Le racisme en actes

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mensuel dom/s 7,40 € tom/s 970 xpf tom/a 1 620 xpf bel 7,40 € lux 7,40 € all 8,20 € esp 7,40 € gr 7,40 € ita 7,40€ MAY 8,80 € port. cont 7,40 € can 10,50 CAD ch 12 ,40 fs mar 63 dhS TUN 7,20 TND USA 10,50 $ issn 01822411

mémoire 1963-1982 : le transfert des enfants réunionnais www.histoire.presse.fr

numér

400

Août 1914 : se marier… vite !

Walter Scott, best-seller européen

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le racisme en actes

Les grandes enquêtes de Saint Louis


4 / sommaire

n°400 / juin 2014

on en parle

exclusif 14 Vers un manuel franco-algérien ?

Par Daniel Bermond michel setboun/sipa

portrait 15 Lynn Hunt, la passion de la Révolution Par Gene Tempest

actualité événement

8 1963-1982 : le transfert des enfants réunionnais Par Ivan Jablonka

Entre 1963 et 1982, 1 600 enfants réunionnais ont été enlevés à leur famille et envoyés dans les départements ruraux de la métropole. Cette migration forcée a été orchestrée par Michel Debré, le tout-puissant député de l’île. Trente ans après, une résolution mémorielle vient d’être votée pour leur rendre justice.

expositions 18 Louvre-Lens : de guerre las

Par Juliette Rigondet

médias 20 Tout sur Jaurès

Par Olivier Thomas

21 Le magnétophone d’Auriol Par Laurent Theis

élections 22 D’où vient la flamme du FN ?

FEUILLETON

juin-juillet 1914 86 Dernier bal de juillet Par Michel Winock

GUIDE

les revues 88 « Documentation photographique » : le patrimoine 88 La sélection du mois les livres 90 « Paris, bivouac des révolutions » de Robert Tombs

Par Quentin Deluermoz

91 « Histoire critique de la littérature latine » de Pierre Laurens Par Patrick Boucheron

91 « Écrits de prison, 1940-1944 » de Jean Zay Par Philippe Joutard

Par Valérie Igounet

92 La sélection du mois

cinéma 24 Une belle journée d’été…

le classique 96 « Vie de Charlemagne » d’Éginhard

Par Antoine de Baecque

25 Rois maudits

Par Déborah Besnard-Javaudin

Par Yann Coz

chronique de l’insolite

98 Le fort d’Agweidir sport 26 Le Brésil perd à domicile ! Par Michel Pierre Par Yves Saint-Geours

bande dessinée 28 Collines hantées Par Pascal Ory

couverture :

Gordon, un ancien esclave de Baton Rouge en Louisiane, expose ses cicatrices dues au fouet, le 2 avril 1863 (Bridgeman).

retrouvez page 35 les rencontres de l’histoire Abonnez-vous page 97

Ce numéro comporte cinq encarts jetés : Le Monde des religions, Sophia boutique (abonnés), L’Histoire (deux encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

n°400 / juin 2014

anniversaire 29 Bertha von Suttner : bas les armes ! Par Jean-Rémy Bezias

30 Foucault et la mort Par Hervé Duchêne

carte blanche

34 Une ténébreuse affaire Par Pierre Assouline

Vendredi 30 mai à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Lynn Hunt lors de la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » En partenariat avec L’Histoire


l’histoire / 5

DOSSIER

recherche

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68 Les grandes enquêtes de Saint Louis

leemage

bettmann/corbis

Par Marie Dejoux

le racisme en actes

38 Qui a inventé les lois de pureté de sang ?

54 Le nazisme, ou la guerre des races

42 L’esclavage, une question noire

58 1945 : l’Unesco met le racisme hors la loi

Par Jean-Frédéric Schaub

Par Johann Chapoutot

Par Catherine Coquery-Vidrovitch 44 Moyen Age : des esclaves blancs

Par Yvan Gastaut 60 Lévi-Strauss : race et culture Par Yves Saint-Geours

48 Et le droit colonial inventa l’indigène

62 Les habits neufs de la discrimination

Par Emmanuelle Saada

52 Les cobayes de Tuskegee Par Pap Ndiaye

Par Pap Ndiaye

65 Pour en savoir plus

Les enquêtes lancées par Saint Louis pour recueillir les plaintes de ses sujets ont façonné la légende d’un souverain justicier.

