200 ans de révoltes ouvrières
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mensuel dom/s 7,40 € tom/s 970 xpf tom/a 1 620 xpf bel 7,40 € lux 7,40 € all 8,20 € esp 7,40 € gr 7,40 € ita 7,40€ MAY 8,80 € port. cont 7,40 € can 10,50 CAD ch 12 ,40 fs mar 63 dhS TUN 7,20 TND USA 10,50 $ issn 01822411
le « supplicié no 14 » : la mort de marc bloch www.histoire.presse.fr
r dossie l spécia es 50 pag
Le mythe de la grève générale
Est-il absurde de casser les machines ?
Lip 1973 : un monde sans patrons
4 / sommaire
n°404 / octobre 2014
on en parle
exclusif 18 Fontainebleau, bateau ivre
Par Daniel Bermond
portrait 19 Glen Bowersock, la fascination des marges Par Maurice Sartre
actualité pvde/rue des archives
débat 22 Le cas Sternhell Par Amélie Brissac
islam 24 Qu’est-ce qu’un calife ?
événement
8 La mort de Marc Bloch : le « supplicié no 14 » Par Peter Schöttler
Il y a soixante-dix ans, Marc Bloch était assassiné. Ainsi mourait en résistant un grand historien. Quelques clés pour comprendre le parcours peu banal d’une grande figure que certains aimeraient voir au Panthéon.
GUIDE
les revues 86 « Histoire@Politique » : sport, tactique et politique 86 La sélection du mois les livres 88 « De la censure » et « L’Affaire des Quatorze » de Robert Darnton Par Emmanuelle Loyer
89 « Le Rapport Brazza » Par Pascale Barthélémy
89 « Histoire de l’affaire Dreyfus » de Philippe Oriol Par Hervé Duchêne
Par Julien Loiseau
90 La sélection du mois
médias 26 Lycéens en guerre
le classique 96 « Histoire sincère de la nation française » de Charles Seignobos
Par Olivier Thomas
27 Au nom du capital anniversaire 28 La dictée faite à Dreyfus Par Hervé Duchêne
cinéma 30 L’Occupation de Truffaut
Par Sylvain Venayre
chronique de l’insolite
98 Stanley chez les Perses Par Michel Pierre
Par Antoine de Baecque
31 Jean-Richard Bloch, un intellectuel engagé expositions 32 Hôtel des Invalides : génération front
Vendredi 26 septembre à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Glen Bowersock (cf. p. 19) lors de la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » En partenariat avec L’Histoire
Par John Horne
33 Nantes : les samouraïs Par Juliette Rigondet
bande dessinée 34 Mauvais barrage couverture :
Détail de La Grève au Creusot, tableau de Jules Adler (1899), écomusée de la Communauté urbaine Le CreusotMontceau-les-Mines (RMN-GP/agence Bulloz © ADAGP Paris 2014).
retrouvez page 39 les rencontres de l’histoire Abonnez-vous page 97
Ce numéro comporte cinq encarts jetés : Le Nouvel Observateur, Extra Tour (abonnés France), L’Histoire (deux encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
n°404 / octobre 2014
Par Pascal Ory
concordance des temps 36 Corruption à la romaine Par Yann Rivière
carte blanche 38 Ecce homo
Par Pierre Assouline
@
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histoire.presse.fr
l’histoire / 5
PAGE 40
collection boyer/roger-viollet
spécial
200 ans de
révoltes ouvrières 42 Pourquoi les ouvriers se révoltent
Par Xavier Vigna 44 Les canuts : « Vivre en travaillant, mourir en combattant » 46 Carte : l’Europe ouvrière 48 Mot d’ordre : grève générale ! Par Michel Winock
54 Florence, 1378. Les Ciompi prennent le pouvoir
Par Alessandro Stella 58 Chronologie : des révoltes fleurissent aux quatre coins de l’Europe
