Napoléon - Comment un empire s'écroule

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Pourquoi il perd à Waterloo

comment un empire s’écroule

napoléon

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bonaparte en débat : jospin-tulard-winock www.histoire.presse.fr

NUMÉR spécia O l

Avril 1814, les Russes à Paris !

Le moment Talleyrand


4 / spécial napoléon

Napoléon

1814-1815 Comment un empire s’écroule

1. Faux départ

2. Trois mois

(mars 1814-mars 1815) 10 Les Russes sont à Paris !

Par Marie-Pierre Rey Carte : campagne de France, la campagne admirable Sources : impressions russes sur les Français

20 Treize jours pour abdiquer Par Olivier Varlan

La tentative de suicide BONAPARTE EN DÉBAT : JOSPIN-TULARD-WINOCK www.histoire.presse.fr

JUILLET-AOÛT 2014

Avril 1814, les Russes à Paris !

24 Que faire à l’île d’Elbe ? Par Pierre Branda Carte : une traversée à haut risque

28 Le retour des Bourbons Par Francis Démier

34 Quarante-quatre départements perdus

Par Aurélien Lignereux Carte : la fin de la France impériale Masséna et Ney sont-ils Français ?

Le moment Talleyrand F: 6,40 E M 01842

Pourquoi il perd à Waterloo

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NAPOLÉON, COMMENT UN EMPIRE S’ÉCROULE

n° 401

NUMÉRO SPÉCIAL

qui font Cent-Jours

NAPOLÉON

COMMENT UN EMPIRE S’ÉCROULE

couverture Napoléon à Fontainebleau au

moment de la première abdication, tableau d’Hippolyte Delaroche, 1846, Hambourg, Hamburger Kunsthalle (Bridgeman-Giraudon).

n°401 / juillet-août 2014

Abonnez-vous page 113

Ce numéro comporte cinq encarts jetés : First Voyages (RSD), Guerres et Histoire (abonnés) ; L’Histoire (deux encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

40 Il revient ! Qu’en pensent les Français ? Par Aurélien Lignereux Carte : le vol de l’Aigle Sources : comment évaluer l’opinion ?

46 Napoléon joue son va-tout Par Thierry Lentz

52 Le bal des girouettes Par Pierre Serna

56 Pourquoi il a perdu à Waterloo

Par Béatrice Heuser Cartes et infographies : la bataille décisive La défaite expliquée par Clausewitz… … et les autres Contrepoint : le culte de la défaite glorieuse

64 La chute d’un géant Par Patrice Gueniffey


rmn-gp (château de versailles)/gérard blot

3. Quinze ans pour rien ?

72 Dernier bateau pour Sainte-Hélène

Par Thierry Lentz Le monument littéraire de Las Cases Carte : un rocher britannique au milieu de l’océan Sauver Longwood !

80 La gloire de Talleyrand Par Laurent Theis

86 Le congrès de Vienne. L’Europe sans Napoléon Par Gilles Ferragu Carte : 1815, le nouvel équilibre européen

londres, tate gallery ; de agostini/leemage

l’histoire / 5

92 La France orpheline

Par Natalie Petiteau Infographie : Napoléon a-t-il ruiné la France ? Par Pierre Branda

100 La légende increvable Par Sudhir Hazareesingh Le héros des poètes romantiques De Gaulle l’héritier ?

antibes, musée napoléonien ; selva/leemage

106 Débat : un syndrome français

ionel Jospin, Jean Tulard et L Michel Winock Monstre de cinéma Par Antoine de Baecque

6 Chronologie : de la défaite à la légende 114 Pour en savoir plus n°401 / juillet-août 2014


10 / spécial napoléon

Les russes sont à Paris ! Alors que Napoléon est défait, les troupes coalisées occupent Paris pendant deux mois, du 31 mars au 2 juin 1814. A leur tête, le tsar Alexandre Ier va tenir un rôle décisif dans le destin de la France.