74 Août 1914 : se marier… vite ! Par Clémentine Vidal-Naquet

Qui sont ces couples qui se marient à la hâte à l’annonce de la mobilisation générale à Paris ?

80 Walter Scott, best-seller européen Par Donald Sassoon

Ivanhoé, Waverley, Kenilworth… Les romans historiques de l’auteur écossais ont enchanté les lecteurs de toute l’Europe du xixe siècle. n°400 / juin 2014


8 / événement

1963-1982 : le transfert des enfants réunionnais Par Ivan Jablonka

Ce sont 1 600 enfants de la Réunion qui ont été transférés en métropole de 1963 à 1982 à l’instigation de Michel Debré, député de l’île. Ils étaient désignés comme « pupilles », même si certains avaient été enlevés à leur famille avec la promesse de meilleures conditions de vie. Une résolution mémorielle votée le 18 février dernier à l’Assemblée nationale veut leur rendre justice.

l’auteur Professeur d’histoire à l’université Paris-XIII, rédacteur en chef de laviedesidees.fr, Ivan Jablonka a notamment publié Enfants en exil. Transfert de pupilles réunionnais en métropole, 1963-1982 (Seuil, 2007) et, récemment, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Une enquête (Seuil, 2012).

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En 1963, quatre ans après un voyage officiel à la Réunion en tant que Premier ministre, Michel Debré est élu député de l’île. Désireux d’élever le niveau de vie des Réunionnais, il introduit les lois sociales métropolitaines, augmente le nombre de fonctionnaires, multiplie les dépenses d’aide sociale, distribue du lait dans les écoles, subventionne les cantines, développe la formation professionnelle des jeunes. Mais ces efforts, craint-il, vont être réduits à néant par une démographie galopante. En 1955, Alfred Sauvy a constaté que la Réunion, qui compte alors 267 000 habitants, avait un taux de natalité et un taux d’accroissement parmi « les plus élevés du monde » (+ 3,5 %) et qu’il fallait s’attendre à un doublement de la population en vingt ans. Pour Michel Debré, d’accord avec les élites locales, la solution s’impose : il faut évacuer le « tropplein » de l’île. En 1970, son suppléant écrit : « La Réunion est hors d’état d’absorber toute sa jeunesse. Une part doit venir en métropole. » Le Bureau des migrations pour les départements d’outre-mer (Bumidom), une société d’État créée en 1963, s’y emploiera pour les adultes. En parallèle, la Direction départementale des affaires sanitaires et michel setboun/sipa

e. marchadour/seuil

L

e 18 février 2014, à l’instigation d’Ericka Bareigts, députée PS de la Réunion, l’Assemblée nationale a voté une résolution mémorielle sur le transfert forcé dont 1 600 enfants réunionnais ont été victimes entre 1963 et 1982. Envoyés dans les départements ruraux de la métropole, ils ont passé toute leur enfance loin des leurs, à 9 000 km de leur île natale, dans des conditions souvent difficiles. Cette migration a été orchestrée par Michel Debré, tout-puissant député de l’île jusqu’en 1988. Avant le récent vote de l’Assemblée, le transfert des enfants réunionnais n’avait soulevé que de l’indifférence, au mieux de la pitié (lors de la campagne de presse des communistes réunionnais en 1968 et lors du dépôt de plainte d’un ancien pupille, en 2002, pour « enlèvement et séquestration de mineur »). Pourquoi ce désintérêt ? Parce que les DOM sont considérés comme des espaces périphériques, pas vraiment français, la France étant souvent réduite à l’Hexagone. Parce que les échecs de la migration ont été constamment minimisés par Michel Debré, les autorités locales, l’État et même l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), qui a publié en 2002 un rapport sur la question. Il y a aussi que les tenants et aboutissants de la migration ne sont pas faciles à saisir. Essayons d’y voir plus clair.