60 Est-il absurde de casser les machines ?
76 Lip ou le rêve d’un monde sans patrons !
64 Juin 1848. Révolution des prolétaires
80 Le désespoir des ouvriers chinois
68 Les « martyrs de Haymarket »
47 Chronologie 51 Lexique 83 Pour en savoir plus
Par François Jarrige
Par Michel Winock
Par Pap Ndiaye
Par Frank Georgi
Par Irène Huang
70 « La grève dure si les femmes tiennent »
Entretien avec Michelle Perrot 73 Lucie Baud, héroïne oubliée 75 Nicole Notat : la CFDT en avance n°404 / octobre 2014
8 / événement
Marc Bloch o Le supplicié n 14 Par Peter Schöttler
Il y a soixante-dix ans, Marc Bloch était assassiné. Ainsi mourait en résistant un grand historien. Ce sont quelques clés pour comprendre ce parcours peu banal qui sont livrées ici : les sources d’inspiration de son œuvre, les péripéties de sa vie de combattant, son rapport à la judéité. Le portrait d’une grande figure que quelques-uns aimeraient voir au Panthéon.
la Sorbonne. Un homme pas très grand, de 57 ans, la tête dégarnie, avec une petite moustache déjà grisonnante. Son corps mutilé sera difficilement reconnaissable. Ce n’est que des mois plus tard que sa famille et ses amis sauront définitivement que le « supplicié n° 14 » (selon le procès-verbal de constat cité par Lucien Febvre) de Saint-Didier-deFormans était bien lui. Bien qu’il ait déjà combattu au front pendant la Première Guerre (mais il en parlait peu parce qu’il détestait un certain discours d’ancien combattant), Marc Bloch risqua de nouveau sa vie en 1939 – comme mobilisé volontaire – et durant l’Occupation e soir du 16 juin 1944 un – comme résistant. Il aurait pu sinistre convoi quitte la Abattu à coups de en 1940 partir à New York ; la prison de Montluc au cenNew School for Social Research tre de Lyon. Entassés dans rafales de mitraillette lui avait proposé une chaire, et une camionnette, 30 prisonniers, dans le dos il avait été tenté d’accepter : il enchaînés 2 par 2. Pour couvrir parlait bien l’anglais, il était anl’avant et l’arrière, des tractions avant avec une vingtaine de policiers allemands glophile et il était par avance fasciné par l’Amérien uniforme et en civil, peut-être aussi quelques que (il prévoyait même d’écrire un livre sur l’hisFrançais. Les voitures se dirigent d’abord vers la toire américaine). Mais il décida finalement de centrale de la Gestapo, place Bellecour, puis quit- rester en France et de résister, malgré son âge, tent la ville vers le nord en longeant la Saône. malgré une famille nombreuse (dont deux enfants Il pleut légèrement. Après une heure environ, parmi les six nés en 1929 et 1930, six enfants pour le convoi s’arrête près de la commune de Saint- lesquels il n’avait pas obtenu tous les visas nécessaires), malgré des rhumatismes qui souvent l’obliDidier-de-Formans. Quatre à quatre les prisonniers sont détachés geaient à se servir d’une canne. et chassés vers un pré clôturé de toute part. « Dès que nous avions Saint-Didier franchi quelques mètres à l’intéde Formans rieur du pré, racontera plus tard Sur ce mémorial, un des deux survivants, nous avec 27 autres, étions abattus à coups de rafales le nom de de mitraillette tirées dans le dos. Marc Bloch. En ce qui me concerne, j’ai été seulement blessé à la poitrine. […] J’ai fait le mort. […] Lorsque l’exécution a été terminée, les tueurs ont passé vers chaque cadavre et ont à nouveau tiré une rafale sur chacun. […] A ce moment, j’ai reçu trois balles dans la tête1. » Parmi les 28 résistants massacrés il y avait l’historien Marc Bloch, titulaire de la chaire d’histoire économique à
dr
L
agamitsudo/cc-by-sa-3.0
l’auteur Directeur de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP, CNRS), Peter Schöttler travaille sur l’histoire intellectuelle franco-allemande et prépare un livre sur l’épistémologie de Marc Bloch. Il a notamment dirigé, avec Hans-Jörg Rheinberger, Marc Bloch et les crises du savoir (Max Planck Institute for the History of Science, 2011).
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pvde/rue des archives
L’exécution Engagé dans la Résistance clandestine à partir de 1943, arrêté le 8 mars 1944 à Lyon, Marc Bloch est exécuté le 16 juin avec 27 autres résistants. Photo sans date (peut-être 1943).
