Bouvines, 1214 : La plus belle bataille du Moyen Age

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Crimée : une péninsule convoitée www.histoire.presse.fr

bouvines 1214

la plus belle bataille du Moyen Age

A-t-on le droit de torturer son esclave ?

1834. La tuerie de la rue Transnonain

Hommage à Jacques Le Goff


4 / sommaire

n°399 / mai 2014

Azov

on en parle

UKRAINIENS

Kherson

essa

exclusif 18 La plus ancienne image de Moïse

24 %

2 millions d’habitants dont :

UKRAINE

Corridor de Krasnoperekopsk Armiansk

TATARS 12 % AUTRES 6 % 58 % RUSSES

Corridor de Djankoï

Krasnoperekopsk

Mer

d’Azov

Djankoï Base aérienne Tchornomorskoye Base navale Donuzlav Base navale

RÉPUBLIQUE DE CRIMÉE

Kertch

Base aérienne

Yevpatoria

Détroit de Kertch

Chtcholkine

Base aérienne Gvardeyskoye Base aérienne

Saky

Feodosiya

Simferopol

Base navale Soudak

Base militaire

RUSSIE

Bilohirsk

Base aérienne

Bakhtchisaraï Base aérienne Base navale

Base navale

Staryï Krym

Base militaire Novorossiysk

Alouchta

(quartier général)

Sébastopol Base navale

(quartier général)

Base navale

Yalta

Par Jean-Clément Martin

Aloupka

La nouvelle frontière Russo-ukrainienne

Axe de communication

Mer Noire

% Ukrainiens % Russophones Base russe 50 40 30

45 60 75 100

Minorité tatare Principale ville (> 10 000 hab.)

Base ukrainienne Acheminement de troupes russes Passage stratégique (contrôlé par les troupes russes)

50 km

événement

8 Crimée : une péninsule convoitée Par Pierre Gonneau

« La Crimée est russe », affirment les médias de Moscou pour justifier le coup de force de Vladimir Poutine. En réalité, elle ne l’a été qu’entre 1783 et 1954. Mais si l’empreinte de cette presqu’île de la mer Noire est si profonde dans la mémoire russe, c’est qu’elle a été convoitée par les grandes puissances depuis le Moyen Age.

actualité

hommage 22 Jacques Le Goff : « Mon Moyen Age » Légendes Cartographie

Corridor de communication et d’approvisionnement de la Crimée (eau, électricité, énergie …) Aéroport

portrait 19 Pierre Bordage : un « enjomineur »

bande dessinée 24 Femme des années 80 ! Par Pascal Ory

portfolio 26 Août 14 : le départ des poilus Par Marie-Noëlle Polino

expositions 28 Invalides : le vrai d’Artagnan

Par Juliette Rigondet

29 Quai-Branly : passé indien

Par Martine Pédron

médias 30 Au cœur de la Grande Guerre

FEUILLETON

avril 1914 86 En finir avec « La République des camarades » Par Michel Winock

GUIDE

les revues 88 « Communisme » : le retour 88 La sélection du mois les livres 90 « La Fabrique des sciences modernes » de Simon Schaffer

Par Stéphane Van Damme

91 « Une vie avec l’histoire » d’Emmanuel Le Roy Ladurie Par Stefan Lemny

91 « Jules Ferry » de Mona Ozouf

Par Jean-François Chanet

92 La sélection du mois le classique 96 « La Civilisation de l’Occident médiéval » de Jacques Le Goff Par Jacques Berlioz

Par Olivier Thomas

chronique de l’insolite

31 Caillié, l’aventurier

Par Michel Pierre

31 Peillon à Versailles

98 Les anges de la Salute

anniversaire 32 Mai 1914 : Lyautey et la jonction de Taza Par Jean-Marc Delaunay couverture :

Capture de Ferdinand de Portugal, comte de Flandre et de Hainaut, à la bataille de Bouvines le 27 juillet 1214, miniature tirée des Grandes chroniques de France, 1375-1379 (bibliothèque municipale de Castres ; Aisa/Leemage).