l’histoire / 9

D’un député…

Dans le texte

Entre 1963 et 1988, Michel Debré, député de la Réunion, organise des transferts d’enfants. Affiche de campagne électorale, années 1970.

l’accès à l a mémoire

«Lque l’État se doit d’assurer à chacun, dans ’Assemblée nationale, […] considérant

… à l’autre pierre verdy/afp

le respect de la vie privée des individus, l’accès à la mémoire ; Considérant que les enfants, tout particulièrement, doivent se voir garantir ce droit pour pouvoir se constituer en tant qu’adultes ; Considérant que dans le cas du placement des enfants réunionnais en métropole entre 1963 et 1982 ce droit a été insuffisamment protégé ; 1. Demande à ce que la connaissance historique de cette affaire soit approfondie et diffusée ; 2. Considère que l’État a manqué à sa responsabilité morale envers ces pupilles ; 3. Demande à ce que tout soit mis en œuvre pour permettre aux ex-pupilles de reconstituer leur histoire personnelle. » Résolution votée le 18 février 2014.

La députée réunionnaise Ericka Bareigts a fait voter une résolution mémorielle sur ces transferts en février 2014.

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30 / actualité Anniversaire Au Collège de France, quelques mois avant sa mort, le philosophe livrait son interprétation des dernières paroles de Socrate.

Foucault et la mort

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J

e n’ai pas pu commencer comme à l’habitude mon cours au début de janvier. J’ai été malade, réellement malade. » C’est par ces mots que Michel Foucault, le 1er février 1984, reprend son enseignement au Collège de France. Simple incident en apparence pour un auditoire venu toujours nombreux. La réflexion conduite par le maître jusqu’à la fin mars s’inscrit dans la continuité du programme de l’année précédente : la question de la parole socratique et de son rapport à la vérité1. Rien n’a changé, comme en témoigne la forêt de micros qui cernent la chaire du professeur. Mais le ton est différent : les neuf leçons données sont centrées sur le cycle de la mort de Socrate. Inachevées, suspendues, elles se terminent sur ces mots : « Mais enfin il est trop tard. Alors, merci. » Quelques semaines après, Foucault, victime du sida, meurt le lundi 25 juin 1984. On est tenté de lire rétrospectivement ce dernier ensemble de cours, prononcés par un homme qui combat la maladie, comme un testament, dans la tradition des ultima verba, les dernières paroles des grands hommes. Ou plus exactement comme l’illustration de la pensée de Montaigne : « Que philosopher, c’est apprendre à mourir. » Michel Foucault étudie en effet trois dialogues qui forment un tout dans le corpus platonicien, parce qu’ils sont dominés par la figure du philosophe face à la mort : l’Apologie de Socrate, le Criton et le Phédon. Le premier texte raconte une histoire vraie : comment, en 399 av. J.-C., le philosophe s’est défendu face à une double accusation l’exposant au risque de

bruno de monès/roger-viollet

Michel Foucault en 1984. Victime du sida, il meurt le 25 juin.

Un testament dans la tradition des ultima verba mourir : celle de ne pas reconnaître les dieux de sa cité et celle de corrompre la jeunesse2. Le deuxième texte explique pourquoi Socrate accepte la sentence de mort prononcée contre lui. Le troisième raconte comment, au moment de boire la ciguë – le moyen de l’exécution de la peine capitale à Athènes –, il a vécu ses derniers instants en la compagnie de ses disciples.

