Les femmes dans le système nazi

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inédit : 1943, lucien febvre au collège de france

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Elles ont voté pour Hitler 3 500 surveillantes de camp Comment elles ont participé au génocide

les femmes dans

le système nazi M 01842 - 403 - F: 6,40 E - RD

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4 / sommaire

n°403 / septembre 2014

on en parle

médias 34 Décrypter la haine

exclusif Par Olivier Thomas 18 14-18 et nos têtes blondes Par Daniel Bermond 35 Les soldats blancs de Ho Chi Minh portrait Par Ariane Mathieu 19 Alain Corbin, concordance des temps du côté de Lonlay Par Juliette Rigondet 36 Mourir pour l’Espagne Par Pap Ndiaye

actualité aisa/leemage

inédit 22 Ce que disait Lucien Febvre en 1943

Présenté par Brigitte Mazon et Yann Potin

événement

8 xviie siècle La grande rébellion européenne Par Joël Cornette

Les rebelles sont au programme des Rendez-vous de l’histoire de Blois, en octobre. Joël Cornette revient ici sur les révoltes qui embrasèrent l’Europe entre 1618 et le milieu des années 1640.

cinéma 24 La polémique Macbeth Par Antoine de Baecque

25 Ovide en banlieue expositions 26 Paris libéré par lui-même Par Cécile Rey

27 Les Borgia

Par Juliette Rigondet

bande dessinée 28 Dans l’atelier du peintre Par Pascal Ory

anniversaire 29 Anne, pas si bretonne Par Bruno Calvès

Abonnez-vous page 97

n°403 / septembre 2014

GUIDE

les revues 88 « Vingtième Siècle » : goûts et dégoûts 88 La sélection du mois les livres 90 « Franz Kafka » de Saul Friedländer

Par Annette Wieviorka

91 « Ils ont rêvé d’un autre monde » de Laurent Vidal Par Olivier Thomas

91 « Oran, 5 juillet 1962 » de Guy Pervillé Par Olivier Loubes

royaume-uni 32 Divorce à l’écossaise ?

Par Jean-François Chanet

le classique 96 « La République au village » de Maurice Agulhon

chronique de l’insolite 98 L’ex-voto du bagnard

couverture :

Ce numéro comporte sept encarts jetés : Rue des étudiants, éditions Faton, Linvosges (abonnés), Salon de Chaville (abonnés Ilede-France), L’Histoire (deux encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

Par Pierre Assouline

92 La sélection du mois

Par François-Charles Mougel

retrouvez page 39 les rencontres de l’histoire

38 Salinger, Trotsky et Buffalo Bill

grande guerre 30 Septembre 14 : l’industrie aussi se mobilise Par Jean-Louis Loubet

Femmes du Service du travail du IIIe Reich assistant à une parade à Nuremberg en 1939 (Süddeutsche Zeitung/Rue des archives).

carte blanche

Par Michel Pierre

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l’histoire / 5

DOSSIER

recherche

PAGE 40

68 Comment l’Église a confisqué la dîme Par Michel Lauwers et Florian Mazel

Cet impôt devait à l’origine soutenir les pauvres et les clercs. Il est devenu l’un des plus lourds qui aient pesé sur les populations.

liselotte purper, bpk, berlin, dist. rmn-gp/image bpk

76 Hommes-femmes Ce que nous apprennent les peintures rupestres Par Pascale Binant

Décryptage (sexué) des peintures rupestres de la Serra da Capivara, au Brésil.

82 Hailé Sélassié Le dernier roi des rois d’Éthiopie

les femmes dans le système nazi Par Christian Ingrao 43 Chiffres : un électeur nazi sur deux 44 Chronologie 46 Les viols soviétiques

48 La fabrique des surveillantes SS

Par Elissa Mailänder et Antoine Tricot 50 Carte : les camps où des femmes furent détenues Par Annette Wieviorka

54 Fantasmes sur grand écran Par Ophir Levy

56 « La présence des femmes rend la tuerie ordinaire »

Entretien avec Wendy Lower 59 Carte : l’appel de l’Est, une « colonisation »