retrouvez page 37 les rencontres de l’histoire Abonnez-vous page 97

Ce numéro comporte cinq encarts jetés : Le Monde de la Bible, abbaye de Sept-Fons (abonnés) ; L’Histoire (deux encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

n°399 / mai 2014

cinéma 34 « Née de la honte »

Par Antoine de Baecque

35 Croisade mexicaine

carte blanche

36 Le Goff l’Européen Par Pierre Assouline

Vendredi 25 avril à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Sanjay Subrahmanyam lors de la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » En partenariat avec L’Histoire


l’histoire / 5

DOSSIER

recherche

PAGE 38

66 La Pologne combattante sort de l’ombre

ullstein bild/akg

Par Alexandra Viatteau

bnf, dist. rmn-gp/image bnf

Le sort de la Résistance polonaise ne fut pas scellé avec la défaite de 1939 face aux forces coalisées de Hitler et de Staline. La Pologne fut combattante jusqu’à la victoire.

bouvines, 1214 La plus belle bataille du Moyen Age

40 Au cœur des combats

Par Xavier Hélary 42 La Roche-aux-Moines : la débandade anglaise 44 Documents : 27 juillet 1214, le face-à-face

47 La défaite vue d’Angleterre

Par Amaury Chauou 48 La Grande Charte

50 Une guerre européenne

52 Documents : une bataille géopolitique 54 Pendant ce temps-là à Pékin…

56 Georges Duby a-t-il inventé Bouvines ?

Par Patrick Boucheron 58 Nora charme Duby 59 Archives d’historien 61 Les noces du roi et de son royaume

74 Peut-on mettre à mort son esclave ? Par Yann Rivière

A Rome, l’esclave pouvait subir les pires sévices de son maître. Les empereurs ont tenté de limiter cette toute-puissance.

80 1834. La tuerie de la rue Transnonain Par Maïté Bouyssy

Douze Parisiens massacrés par les troupes de Louis-Philippe un matin d’avril 1834… De ce tragique fait divers, Daumier fit une arme d’opposition contre la monarchie de Juillet.

63 Pour en savoir plus

Par Jean-Philippe Genet n°399 / mai 2014


sergei guneev/ria novosti

8 / événement

Le 17 mars 2014, soixante ans après le « don » par l’URSS de la Crimée à l’Ukraine, le président Vladimir Poutine signait un traité rattachant la presqu’île de la mer Noire à la Russie. Pour comprendre la relation des Russes avec cette république autonome depuis 1991, mais sous souveraineté ukrainienne, il faut se plonger dans l’histoire d’une terre que les grandes puissances se disputent depuis 1 000 ans.

UKRAINIENS

Kherson

24 %

2 millions d’habitants dont :

UKRAINE

Corridor de Krasnoperekopsk Armiansk

TATARS 12 % AUTRES 6 % 58 % RUSSES

Corridor de Djankoï

Krasnoperekopsk

Mer

d’Azov

Djankoï Base aérienne Tchornomorskoye Base navale Donuzlav Base navale

RÉPUBLIQUE DE CRIMÉE

Kertch

Base aérienne

Yevpatoria

Détroit de Kertch

Chtcholkine

Base aérienne Gvardeyskoye Base aérienne

Saky

Bilohirsk

Feodosiya

Base aérienne

Simferopol Bakhtchisaraï Base aérienne Base navale

Base navale Soudak

Base militaire

Base navale

Staryï Krym

Base militaire Alouchta

(quartier général)

Sébastopol Base navale

(quartier général)

Base navale

Yalta

Aloupka

La nouvelle frontière Russo-ukrainienne Corridor de communication et d’approvisionnement de la Crimée (eau, électricité, énergie …) Aéroport Axe de communication

n°399 / mai 2014

Mer Noire

% Ukrainiens % Russophones 50 40 30

45 60 75 100

Minorité tatare Principale ville (> 10 000 hab.)