La discussion à laquelle participe Phédon (beau jeune homme d’Élis converti à la philosophie et rendu, grâce à Socrate, à la liberté, après avoir travaillé comme esclave prostitué) porte sur l’immortalité de l’âme. Le philosophe, allongé sur un lit, tête voilée pour ne pas souiller la lumière céleste par la vue d’un cadavre, a bu le poison qui l’engourdit peu à peu. Criton, riche Athénien (né vers 470 av. J.-C.) et ami d’enfance de Socrate, vient d’arriver. L’échange entre les deux hommes se conclut par une phrase énigmatique du philosophe qui


l’histoire / 31

la prononce en découvrant son visage : « Criton, nous devons un coq à Asklépios. Eh bien ! Payez la dette et n’oubliez pas. » L’étude et la relecture par Michel Foucault de cette formule occupent la meilleure part du cours de 1984. Le philosophe n’est pas très sensible au contexte historique. Au moment du procès et de la mort de Socrate, au tournant du ive siècle av. J.-C., Asklépios (Esculape à Rome) est une divinité récente à Athènes. C’est le poète Sophocle qui, en 420/419 av. J.-C., a rapporté du sanctuaire d’Épidaure, dans le Péloponnèse, les serpents, emblèmes du dieu guérisseur, peu avant qu’on installe sa statue et son culte au bas des pentes de l’Acropole. Les Athéniens exprimaient ainsi leur gratitude après l’épidémie de peste qui les avait décimés au début de la guerre du Péloponnèse. Foucault insiste toutefois sur le fait que, dans la tradition antique, le sacrifice d’un coq à Asklépios est un rite qui accompagne une guérison effective : c’est une marque de reconnaissance exprimée après avoir recouvré la santé et non l’expression d’un vœu. De même, l’auteur de L’Archéologie du savoir ne néglige pas les témoignages qui montrent que, dans le sanctuaire consacré à la divinité, des portiques sont réservés

lee/leemage

new york, the metropolitan museum of art, dist. rmn-gp/image of the mma

La Mort de Socrate peint par David en 1787 (New York, Metropolitan Museum of Art). Ci-dessous : une représentation de 1803 du dieu de la guérison (Asklépios en Grèce, Esculape dans le monde romain).

aux pèlerins malades. Ils reçoivent du dieu la guérison durant leur sommeil ou la prescription d’un traitement sous forme d’un rêve. Foucault cite John Burnet, l’éditeur anglais de Platon, pour qui « Socrate espère se retrouver guéri, comme ceux qui recouvraient la santé par l’incubation dans le temple d’Asklépios ». Ce qui conduit Foucault à rappeler l’interprétation la plus banale du propos socratique : « Vivre, c’est être malade ; mourir, c’est voir sa santé rétablie. » Dès l’Antiquité, le néoplatonicien Olympiodore, dans son commentaire du Phédon, explique ainsi la raison de l’offrande du coq à Asklépios : « Afin que

soit guéri ce dont l’âme a souffert dans le temps. » Délivrée de toutes les causes de corruption, elle va, en se séparant du corps, accéder à l’éternité. Si vivre dans un corps est un mal pour l’âme, le fait d’en être guéri par la mort réalise le souhait le plus cher du philosophe. Lamartine a traduit en vers cette exégèse fort répandue. Il met en scène Socrate et Cébès, un autre de ses disciples dans le Phédon : « Aux dieux libérateurs, dit-il, qu’on sacrifie !/ Ils m’ont guéri !/ De quoi ? dit Cébès./ De la vie ! » Foucault cite le poète des Méditations. Tout en reconnaissant, à la manière de Socrate, sa dette envers Georges Dumézil qui lui a fait découvrir ce texte. L’historien, spécialiste de mythologie, avait en effet publié au début de l’année 1984 un ouvrage réunissant une étude sur Nostradamus et un Divertissement sur les dernières paroles de Socrate3. La presse, étonnée de voir un tel savant occupé par des prophéties, n’a évoqué que le premier texte. C’est pourtant le second essai qui mérite de retenir l’attention. Foucault le dit dans son cours. Au fond de lui, il sait ce qu’il doit au maître des études sur le monde indo-­européen. Dumézil a fait nommer à Uppsala, en Suède, le jeune homme, alors qu’il s’attelait au chantier de