64 Rattrapées par la justice

Par Annette Wieviorka 65 Pour en savoir plus

akg

42 20 millions de femmes : victimes et actrices

Par Estelle Sohier

Portrait de l’artisan de l’Éthiopie moderne, destitué il y a quarante ans. n°403 / septembre 2014


8 / événement

ahmed jadall ah/reuters

Els Segadors : peinture d’Antoni Estruch (1907, musée d’Art de Sabadell). Barcelone, le 7 juin 1640 : lors de la Fête-Dieu, traditionnel rassemblement de moissonneurs (segadors) pour les travaux de l’été, les masses paysannes se soulèvent et massacrent les juges royaux et le vice-roi d’Espagne.

aisa/leemage

Révolution paysanne à Barcelone

Printemps arabe Manifestant contre le président Ali Abdallah Saleh, à Saana, au Yémen, en mai 2011.

n°403 / septembre 2014

Le Printemps des peuples en 1848, Mai 68, le Printemps arabe en 2011 : il n’est pas exceptionnel dans l’histoire que la révolte soit concomitante ou même peut-être « contagieuse ». Le sujet sera au programme des Rendez-vous de l’histoire de Blois, consacrés cette année aux rebelles. Joël Cornette revient ici sur une conjonction moins connue : celle des révoltes qui embrasèrent l’Europe entière entre 1618 et le milieu des années 1640.


l’histoire / 9

XVIIe siècle

La grande rébellion européenne

C

Par Joël Cornette

es jours sont jours d’ébranlement […] et cet ébranlement est universel : le Palatinat, la Bohême, l’Allemagne, la Catalogne, le Portugal, l’Irlande, l’Angleterre… » C’est ainsi qu’en 1643 un prédicateur anglais s’effrayait et effrayait ses fidèles en évoquant le vent de révolte qui balayait l’Europe. Confrontés à cette tempête, bien des contemporains avaient, il est vrai, l’impression de vivre dans un monde bouleversé, qui avait perdu tout repère, un monde d’instabilité et de confusion, mettant à feu et à sang les sociétés et les États : « J’appelle ce siècle le siècle de fer, écrit Jean de Parival, qui venait d’inventer l’expression en 1656, à cause que tous les maux et prodiges sont arrivés en gros, qui n’ont été aux siècles précédents qu’en détail1… » Un tour d’Europe des effervescentes années 1640 nous permettra de mesurer l’étendue, la profondeur, la gravité et les causes de ces « jours d’ébranlement ». Tout a commencé en 1618. En effet, à partir de cette date et d’un conflit très localisé (la révolte de la Bohême contre l’autoritarisme politique et religieux de Vienne), une vague de violence n’a cessé de s’étendre et de s’amplifier dans l’ensemble du territoire du Saint Empire pour devenir une guerre générale et quasi européenne (on la baptisera bientôt « guerre de Trente Ans »), incluant la France, en lutte à la fois contre l’Espagne (depuis 1635) et l’Autriche (depuis 1636). En terre d’Empire, au début de ces années 1640, les combats paraissaient sans issue, les troupes pratiquant le « dégast » d’un espace à un autre, changeant de territoire dès que ce-

lui-ci voyait ses ressources épuisées. C’était alors le temps des raids et des pillages, à l’ombre des grandes batailles, des sièges et de l’histoire officielle. Un peu partout, des églises fortifiées, des communautés en alerte, des paysans armés : tous devaient se défendre à coups de fléau, de bâton ou de fourche, contre les soldats prédateurs qui surgissaient, à l’improviste, dans les champs, dans les vignes ou dans les villages, de préférence la nuit, en été ou au début du quartier d’hiver (octobre). La cause pour laquelle on se battait importait peu : le pillage et le rançonnement des populations étaient devenus une fin en soi. Un tel système intégrait l’ensemble de la société dans un processus de violence qui, pour les contemporains, apparaissait sans fin et sans issue, d’autant qu’aucune structure d’État ne semblait capable d’arrêter le cycle infernal et mortifère des « misères et malheurs de la guerre », selon le titre que Jacques Callot a donné à la série de gravures qu’il y a consacrées : sur les 900 000 km2 du Saint Empire, on peut estimer, notamment à partir de l’étude des registres paroissiaux, que la population passa de 20 millions à 7 millions, en vingt ans, de 1625 à 1645. Une catastrophe sans précédent. « C’est comme si un trou se creusait au centre de l’Europe », écrivait l’historien Henri Hauser en 1940 ; mieux, ajoutait-il : « une aire cyclonique, attireuse de tempêtes, et où se précipitaient les forces voisines »2.