Base russe Base ukrainienne Acheminement de troupes russes Passage stratégique (contrôlé par les troupes russes)


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Crimée : une péninsule convoitée

L

Par Pierre Gonneau

Légendes Cartographie

a Crimée est russe », affirment les médias de N Moscou et nombre de consultants étrangers commentant les récents événements. Ce discours n’est pas nouveau : en 1951, le premier tome de l’ouvrage soviétique L’Histoire de Crimée n’hésitait pas à faire des Scythes, cette confédération de peuples de langue iranienne dont certaines tribus, décrites par Hérodote, étaient présentes sur les rivages nord de la mer Noire dans l’Antiquité… des Slaves et, partant, de la Crimée une terre slave depuis 3 000 ans. En réalité, l’histoire de la péninsule est beaucoup plus complexe. Située au point de rencontre du monde hellénistique et des RUSSIE barbares, sur une très ancienne route de commerce, la Crimée est, au Moyen Age, à la fois byzantine, gothe et khazare, avant que n’y débarquent Vénitiens, Génois et Tatars. Au xve siècle, le démembrement de la Horde d’Or Novorossiysk mongole laisse place à un khanat tatar de Crimée qui devient vassal du sultan de Constantinople. Juridiquement, donc, la Crimée n’a été russe qu’entre 1783 et 1954. Si l’empreinte de la péninsule dans la mémoire russe est beaucoup plus profonde, c’est qu’à cette période sont associées des dates marquantes, dont plusieurs anniversaires sont commémorés cette année. Le traité de Koutchouk Kaïnardji en 1774 par lequel le sultan ottoman renonce à sa suzeraineté sur la péninsule ; le siège de Sébastopol (18541855), une défaite dont la mémoire a fait une date héroïque ; 50 km la déportation des populations non russes accusées de collaboration avec les nazis en

1944 en attendant, sur la décision des successeurs de Staline, le passage sous la souveraineté ukrainienne en 1954. Dans l’Antiquité, les géographes grecs puis romains appellent la Crimée Tauride, ou Chersonèse (« presqu’île » en grec). Au vie siècle, la province de Kherson est la plus septentrionale de l’Empire byzantin. Les sources évoquent aussi la présence de Goths dans le sud de la Crimée, et ce jusqu’au xve siècle. Entre le viie siècle et le début du xe siècle, une partie de la Crimée est soumise à l’Empire des Khazars – un peuple turc semi-nomade, qui domine la steppe pontique entre 650 et 970 environ. La conversion, en 861, des élites khazares au judaïsme et la présence de communautés juives laissent une marque forte dans le pays. Entre Grecs, Rous’ et tatars A partir de 907 ou 911, les Grecs concluent des traités avec leurs lointains voisins du Nord, les Rhôs (ou Rous’ en vieux russe). Ces Scandinaves, dominant des tribus slaves, se sont établis vers 900 sur le site de Kiev. De là, ils constituent en un peu moins d’un siècle une puissance territoriale à laquelle ils donnent leur nom : la Rous’1. Les empereurs byzantins tentent d’en faire des alliés en leur offrant des clauses de commerce alléchantes. En 944, les Rous’ s’engagent à défendre les cités de Chersonèse contre tout agresseur, et surtout à ne pas s’en emparer… Pourtant, c’est en menaçant Kherson que le prince Vladimir obtient la main d’une princesse byzantine, mariage qui décide de son baptême et de la conversion de ses États au christianisme orthodoxe (988-989). Vladimir ramène alors à Kiev des objets de culte, des reliques et même des membres du clergé de Kherson qui contribueront à la constitution de l’Église russe. Entre le xie et le xiiie siècle, la Crimée échappe peu à peu aux Grecs, sans tomber pour autant aux mains des Rous’. Les Vénitiens profitent de la prise de Constantinople par les croisés en 1204 pour s’emparer des meilleurs ports du Sud : Cembalo (Balaklava), Soldaia (Soudak), Théodosie (Caffa). Cependant, à

dr

l’auteur Professeur à l’université Paris-Sorbonne et directeur d’études à l’EPHE, Pierre Gonneau est notamment l’auteur de Des Rhôs à la Russie (PUF, « Nouvelle Clio », 2012, en collaboration avec A. Lavrov). Il vient de publier Ivan le Terrible (Tallandier, 2014).