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24 / actualité Islam Le titre dont s’est paré cet été Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de l’EIIL, a connu bien des avatars.
visioars/akg
bnf
L’autoproclamé calife Ibrahim sur la vidéo rendue publique le 5 juillet 2014. A droite, Mahomet, habillé de blanc, avec à ses côtés sa fille Fatima et son gendre Ali et, devant eux, ses deux petits-fils Hasan et Husayn, sur une miniature tirée du manuscrit Chronologie d’al-Biruni, xviiie siècle.
ap/sipa
Qu’est-ce qu’un calife ?
Sur cette monnaie omeyyade du viie siècle, le calife est représenté à la manière de l’empereur byzantin.
S
’il n’y avait ses sinistres conséquences – meurtres de masse, chasse aux chrétiens ainsi qu’à toutes les dissidences religieuses – et la menace bien réelle d’une déstabilisation de la région, la proclamation d’un califat universel par les djihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), le 29 juin 2014 (premier jour du mois de ramadan 1435), ressemblerait à une mauvaise farce. Qui peut penser un instant que les musulmans du monde entier vont prêter allégeance au calife Ibrahim, alias
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Abou Bakr al-Baghdadi, aventurier dont l’obscure origine lui permet de prétendre sans frais à une prestigieuse généalogie ? L’homme se targue en effet d’appartenir à la tribu de Mahomet (Quraych) et plus précisément à la descendance du Prophète par son petit-fils Husayn. Être quraychite constituait au Moyen Age, en droit sunnite, l’un des critères légaux pour prétendre au califat – par opposition à la doctrine chiite selon laquelle la direction de la communauté aurait dû se transmettre en ligne directe, avec le charisme prophétique, aux descendants de Mahomet par son petit-fils Husayn. Quant à la prétention du nouveau calife de descendre de Husayn, elle n’a pas pour but de rallier les chiites : elle lui permet de se poser en représentant de la maison du Prophète (sa famille au sens large), à l’instar de la dynastie des Abbassides qui s’était emparée du califat au milieu du viiie siècle avant de fonder une nouvelle capitale, Bagdad…
Tout dans la posture du calife Ibrahim, sauf la Rolex arborée lors de son premier prêche public à Mossoul (si du moins il s’agissait bien de lui…), sent la manipulation historique. C’est que les djihadistes de l’EIIL, de même d’ailleurs que les Frères musulmans, n’envisagent pas d’autre forme légitime d’exercice du pouvoir que celle qui aurait présidé aux premiers temps de l’islam. Leur conception du califat n’est pourtant que la dernière en date d’une longue série d’avatars. Cette histoire s’est écrite en Syrie et en Irak, il y a treize siècles. La dynastie des Omeyyades (661-750), sous le règne de laquelle s’était formé un immense empire (de l’Atlantique à l’Indus), cédait face à une coalition d’adversaires dont émergea la dynastie des Abbassides (7501258). Les Omeyyades dominaient déjà La Mecque et ses réseaux marchands avant l’islam et s’étaient opposés à la prédication du Prophète, avant de rallier l’empire naissant et d’en (re-) prendre la tête. Les Abbassides s’appuyèrent sur les forces d’op-
l’histoire / 25 les califes abbassides ont vu leur pouvoir vidé de sa substance. Des dynasties rivales leur ont disputé au début du xe siècle l’autorité universelle sur les musulmans : les Omeyyades (à nouveau) depuis la lointaine Espagne ; les Fatimides (une dynastie chiite), depuis le Maghreb et l’Égypte. Puis des chefs de guerre venus d’Orient imposèrent leur tutelle aux califes de Bagdad. En 1055, le chef de la confédération turque des Seldjoukides obtenait du calife la délégation de son pouvoir (sultân), au nom de la défense du sunnisme. Il ne restait plus dès lors aux
La revendication d’une autorité universelle sur les musulmans Abbassides qu’une autorité symbolique, religieuse et légale, sur l’ensemble des musulmans et un pouvoir de facto réduit à Bagdad et au sud de l’Irak. La fragmentation de l’empire islamique en royaumes indépendants se traduisait ainsi dans une dualité nouvelle du pouvoir entre le calife et le sultan, titre bien vite repris par une myriade de princes désireux d’obtenir une reconnaissance officielle. Certes, d’autres dynasties, comme les Almohades au Maghreb, relevèrent le titre de calife au service d’un projet de réforme religieuse radicale. Mais passé l’An Mil, le califat se résuma pour l’essentiel au magistère légal des Abbassides, pourvoyeur de légitimité politique en islam sunnite. En 1258, la prise de Bagdad par les Mongols païens et le massacre des Abbassides ne mit pas fin à cette histoire : un rescapé fut accueilli au Caire et restaura le califat sous l’étroit contrôle du sultan mamelouk. Mais le désastre avait porté un coup fatal à l’universalité de l’institution, à telle enseigne qu’au xive siècle certains ulémas, les hommes de loi et de religion, revendiquaient pour eux-mêmes l’exercice collectif du califat, entendu au sens restreint d’une autorité légale.