dr

l’auteur Joël Cornette est professeur à l’université Paris-VIIIVincennesSaint-Denis et membre du comité scientifique de L’Histoire. Spécialiste de l’Ancien Régime, il vient de faire paraître la 8e édition, revue et augmentée, de L’Affirmation de l’État absolu et la 7e édition, revue et augmentée, d’Absolutisme et Lumières, aux éditions Hachette (« Hachette Supérieur »).

fronde parlementaire à londres Si le cyclone sévissait avant tout au cœur du Saint Empire, la tornade touchait aussi l’Angleterre, depuis le début des années 1640 : une « grande rébellion » opposait le Parlement au roi Charles Ier. La guerre civile embrasait les villes et les campagnes, partageant l’île entre partisans du souverain (l’Ouest et le Nord surtout) et défenseurs de la cause parlementaire (l’Est et le Sud avant tout). Plus encore, dans cette Albion en révolution, une n°403 / septembre 2014


22 / actualité Inédit Le cours de Lucien Febvre au Collège de France en 1943-1944 est publié pour la première fois.

Ce que disait Lucien Febvre en 1943

I

collège de france 2014

Les professeurs du Collège de France, 21 juin 1942. Au deuxième rang, Lucien Febvre.

n°403 /septembre 2014

nitié le mercredi 1er décembre 1943 et achevé le 17 mars 1944, le cours de Lucien Febvre au Collège de France, intitulé « Michelet, créateur de l’histoire de France », est un morceau de bravoure rhétorique et érudit qui se transforme à plusieurs reprises en une véritable tribune publique dans un Paris occupé. Demeurées inédites, les 30 leçons qui forment la matière de ce cours se déploient dans un contexte où Paris bascule dans la guerre civile. En invoquant la figure de Michelet, et la manière dont il a pu bâtir le récit, sinon le roman, national, Febvre ne contribue pas seulement à forger les bases d’une méthode « historiographique ».

Les paroles et les mots de Michelet, « qui le premier a libéré l’histoire de France de la race », ont à ses yeux une valeur propitiatoire : il s’agit pour Febvre, alors que la victoire des Alliés paraît enfin possible, de participer à l’effort collectif qui doit mener à la « Libération ». Martelé à plus de 40 reprises, le mot de « liberté », qui constitue pour la France, selon Michelet comme pour Febvre, le sésame de sa propre histoire, accompagne le déroulement d’un cours qui se termine par une démonstration troublante : Febvre, en trois leçons, revient sur le rôle libérateur de Paris dans toute l’histoire d’une nation, dont le cours s’est attaché à montrer l’invention au xixe siècle. Ce document inattendu

permet d’aborder un pan resté méconnu de la pensée du cofondateur des Annales et que l’on pourrait qualifier de « conscience historiographique ». Febvre explore la forgerie qu’est l’histoire de France et invente un genre d’histoire de l’histoire, dont la fonction n’est pas seulement généalogique, mais bien réflexive et morale. Si la figure de Michelet lui permet de renouer le fil de sa propre chaire d’« histoire de la civilisation », Febvre transforme l’œuvre de l’historien en garde-fou. Face au syndrome de l’effondrement et de la soumission, le savoir historique ne peut se contenter d’être une vérité révélée : avec conviction, l’historien proclame le pouvoir de création et de régénération de l’histoire, qui repose précisément sur le fait même qu’elle est en perpétuelle construction d’elle-même, en tant que sujet comme en tant qu’objet. Le parallèle entre la guerre de Cent Ans et l’Occupation allemande vise ainsi, dès les premières minutes du cours, à provoquer un sursaut collectif pour rendre à la nation sa liberté perdue. Brigitte Mazon et Yann Potin

