3’:HIKLSE=WU[YUV:?k@e@k@f@a";
M 01842 - 405 - F: 6,40 E - RD MENSUEL DOM/S 7,40 € TOM/S 970 XPF TOM/A 1 620 XPF BEL 7,40 € LUX 7,40 € ALL 8,20 € ESP 7,40 € GR 7,40 € ITA 7,40€ MAY 8,80 € PORT. CONT 7,40 € CAN 10,50 CAD CH 12 ,40 FS MAR 63 DHS TUN 7,20 TND USA 10,50 $ ISSN 01822411
1915-1919 : LE MASSACRE DES CHRÉTIENS D’ORIENT www.histoire.presse.fr
LES RUSSES ET LEUR EMPIRE de Catherine à Poutine
La grande vogue de l’embaumement
La guerre mondiale des Romains
1314 : la mort de Philippe le Bel
4 / SOMMAIRE
N°405 / NOVEMBRE 2014
ON EN PARLE
exclusif 18 Musée du Bagne : clap d’ouverture
RODI SAID/REUTERS
Par D aniel Bermond
portrait 19 Lucien Bianco, Mao en ligne de mire Par D aniel Bermond
ÉVÉNEMENT
8 1915-1919 Le massacre des chrétiens d’Orient Par F rançoise Briquel-Chatonnet
Le calvaire subi par les chrétiens d’Irak fait écho aux massacres perpétrés contre les chrétiens, lors de la Grande Guerre, à l’est de l’Empire ottoman et au nordouest de l’Empire perse.
ACTUALITÉ
pessac 22 L’Allemagne sans tabou Par M ichel Winock
expositions 24 Louvre : Maghreb al-Aqsa
GUIDE
les revues 88 « Inflexions » : l’honneur au corps 88 La sélection du mois les livres 90 « La Loi du sang » de Johann Chapoutot Par Christian Ingrao
91 « Des ombres à l’aube » de Karl Jacoby Par Antoine Lilti
91 « Les Mamelouks » de Julien Loiseau Par Daniel Bermond
Par J uliette Rigondet
92 La sélection du mois
25 Italiens de Lyon
le classique 96 « Philippe le Bel » de Jean Favier
Par F abien Paquet
médias 26 Afghanistan, le tournant Par O livier Thomas
27 Lieutenant Genevoix Par B runo Calvès
archéologie 28 Retour à Pompéi
Par Julien Théry
CHRONIQUE DE L’INSOLITE
98 La Vénus de Quinipily Par Michel Pierre
Par A mbre d’Harcourt
cinéma 30 Marie, reine d’Écosse Par A ntoine de Baecque 1915-1919 : LE MASSACRE DES CHRÉTIENS D’ORIENT
La grande vogue de l’embaumement
La guerre mondiale des Romains
Par J ean-Pierre Bat
1314 : La mort de Philippe le Bel
LES RUSSES ET LEUR EMPIRE
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405_001COUV.indd 1
04/10/14 12:12
COUVERTURE :
« Sois vigilant ! » (affiche de 1921 de Dmitri Moor) : soldat de l’Armée rouge protégeant la Russie des riches profiteurs (Dagli Orti).
bande dessinée 34 Un peintre dans la boue Par P ascal Ory
RETROUVEZ PAGE 35 LES RENCONTRES DE L’HISTOIRE
CARTE BLANCHE
ABONNEZ-VOUS PAGE 97
Par P ierre Assouline
Ce numéro comporte quatre encarts jetés : Science et Vie (abonnés), L’Histoire (deux encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
N°405 / NOVEMBRE 2014
Vendredi 31 octobre à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Julian Jackson lors de la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » En partenariat avec L’Histoire
algérie 32 Les indics de la Toussaint rouge
LES RUSSES ET LEUR EMPIRE de Catherine à Poutine
M 01842 - 405 - F: 6,40 E - RD
NOVEMBRE 2014
31 (Sur)vivre à l’Ouest 31 Lech Walesa ou le défi polonais
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n° 405
www.histoire.presse.fr
37 Le point Godwin
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PRÉPARER LES CONCOURS CAPES et agrégation d’histoire : plus d’une centaine d’articles accessibles gratuitement sur
histoire.presse.fr
L’HISTOIRE / 5
DOSSIER
RECHERCHE
PAGE 38
70 1314, les doubles funérailles de Philippe le Bel
LEEMAGE
PRESIDENTIAL PRESS SERVICE/ITAR-TASS/AFP
Par Alexandre Bande
Philippe le Bel est le premier roi capétien à décider de disposer de deux tombeaux. Un moyen d’asseoir un peu plus encore le pouvoir de sa dynastie.