Les mots, cependant, ont la vie dure. Après la prise du Caire par les Ottomans, en 1517, et la déportation du dernier Abbasside à Istanbul, la dynastie califale s’éteignit définitivement, ce qui autorisa peut-être les thuriféraires du sultan Soliman le Magnifique (1520-1566) à voir en lui le « calife de son temps ». A partir des années 1640 à la cour ottomane, le cérémonial assimila explicitement le sultan au calife des musulmans, à grand renfort de reliques sacrées comme le manteau du Prophète autrefois porté par les Abbassides. Sultanat et califat, pouvoir de fait et autorité légale, se confondaient à nouveau dans la personne du monarque ottoman, sans rival dans l’islam sunnite. Institution fossile, le califat fut une dernière fois revivifié par Abdülhamid II (1876-1909) pour soutenir sa politique panislamiste, avant d’être aboli en 1924 par la nouvelle République turque. Coquille vide ou véritable mantra, le califat n’a cessé depuis lors de ressurgir dans le discours politique du ProcheOrient arabe. Julien Loiseau
Maître de conférences à l’université Montpellier-3
I E NN E S R É A S E R U AVENT Un e his toi re de
l’av iat ion dan s
la So mm e
Exposition aux Archives de la Somme 61 rue Saint-Fuscien - Amiens
Du 21 septembre au 19 décembre 2014
Conception : imp. CG80 - Illustration : Géo Ham - Photos : C. Bazin - CG80.
position venues des périphéries de l’empire et réussirent à prendre la tête de cette « révolution » au nom de leur appartenance à la maison du Prophète (Abbas était l’un des oncles paternels de Mahomet), évinçant les descendants de celui-ci en ligne directe et leurs partisans, les chiites. Omeyyades comme Abbassides portaient le titre de calife, forgé à la mort du Prophète en 632 pour désigner son premier successeur. Mais le mot khalifa (lieutenant, successeur) avait pris entre-temps, avec l’expansion de l’empire, une tout autre signification : le calife n’était plus simplement, comme aux premiers temps de la communauté, le « successeur de l’Envoyé de Dieu » (khalifat rasul Allah) ; il était devenu le « lieutenant de Dieu » (khalifat Allah), l’Ombre de Dieu sur Terre. Omeyyades et Abbassides héritaient en cela d’une conception impériale du pouvoir, d’influence plutôt romaine et byzantine pour les premiers, davantage persane et sassanide pour les seconds. Dans les deux cas, elle conférait au calife une autorité de droit divin – le calife étant également l’imam de la communauté, celui qui dirige la prière, celui dont découle l’autorité des juges qui mettent en œuvre la Loi révélée, sans pour autant en faire l’équivalent d’un pape ou d’un patriarche. Comme leurs prédécesseurs omeyyades, les premiers Abbassides dirigeaient en personne la guerre saisonnière contre Byzance, ainsi que le pèlerinage à La Mecque. Ils contribuèrent aussi à forger la légende dorée des « califes bien guidés », les quatre premiers successeurs du Prophète distingués par la droiture de leur conduite à la tête de la communauté. La réécriture des origines de l’islam, accomplie sous les Abbassides, devait léguer à la postérité une conception idéalisée du califat primitif – dont le titulaire était à la fois imam, juge et chef de guerre. Si cette définition minimale (et largement mythique) du califat est tout ce qui reste de cette institution impériale, c’est que
Entrée libre
Du lundi au vendredi de 14h à 17h, pour les visites guidées le dimanche : se renseigner au 03 60 03 49 50 et sur archives.somme.fr
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42 / révoltes ouvrières
pourquoi
les ouvriers se révoltent
A