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40 / bouvines

Au cœur des

combats A Bouvines, près de Lille, les armées de Philippe Auguste rencontrent celles d’une coalition formée par Jean sans Terre, le 27 juillet 1214. La bataille est confuse et longtemps indécise, mais elle se conclut par la nette victoire du roi de France. Philippe Auguste a joué, et il a gagné. Par Xavier Hélary

dr

l’auteur Maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne, Xavier Hélary est spécialiste de la société militaire en France au Moyen Age. Il a notamment publié L’Armée du roi de France. La guerre, de Saint Louis à Philippe le Bel (Perrin, 2012) et Courtrai, 11 juillet 1302 (Tallandier, 2012).

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D

imanche 27 juillet 1214, dans les environs du village de Bouvines, non loin de Lille : le roi de France joue gros. Depuis des années, le roi d’Angleterre s’emploie à regrouper ceux que la politique de Philippe Auguste a lésés. De tous, c’est Jean sans Terre qui a le plus perdu : de 1202 à 1206, le duché de Normandie, les comtés d’Anjou, du Maine et du Poitou ont été conquis sans grande difficulté par les armées du roi de France. De l’immense héritage qu’il a reçu de son frère Richard Cœur de Lion, il ne reste plus à Jean, sur le continent, que le duché d’Aquitaine (cf. p. 55).

Des assaillants hétéroclites Jean sans Terre n’a pas eu de mal à rallier à sa cause son neveu, l’empereur Otton IV, autrefois duc de Brunswick : Philippe Auguste n’a-t-il pas soutenu son rival Philippe de Souabe, pour le titre impérial ? Aux côtés du roi d’Angleterre, figurent encore deux hauts barons du royaume de France, le comte de Boulogne et le comte de Flandre. Le premier touche de près au roi de France. Renaud de Dammartin est issu d’une des principales familles du vieux domaine capétien. De la même génération que le roi, il le connaît depuis l’enfance ; c’est même Philippe Auguste qui l’a adoubé de ses mains. Trente ans plus tard, pourtant, pour de sombres histoires, Renaud de Dammartin s’est réfugié auprès de Jean sans Terre. Le second baron, le comte de Flandre, est en fait un prince portugais. En 1212, grâce à l’en-

tregent de sa tante, une ancienne comtesse de Flandre, Ferrand de Portugal a épousé l’héritière du riche comté, sans doute la principauté la plus prospère du royaume. En sa qualité de suzerain, Philippe Auguste a donné son autorisation à cette union. Plus exactement, il l’a vendue. Ferrand a d’abord dû lui verser 50 000 livres tournois – une somme énorme – de sorte que Ferrand puisse reprendre en fief du roi de France le comté de Flandre. Par ailleurs, avant que Ferrand ne fasse son entrée dans ses nouveaux domaines, le fils du roi de France, le prince Louis, s’est emparé de deux villes du comté, Aire et Saint-Omer, au motif qu’elles auraient fait partie de l’héritage de sa défunte mère, Isabelle de Hainaut. Philippe Auguste a laissé faire son fils. C’est peu de dire que le nouveau comte a été mal reçu en Flandre. La noblesse et les bourgeois des grandes cités marchandes que sont Bruges ou Gand l’ont accusé d’avoir vendu une partie du comté. S’il veut se faire respecter, Ferrand doit montrer la plus grande fermeté à l’égard du roi. Or Philippe Auguste a besoin de la Flandre, dont les ports doivent servir de base pour l’invasion de l’Angleterre. Au printemps 1213, sa flotte se concentre à Damme, le port de Bruges. Le roi exige le service féodal que lui doit le comte de Flandre. Ferrand fait valoir que le vassal ne doit pas le service au roi pour une expédition conduite en dehors du royaume. En représailles, Philippe Auguste envahit le comté de Flandre, tandis qu’un petit corps expéditionnaire anglais incendie la


