Les libertins. L'incroyance et le plaisir

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Ancien Régime : tout le monde commerce ! www.histoire.presse.fr

les libertins

L’incroyance et le plaisir

Marseille, le mariage de la Grèce et de la Gaule

Les pogroms des guerres La guerre des dames au Moyen Age civiles russes


4 / sommaire

n°398 / avril 2014

on en parle

exclusif 16 La flamme de Jaurès

de agostini/leemage

portrait 17 Mary Lou Roberts et la « greatest generation » Par Gene Tempest

actualité événement

8 Ancien Régime : tout le monde commerce ! Entretien avec Laurence Fontaine

Le marché est aujourd’hui diabolisé. On lui reproche, notamment, d’aggraver les déséquilibres sociaux. En explorant les pratiques de l’Ancien Régime, Laurence Fontaine montre pourtant qu’il a joué un rôle crucial dans le processus de conquête sociale des plus démunis.

débat 20 Fascistes, les Croix-de-feu ?

Par Michel Winock

bande dessinée 22 Le bâtisseur de New York Par Pascal Ory

vie privée 24 Les dernières heures de Félix Faure Par Pierre Darmon

société 26 Métaux volés

Par Fabrice Mauclair

médias 27 Portrait d’un conquérant Par Olivier Thomas

27 Rwanda : vingt ans après Par Ariane Mathieu

cinéma 28 La Rome de Rosi

Par Antoine de Baecque

FEUILLETON

1er avril 1914 86 Gide, Claudel et le pédéraste Par Michel Winock

GUIDE

les revues 88 « Le Débat » : quand commence l’histoire ? 88 La sélection du mois les livres 90 « Les Tyrannicides d’Athènes » de Vincent Azoulay Par Maurice Sartre

91 « La Guerre des forêts » d’Edward P. Thompson Par Joël Cornette

91 « Le Voyage à Paris » de David McCullough Par Pap Ndiaye

92 La sélection du mois le classique 96 « Jules César » de Jérôme Carcopino

Par Catherine Virlouvet

chronique de l’insolite

98 Le vitrail au téléviseur Par Michel Pierre

29 Le père Noé n’est pas une ordure ! Par Claude Aziza

expositions 30 Le Tigre qui rêvait d’Asie Par Juliette Rigondet

31 Un géant nommé Doré Par Bruno Calvès couverture :

Portrait du marquis de Sade, dessin anonyme colorisé, xviiie siècle (Süddeutsche Zeitung/Rue des Archives).

retrouvez page 34 les rencontres de l’histoire Abonnez-vous page 97

Ce numéro comporte cinq encarts jetés : Études, Dulac Production (abonnés) ; L’Histoire (deux encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

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carte blanche

32 De l’utilité de la Mitteleuropa

Par Pierre Assouline

Vendredi 28 mars à 9 h 05 Retrouvez la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin En partenariat avec L’Histoire


l’histoire / 5

DOSSIER

recherche

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66 1918-1921. Les pogroms des guerres civiles russes Par Nicolas Werth

« Pogroms » : le terme est-il approprié pour désigner les massacres des juifs lors des guerres civiles russes ? Des crimes de masse qui ressemblent plutôt à l’antichambre de la Shoah.

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74 Marseille, le mariage de la Grèce et de la Gaule

L’incroyance et le plaisir

38 Vanini, le philosophe à la langue arrachée Par Didier Foucault

40 Le tour d’Europe des dissidents

Par Stéphane Van Damme 42 Libertin : le mot de l’ennemi Par Joël Cornette 44 Pintard, l’inventeur du « libertinage érudit » 48 Cyrano de Bergerac : libre, impie et incrédule Par Claude Aziza 50 Dom Juan, sans masque

52 Sade ou le défi lancé aux Lumières

Par Antoine Lilti 54 Le Régent : un débauché au pouvoir Par Joël Cornette 57 Sade jacobin, un mythe ? 58 Pauvert, le militant

60 Le cas Roger Vailland Par Anne Simonin

62 Une figure repoussoir ?

Par Jean-Pierre Cavaillé 63 Pour en savoir plus

bnf, dist. rmn-gp/image bnf

les libertins

Par Jean-Louis Brunaux

Bien avant la conquête romaine, la Gaule était déjà très « connectée » au reste du monde méditerranéen.

