan-


l’histoire / 37

taisiste de penser que quiconque ait été autorisé à figer les traits de celui dont on voulait plutôt effacer le visage pour enfin, croyaiton, arrêter la Révolution. Par ailleurs, si la copie du masque avait été authentique, elle aurait dû porter les traces de la blessure à la mâchoire reçue par Robespierre la veille de son exécution lors de son arrestation définitive à l’hôtel de ville, dans des circonstances restées mystérieuses. Un dernier élément conduit à invalider cette « découverte » : ce visage est totalement isolé au sein des dizaines de descriptions littéraires, portraits et bustes dont disposent les historiens depuis longtemps. Au-delà de leur caractère disparate et de leur rapport souvent approximatif avec la réalité, ceux-ci dessinent globalement les contours d’un tout autre visage, plus anguleux et longiligne, comme le suggère le buste sculpté en 1791 par Claude-André Deseine, considéré à ce jour comme le

portrait le plus fidèle de l’Incorruptible. Enfin, les spécialistes de la fin du xviiie siècle savent qu’il ne faut pas prendre à la lettre ­l’authenticité des innombrables portraits ou moulages alors dits « d’après nature ». Beaucoup de bruit pour rien, dira-t-on. Ce serait ignorer les puissantes répercussions du passé dans la vie politique et sociale de ce début de siècle. Si cette vraie fausse découverte a tant fait parler d’elle, c’est parce qu’elle agit comme un révélateur. Elle nous rappelle une fois de plus combien l’image de Robespierre et, audelà, de la Révolution française, demeure un marqueur politique et continue d’animer l’imaginaire collectif des Français – et des Occidentaux en général, si l’on en juge l’ample couverture de l’« affaire Robespierre » dans les journaux anglo-saxons. Plus profondément et sur un mode mineur, l’événement donne une petite leçon d’an-

thropologie politique : les étonnantes conjectures autour de la maladie de l’Incorruptible dont l’historien Peter McPhee a montré qu’elles avaient fait, de son vivant, l’objet d’un constant usage politique, révèlent la longue vie de la métaphore organiciste de la nation. En scrutant la peau grêlée de Robespierre, en auscultant son corps malade, c’est en somme le visage de la nation à un moment crucial de son histoire que l’on cherche à deviner. Avec d’autres périodes, la Révolution française demeure, de ce point de vue, un inépuisable puits à fantasmes. Autre manière de dire que si cette vraie fausse découverte apporte de mauvaises réponses, elle pose de bonnes questions sur les résonances entre le passé et le présent et sur la manière dont l’histoire se construit, au quotidien, dans l’espace public. Guillaume Mazeau

Maître de conférences à Paris-I

Note 1. Cf. J. Cornette, « L’étrange affaire du crâne d’Henri IV » sur histoire.presse.fr

www.histoire.presse.fr - Les grandes migratio

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48 / rwanda

Le génocide des voisins D’avril à juillet 1994, environ 1 million de personnes ont été exterminées au Rwanda. Le génocide des Tutsi, le dernier du xxe siècle, a été soigneusement planifié par l’État, qui a mobilisé toutes ses forces administratives, militaires et, plus troublant, une partie de la population civile hutu. Le voisin proche est devenu un tueur. Par Hélène Dumas

scott peterson/hulton archive/gett y images

Les tueurs Le 13 avril 1994 à Kigali, un jeune homme brandit une machette, une semaine après le déclenchement des massacres. A l’arrière-plan à gauche, un enfant : l’âge ne constituait pas une barrière à l’exercice de la violence.

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l’histoire / 49

C

à savoir

ontrairement aux clichés confortables dépeignant l’événement sous les traits d’une guerre interethnique « familière » au continent africain, les massacres du printemps 1994 sur les collines rwandaises ont répondu à un projet politique, lui-même nourri par une idéologie raciste et mu par une utopie exterminatrice dont témoigne la radicalité de sa mise en œuvre. La disparition programmée des Tutsi du Rwanda a bien correspondu à une logique génocidaire : en moins de trois mois, d’avril à juillet 1994, environ 1 million de personnes furent exterminées, soit les trois quarts de la population tutsi.