L

Par Marie-Pierre Rey

e 31 mars 1814, à l’issue de trois mois de campagne militaire et d’une bataille de Paris qui, la veille, a été à l’origine de 18 000 morts ou blessés, l’empereur Alexandre Ier fait son entrée dans Paris à la tête de 60 000 hommes sur les 200 000 que comptent alors les troupes de la coalition antinapoléonienne. A cheval, il conduit l’impressionnant cortège et avance entre le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, à sa gauche, et le prince Schwarzenberg, représentant l’empereur d’Autriche, à sa droite. Cette entrée dans Paris, le tsar l’a personnellement voulue : elle doit parachever son triomphe, venger les souffrances endurées et faire oublier que, dix-huit mois plus tôt, le 14 septembre 1812 dans l’après-midi, c’est Napoléon qui faisait son entrée dans Moscou et que, au soir de son installation au Kremlin, la ville sacrée, incendiée sur l’ordre secret du gouverneur général Rostopchine, se consumait en cendres, ses restes se trouvant livrés au pillage avide des 130 000 soldats de la Grande Armée1. Au même moment, cette entrée dans Paris, qui préfigure l’occupation de la ville, suscite de vives inquiétudes au sein de la population parisienne : les rumeurs les plus folles circulent et elles ne sont pas infondées ; un des proches de Blücher n’at-il pas affirmé que, si l’armée de Silésie entrait la première dans Paris, elle sèmerait partout la vengeance ? Quant aux cosaques du tsar, ils sont précédés d’une réputation de barbarie et de sauvagerie martelée dans les bulletins de la Grande Armée et illustrée dans des gravures et des dessins populaires qui les présentent comme des croqueurs d’enfants et des « bouffeurs de chandelles ». Ils ont de fait semé l’effroi dans les campagnes, les villes et les bourgs envahis, commettant vols, viols et meurtres, y compris à l’encontre des civils. Ils font terriblement peur aux Parisiens. Gagnés par la panique, certains envoient femmes et enfants qui en Normandie, qui en Touraine, qui plus loin encore. Vivant Denon, directeur du mun°401 / juillet-août 2014

dr

l’auteur Professeur d’histoire russe et soviétique à l’université Paris-I, Marie-Pierre Rey a publié Alexandre Ier (Flammarion, 2009 et 2013, édition augmentée), L’Effroyable Tragédie. Une nouvelle histoire de la campagne de Russie (Flammarion, 2012). Elle vient de publier 1814. Un tsar à Paris (Flammarion).

sée Napoléon (le Louvre), redoutant que les coalisés ne s’emparent de ses chefs-d’œuvre (à l’instar de Napoléon au fil de ses campagnes), commence à déposer statues et tableaux pour les mettre à l’abri. Tous s’attendent à de très dures représailles de la part du tsar et de ses troupes. Pourtant, ces angoisses ne seront pas justifiées et c’est un tout autre scénario qui se déroule. Pourquoi et comment l’expliquer ? Quels objectifs le tsar a-t-il en tête, à la veille et pendant la campagne de France ? Quel est son rôle concret durant les dix jours qui mettent à terre le pouvoir napoléonien et à quoi peut-on imputer la véritable « alexandromanie » qui s’empare alors de Paris ? En finir avec Napoléon En décembre 1812, alors que la Grande Armée, décimée et épuisée, quitte la Russie, nombre des généraux et des conseillers militaires du tsar considèrent que l’armée et le pays doivent être rendus à la paix. Mais Alexandre Ier est d’un autre avis. Pour lui, il ne suffit pas d’avoir chassé Napoléon de Russie pour assurer la sécurité de l’Empire russe et celle du continent européen car, tôt ou tard, Napoléon reviendra. Il faut donc poursuivre l’offensive, occuper le duché de Varsovie pour s’imposer en Pologne, libérer l’Allemagne de la tutelle du « tyran » français et, si nécessaire, aller jusqu’à Paris pour infliger à Napoléon une défaite définitive qui renverra la France « dans ses limites naturelles », et procurera ainsi à l’Europe un repos durable. « Si on veut une paix solide et sûre, alors il faut la signer à Paris ; cela j’en suis profondément convaincu », déclare-t-il dans son entourage privé, dès la fin de 1812. La guerre contre la France s’inscrit donc pour lui non dans une perspective bilatérale mais bien européenne. De manière caractéristique, dans le rescrit qu’il adresse le 23 novembre 1812 au comte Rostopchine, Alexandre Ier rend hommage aux sacrifices consentis par la population