80 La guerre des dames au Moyen Age Par Colette Beaune

Au Moyen Age, le cas Jeanne d’Arc attentait à l’ordre du monde. La guerre de Cent Ans a pourtant vu d’autres femmes prendre les armes.

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8 / événement Marchands de rue

stéphane frances/hemis.fr

de agostini/leemage

Portrait d’un couple de marchands de volailles. Tableau de Pieter Aertsen, vers 1560-1565 (Vienne, Kunst­ historisches Museum).

Bénin : les vendeuses de poissons

Dans certaines sociétés africaines aujourd’hui comme dans l’Europe moderne, l’argent gagné au marché permet au ménage d’améliorer son quotidien et à la femme de trouver une voie d’émancipation (photographie de Cotonou, 2014).

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Débridé, incertain, maléfique, facteur de déséquilibres sociaux. A notre époque, et plus encore depuis la crise de 2008, le marché est accusé de tous les maux et le capitalisme fait figure de modèle économique dépassé. Laurence Fontaine se propose de repenser l’objet « marché » en le dépouillant des poncifs dont l’histoire l’a lesté depuis le Moyen Age. En explorant les pratiques de l’Ancien Régime, elle montre que le marché a joué un rôle crucial dans le processus de conquête sociale des plus démunis.


l’histoire / 9

Ancien Régime : tout le monde commerce ! Entretien avec Laurence Fontaine

L’Histoire : Comment voyait-on jusque-là le marché dans l’Ancien Régime ? Laurence Fontaine : Nous vivons encore sur la vision que nous a léguée Fernand Braudel dans son grand livre Civilisation matérielle, économie et capitalisme (Armand Colin, 1979). Il découpe le monde de l’échange en trois strates : tout en bas, le fourmillement des minuscules acteurs largement hors du marché. C’est le règne de l’autoconsommation paysanne avec ses entrées ponctuelles dans le marché local. Dans ce même marché, se retrouvent les multiples acteurs des menus échanges, les artisans itinérants tels le rempailleur, le ramoneur et les colporteurs qui regagnent leurs villages pour les moissons. A l’étage intermédiaire, domine le boutiquier, soumis à la loi de la concurrence. Il incarne l’économie de marché, probe et honnête, celle dont le monde ne peut se passer. Et, au sommet de la pyramide, le capitalisme prospère, celui des grands marchands. Ce que Braudel appelle « l’économie B », « le visiteur du soir », celui qui triche et manipule tous les autres acteurs. Cette description des mondes marchands est donc faite de strates hiérarchisées qui laissent peu de place à la dynamique transversale des réussites individuelles, accoucheuses de ces réseaux qui, du petit migrant du monde paysan au commerçant ayant droit de bourgeoisie et prêteur occasionnel des grands, lient en une chaîne