orinfor/association mémorial international/dr

Dans la soirée du 6 avril 1994, l’avion transportant le président Habyarimana est abattu par des tirs de missiles à son approche de l’aéroport de Kigali. La mort du « père » de la nation (dont le portrait est ici, le 4 janvier 1992, brandi comme une icône lors d’une marche de soutien au régime) crée un vide institutionnel rapidement comblé par les extrémistes hutu qui appellent la population à « venger » son président en exterminant les Tutsi. Mais il est clair aujourd’hui que si l’attentat marque le début de la campagne nationale des massacres, il n’en est pas le « déclencheur », ces derniers ayant été préparés dans les années précédentes par une idéologie de haine et des dispositifs meurtriers comme les barrages routiers ou la militarisation des civils.

dr

éradiquer les ennemis Le 1er octobre 1990, le Front patriotique rwandais (FPR), mouvement politique et militaire fondé quelques années plus tôt par les descendants d’exilés tutsi des années 1960, contraints de gagner les pays voisins après plusieurs périodes de massacres et de discriminations (cf. Jean-Pierre Chrétien, p. 42), lance depuis l’Ouganda sa première offensive sur le Rwanda. Celle-ci est rapidement jugulée par les Forces armées rwandaises (FAR) soutenues par des troupes françaises, belges et zaïroises (cf. Pierre Brana, p. 58). Cette attaque marque le début d’une guerre civile qui ouvre la voie à la préparation idéologique et matérielle du génocide. Dès cette date, le régime du président Juvénal Habyarimana – un militaire hutu ayant pris le pouvoir par la force en 1973 – prend prétexte d’un conflit présenté comme une attaque de « revanchards tutsi » pour justifier une répression féroce contre les Tutsi de l’intérieur. Plusieurs milliers de personnes sont arrêtées, taxées de « complices » (ibyitso) de l’ennemi : la majorité est tutsi. Dans certaines régions proches des zones de combat les massacres systématiques de Tutsi se multiplient. Ces tueries, organisées à une échelle réduite, mobilisent quelques-uns des principaux dispositifs meurtriers que l’on retrouve pendant le génocide de 1994 : la conjonction entre autorités administratives, élites locales et « citoyens ordinaires », l’usage d’un arsenal varié, un système de filtrage de la population par la multiplication des barrages routiers et, déjà, la présence de certaines pratiques de cruauté comme le viol public. Seuls les lieux sacrés – églises et institutions religieuses – semblent alors encore retenir les tueurs. Ainsi, dès le début de la guerre civile, les civils tutsi deviennent les victimes expiatoires d’un régime qui n’a alors aucune peine à présenter ces massacres comme des « troubles interethniques » spontanés, confortant les représentations encore en vogue dans les ambassades occidentales. Dans les années qui suivent, chaque mouvement du FPR donne lieu à des tueries de Tutsi à l’intérieur des frontières. Et si les populations civiles tutsi sont soupçonnées de complicité avec le FPR, c’est précisément au nom d’une solidarité ethnique, ra-

L’attentat

l’auteur Hélène Dumas est docteur en histoire, ATER à l’EHESS. Elle va publier Le Génocide au village. Le massacre des Tutsi au Rwanda en 1994 (à paraître, Seuil, 2014).

ciale, présentée comme irréductible. D’emblée, l’idéologie extrémiste hutu convoque un racisme mêlant les rengaines de la « révolution sociale » de 1959 sur la libération du « peuple majoritaire hutu » (cf. Jean-Pierre Chrétien, p. 42) aux couplets contemporains sur la perversité intrinsèque des Tutsi, de leurs femmes en particulier. C’est d’abord sur le terrain de la guerre, au sein de l’état-major de l’armée rwandaise, que l’on trouve la première définition formalisée de « l’ennemi ». Si la cristallisation de la figure de l’ennemi en un Tutsi « revanchard » germe dans les cercles de l’état-major, elle trouve un moyen de diffusion plus large par le biais des médias1. Dès décembre 1990, le journal bimensuel Kangura publie « Les Dix Commandements des Bahutu », décalogue dont les préceptes invitent les Hutu « à cesser d’avoir pitié des Tutsi », à se méfier de leurs femmes au charme vénéneux et à rompre toute relation commerciale avec eux, puisqu’ils sont foncièrement malhonnêtes. Alors même que Hutu et Tutsi ont en partage depuis plusieurs siècles un même espace, une religion et, surtout, une langue commune (le kinyarwanda), faisant du Rwanda l’un des plus anciens royaumes de la région des Grands Lacs, les médias extrémistes s’appliquent à exclure les Tutsi de l’histoire nationale. Les radios – notamment la fameuse Radio-télévision libre des Mille Collines (RTLM), fondée en juillet 1993 par des proches du régime Habyarimana – servent de porte-voix à ce discours de haine et relaient effin°396 / février 2014


70 / RECHERCHE

Loin de pharaon : la vie quotidienne dans une oasis A mille lieues des clichés sur l’Égypte pharaonique, une oasis antique située près de Thèbes nous est révélée par de récentes fouilles. Celles-ci nous livrent de précieuses informations sur la vie quotidienne de ses habitants entre le vie et le ive siècle av. J.-C.