paris, musée carnavalet/roger-viollet

l’histoire / 11

Douce occupation En 1814, 60 000 soldats coalisés occupent Paris. Les cosaques font partie de ceux qui sont autorisés à y résider. Mais seuls les officiers ont un logement ; les hommes de troupe doivent bivouaquer aux Champs-Élysées (ci-dessus) ou au Champde-Mars qui deviennent un lieu de promenade pour les Parisiens.

rmn-gp/daniel arnaudet

moscovite, mais, ce faisant, il déclare avec force que « la Russie, par le préjudice qu’elle a subi, a acheté sa tranquillité et la gloire d’être le sauveur de l’Europe ». Un mois plus tard, à Vilnius, le 24 décembre, il va dans le même sens, déclarant à ses généraux qu’il leur revient la gloire de ne pas avoir « sauvé la Russie seule, mais l’Europe ». A ces objectifs géopolitiques, s’ajoutent des buts plus politiques voire messianiques : Alexandre Ier aspire en effet à une régénération du continent européen qui se ferait non par l’usage ou la menace de la force comme dans le projet napoléonien, mais par l’instauration de principes clés, admis de tous, dont au premier plan ceux de fraternité et d’équilibre entre États. Ce faisant, il renoue ici avec un projet de constitution d’une ligue des nations européennes qu’il a déjà élaboré et soumis, mais sans succès, au Premier ministre anglais Pitt à l’automne 1805. Enfin, sur le régime politique dont la France devra se doter après la chute de Napoléon, Alexandre a également des idées très précises et, dès 1805, il s’est prononcé pour des institutions libérales. Ce choix libéral fait écho à ses convictions : en digne élève du Suisse républicain Laharpe, il est encore à cette date largement favorable aux idées des Lumières et au libéralisme. Mais il s’explique aussi par son analyse de la situation politique de la France : pour lui, un retour brutal à une monarchie absolue, qui chercherait ainsi à occulter les réalisations accomplies depuis vingt-cinq ans, déboucherait inexorablement sur des troubles révolutionnaires, voire sur une guerre civile susceptible d’amener de nouveaux désordres en Europe.

un tsar à la malmaison Ce portrait d’Alexandre Ier par François Gérard a été commencé alors que le tsar résidait en France ; il était alors âgé de 37 ans. La toile est aujourd’hui encore au château de Malmaison. François Gérard, peintre d’histoire sous l’Empire et la Restauration, jouissait d’une renommée européenne.

n°401 / juillet-août 2014


58 / spécial napoléon

La bataille décisive repères c artographiques U xb

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WELLINGTON

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B E L G I Q U E

Wavre Mont-Saint-Jean

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Quatre-Bras 16 juin 1815 Ligny 16 juin 1815 y

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Fleurus 16 juin 1815

Charleroi 15 juin 1815 NAPOLÉON

Namur BLÜCHER

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Enghien

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Maubeuge

Légendes Cartographie

10 km

15 18 juin 5 1

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Dinant

Beaumont

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Philippeville Givet

Avesnes-sur-Helpe

Les forces en présence Armée française Armée britannique Armée prussienne Les mouvements des troupes Offensive française Déplacement britannique Déplacement prussien Retraite britannique Retraite prussienne Victoire française Victoire des coalisés

une attaque lancée le 15 juin 1815

Alors que les coalisés convergent vers la France, Napoléon franchit la frontière et lance ses troupes en territoire belge le 15 juin. Ney se voit confier l’aile gauche, qui combat Wellington au Quatre-Bras, tandis que l’Empereur bat les Prussiens à Ligny. Napoléon croit alors que ceux-ci se retirent ; en fait, ils se dirigent vers Wavre pour rejoindre Wellington qui s’établit lui au Mont-Saint-Jean.

heure par heure

Vers 11 h 30

Les Français attaquent Hougoumont, qui résiste.