l’âge industriel, qui commence avec le xixe siècle en France, les ouvriers constituent la principale figure des rébellions politiques et sociales, suscitant chez les possédants et leurs soutiens un effroi au long cours. Le publiciste Saint-Marc Girardin exprime bien cette peur dans un article du Journal des débats du 8 décembre 1831, après la première révolte des canuts à Lyon, lorsqu’il affirme que « les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase, ni dans les steppes de la Tartarie. Ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ». Ces nouveaux barbares sont d’autant plus menaçants qu’ils vivent et travaillent aux côtés de leurs patrons. L’identité sociale des séditieux, leurs conditions de travail et de vie, leurs références politiques, les organisations qu’ils créent ou dans lesquelles ils se reconnaissent, évoluent pendant deux siècles, au rythme des modernisations incessantes de l’organisation du travail, des évolutions politiques, des stratégies patronales d’encadrement de la maind’œuvre, du développement d’une législation sociale. En analysant les répertoires d’actions, on peut néanmoins délimiter trois grandes époques de la révolte ouvrière. mobilisations illégales Pendant la première industrialisation, le monde ouvrier réunit trois composantes principales : les travailleurs des petites industries peu mécanisées et des petits métiers industriels et urbains, à la lisière de l’artisanat ; les ouvriers de la proto-industrie, disséminée dans les zones rurales n°404 / octobre 2014
dr
Par Xavier Vigna
l’auteur Xavier Vigna est maître de conférences à l’université de Bourgogne et membre junior de l’Institut universitaire de France. Il a notamment publié Histoire des ouvriers en France au xxe siècle (Perrin, 2012) et vient de diriger Les Ouvriers. La France des usines et des ateliers, 1880-1980 (Les Arènes, 2014).
rmn-gp (musée d’orsay)/hervé lewandowski
Les ouvriers ne sont pas forcément des rebelles, mais des acteurs conscients et qui s’organisent parfois. Il y a dans l’industrialisation une violence à laquelle les populations concernées, avant de s’adapter, ont d’abord résisté très fortement.
à proximité des grands centres, qui possèdent souvent leurs moyens de production (le métier à tisser par exemple) et parfois quelques parcelles de terre et travaillent pour des marchands-fabricants ; enfin, les ouvriers des manufactures puis des usines du textile et de la sidérurgie notamment, rassemblés dans un lieu, soumis à la division du travail et à une discipline, qui se multiplient dans les régions industrielles les plus dynamiques, comme la région lyonnaise ou le Nord. Ce groupe social bigarré partage une sujétion politique et sociale. D’une part, les ouvriers sont privés du suffrage entre 1815 et 1848 ; d’autre part, il n’y a de représentation politique proprement ouvrière qu’entre février et juin 1848 et en 1870-1871. Cette domination politique est souvent accentuée au plan local : nombre de patrons sont aussi maires de la commune comme les Schneider au Creusot. Surtout, la Révolution française, en supprimant les corporations et en interdisant les coalitions (et donc les grèves), a instauré un régime du contrat théoriquement libre entre employeur et employé, qui interdit toutes les formes de protection et/ou d’organisations collectives, et laisse ainsi les ouvriers démunis. Pourtant, les ouvriers se rebellent, et pas seulement en brisant des machines (cf. François Jarrige, p. 60). On les retrouve dans les révoltes frumentaires ou antifiscales, héritières des révoltes de l’Ancien Régime1. Les formes d’organisa-
l’histoire / 43
tion ouvrière qui subsistent, notamment les sociétés de secours mutuel et le compagnonnage, défendent fréquemment leurs salaires et les tarifs, qui fonctionnent comme un mini-règlement2. C’est ainsi avant tout pour la légalisation d’un tarif de la main-d’œuvre que se révoltent les canuts à Lyon en 18313 (cf. p. 44). La multiplication des mobilisations ouvrières illégales – une cinquantaine pour la seule année 1833 dont 40 dans l’artisanat urbain – conduit en outre à une proximité croissante entre ouvriers et sociétés républicaines dès le début de la monarchie de Juillet. De ce fait, les rébellions conjuguent souvent dimension économique et sociale et contestation politique, qui culminent en février et juin 1848 (cf. Michel Winock, p. 64) et en 1871, avec la Commune de Paris et ses répliques provinciales, à Saint-Étienne, Lyon, Le Creusot, Marseille ou Narbonne4. les travailleurs s’organisent A partir des années 1880, la seconde révolution industrielle, qui favorise l’émergence de nouvelles branches – l’automobile, l’électrométallurgie et la chimie notamment –, contribue à banaliser