Notes 1. Édité par François Ewald, Alessandro Fontana et Frédéric Gros, le cours de Michel Foucault au Collège de France de l’année 1984 est paru sous le titre : Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres, II, « Hautes Études », Gallimard-Seuil, 2009. 2. Cf. P. Ismard, L’Événement Socrate, Flammarion, 2013. 3. G. Dumézil, « … Le moyne noir en gris dedans Varennes » suivie d’un Divertissement sur les dernières paroles de Socrate, Gallimard, 1984.

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38 / racisme

qui a inventé les lois de pureté de sang ? Les méthodes de l’Inquisition ibérique, qui ont laissé un souvenir terrifiant, ont servi à mettre en œuvre des discriminations raciales lors de la chasse aux convertis, où la nature (l’« impureté » indélébile du sang) l’emportait sur la grâce (le baptême). Par Jean-Frédéric Schaub

D

ans le monde ibérique, la domination coloniale et la chasse aux convertis – en particulier d’origine juive – accusés d’hérésie ont alimenté une idéologie politique de nature raciste dès le xve-xvie siècle. L’Inquisition a assuré la cohésion politique et religieuse des deux monarchies, au prix d’une répression impitoyable de toute forme de dissidence. Bien avant les expressions modernes d’antisémitisme, la question a été posée de savoir si la logique de l’Inquisition avait transformé l’antijudaïsme chrétien en antisémitisme racial1. Une forte ségrégation L’Espagne et le Portugal se sont dotés de règles et de procédures pour discriminer les descendants de convertis. Les royaumes de Castille et d’Aragon, à la fin du Moyen Age, sont des sociétés dans lesquelles cohabitent, non sans tensions, les trois religions du Livre. La société majoritaire est chrétienne. Elle poursuit la liquidation des dernières principautés musulmanes du sud de la péninsule et elle procède au repeuplement des territoires conquis. Mais subsistent au sein des royaumes des communautés juives et des pans entiers de population musulmane. Dans une large mesure, la cohabitation repose sur une forte ségrégation. En ville, les fidèles des différentes confessions ne résident pas dans les mêmes quartiers. Ceux qui ne communient pas à l’église se trouvent exclus d’un large éventail de charges et de responsabilités. Ils ne peuvent appartenir aux corps municipaux, ni aux autres magistratures, pas plus aux collèges ou aux universités. Bien entendu, ils ne peuvent prétendre rejoindre les rangs de la noblesse. n°400 / juin 2014

dr

l’auteur Jean-Frédéric Schaub est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Il vient de publier L’Ile aux mariés. Les Açores entre deux empires, 1583-1642 (Madrid, Casa de Velazquez, 2014).

Des prédicateurs, souvent enflammés, prétendent obtenir la conversion définitive des juifs à la religion romaine. Les uns travaillent par la conviction. D’autres comptent sur la mobilisation du peuple chrétien pour contraindre par la force les juifs à abandonner leur foi. En 1391, la ville de Séville est le théâtre d’un véritable pogrom contre les habitants de la Juiverie (le quartier juif). Cette explosion est suivie d’une traînée d’émeutes antijuives dans les villes du littoral méditerranéen espagnol jusqu’en Catalogne. Le dominicain valencien Vicent Ferrer (saint Vincent Ferrier) se donne pour mission de convertir les juifs dans ces circonstances tragiques. Ces événements donnent également lieu à de nombreuses ordinations de personnalités juives converties dans les rangs de l’Église. Certains de ces nouveaux prélats, tel Pablo de Santa Maria (anciennement Salomon Ha-Lévi), archevêque de Burgos, s’engagent à leur tour dans le travail de conversion des juifs. Les familles qui ont ainsi rejoint la communion chrétienne se trouvent, du même coup, libérées de toutes les formes d’exclusion, en particulier pour ce qui touche aux professions, aux dignités et aux honneurs. Certains de leurs membres intègrent les conseils municipaux, les chapitres de cathédrales, les couvents des ordres religieux, les honneurs des ordres de militaires, les collèges et universités. Ainsi, les règles qui réservaient aux seuls chrétiens l’exercice de nombreuses fonctions et responsabilités honorables dans la société hispanique ne permettaient pas d’écarter les familles juives ou musulmanes récemment converties. L’afflux de nouveaux concurrents dans le partage des honneurs et des charges engendra de nom-