Vers 13 h 30

C’est l’attaque principale. Les troupes de Napoléon attaquent La Haye Sainte et Papelotte.

Vers 15 heures

artothek/l a collection

Ney tente à nouveau de prendre Hougoumont, en vain. Les colonnes prussiennes sont annoncées.

Vers 16 heures

Ney prend La Haye Sainte. Arrivée des Prussiens par l’est.

Vers 19 heures

Napoléon lance la garde impériale contre le centre britannique ; elle échoue.

n°401 / juillet-août 2014

« Grouchy ! – C’était Blücher » Comme l’écrit Hugo, le tournant de la

bataille de Waterloo, c’est l’arrivée des Prussiens de Blücher. Ci-dessus : rencontre de Wellington et Blücher à Waterloo par Adolph von Menzel (1858, Munich).


l’histoire / 59 chiffres

Des forces équilibrées

Les forces en présence à Waterloo Infanterie Armée du Nord de Napoléon

50 000

Cavalerie

Artillerie

16 000

7 000

Armée du Nord et troupes de Wellington sont, à Waterloo, dans les mêmes ordres de grandeur. Mais les chiffres sont loin d’être sûrs. Certaines sources, estiment les BritannoNéerlandais à 78 000. Une supériorité numérique de l’Alliance de Wellington qui est aussi l’hypothèse de Clausewitz. Tout change, bien sûr, avec l’arrivée des Prussiens.

73 000

250 canons Infanterie

Alliance de Wellington

Cavalerie Artillerie 50 000

68 000

12 500 5 500 180 canons

Prussiens de Blücher

33 000 Légendes Cartographie

repères c artographiques Bruges

Vers Waterloo, Bruxelles

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La bataille se déroule sur un terrain de 4 km de large seulement. Les troupes de Wellington se sont installées autour du Mont-Saint-Jean et retranchées dans les fermes d’Hougoumont, de La Haye Sainte, de Papelotte et de La Haye. Les assauts des Français n’arriveront pas à briser la résistance des Britanno-Néerlandais avant l’arrivée des Prussiens.

Légendes Cartographie

17

h30

9h iale 1

Hougoumont lot Les forces en présence nze ud Do lha Infanterie française t 11h30 Mi uio Q Lefebvre-Desnouettes Cavalerie française ps) La Belle 11h30 (IIe Cor er Piré REILLE Alliance üch Artillerie française elu t Bl e h c w Ba Bülo Infanterie anglaise Subervie 1 7h Jérôme Cavalerie anglaise y Fo Vers Nivelle h 7 1 Domon Lobau Artillerie anglaise Lobau Les mouvements des troupes Kellermann Mon Plaisir Plancenoit Charge française d’infanterie Garde Charge française de cavalerie impériale Guyot Charge anglaise de cavalerie NAPOLÉON Rossomme Arrivée des Prussiens 500 m Retraite française Vers Genappe

« Waterloo ! morne plaine ! »

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86 / spécial napoléon

Le congrès de Vienne

l’europe sans Napoléon

Les monarchies européennes se réunissent à Vienne le 22 septembre 1814 pour redessiner l’Europe postnapoléonienne. Conçu pour défendre un idéal conservateur, ce congrès opère une révolution diplomatique, celle du multilatéralisme. Par Gilles Ferragu

3

1

dr

4

l’auteur Maître de conférences à Paris-OuestNanterreLa Défense et à Sciences Po Paris, Gilles Ferragu est spécialiste des relations internationales et du terrorisme. Il vient de publier Histoire du terrorisme (Perrin, 2014).