d’intérêts les trois strates soigneusement imperméabilisées par Braudel. L’H. : Vous voyez de la fluidité là où Braudel structure son modèle en étages étanches. Pour vous, tout le monde commerce dans l’Ancien Régime… L. F. : Oui. En réalité, ces trois étages sont totalement perméables dans la mesure où le marché fait partie des stratégies de survie des pauvres, de ceux qui n’ont que leur travail pour vivre selon les définitions de l’époque – on ne parle pas ici des déchus ou des vagabonds, mais de 70 à 80 % des habitants, qui n’ont d’autre fortune que leurs revenus et qui, sans aucun patrimoine ni aucune avance, vivent donc dans une situation extrêmement précaire. Ceux-là n’ont d’autre choix que de développer d’incessantes stratégies pour tenter de traverser les crises, la maladie ou le chômage qu’ils ne manqueront pas de rencontrer. Ils entretiennent de multiples réseaux de relations qui sont autant de réseaux d’entraide, ils ont des stratégies de crédit et d’épargne très complexes dans lesquelles l’acquisition d’objets a un double rôle : constituer une épargne et les mettre en gage en cas de besoin. Autour d’eux se développe une petite économie financière qui aide aussi à fournir le capital nécessaire pour acquérir quelques marchandises à revendre ou la matière première dont ils tireront un petit artisanat. Voyez les sœurs Toutain qui se font arrêter le 16 mai 1796 pour avoir vendu sans patente des vêtements à la foire de Meaux. On comprend qu’elles confectionnent dans de vieux effets de menus habits d’enfants et vendent aussi des marchandises que leur a confiées une fripière. Elles sont nombreuses, les femmes comme elles dans l’Europe du xviiie siècle.

c. hélie/gallimard

l’auteur Directrice de recherches au CNRS, Laurence Fontaine est notamment l’auteur de L’Économie morale : pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle (Gallimard, 2008). Elle vient de publier Le Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale (Gallimard, 2014).

« Les pauvres, ceux qui n’ont que le travail pour vivre, n’ont d’autre choix que de développer d’incessantes stratégies pour tenter de traverser les crises, la maladie ou le chômage qu’ils ne manqueront pas de rencontrer » n°398 / avril 2014


20 / actualité Débat La publication des Mémoires du colonel de La Rocque et un colloque à Sciences Po sur le PSF relancent la question.

l’illustration

Fascistes, les Croix-de-Feu ?

Le 14 juillet 1935, à Paris. Les Croix-de-Feu, adversaires du Front populaire, remontent les Champs-Élysées pour déposer une couronne sur la tombe du soldat inconnu. Le parti de La Rocque rassemble 1 million d’adhérents en 1939.

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L

es Croix-de-Feu, association élitaire d’anciens combattants, née en 1927, devenue sous la présidence du colonel de La Rocque, en 1931, une ligue puissante d’« action civique », dissoute en 1936 par le Front populaire en même temps que toutes les ligues d’extrême droite, transformée en Parti social français (PSF), restent l’objet d’une querelle d’historiens régulièrement ravivée. L’ouvrage posthume de François de La Rocque Pourquoi je suis républicain (Seuil) et le colloque tenu à Sciences Po, en janvier dernier, sur le PSF ont remis la question d’actualité1. L’Américain Robert Soucy et l’Israélien Zeev Sternhell ont voulu y voir une organisation fas-

ciste : « La France, écrit celui-ci, a produit non seulement une idéologie fasciste bien structurée [depuis Maurice Barrès] mais aussi un mouvement de masse [Croixde-Feu et PSF], et finalement un régime [Vichy] » : la France, paradigme du fascisme achevé. Quels symptômes fondent le diagnostique ? Tout d’abord, le « dégoût de la démocratie » de La Rocque. Ensuite, son idéologie antilibérale, antidémocratique, antisocialiste, doublée d’une doctrine nationale et sociale opposée à la lutte des classes, mais aussi sa volonté d’abattre le régime « désastreux » par le coup de force. Enfin, sa nature de parti de masse et d’organisation paramilitaire. En réalité, ce réquisitoire est approximatif pour quatre raisons.