l’histoire / 39 à savoir

le saint et prudent statut Le chroniqueur bénédictin fray Prudencio de Sandoval (1552-1620), dans son célèbre ouvrage Vie et faits de l’empereur Charles Quint, justifie la création des statuts de pureté de sang dans l’Espagne du milieu du xvie siècle par un raisonnement qui fera date : « En 1547, sur ordre de Juan Martinez Siliceo, fut adopté en la sainte église de Tolède le saint et prudent statut qui interdit toute prébende à qui aurait une race de converti […] ce sont mauvaises gens, et il en suffit d’un pour troubler tous les autres. Je ne réprouve pas la piété chrétienne qui accueille tous les hommes. Ce serait une erreur mortelle, car je sais que sous le regard de Dieu il n’existe pas de différence entre le gentil et le juif, car il est le Seigneur de tous. Mais qui pourra nier que chez les descendants des juifs se perpétue et dure le mauvais penchant de leur antique ingratitude et méconnaissance, comme chez les Noirs l’accident inséparable de leur négritude ? Même s’ils s’unissent mille fois à des femmes blanches, leurs enfants naissent de la couleur brune de leur père. Ainsi, le juif peut descendre par trois côtés de gentilshommes ou de vieux chrétiens, une seule mauvaise lignée l’infecte et le gâte, car par leurs agissements, par toutes les façons, les juifs sont nuisibles. »

Le modèle de Tolède Le cardinal Juan Martinez Siliceo (par Francisco de Comontes, xvie siècle, cathédrale de Tolède). Il rédigea en 1555 le statut de pureté de sang qui, approuvé par le pape Paul IV et par le roi Philippe II, fit office de modèle dans tout le monde ibérique.

oronoz/photo12

breuses tensions. Avant la conversion, les chrétiens avaient déjà quelque peine à identifier les juifs. C’est du moins ce que suggèrent les dispositifs vestimentaires qui leur furent imposés pour les rendre reconnaissables (rouelle jaune ou chapeau rouge). Mais dès lors que les juifs – ou les musulmans – avaient reçu l’eau du baptême, leur invisibilité devenait complète. C’est alors qu’à Tolède, en 1449, au lendemain d’un soulèvement conduit par Pedro Sarmiento, rival d’Alvaro de Luna, favori du roi, et premier magistrat de la ville, la « sentence-statut » décréta que « les convertis du lignage des juifs de vos seigneuries et royaumes, qui pour la plupart ont été reconnus infidèles et hérétiques, qui ont judaïsé et judaïsent, et qui pour la plupart respectent les rites et cérémonies des juifs, sont apostats au baptême qu’ils ont reçu […] en raison de leurs hérésies, de leurs forfaits et