Dans le texte mettre à sac l a maison du patron
«Aà ce que les ouvriers des ateliers se rendent Carvin, les grévistes se sont opposés
à leur travail et ils ont même empêché les mineurs réquisitionnés pour l’entretien des galeries, de descendre dans la mine. A Billy-Montigny, un cortège d’un millier de grévistes a arrêté sur la ligne de la Compagnie de Courrières un train d’ouvriers qui amenait des sauveteurs à la fosse n° 2. Ils ont assailli à coups de briques et de pierres le train et un détachement de cavalerie qui cherchait à les disperser. Un officier et plusieurs soldats ont été atteints par les projectiles et légèrement blessés. […] [A Lens] A une heure, un cortège de nombreux grévistes, venant de Liévin, a assailli la maison de M. Reumaux, directeur des mines de Lens, actuellement à Paris. […] Ils ont ensuite pénétré dans la maison où tout a été mis en pièces ; les meubles, les fourneaux ont été brisés, le linge dispersé. Il n’a fallu aux grévistes que quelques minutes pour mettre tout à sac. » L’Humanité, 19 avril 1906 (après la catastrophe de Courrières qui a causé la mort de 1 099 mineurs).
Grève à Saint-Ouen Un long cortège qui unit toutes les générations, brandissant des drapeaux rouges, surgit depuis des usines dont on aperçoit les cheminées (tableau de Paul-Louis Delance, musée d’Orsay, 1908).
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70 / révoltes ouvrières
« La grève dure si les femmes tiennent » Longtemps oubliées, les révoltes de femmes sont minoritaires dans le monde ouvrier. Mais, dans les grandes grèves, leur rôle fut souvent décisif. Si les femmes faiblissent, le mouvement craque. Entretien avec Michelle Perrot
L’Histoire : Qu’est-ce qu’une ouvrière ? Michelle Perrot : Dans le langage courant, une ouvrière, c’est d’abord une femme d’ouvrier. En 1828, l’économiste Charles Dupin dresse un tableau des forces productives en publiant une série de fascicules sous le titre Le Petit Producteur français. Le dernier s’appelle L’Ouvrière française. A sa lecture, on s’aperçoit que, pour lui, l’ouvrière ne travaille ni en atelier ni en usine : « la bonne Marie » est à la maison et tient le ménage. Les ouvriers eux-mêmes considèrent qu’une bonne épouse doit être une ménagère. C’est même une question d’honneur. Si l’argent vient à manquer, l’ouvrier préfère envoyer ses filles à l’usine plutôt que sa femme. Au xixe siècle, il n’y a donc pas de valorisation du statut de l’ouvrière. Dans la réalité pourtant, les femmes travaillent aussi en usine. Elles y entrent très jeunes, vers 12 ans, et y restent jusqu’à l’âge du mariage (vers 25 ans) ou du premier enfant. Certaines reprennent ensuite le travail salarié vers l’âge de 40 ans, une fois que les enfants sont élevés. A l’usine donc, l’ouvrière est avant tout une très jeune femme, parfois presque une enfant. L’H. : Les femmes travaillent-elles dans les mêmes usines que les hommes ? M. P. : Au xixe siècle, les hommes et les femmes ne travaillent pas dans les mêmes ateliers, ni sur les mêmes machines. Il y a toutefois toujours des hommes dans les usines : ils sont surveillants, contrôleurs, contremaîtres, s’occupent de la réparation des machines en cas de panne. Ces ouvriers se retrouvent donc en position de domination et l’on imagine bien ce que cela peut avoir comme conséquence sur le plan du harcèlement sexuel. Devant ces situations, fréquentes, les patrons n°404 / octobre 2014
seuil
l’auteur Professeur émérite de l’université Paris-VIIDenis-Diderot, Michelle Perrot est l’une des spécialistes de l’histoire des femmes et de la condition ouvrière. Elle a récemment publié Mélancolie ouvrière (Grasset, 2012).