Responsable des archives de l’EHESS ; historien et archiviste aux Archives nationales


l’histoire / 23

«

Archives nationales/EHESS, Fonds Lucien Febvre, boîte 3

M

esdames, Messieurs, Plus que jamais, en ce début d’hiver, en ce trouble de toutes choses, naturelles et humaines, pendant que se continue, en un rythme accéléré, cette grande liquidation, cette grande démolition d’un monde, matériel, mais aussi spirituel et moral, qui n’a pas commencé en 1939, mais qui sous nos yeux s’opère, avec continuité, depuis plus d’un quart de siècle déjà. Plus que jamais, nous sentons le besoin instinctif, le besoin de l’homme qui se noie, le besoin de nous raccrocher à quelque chose de fixe, à quelque chose de stable, à quelque chose dont nous pouvons, dont nous devons espérer la survie, à quelque chose dont nous ne pouvons, dont nous ne devons, dont nous ne voulons pas admettre le naufrage et la disparition : à la France. » A la France, cette meurtrie, cette vaincue, cette cruellement vaincue… Mais enfin, combien de fois déjà au cours de l’histoire, n’a-t-elle pas touché le fond de l’abîme ? Rappelons-nous : Crécy, Poitiers, le roi Jean prisonnier à Londres, une Révolution à Paris, une insurrection dans les campagnes […]. » Rappelons-nous que toujours la France survit – que toujours la France se relève. Toujours descendue aux abîmes, elle remonte d’un coup des profondeurs et reprend place au sein des nations, pour le grand travail de civilisation dont elle a la charge… Une fois de plus, oui, revenons à cette chose ferme et stable : à la France. Revenons-y comme nous pouvons, comme nous devons y revenir ici – avec sérénité, en historien. C’est à ce besoin précisément que correspond le sujet du cours de cette année : Michelet et l’histoire de France. […] » Ce que nous voulons dire, ce que nous voulons montrer,

c’est qu’entre Michelet et l’histoire de France, il y a un lien de filiation ; que l’histoire de France, c’est une création de Jules Michelet. Comme l’histoire de Belgique, trois quarts de siècle plus tard, est une création de Pirenne. J’ajoute : comme toute histoire qui vit vraiment, en tant

« A la France, cette meurtrie, cette cruellement vaincue » qu’histoire, est création d’un grand historien. […] » Il n’est pas vrai [que l’histoire] travaille sur un donné tout fait. Il n’est pas vrai que ce “donné” ne dépend ni de l’action, ni de la volonté de l’historien. Il n’est pas vrai que le rôle de ce dernier soit le rôle modeste du mécanicien qui surveille, sans plus, le bon fonctionnement d’un appareil enregistreur. […] » Oui, la France existait avant Michelet. Et penser autrement serait une manière de blasphème. Oui, des matériaux pour une histoire de France étaient là, que taillaient déjà patiemment des générations de bons ouvriers. Oui, des pierres étaient sur le chantier, qui n’attendaient que des architectes. Mais l’essentiel

n’était pas fait. L’essentiel que fit Michelet. Ce que traduit sa magnifique, sa légitimement orgueilleuse formule : “Le premier, je la vis comme une personne.” » Formule magnifique qui nous incite à méditer sur le métier, sur le beau métier de l’historien. Je dis du grand historien. De l’historien créateur. Créateur, car il crée les documents parfois. Créateur, car il crée les faits. Créateur, car il regroupe les faits, il en fait un corps. Créateur, car à ce corps, il insuffle la vie. Formavit igitur Dominus Deus hominem de limo terrae, et inspiravit in faciem ejus spiraculum vitae [“Alors le Seigneur Dieu modela l’homme à partir du limon de la terre, et il insuffla à son visage un souffle de vie”]. La formule de toutes les créations vivantes. De toutes les créations de personnes véritables. Mais enfin, me direz-vous, l’historien ne crée pas les documents. Ils sont là, ils l’attendent. Tout au plus les réveille-t-il de leur sommeil. Mais enfin, me direz-vous, l’historien ne crée pas les faits. Eux aussi, ils sont là. Ils attendent celui qui les utilisera. Ils sont à pied d’œuvre. L’architecte n’a qu’à venir… Eh bien, non. […] » Non, les documents ne sont pas donnés tout faits. Ce serait trop simple. Le document, c’est tout ce qui peut servir à reconstituer le passé. Et la liste de ce qui peut servir à reconstituer le passé s’accroît chaque jour, s’augmente chaque jour. Grâce à l’ingéniosité. Grâce à la curiosité d’esprit. Grâce à l’imagination de l’historien. D’une série de faits muets, faire des faits parlants. D’une série de faits sans rapport apparent avec l’histoire des hommes faire autant d’indices, voilà le grand travail de l’historien. » Leçon d’ouverture, 1er décembre 1943