rébellions contre les vieux chrétiens de la ville, il a été décidé que les convertis n’étaient pas dignes d’exercer les charges, particulières ou publiques, dans la ville de Tolède et dans tout le ressort de sa juridiction ». Rédigé dans le feu de l’action, pour assurer le retour à l’ordre, ce document donnait naissance à un dispositif qui finit par s’imposer entre 1450 et 1550 à la plupart des institutions de Castille, d’Aragon et du Portugal. Concernant tous les convertis, ce texte élargit le champ d’application de l’exclusion. Plusieurs corps se dotent de statuts : les grands collèges (Colegios Mayores) des universités de Salamanque, Valladolid et Alcala, les ordres religieux (Dominicains, Franciscains, Hiéronymites), les ordres militaires (Santiago, Calatrava, Alcantara), les chapitres de nombreuses cathédrales (Cordoue, Jaen, Leon, Osma, Oviedo, Séville, Tolède, Valence). Le statut de pureté de sang, qui fait office de modèle, fut celui que rédigea tardivement l’archevêque de Tolède Juan Martinez Siliceo en 1555, car il fut approuvé par le pape Paul IV et par le roi Philippe II en 1556. L’historien Albert Sicroff a montré combien les statuts, et en particulier celui de Tolède, ont fait l’objet de polémiques2. Certains de leurs détracteurs les plus importants considéraient que les statuts niaient la puissance sacramentelle du baptême – et étaient donc purement et simplement hérétiques. Il importe de ne jamais oublier que si les statuts ont effectivement été appliqués à l’époque moderne, ils furent contestés en Espagne tout au long de ces siècles. Quoi qu’il en soit, entre la « sentence-statut » de la municipalité de Tolède en 1449 et le statut de la cathédrale de la même ville en 1555, plusieurs n°400 / juin 2014


68/ RECHERCHE

Les grandes

enquêtes de Saint Louis

Elles ont parfois été présentées comme l’ancêtre des cahiers de doléances. Bien à tort. Les grandes enquêtes lancées par Louis IX, la veille de la deuxième croisade, étaient avant tout destinées à imposer sa justice. Une belle opération de communication politique.

dr

Par Marie Dejoux

L’auteur Agrégée d’histoire, docteure de l’université Paris-I et pensionnaire de la Fondation Thiers, Marie Dejoux vient de publier Les Enquêtes de Saint Louis. Gouverner et sauver son âme (PUF, 2014).

archives nationales j 473 n° 14

Réparation

Lettre patente scellée du sceau des enquêteurs. La sentence de réparation était lue en place publique et devant témoins. Il ne s’agissait pas de révoquer les mauvais officiers mais de leur faire rendre les biens mal acquis.

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E

n janvier 1247, Louis IX envoya quatre frères mendiants dans les diocèses de Meaux, de Troyes, d’Auxerre et de Nevers pour enquêter sur les plaintes de ses sujets. Cette tournée était la première d’une longue suite d’investigations ordonnées par le roi de France avant son départ à la croisade, en 1247-1248. Lancées pour la première fois dans le royaume tout entier, les recherches ­devaient recenser les exactions commises par les officiers royaux, mais également celles que les administrés pouvaient avoir subies du roi et de ses prédécesseurs. Les enquêteurs établissaient la véracité des griefs, puis réparaient financièrement les dommages attestés, d’où l’expression d’« enquête de réparation ». Ces enquêtes ont été considérées à juste titre comme une page incontournable de l’histoire de France. Pourtant, les 10 000 plaintes et réponses conservées ne furent jamais dépouillées. Célèbres sans être véritablement connues, les grandes enquêtes de Louis IX ont ainsi été interprétée à tort comme l’ancêtre des cahiers de doléances ou comme la preuve de la charité et de l’amour pour la justice du