1. La Rocque n’est pas antidémocrate. Il est l’adversaire de la démocratie parlementaire telle qu’elle existe en France, son instabilité, sa corruption, son impuissance… Les appels à la réforme constitutionnelle ont été nombreux sous la IIIe République depuis la fin de la Grande Guerre (et même avant !), à commencer par Léon Blum, leader du Parti socialiste, dans La Réforme gouvernementale, réédité en 1936, et, plus encore, dans A l’échelle humaine (1941) : « Le régime parlementaire ou représentatif, écrit-il, ne constitue pas la forme de gouvernement démocratique exactement adaptée à la société française. » Une brochure des Croix-de-Feu de 1935 affirmait de son côté : « Nous souhaitons un parlementarisme soumis au principe de la séparation des pouvoirs, épuré de la surenchère, investi d’un mandat nettement défini, privé de l’initiative des dépenses, pourvu d’un règlement le garantissant contre ses propres tentations. » Formulation moins radicale que sous la plume de Léon Blum ! 2. Les Croix-de-Feu n’ont jamais tenté le coup de force. Ils refusent de franchir le barrage de la rue de Bourgogne au cours de la journée du 6 février 1934 et de prendre d’assaut la Chambre des députés. La haine que lui vaut cette attitude légaliste ne s’atténuera pas à l’extrême droite, d’autant que le PSF refusera d’adhérer au Front de la liberté, créé en 1937 par Doriot, aux fins d’allier toutes les droites contre le Front populaire. 3. L’idéologie Croix-de-Feu est un nationalisme modéré


frotté de catholicisme social. Son nationalisme est défensif. Ses premières manifestations ont pour thème la défense du traité de Versailles et la critique du désarmement. C’est aussi et surtout une volonté de refaire l’union sacrée face aux dangers extérieurs et aux divisions intérieures. Le 14 juillet 1937, sous le Front populaire donc, on pouvait lire à la une du Petit Journal, devenu l’organe du PSF, sous le titre « Aujourd’hui : 14 Juillet de cohésion morale et de force nationale » : « un an, jour pour jour, après la prise de la Bastille, le 14 juillet 1790, quel admirable exemple de ferveur et de volonté d’union ne donnait pas au monde le spectacle de la plus mystique de nos manifestations populaires : la fête de la Fédération qui groupait, autour de l’autel de la patrie, les fractions les plus diverses ? » La marque chrétienne est plus nette encore. On retrouve dans les écrits de La Rocque les thèmes de Rerum Novarum de Léon XIII, réaffirmés en 1931 par Pie XI dans Quadragesimo anno : défense de la propriété privée, garantie des droits de l’« individu », condamnation du socialisme et du communisme, lutte contre la misère et le libéralisme hostile à l’intervention de l’État, rejet de la lutte des classes et apologie du corporatisme où doivent concourir syndicats ouvriers et patronaux. L’association capitaltravail, l’intéressement et autres thèmes « sociaux » ne sont pas spécialement « fascistes ». 4. Parti de masse, oui, mais les Croix-de-Feu n’ont pas d’uniforme, ils ne sont pas armés, rien de comparable aux violences des faisceaux de combat en Italie ou aux sections d’assaut en Allemagne. La Rocque est un militaire, formé sous les ordres de Lyautey, dont il cultive la formule : « Montrer sa force pour n’avoir pas à s’en servir. » Il s’agit de créer un effet de puissance, d’intimider l’adversaire, de lui faire savoir qu’en cas de tentative insurrectionnelle il faudra compter sur les Croix-de-Feu. La Rocque et le PSF dérangent parce qu’ils sont un

source privée/dr

l’histoire / 21

sous vichy, un opposant au statut des juifs « Maréchaliste » en 1940, La Rocque (ici en 1937) a espéré devenir le conseiller du prince, en vain. Combattant le racisme et l’antisémitisme, il fut des rares qui s’opposèrent au statut des juifs, comme l’attestent ses éditoriaux du Petit Journal avant le 17 octobre. Il en subit les attaques de Doriot, l’accusant d’être le « défenseur le plus actif » des juifs. En 1943, il fut l’adversaire de la Milice, avant d’être arrêté par les Allemands pour ses actes de Résistance, puis incarcéré dans une forteresse autrichienne. Il est mort le 28 avril 1946.

phénomène inédit. A la fois conservateur et moderne. Son conservatisme est formulé par sa devise : « Travail, Famille, Patrie », que lui empruntera Pétain. Sa modernité, elle, c’est le parti de droite organisé en parti de masse (on estime ses

Comme de Gaulle il rêve d’union sacrée effectifs à plus de 1 million en 1939). C’est cette imprévisibilité d’un parti de masse à droite qui explique la renommée fasciste de cet adversaire du Front populaire. Les idéologies de rassemblement sont largement illusoires2. L’histoire du gaullisme qui, lui, est arrivé au pouvoir en est une démonstration. La Ve République, conçue par le général de Gaulle, était fondée sur la volonté de dépassement du clivage droite/gauche.