Manuscrit du cours au Collège de France, leçon 4, feuillet 17. Febvre rédigeant intégralement le cours à dire, le texte transcrit s’apparente à une archive sonore. Au point que sont indiquées, comme sur une partition, les intonations successives des phrases, par l’alternance de soulignements rouges et bleus qui forment autant de scansions tricolores.

Lucien Febvre, Michelet, créateur de l’histoire de France, texte établi et annoté par Brigitte Mazon et Yann Potin, La Librairie Vuibert, 2014, en librairie le 26 septembre. .

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56 / nazisme

« La présence des femmes rend la tuerie ordinaire » Les Furies de Hitler, le livre de Wendy Lower déjà traduit dans vingt pays, paraît en France chez Tallandier. La chercheuse américaine y montre des femmes « ordinaires » témoins, complices ou même actrices du génocide des juifs dans les territoires de l’Est occupés par les Allemands.

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Entretien avec Wendy Lower

L’Histoire : Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser à la place des femmes allemandes dans le système nazi ? Wendy Lower : Ce sujet s’est imposé à moi lors de mes recherches dans les archives. Au départ, je m’intéressais aux responsables de l’Holocauste, donc à un univers apparemment masculin, qu’il s’agisse des meurtriers de bureau qui ont organisé les déportations depuis leurs quartiers généraux berlinois ou des tueurs de masse. Mais ce qui rend un génocide unique et meurtrier, c’est le fait qu’une société entière persécute et massacre l’Autre, l’ennemi. Comment expliquer que les femmes soient exclues de cette histoire ou ne fassent figure que de victimes ? Certes, il existait déjà une littérature sur les femmes et leur embrigadement dans l’Allemagne nazie. Mais elle était n°403 / septembre 2014

l’auteur Professeur d’histoire et directrice du Centre des droits de l’homme à l’université Claremont McKenna (Californie), Wendy Lower est aussi membre du Comité académique du musée du Mémorial de l’Holocauste aux États-Unis. Les Furies de Hitler paraît le 18 septembre 2014 chez Tallandier.

restreinte au territoire de l’Allemagne. Lorsque la recherche sur la Shoah s’est étendue aux scènes de crime à l’Est, je me suis rendue aux archives nationales de Jitomir, en Ukraine, durant l’été 1992, et j’ai découvert des documents administratifs, qui semblaient anodins, où étaient inscrits les noms de milliers de jeunes femmes allemandes ayant participé à la construction d’un empire nazi dans la région. J’ai commencé à les rassembler et à m’interroger : comment et pourquoi ces femmes étaient-elles arrivées là ? Ces archives font partie des archives soviétiques. Après avoir mené leur guerre éclair à l’Est et ravagé les territoires conquis, les Allemands se sont repliés à l’Ouest en 1943-1944. L’Armée rouge qui reprenait possession de la région a mis la main sur une grande quantité de documents : des millions de pages que les Allemands n’avaient pas eu le temps de détruire, des récits personnels, des journaux, des films… L’H. : Que nous apprennent ces archives sur le rôle des femmes dans la machine génocidaire ? W. L. : Les femmes que je décris dans mon livre ont participé au génocide de plusieurs façons. Leur participation s’étend de la simple observation de témoin « passif » – bien qu’il y ait des débats


bettmann/corbis

l’histoire / 57

apprentis colons Cette photographie de propagande datant de 1939 montre une Allemande, membre des Jeunesses hitlériennes, en train d’apprendre le tir. Des centaines de femmes ont suivi comme elle des cours pratiques (surtout sur l’hygiène, la puériculture ou la décoration d’intérieur) en vue de participer au programme de colonisation des territoires de l’Est. L’idéologie nazie véhiculait l’image de contrées sauvages, où les colons allaient façonner le terrain et les populations indigènes.