roi saint. A l’épreuve des sources, sa réalité est tout autre. A la veille d’un départ à la croisade long et peut-être définitif, la volonté du monarque de pacifier un domaine considérablement accru est évidente. Des révoltes agitaient encore le royaume, comme en Poitou en 1242 et en Languedoc en 1240 et 1242. Auprès de populations qui n’avaient parfois connu du roi que ses troupes et ses administrateurs, il était nécessaire de faire connaître à chacun sa bonté et son équité. Dans une société marquée par le déclin de l’esprit de croisade, il fallait également convaincre. des suppliques Afin d’honorer un vœu formulé lors d’une maladie qui avait failli lui coûter la vie, Louis IX décida de se croiser contre l’avis de son entourage, et surtout, contre celui de sa mère Blanche de Castille, régente pendant les premières années du règne. Sur un plan personnel, la prise de la croix en décembre 1244 représente pour Louis IX – déjà âgé de 30 ans, marié et père de famille – le point de départ d’une action politique autonome. Ces enquêtes sont sans doute l’une des manifestations les plus spectaculaires d’un art de gouverner


leemage

l’histoire / 69

singulier, qui mêle tout à la fois la contrainte et le consentement, le souci d’imposer sa souveraineté et le scrupule religieux : le « moment Saint Louis ». On a longtemps pensé que les enquêtes de Louis IX étaient les ancêtres des cahiers de doléances révolutionnaires. Pourtant, si l’on retrace le versement de ces sources aux Archives royales, postérieur aux enquêtes voire à la mort du roi en personne, force est d’admettre que les milliers de plaintes recueillies par les enquêteurs1 n’avaient pas vocation à remonter vers le pouvoir royal. On dispose aujourd’hui de documents de travail raturés – des débris – considérés comme « inutiles » par les archivistes médiévaux du xive siècle. Deuxième distorsion, les enquêtes furent également assimilées aux enquêtes de correction des of-

Roi de justice

Saint Louis punissant Enguerrand de Coucy pour avoir injustement fait pendre trois hommes (enluminure du xive siècle). Les enquêtes lancées par le roi ont façonné la légende d’un souverain justicier.

Décryptage Les grandes enquêtes de Louis IX furent éditées en 1904 dans le Recueil des historiens des Gaules et de la France. Ces sources ne furent pourtant que peu étudiées, ce qui s’explique en partie par leur nature : des documents tronqués, raturés et couchés sur des supports hétéroclites (petites pièces de parchemin, cahiers, registres, rouleaux). De l’enquête, subsistent avant tout les plaintes préliminaires, mais rarement leur examen ou la sentence rendue par les enquêteurs. Au prix de patientes reconstitutions, Marie Dejoux s’est attelée à écrire l’histoire intégrale de ce mémorial de la royauté française.

ficiers qui se multiplièrent par la suite, au xive siècle. Pourtant, dans les consignes qui leur avaient été remises, les enquêteurs de Louis IX n’avaient pas reçu l’ordre de punir ou de révoquer les officiers, mais seulement de leur faire rendre quelques biens mal acquis : Louis IX n’organisa donc ces enquêtes ni pour réformer son administration, ni pour s’informer sur l’état de son royaume. Il ne souhaitait pas davantage faire remonter jusqu’à lui les doléances de son peuple mais bien donner quelques gages de miséricorde à ses sujets. L’efficacité des enquêtes de réparation reposait en effet sur l’action des enquêteurs sur le terrain et sur les sentences qu’ils rendaient en place publique contre les officiers et contre le monarque. Entreprise de promotion du pouvoir royal, l’enquête de réparation était une « pastorale politique »2, destinée à convaincre les populations à adhérer au projet royal. Les enquêtes étaient aussi des mesures d’assujettissement au sens propre du terme, puisque, pour obtenir gain de cause, les requérants ­devaient adopter, face aux émissaires royaux, l’humble posture du suppliant et magnifier a contrario les autorités royales. Les requêtes étaient ainsi construites par les notaires royaux sous la forme de suppliques, comme dans la très canonique plainte de Bernard de Maraussan : « A vous hommes vénérables et distingués, seigneurs maître Pierre de la Châtre, chanoine de Chartres, et frère Jean du Temple du Valdes-Écoliers, je signifie, moi Bernard de Maraussan de Cazouls, en vous suppliant humblement, que n°400 / juin 2014


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