british library/akg

l’histoire / 41

flotte française, le 30 mai 1213, mettant un terme au projet d’invasion de l’Angleterre. En juillet, Ferrand conclut un traité avec le roi d’Angleterre, avant de lui prêter hommage, en janvier 1214 : il bénéficie alors du soutien massif de la noblesse et des villes flamandes. Le plan des ennemis de Philippe Auguste est simple. Jean sans Terre débarquera à La Rochelle, d’où il partira à la reconquête des terres patrimoniales des Plantagenêts, l’Anjou et le Maine. L’empereur, de son côté, lancera son armée depuis le comté de Flandre. Pour le roi de France, la menace est sérieuse. Par chance, Jean sans Terre est un piètre chef de guerre. Dès la fin du mois d’avril, il est mis en échec, alors que l’armée de ses alliés n’est pas encore entrée en campagne. Ce n’est qu’au début du mois de juillet qu’Otton IV part d’Aix-la-Chapelle pour pénétrer dans le comté de Flandre. Au même moment, Jean sans Terre se décide à se remettre en mouvement, mais l’armée du prince Louis lui inflige une cinglante défaite à La Roche-aux-Moines (2 juillet 1214). Ce premier péril écarté, il reste encore au roi de France à faire face à l’empereur et à ses alliés qui, au cours du mois de juillet, opèrent leur concentration en Flandre. L’armée que commande Otton

de Brunswick est hétéroclite. Otton est accompagné par quelques princes de l’empire, le duc de Brabant, le duc de Lorraine, le marquis de Namur, et un grand nombre de seigneurs et de chevaliers allemands. Le comte de Flandre a réuni sa chevalerie ; Renaud de Dammartin n’a avec lui que quelques fidèles ; retenu ailleurs, le roi d’Angleterre est représenté par son demi-frère Guillaume, dit « Longue-Épée », comte de Salisbury. L’armée de l’empereur compte enfin une force redoutable, un contingent de mercenaires combattant à pied qu’on appelle « brabançons », sans qu’ils viennent toujours du Brabant. On peut penser que tous les chefs parlent ou comprennent la même langue, le français. C’est évident pour Renaud comme pour Guillaume Longue-Épée ; mais certainement pour Otton, qui a passé une partie de son enfance à la cour des Plantagenêts. L’ost du roi de France paraît plus cohérent. Sont présents surtout les chevaliers du vieux domaine royal, celui d’Hugues Capet, qui court de Compiègne à Orléans. Ils servent le roi parce qu’il est leur seigneur direct, non parce qu’il est leur souverain. Beaumont, Coucy, Melun, Montmorency, Nemours : voici quelques-uns de leurs noms. Comme à chaque fois que le roi part en guerre, >>>

La mêlée, duel élargi Cette enluminure rend compte d’une certaine réalité des combats : armés de pied en cap, reconnaissables à leurs armoiries, les chevaliers sont aux prises dans une mêlée furieuse. Les fantassins sont absents, alors que leur rôle dans la bataille a été crucial (Grandes chroniques de France, Londres, British Library, 1335).

l’armée de l’empereur compte une force redoutable, un contingent de mercenaires combattant à pied qu’on appelle « brabanÇons » n°399 / mai 2014


56 / bouvines

georges duby

a-t-il inventé bouvines ?

En publiant en 1973 Le Dimanche de Bouvines, Georges Duby réalisait un véritable coup d’éclat. Sous l’apparence d’un retour à l’événement, il analysait les forces profondes à l’œuvre dans le système féodal. Le choc était surtout dans la manière de traiter les documents à la lumière de l’action de l’imaginaire et de l’oubli. Par Patrick Boucheron

l’auteur Professeur à l’université Paris-IPanthéonSorbonne, Patrick Boucheron est membre du comité scientifique de L’Histoire. Il a dirigé, avec Jacques Dalarun, un programme de recherche collective sur le fonds Duby déposé à l’Imec dont est tiré un livre : Georges Duby ? Portrait de l’historien en ses archives (à paraître en octobre 2014 chez Gallimard).

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ulf andersen/gamma-rapho

dr

A Cluny

Duby au milieu des rois de pierre en 1993.


l’histoire / 57

S

e peut-il qu’un livre d’histoire en vienne à éclipser de sa renommée l’événement qu’il prétendait relater ? Oui, sans doute, si « se dissipent sous nos yeux les dernières traces de l’événement » et si l’historien cherche moins à ralentir l’agonie des mémoires qu’à accompagner joyeusement les grandes embardées de son temps. Tel fut le projet de Georges Duby, qui n’avait que faire de cette bataille avant de bâtir son gai tombeau, Le Dimanche de Bouvines. C’était en 1973 – et l’on verra que bien du temps a passé. En 2005, préfaçant pour une nouvelle édition l’ouvrage qu’il avait commandé trente-sept ans plus tôt pour la collection « Trente journées qui ont fait la France », Pierre Nora parlait de « coup d’État méthodologique ». C’était bien vu : avec ce livre, l’historien prenait le pouvoir. Car si l’on doute aujourd’hui que des journées aient pu faire la France, il est manifeste que certains livres ont défait la manière d’en écrire l’histoire. « L’année 1214, le 27 juillet tombait un dimanche. » On s’y battit pourtant, les armées du roi de France Philippe Auguste affrontant triomphale-