autour de cette notion – à la participation directe aux massacres et aux violences. Certaines femmes ont assisté à l’extermination des juifs et ont témoigné après guerre. Ce qui est surprenant, c’est que plusieurs de mes collègues ont utilisé ces témoignages mais ils ne se sont pas demandé pourquoi des femmes étaient sur les lieux du crime. Des femmes sont donc présentes et cette présence n’est pas que passive. Parfois elles encouragent les tueurs et leur confèrent une sorte de légitimité. Leur présence rend les tueries presque ordinaires. Lorsque l’épouse d’un officier allemand assiste à une fusillade de masse et propose des rafraîchissements aux tueurs, elle marque son acceptation, son soutien. Ensuite, il y a les femmes qui contribuent à ce que Raul Hilberg appelle « la machine de destruction ». Sur les pas de l’armée allemande, le gouvernement et les organisations nazies ont en effet dépêché au moins 35 000 agents pour coloniser les territoires occupés de l’Union soviétique. Au sein des rouages administratifs qui organisèrent non seulement la déportation des juifs mais aussi les

Dans le texte « Vêtues de fourrures »

«Utous les juifs de Lida furent priés de

n dimanche, se souvenait un survivant,

se rendre dans la forêt pour y débusquer tous les lapins dissimulés dans les broussailles et les faire fuir en direction des chasseurs. Plusieurs centaines d’hommes ayant été recrutés à cette fin, une longue colonne de juifs se mit à marcher […]. Soudain, un groupe de carrioles d’hiver parut, avec à leur bord le commissaire local Hanweg, son état-major, certains hauts responsables et des femmes vêtues de superbes fourrures. Tous étaient ivres et s’allongeaient sur leurs sièges ; ils s’étreignaient et criaient et leurs éclats de rire se propageaient en écho dans le lointain. Les carrioles galopaient entre les rangées de marcheurs et tous criaient de plus en plus fort. Les Allemands déchaînés riaient et se moquaient des juifs, cravachant ceux qui se trouvaient à leur portée. L’un des officiers ivres pointa sur eux son fusil de chasse et, au grand plaisir de son état-major, commença à leur tirer dessus. Certaines balles atteignaient des marcheurs, qui s’effondraient dans des mares de sang. » W. Lower, Les Furies de Hitler, Tallandier, 2014.

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76/ RECHERCHE

Hommes-femmes

Ce que nous apprennent les peintures rupestres Comment reconnaître un homme d’une femme sur les peintures rupestres de la Serra da Capivara, au Brésil ? Pas à pas, le chercheur décrypte l’identité de ces figures pleines de vie, vieilles de 5 000 ans.

dr

Par Pascale Binant

L’auteur Préhistorienne, Pascale Binant prépare une thèse sur « Les peintures rupestres de la Serra da Capivara. Les espaces de la représentation. Piaui, Brésil ». Elle a notamment publié La Préhistoire de la mort (Errance, 1991) et participé à l’ouvrage collectif La Naissance de l’art (Tallandier, 2006).

L

es parois des tocas (abris sous roche) de la Serra da Capivara au Piaui, dans la région Nordeste du Brésil, nous donnent à voir de nombreuses peintures rupestres, remontant au moins à 5 000 ans. Pour l’essentiel, ce sont des figures humaines et animales, représentées très souvent en mouvement. Il y a de la vie dans les peintures de ces tocas et cette vie nous parle. D’autant que c’est avec une grande minutie qu’ont été rendus les détails multiples, très réalistes sans pour autant être naturalistes. Aussi est-il souvent aisé d’identifier les sujets représentés. A ce jour, plus de 1 300 sites archéologiques ont été répertoriés dans le parc de la Serra da Capivara, inscrit au patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco. La majorité témoigne de manifestations artistiques, peintures ou gravures, et il n’est pas rare que de nouvelles découvertes soient portées à l’inventaire. De nombreux sites ont également été répertoriés à l’extérieur du parc. Cette exceptionnelle concentration en fait l’un des ensembles de peintures rupestres majeur du continent américain alors même que ce dernier en est riche sur tout son territoire, au nord comme au sud, et particulièrement au Brésil. Les peintures se répètent au fil des tocas, comptant parfois plusieurs centaines de figures. Les représentations humaines y sont parmi les plus nombreuses. Ventre rond et pénis coudé La distinction de sexe ne se donne pas toujours au premier coup d’œil. Si nous saisissons rapidement la fréquence des figures humaines et leur