C’est peu dire que cette entreprise a échoué, l’élection du président de la République au suffrage universel a enraciné, plus qu’aucune autre institution, la dualité droite/gauche. Comme le général de Gaulle, le colonel de La Rocque était profondément marqué par l’esprit militaire et l’idéal de l’« union sacrée ». C’est par là sans doute qu’on saisit le décalage entre les convictions de ces deux soldats et l’exercice habituel de la démocratie pluraliste. Mais, quel que soit le caractère illusoire des idéologies de rassemblement, il y a lieu de distinguer entre celles qui aspirent à l’unité nationale par la voie démocratique (PSF, RPF) et celles qui s’imposent par la force, la dictature et une idéologie d’État exclusive (les fascismes). Michel Winock

Conseiller de la direction de L’Histoire

Notes 1. « Le PSF : un parti de masse à droite », Institut d’études politiques, Paris, 30 et 31 janvier 2014. Voir aussi M. Winock, « La Rocque et le fascisme français » sur histoire.presse.fr 2. Cf. la thèse de Jean-Paul Thomas, Droite et rassemblement, du PSF au RPF 1936-1953, Institut d’études politiques, 3 vol., 2002.

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40 / les libertins

Le tour d’Europe des disSidents Au xviie siècle, dans toute l’Europe, des hommes et des femmes prirent le risque, parfois physique, de combattre les pouvoirs établis et les dogmatismes au nom de la liberté de penser. Par Stéphane Van Damme

rmn-gp/agence bulloz

Chez Ninon Molière lisant son Tartuffe chez la courtisane Ninon de Lenclos, rue des Tournelles, à Paris. Si les salons,

les bibliothèques ou les cabarets leur offrent des occasions de se rencontrer, les libertins n’ont jamais pour autant formé un groupe organisé (tableau de Nicolas-André Monsiau, xixe siècle, musée de la Comédie-Française).

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une catégorie controversée Selon l’Encyclopédie, les libertins sont entrés dans l’histoire vers 1528, lorsque des « sectes » se « répandirent principalement en Hollande et dans le Brabant » puis en Picardie1. Dans les années 1750, le libertinage est donc considéré comme un phénomène européen, assimilé à la dissidence religieuse ou à l’incroyance. L’Encyclopédie diffuse également l’idée d’une trajectoire linéaire des épidémies de libertinage depuis la Réforme protestante du xvie siècle jusqu’aux penseurs matérialistes du xviiie siècle. En réalité, la catégorie n’a ni cette robustesse ni cette stabilité. En Angleterre, par exemple, le mot de « libertin » est avant tout utilisé pendant la guerre civile (1642-1649) pour stigmatiser les groupes radicaux (Agitators, Levellers, Diggers, Ranters, Quakers) qui, combinant revendications religieuses et politiques, refusaient d’accepter la mainmise de l’Église anglicane comme celle du calvinisme. Pour compliquer l’affaire, ces appellations négatives furent progressivement réappropriées par les acteurs eux-mêmes. Le libertinage reste donc avant tout une catégorie polémique et controversée. Explorer le continent libertin avant le siècle des Lumières consiste aujourd’hui à prendre

l’auteur Professeur au département d’histoire de Sciences Po et à l’Institut universitaire européen de Florence, Stéphane Van Damme a notamment publié L’Épreuve libertine (CNRS, 2008) et, récemment, A toutes voiles vers la vérité. Une autre histoire de la philosophie au temps des Lumières (Seuil, 2014). bnf, dist. rmn-gp/image bnf