5 2

1. wellington (royaume-uni)

n°401 / juillet-août 2014

2. hardenberg (prusse)

3. metternich (autriche)


L

e 9 juin 1815, le congrès de Vienne se sépare, laissant à la postérité un volumineux traité de 121 articles auquel sont annexés dix-sept conventions et règlements. Le document original, conservé à Vienne, semble désigner la capitale autrichienne comme le nouveau cœur politique d’une Europe qui revendique son attachement au conservatisme politique et au principe monarchique. Pourtant, dans ce choix de constituer un document de référence pour tous les signataires, un document qui les engage collectivement et introduit, dans la mécanique diplomatique classique et traditionnellement bilatérale, une dimension de responsabilité collective, le congrès de Vienne innove. Il innove également dans l’esprit avec lequel il redistribue les territoires de l’ancien empire napoléonien, au nom d’un principe d’équilibre, plutôt que par la seule logique des représailles et du droit du vainqueur. Enfin, en donnant un cadre réglementaire à la diplomatie, il institutionnalise le rôle des États aux dépens de celui des seules personnalités princières. Ainsi, l’œuvre réglementaire est importante, décisive même, et l’Europe en

l’acte final

« Les questions à résoudre par le Congrès ne pouvaient être tranchées qu’à la condition de procéder avec une régularité, avec un ordre parfaits », affirmait Metternich. C’est bien cette représentation d’une assemblée sereine qui émane de cette

gravure de l’époque (ci-dessous). En réalité, de nombreuses questions se réglèrent en coulisse, et l’idéal d’équilibre se heurta à l’intérêt national (ci-dessus, le traité conservé aux archives du ministère des Affaires étrangères). aisa/leemage

paris, archives du ministère des affaires étrangères/bridgeman-giraudon

l’histoire / 87

6

4. nesselrode (russie)

5. c astlereagh (royaume-uni)

6. talleyrand (france)

n°401 / juillet-août 2014


philippe huguen/afp

Lionel jospin Ancien Premier ministre (1997-2002), membre du Parti socialiste, Lionel Jospin vient de publier Le Mal napoléonien (Seuil, 2014).

daniel fouray/photopqr/ouest france/maxppp

106 / SPÉCIAL NAPOLÉON

un syndrome français Quel bilan peut-on faire des quinze années du Consulat et de l’Empire ? Lionel Jospin, qui vient de publier Le Mal napoléonien, a accepté d’en débattre avec les historiens Jean Tulard et Michel Winock. Débat entre Lionel Jospin, Jean Tulard et Michel Winock

Michel Winock : Lionel Jospin, vous vous livrez à un réquisitoire contre Napoléon, responsable du « mal français ». Quel est selon vous le legs le plus catastrophique de cette période ? N’y a-t-il rien à sauver ? Marxiste de formation, que faites-vous de l’analyse de Marx pour qui Napoléon a confirmé la fin de la « féodalité » et stabilisé les acquis de la « révolution bourgeoise » ?

Lionel Jospin, Le Mal napoléonien, Seuil, 2014.

n°401 / juillet-août 2014

Lionel Jospin : Je ne prononce pas un réquisitoire contre Napoléon. J’établis le constat des conséquences de son passage dans l’histoire pour les intérêts de la France et le destin de l’Europe. La question que je pose est de savoir si, à l’issue des quinze années du Consulat et de l’Empire, la France est plus assurée d’elle-même à l’intérieur

– la réponse est non – et si elle est plus puissante à l’extérieur – la réponse est également non. Quant à la transformation possible du continent, elle s’est trouvée bloquée. Cette extraordinaire aventure a donc été négative pour la France et pour l’Europe, d’où le titre de mon ouvrage Le Mal napoléonien (publié au Seuil). Quant à l’analyse de Marx, je ne la néglige pas. Le rapport de Napoléon à la Révolution est triple. Bonaparte en est le produit parce que, sans ses convulsions extraordinaires, ce petit noble corse n’aurait jamais eu cette exceptionnelle destinée. Il en est aussi l’héritier puisqu’il consolide un certain nombre des acquis essentiels de la Révolution (notamment l’égalité civile et l’immense transfert de propriété que représente la vente des biens


l’histoire / 107

michel winock Conseiller de la direction de L’Histoire, Michel Winock vient de publier Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France (Seuil, rééd. « Points », 2014).