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mise en situation, reconnaître qu’il s’agit de femmes ou d’hommes nécessite que nous aiguisions notre regard et que nous nous familiarisions avec les modalités de représentation. Deux détails nous ont permis de cerner l’identité sexuelle de la plupart des figures humaines : une rondeur abdominale prononcée, semblant indiquer qu’il s’agissait de femmes enceintes (fig. 1, Femmes enceintes) ; la forme coudée de ce qui, ne pouvant être une troisième jambe, semblait être la représentation du sexe masculin (fig. 2, Pénis coudés ou étuis péniens). De façon générale, la plupart des représentations humaines sont schématiques et les caractères sexuels sont peu marqués, voire absents. Ainsi, les seins, deux petits bâtons parfois, dans une position anatomique relative, ou une légère pointe, marque sans doute d’une poitrine prépubère, peuvent signifier discrètement le genre féminin. Quant aux hommes, souvent, seul un trait entre les jambes figure le pénis d’une façon somme toute assez classique (fig. 4, Coiffes en plumes). S’il y avait un doute quant à ces interprétations, nous avancerions comme preuve une figure de la toca do Caboclinho où le ventre de la femme laisse voir « en transparence » le fœtus, avec la sobriété du détail propre à ces peintures (fig. 3, Fœtus), signalant par là même une réelle connaissance physiologique. Sur ce dessin, remarquons les deux petits traits, juste au-dessus du ventre, qui représentent les seins sur un torse démesurément long. L’identification de femmes et d’hommes dans ces figures au ventre rond et au pénis « coudé » li-


l’histoire / 77 AMAPA

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ESPIRITO SANTO RIO DE JANEIRO Rio de Janeiro

SANTA CATARINA RIO GRANDE DO SUL

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1 000 km

Le parc de la Serra da Capivara abrite l’un des plus grands ensembles archéologiques du monde : 1 300 sites conservent peintures rupestres et gravures dans des abris sous roche ou au sommet de falaises rocheuses.

pascale binant

pascale binant

Inscrit au patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco depuis 1991, le parc national de la Serra da Capivara est situé dans l’État de Piaui, au nord-est du Brésil. La région entière compte de nombreux sites archéologiques. Une richesse qu’on retrouve dans l’ensemble du pays et, au-delà, du continent.

1. femmes enceintes

Ces figures humaines au ventre rond peuvent être considérées comme des femmes enceintes. Le petit cercle, souvent vu comme la vulve, pourrait être en fait l’image d’un pagne (toca da Entrada do Baixao da vaca).

Pour sa thèse, Pascale Binant travaille dans le parc de la Serra da Capivara au Brésil, l’un des plus importants sites pour les peintures rupestres, dont elle a étudié 250 tocas (abris sous roche) sur 1 300. Elle s’intéresse en particulier à la répartition spatiale de ces peintures avec, d’un côté, de grands panneaux qui se présentent dans une mise en scène assez théâtrale et, de l’autre, des figures peintes dans des anfractuosités. Elle fait l’hypothèse que cela traduit une distinction entre lieux publics et lieux privés, ces derniers ayant pu recueillir des dépôts funéraires. Ces peintures sont très riches d’enseignements. Pour cet article, Pascale Binant s’est concentrée sur les figures humaines qui laissent voir des aspects concrets de la vie des hommes dans cette région, il y a au moins 5 000 ans.

2. pénis coudé ou étuis péniens

Ensemble de figures humaines interprétées comme masculines du fait de leur sexe, bien visible sur le côté, mais étrangement coudé. Il s’agit peut-être de pénis dans un étui pénien (toca do Caboclo).

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pascale binant

Décryptage


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