L

orsqu’on ouvre l’Encyclopédie aux articles « Libertins » et « Libertinage », une pluralité de définitions et de références renvoient tout aussi bien à l’histoire ancienne – libertin est alors synonyme d’esclave affranchi – qu’à la théologie – les libertins sont des fanatiques – ou encore à la morale qui distingue libertinage des mœurs et libertinage d’esprit. Au-delà de ce foisonnement, il est possible d’identifier un corpus de maximes libertines : « La croyance est qu’il n’y a qu’un seul esprit de Dieu répandu partout, qui est et qui vit dans toutes les créatures ; que notre âme n’est autre chose que cet esprit de Dieu ; qu’elle meurt avec le corps ; que le péché n’est rien, et qu’il ne consiste que dans l’opinion, puisque c’est Dieu qui fait tout le bien et tout le mal : que le paradis est une illusion, et l’enfer un fantôme inventé par les théologiens. » Ils disent enfin que les politiques ont inventé la religion pour contenir les peuples dans l’obéissance de leurs lois ; que la régénération spirituelle ne consistait qu’à étouffer les remords de la conscience ; la pénitence à soutenir qu’on n’avait fait aucun mal ; qu’il était licite et même expédient de feindre en matière de religion, et de s’accommoder à toutes les sectes. Ils ajoutaient à tout cela d’horribles blasphèmes contre Jésus-Christ. »

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l’histoire / 41

Imprimerie La censure ne peut empêcher les impressions clandestines, ni la contrebande avec l’étranger des livres interdits (gravure de 1642). ses distances avec des études fondées depuis le xixe siècle sur la dénonciation morale ou politique de ce phénomène. En effet, l’histoire des libertins et des libertinages s’est longtemps confondue avec l’histoire judiciaire, celle des grandes « affaires », comme le procès de Vanini en 1619 (cf. Didier Foucault, p. 38), celui de Théophile de Viau en 1623 ou du chevalier de La Barre en 1766. Elle visait à condamner au nom de la morale (pour les penseurs anti-Lumières) ou au contraire à réhabiliter sous le thème de la persécution littéraire (pour les romantiques). Cette historiographie consistait aussi à distinguer socialement deux groupes : le libertinage érudit et le libertinage des mœurs, séparation que le livre monumental de René Pintard, publié en 1943, contribuera à installer (cf. p. 44). Ici, >>>

L’« Encyclopédie » diffuse l’idée d’une trajectoire linéaire des épidémies de libertinage, depuis la Réforme du xvie siècle jusqu’aux penseurs matérialistes du xviiie siècle n°398 / avril 2014


74/ RECHERCHE

bnf

Marseille, le mariage de la Grèce et de la Gaule

Transac­ tions

Copie du statère de Philippe II de Macédoine qui servit de modèle aux plus anciennes monnaies gauloises en or.

Qu’y a-t-il derrière la belle légende de la fondation de la ville ? Une Gaule beaucoup plus « connectée » au reste du monde méditerranéen qu’on ne le pense. Et une alliance qui a généré une forme primitive d’économie de marché. Par Jean-Louis Brunaux

dr

L L’auteur Archéologue, spécialiste de la civilisation gauloise, Jean-Louis Brunaux est chercheur au CNRS (laboratoire d’archéologie de l’ENS). Il est notamment l’auteur d’Alésia, 27 septembre 52 av. J.-C. (Gallimard, « Les Journées qui ont fait la France », 2012) et va publier L’Invention des Celtes (Belin, septembre 2014).