Dans le texte

«Ldimanche. Le dimanche est le jour du

leemage

Le dimanche est le jour du Seigneur

’année 1214, le 27 juillet tombait un

Seigneur. On le lui doit tout entier. J’ai connu des paysans qui tremblaient encore un peu lorsque le mauvais temps les forçait à moissonner un dimanche : ils sentaient sur eux la colère du ciel. Les paroissiens du xiiie siècle la sentaient beaucoup plus menaçante. Et le prêtre de leur église ne prohibait pas seulement, ce jour-là, le travail manuel. Il essayait de les convaincre de purifier tout à fait le temps dominical, de le garder des trois souillures, celles de l’argent, du sexe et du sang répandu. » Georges Duby, Le Dimanche de Bouvines, Gallimard, 1985, p.13.

ment la coalition hétéroclite de ses adversaires – et parmi eux un empereur, Otton IV, qui prend la fuite, un roi d’Angleterre, Jean sans Terre, qui s’était déshonoré, un comte de Flandre, Ferrand, que l’on fait prisonnier. « En ce jour et en ce lieu, les ont rassemblés seulement l’appât du gain, la rancune, l’ardeur à régler de vieux comptes, le souci d’esquiver des vengeances préparées. » Les vaincre ne procure pas seulement au roi Philippe la gloire chevaleresque d’une belle moisson de captifs. Elle lui donne raison, face au ciel, contre tous ceux qui ne savent pas résister à l’insidieux pouvoir de l’argent, qui lentement sape les fondations de l’ordre féodal. Car ce n’est pas une guerre qui se livre là, mais une bataille. Or la bataille est, au contraire de la guerre, « une procédure de paix ». Voici pour-

quoi elle est si rare et solennelle. Car elle sert à arrêter la guerre, qui était en ce temps « une aventure saisonnière, entreprise de déprédation, une sorte de cueillette régulière et hardie ». Duel élargi, oracle à grand spectacle, « son rôle est de forcer le ciel à se déclarer, à manifester ses desseins, à montrer une fois pour toutes, et de manière éclatante, incontestable, de quel côté se situe le bon droit ». La victoire du roi de France est assurément une bifurcation essentielle. Mais elle décide moins de la géographie des puissances monarchiques en Europe que de la construction idéologique d’un ordre social, fondé sur l’exploitation féodale des ressources rurales : la même année 1973, Georges Duby fait paraître, également chez Gallimard, Guerriers et paysans, son grand essai théorique sur l’essor de la croissance médiévale qui forme avec Bouvines les deux volets d’un même diptyque. Sous la plume de Duby, Bouvines ne fait pas la France, mais la féodalité. Aux lendemains de la bataille, lorsque les armées de Philippe regagnent Paris, commence « la fête de l’ordre royal, que la victoire est venue justifier. Bouvines a tout légitimé ; l’opulence et la paresse d’une Église ventrue, l’oppression seigneuriale au profit des traîneurs d’épée ». Voici ce que l’on retient généralement du maître livre de Georges Duby : placée entre « L’événement » et « Légendaire », sa partie

En 1914, dans Le Petit Journal La presse populaire célèbre le 700e anniversaire d’une « grande victoire française ».

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74/ RECHERCHE

Peut-on mettre à mort son esclave ? A Rome, l’esclave pouvait être torturé ou tué selon le degré de cruauté de son maître. Les empereurs se sont efforcés de limiter ce pouvoir. Une monopolisation de la violence qui n’a pas grand-chose à voir avec un adoucissement des mœurs.

L’auteur Maître de conférences à l’EHESS, Yann Rivière a notamment publié Le Cachot et les fers. Détention et coercition à Rome (Belin, 2004). Il prépare un Germanicus, à paraître chez Perrin fin 2014.