jean-paul guilloteau/express-rea

jean tulard Membre de l’Académie des sciences morales et politiques, Jean Tulard est l’auteur de nombreux ouvrages sur Napoléon. Il vient de publier Napoléon et 40 millions de sujets (Tallandier, 2014).

nationaux). Mais en même temps, il la trahit. Il rompt avec ses aspirations à la liberté, puisqu’il instaure le despotisme. Il piétine son message d’égalité : l’égalité entre les hommes, quand il restaure l’esclavage dans les colonies ; l’égalité entre les citoyens, puisqu’il rétablit le système du « remplacement » face au devoir militaire ; l’égalité entre hommes et femmes, car celles-ci sont ramenées, dans le Code civil, au rang de mineures.    Jean Tulard : Je constate qu’il y a une réaction politique – que l’on peut qualifier de naturelle ou logique – hostile à Napoléon : celle des royalistes. C’est Jacques Bainville écrivant : « Sauf pour l’art, sauf pour la gloire, il eût mieux valu que Napoléon n’ait pas existé. » On connaît aussi les pages de Charles Maurras dans Jeanne d’Arc, Louis XIV, Napoléon (1937) et je ne parle pas de Léon Daudet lorsqu’il écrit son ouvrage au titre évocateur Deux idoles sanguinaires : la Révolution et son fils Bonaparte (1939). Pour ces royalistes convaincus, Napoléon est un usurpateur qui a interrompu l’évolution monarchique de la Révolution. Je suis toujours plus embarrassé quand un républicain critique Napoléon. Finalement, Bonaparte se range aux côtés des robespierristes au siège de Toulon ; le 13 Vendémiaire, alors que l’insurrection royaliste marche sur la Convention, c’est Bonaparte qui écrase la sédition ; et lorsque, enfin, de façon plus sérieuse, se prépare le coup d’État du 18 Fructidor, c’est encore Bonaparte qui vole au secours du Directoire. Il y avait aussi deux

dénouements possibles au 18 Brumaire : ou bien Barras allait rétablir la monarchie (il y songe) ou alors devait se produire un coup d’État, ce que réussit Bonaparte. S’il avait alors échoué, le type de monarchie restauré aurait été celui voulu par Louis XVIII lors de la proclamation de Vérone, où il disait formellement vouloir rétablir l’Ancien Régime. En ce sens, le coup d’État de Brumaire a empêché un coup d’État royaliste. Le régime va tendre ensuite, il est vrai, vers une évolution de plus en plus autoritaire, mais pas vraiment monarchique. Je m’explique : pour Napoléon, la France sera toujours en guerre avec les monarchies européennes tant qu’elle apparaîtra comme l’héritière de la Révolution. La seule solution pour désarmer l’hostilité des autres puissances européennes est dès lors, pour lui, de donner à la France une allure monarchique. Ainsi, la cérémonie religieuse du sacre par Pie VII sert essentiellement à satisfaire les Grands de l’Europe. Mais lorsque Napoléon prête serment, il prononce à deux reprises le mot « république ». Napoléon promet aussi de conserver toutes les conquêtes de la Révolution : les biens nationaux, l’égalité, la destruction de la féodalité. Quand, dans un premier temps, après la première abdication de Napoléon en 1814, Talleyrand restaure Louis XVIII, puis que, dans un deuxième temps, lorsque c’est Fouché qui en 1815, après Waterloo, restaure à nouveau Louis XVIII, le Louis XVIII qui monte sur le trône est, de fait, un roi qui accepte les conquêtes de la Révolution, qui

« Napoléon, plus encore peut-être que Bonaparte, a trahi les idéaux de la révolution : il a rompu avec ses aspirations à la liberté et à l’égalité » (Lionel Jospin) n°401 / juillet-août 2014


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