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es historiens commencent souvent l’histoire des Gaules par la création de Marseille, qui fournit aux auteurs antiques les premières occasions de parler de ce vaste territoire. Mais la cité phocéenne n’a pas eu pour seule fonction de rendre visible une civilisation jusqu’alors inconnue du monde grec. Elle a aussi influencé la Gaule. Le débat n’a rien de nouveau : il remonte au moins au début du xxe siècle, à Camille Jullian et Joseph Déchelette, et concerne les historiens comme les archéologues. Les Grecs ont-ils « civilisé » la Gaule ? Jusqu’à quel point celle-ci at-elle été « hellénisée » ? La Gaule n’existe-t-elle pas déjà avant que s’y installent timidement des colons grecs ? L’histoire de Marseille éclaire toutes ces questions.

riaux, d’objets, de représentations et d’idées dont ils n’imaginaient pas même l’existence ? Les historiens et les philosophes de l’Antiquité ont évoqué la fondation de Marseille au vie siècle avant notre ère comme l’exemple d’une « colonisation réussie » en terre barbare, se soldant par des rapports harmonieux et vigilants entre des colons et des indigènes. Très tôt – Aristote l’évoque déjà au ive siècle av. J.-C. – l’installation des Phocéens sur la côte gauloise prit la forme d’une légende heureuse. Le roi du peuple local Nannus donna en mariage sa fille Gyptis au chef des Phocéens, Protis, qui fuyaient l’Ionie menacée par les Perses. En dot

des celtes accueillants L’attitude des indigènes a toujours été comprise comme passive par des historiens qui ne se souciaient pas d’eux, fascinés qu’ils étaient par les vestiges et l’influence intellectuelle des Hellènes. Pourtant, si l’on considère les indigènes comme des sujets de l’histoire mêlée de la Gaule et de Marseille, la simple inversion des questions traditionnelles renouvelle le propos : les Gaulois ontils subi l’intrusion des étrangers sur leurs terres ? Ont-ils tiré profit d’un commerce qu’ils découvraient ? Comment ont-ils intégré dans leur vie politique et religieuse l’arrivée massive de maté-

Se fondant sur ses recherches archéologiques (notamment la découverte des premiers sanctuaires gaulois), Jean-Louis Brunaux a entrepris une relecture des sources antiques, longtemps délaissées par les archéologues, qui l’a amené à réexaminer la société gauloise et ses institutions (druides, justice, vie politique). Il propose ici une vision d’une Gaule plus prospère et connectée qu’on en a l’image d’habitude : celle que trouvèrent les Romains au moment de la conquête.

Décryptage


l’histoire / 75

patrick aventurier/sipa

La cité phocéenne

Restauration dans un laboratoire de Grenoble d’une embarcation phocéenne qui débarqua à l’embouchure du Rhône au vie siècle av. J.-C. Les Grecs y créèrent Massalia (maquette, musée d’Histoire de Marseille).

david giancatarina/coll. musée d’histoire de marseille, inv. 1983.5.1

il lui offrait une terre sur laquelle s’éleva Massalia, entourée de son territoire, sa chôra. Comme tout mythe, celui-ci détient sa part de vérité : les rapports amicaux, une diplomatie qui passe par les alliances familiales. Mais il ne dit rien des raisons qu’avaient les Grecs de venir s’accrocher sur la rive d’un pays hostile et sur celles des Gaulois de les accepter, eux qui n’avaient jusqu’alors toléré le moindre comptoir étranger. Les représentations antiques, des statues cultuelles au beau récit de Strabon (ier siècle avant notre ère) contant le départ des Phocéens avec femmes, enfants, font croire – à tort – que ces Grecs de l’Asie, les plus éloignés de la Gaule, s’aventuraient pour la première fois sur ses rivages. Depuis longtemps pourtant, ils fréquentaient cette mer, mettant leurs larges vaisseaux dans le sillage des Phéniciens qui les avaient précédés de plusieurs siècles. Il est probable également qu’ils participaient au commerce des Étrusques, transportant pour eux leur production vers la Gaule. Une présence grecque aussi loin à l’ouest répondait surtout à une nécessité plus impérative : la recherche de l’étain. Le métal, indispensable à la réalisation du bronze, se rencontrait surtout en Espagne. Les Phéniciens, en contrôlant le détroit de Gibraltar, en avaient monopolisé l’exploitation. Les Grecs le cherchaient désormais en Gaule et au-delà. De surcroît, les cités ioniennes avaient effectivement

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