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Par Damien Agut-Labordère

L’auteur Chargé de recherches au CNRS, Damien Agut-Labordère a notamment publié Le Sage et l’Insensé. La composition et la transmission des sagesses égyptiennes démotiques (Honoré Champion, 2011).

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V

ue du ciel, l’oasis de Kharga se devine à peine. Mince ruban de verdure, elle s’étire du nord au sud, perdue dans le Sahara égyptien à un peu plus de 150 kilomètres à l’ouest de Thèbes. A son extrémité méridionale, juste avant que ne commencent les longues pistes qui pénètrent en basse Nubie, se dresse une ligne de buttes gréseuses autrefois gorgées d’eau. A la fin du vie siècle av. J.-C., à peu près au moment où les armées du Perse Cambyse s’emparaient de l’Égypte, des hommes vinrent y percer de profondes galeries pour y faire sourdre ces eaux captives. C’est ainsi que le site que l’on désigne aujourd’hui sous le nom d’Ayn Manawir commença à accueillir une petite communauté agricole qui n’excéda probablement jamais plus de 200 personnes serrées dans de petites maisons en briques de terre crue. Ces femmes et ces hommes parvinrent à se maintenir là durant près d’un siècle et demi jusqu’à ce que, dans les années 370 av. J.-C., ils se voient contraints d’évacuer le site. Tout laisse penser que ce brusque départ a été provoqué par l’épuisement de la nappe phréatique, rendant impossible la poursuite des activités agricoles sur place. Désertés, temples et maisons retournèrent au sable. Les vestiges du village oasien disparurent sous les dunes jusqu’à ce qu’une équipe de l’Institut français d’archéologie orientale dirigée par le regretté

Michel Wuttmann n’en révèle l’existence entre 1994 et 2012. Banale pour d’autres domaines de l’histoire ancienne ou médiévale, dans le cadre de l’Égypte pharaonique la découverte d’un village revêt un caractère exceptionnel. Rassasié de grands édifices de pierre ou de cimetières prestigieux, l’égyptologue ne dispose en effet que de peu d’exemples de sites où vivaient des populations indépendantes du pouvoir monarchique.

Décryptage Spécialiste de l’histoire rurale de l’Égypte ancienne, Damien Agut travaille particulièrement sur l’écriture démotique employée par les Égyptiens du Ier millénaire av. J.-C. pour traiter leurs affaires courantes. Depuis 2008, il est associé aux fouilles menées à Ayn Manawir. Il coédite, sous la direction de Michel Chauveau (EPHE), les documents retrouvés, qui seront publiés ce mois-ci, sur Achemenet.com (dirigé par Pierre Briant). Des archives exceptionnelles qui ont le mérite de révéler une facette ignorée de l’Égypte ancienne jusqu’ici peu attestée : la vie d’un simple village de paysans, loin de la royauté.


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paris, galerie françois antonovich/dagli orti

jean-françois gout/ifao

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damien agut-l abordère

l’histoire / 71

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damien agut-l abordère

1/La moisson

Bas-relief de la tombe du grand prêtre Petosiris dans la nécropole d’Hermopolis, ive siècle av. J.-C. Les cultures de l’oasis étaient proches de celles de la vallée du Nil : orge, blé, concombre, melon…

2/Réserve de chasse

3

L’eau en surplus formait, au bout des canaux

d’irriguation, de petites zones humides où s’installaient des oiseaux migrateurs.

3/Kharga aujourd’hui

Grâce à des fouilles menées depuis 1994, le village oasien, qui avait disparu sous le sable après que ses habitants l’eurent quitté, faute d’eau, vers 370 av. J.-C., a été exhumé. Son temple, dédié à

Osiris, fut entièrement réalisé en briques de terre crue.

4/Des femmes riches

Ce portrait de femme (sarcophage en bois, viiieive siècle av. J.-C.) ne vient pas de l’oasis mais permet d’évoquer la puissance de certaines femmes qui y vécurent, comme Isetiridis, ex-femme de Hor.

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