agissent souvent comme garants de l’ordre moral. Dans la seconde moitié du xixe siècle, ils ont parfois prévu des sorties d’usine différentes pour éviter qu’hommes et femmes ne se croisent. La mixité dans les usines se fait plus fréquente après 1900 : on voit par exemple arriver des femmes dans des usines métallurgiques. Mais la grande affaire des femmes demeure le textile. Cette industrie a d’ailleurs été la première à être mécanisée à la fin du xviiie siècle en Angleterre et dans les années 1800-1840 en France. L’H. : Sont-elles moins bien traitées ? M. P. : Les femmes sont considérablement moins bien payées que les hommes. Elles font les frais de trois préjugés : leur moindre rendement, leur moindre qualification, leurs moindres besoins. Leur salaire est un « appoint », jamais l’essentiel. Grâce à certaines sources, notamment aux monographies de Frédéric Le Play, le fondateur de la Société internationale des études pratiques d’économie sociale qui s’était donné pour tâche de faire des enquêtes sur les familles des classes populaires, on connaît mieux les comportements et les comptes des ménages. Lorsque le mari gagne bien sa vie, cet appoint peut servir à un « extra ». Dans le cas contraire, il permet de subsister. Mais même lorsqu’elles ont cessé de travailler à l’usine, les femmes ont souvent à cœur de gagner un peu d’argent, surtout celles qui ont travaillé avant leur mariage. Elles parviennent dans leur journée à glisser toutes sortes de tâches domestiques supplémentaires : elles lavent le linge de leurs voisines, portent le pain ou des courses, gardent des enfants et se constituent un petit pécule dont elles peuvent disposer en propre.
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mille. Les femmes deviennent parfois le ferment de la révolte lorsque le coût de la vie augmente et que le ménage souffre. Zola l’a bien montré dans son Germinal inspiré de la grève d’Anzin de 1884. Une fois la grève lancée, les femmes s’emploient par exemple à organiser des cuisines collectives, en puisant dans leurs économies. Les grèves de mineurs peuvent alors durer longtemps, parfois plusieurs mois. Si les femmes faiblissent, le mouvement craque. Elles sont également très présentes dans les cortèges, souvent en tête avec leurs enfants, portant drapeaux et bannières. Elles jouent un rôle symbolique – montrer que les patrons affament des pauvres familles – et de bouclier – la troupe ne tirera pas, pense-t-on, sur des femmes et des enfants. Ce rôle de « baromètre » de la grève est un peu moins vrai chez les métallos, simplement parce que, très souvent, les familles ne vivent pas sur le lieu de travail du mari. Quand c’est le cas, comme au Creusot, il y a d’ailleurs relativement peu de grèves. Avec sa politique paternaliste de logement des ouvriers, Schneider est d’une certaine manière
Nourri cières Billancourt, 29 mai 1936 : dans leur rôle traditionnel de nourricières, les femmes apportent de quoi manger à leur mari en grève dans les usines Salmson occupées.
ancienne collection p. doublet/adoc-photos
L’H. : Les ouvrières participent-elles aux révoltes ? Leur mobilisation est-elle spécifique ? M. P. : Nos historiens modernistes, Jean Nicolas pour le xviiie siècle ou Nicolas Bourguinat pour le xixe siècle, ont bien montré la place des femmes dans les révoltes frumentaires de l’Ancien Régime : elles sont en charge de défendre le pain ; l’émeute de subsistance est leur affaire. Mais tout change dans le monde industriel : le monde ouvrier n’attend rien d’elles. Il est fréquent de rencontrer dans les sources des cas où les pères – souvent dépositaires de contrats d’apprentissage pour leurs filles – les ramènent à l’usine après des grèves. Souvenonsnous que ce n’est qu’en 1906 qu’une loi permet aux femmes mariées de percevoir leur salaire. En fait, si les femmes participent aux révoltes, c’est avant tout pour soutenir leur mari en grève. Ceci est particulièrement perceptible chez les mineurs : si trop de femmes sont hostiles au mouvement, la grève ne peut pas marcher. Comme dans le monde paysan d’Ancien Régime, le souci premier des femmes est de pouvoir nourrir leur fa-
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