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F

ouetter un esclave, le châtier par les fers ou un travail est chose rare. D’ordinaire, ils les tuent, ni dans un souci d’ordre ni par dureté, mais par emportement et colère, comme un ennemi personnel, si ce n’est qu’ils ne s’exposent à aucune peine1. » Comme souvent, Tacite souligne l’intempérance des barbares pour refléter certaines inconduites de ses contemporains2. A Rome, en effet, le maître doit en principe s’efforcer de proportionner le châtiment à la faute commise par son serviteur, dans une intention raisonnée de dressage et de conservation de la propriété. Quoi qu’il en soit, ici et là, l’impunité du meurtre d’un esclave est de mise. Rien d’étonnant, sans doute, dans une société où l’on allait se distraire au spectacle des meurtres de l’arène, où le viol de la domesticité, dès le plus jeune âge, était une affaire courante, où la mort suspecte d’un maître entraînait la mise à la torture et l’exécution de tous les esclaves présents dans la maison au même moment, dans un monde où la désobéissance du serviteur pouvait conduire à sa mise en croix. L’inventaire des sévices et des supplices infligés aux esclaves romains, le répertoire de la cruauté des maîtres, la recherche du seuil de tolérance des pouvoirs publics ou de l’indignation populaire face à ce spectacle ne répondent pas à l’assouvissement d’une curiosité sadique. Ils permettent de saisir comment et pourquoi l’État impérial a progressivement limité la toute-puissance des maîtres sur leurs esclaves. Faut-il y voir une humanisation du traitement des esclaves, liée à l’influence de la pensée stoïcienne (le contrôle des passions) ou encore une conséquence de la baisse du nombre d’esclaves à partir du Haut-Empire (la conservation d’une denrée plus rare) ? C’est l’affirmation du pouvoir impérial, dès le règne d’Auguste (27 av. J.-C.-14 ap. J.-C.), qui vient entraver la puissance des maîtres. On admettra aisément ce constat à la lumière de l’exemple

costa/leemage

dr

Par Yann Rivière


l’histoire / 75

de l’homme de condition servile sur le point d’être précipité dans un bassin rempli de murènes dont on avait au préalable excité l’instinct vorace par du vinaigre. Dans son traité Sur la colère, le philosophe stoïcien Sénèque raconte les circonstances de l’épisode : Auguste soupe chez son ami Vedius Pollion (chevalier, certes, mais fils d’affranchi : son père était donc esclave lui-même), lorsque l’un des serviteurs brise par maladresse une précieuse coupe de cristal. Pollion, emporté par son « exubérance » (luxuria) et par sa « cruauté » (saeuitia), ordonne aussitôt de livrer l’impertinent aux murènes. Sur le point d’être précipité dans le vivarium, le serviteur se débat, échappe aux mains de ses assaillants et s’avance en suppliant aux pieds d’Auguste. Ce dernier plaide pour le fautif, mais l’ami demeure intransigeant. Alors, « ému par cette étrange cruauté, l’empereur fait relâcher l’es-

Sur la croix

musée du louvre, dist. rmn-gp/raphaël chipault

Ci-contre : l’Esclave rebelle de Michel-Ange, 1513-1515 (Paris, musée du Louvre). La crucifixion était le châtiment servile par excellence. La simple désobéissance d’un esclave envers son maître pouvait le conduire à sa mise en croix. A gauche : la crucifixion du gladiateur Spartacus et des autres esclaves révoltés en 73 av. J.-C. (gravure du xixe siècle).

xxxxxxxxxx

Décryptage L’esclavage est une « école de brutalité ». Dès leur plus jeune âge, les citoyens romains y sont initiés. Selon Yann Rivière, spécialiste de l’histoire politique et judiciaire de la Rome antique, l’observation des pratiques coercitives exercées dans ce cadre domestique offre un point de vue sur la société tout entière. Il donne à voir la dureté des conduites qui rythment la vie quotidienne à Rome. L’esclavage permet aussi de mesurer l’étendue des pouvoirs du prince et les progrès d’une législation qui témoigne du monopole croissant de la violence par les pouvoirs publics. n°399 / mai 2014


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