LES RUSSES et leur empire
76 La guerre mondiale des Romains Par Giusto Traina
40 Le temps des tsars. L’empire avant tout ! Par M arie-Pierre Rey Carte : u n empire de 22 millions de km2
48 Être russe en Union soviétique
Par S ophie Cœuré
52 URSS. L’obsession des frontières Par S abine Dullin 12 juin : le « jour des Russes »
Cartes : la frontière épaisse 1949, les trois frontières
Les guerres civiles de la fin de la république romaine revisitées à travers un conflit bien plus vaste, des Balkans à la Mésopotamie.
15 républiques
62 Ukraine : le test
Par A nne de Tinguy D es « Petits-Russes » aux Ukrainiens Carte : de complexes relations de voisinage 42 Chronologie 67 Pour en savoir plus
82 La grande vogue de l’embaumement Par Anne Carol
Une tendance qui révèle, entre les années 1830 et 1860, une évolution des sensibilités à propos de la mort. N°405 / NOVEMBRE 2014
YANN RENOULT/WOSTOK PRESS
8 / ÉVÉNEMENT
Tragédie en Irak
Ci-contre : en 1919, le quartier chrétien d’Ourmiah, petite ville située dans l’Empire perse qadjar (aujourd’hui en Iran), a été détruit, ses habitants chassés ou massacrés.
N°405 / NOVEMBRE 2014
DR
La fin d’un monde
Depuis le début de l’été, les chrétiens d’Irak vivent un calvaire : visés par les groupes islamistes, ils sont victimes de persécutions. Un tragique écho aux soubresauts de la Première Guerre mondiale dans la région, marquée par l’exode, le massacre et la disparition de communautés entières de chrétiens du Hakkari, à l’est de l’Empire ottoman, et du nord-ouest de l’Empire perse.
Le 22 juin 2014, des combattants du Syriac Military Council (une milice de protection des chrétiens) pénètrent dans une église vandalisée par l’armée de l’État islamique en Irak et au Levant (EI) dans la ville de Rojava.
L’HISTOIRE / 9
1915-1919
Le MASSACRE des chrétiens d’Orient
Par Françoise Briquel-Chatonnet
Les Arméniens se préparent à commémorer les morts du génocide perpétré par l’Empire ottoman. Les chrétiens syro-orthodoxes dont les familles sont originaires du Tur Abdin et de la région de Mardin au sud-est de la Turquie, en feront autant pour évoquer la mémoire des massacres perpétrés à la même époque et qu’ils désignent sous le nom de Seyfo2 (« épée »). Les exactions actuelles évoquent également les soubresauts de la fin de la Première Guerre mondiale dans la région, aussi marquée par l’exode, le massacre et la disparition de communautés entières d’assyro-chaldéens dans le Hakkari, à l’est de l’Empire ottoman, et dans le nord-ouest de l’Iran, bien documentés par l’ouvrage récent de Florence Hellot-Bellier3. Les chrétiens syro-orientaux sont les héritiers de la prestigieuse Église d’Orient4, que l’on a longCette histoire frappe d’autant plus douloureusement temps appelée « nestorienne » les chrétiens de la région qu’elle survient à (cf. p. 10). Cette Église a connu son heure de gloire la veille du centenaire des événements de 1915 au viie-ixe siècle, quand elle étendait sa mission jusqu’en et des villages de la région, syriaques orthodoxes Chine et en Inde et que son patriarche avait une et catholiques, assyriens ou chaldéens font face à place éminente à la cour abbasside où ses savants un des épisodes les plus noirs de leur histoire. Ils jouèrent un grand rôle dans la transmission de la sont pris dans la tourmente des luttes de factions science grecque aux Arabes. Mais, après l’invaet de communautés qui se sont exacerbées dans sion de la région par Tamerlan au xive siècle, face le pays depuis l’invasion américaine de 2003. La aux persécutions et aux contraintes qui leur furent tolérance qui avait permis aux membres de nom- alors imposées, le nombre des chrétiens d’Orient breuses confessions, musulmane, chrétienne, s’était réduit et ils s’étaient repliés dans les régions Yézidi, juive (les juifs étaient nombreux dans la ré- reculées et montagneuses situées à cheval entre gion jusqu’en 19501) de vivre ensemble, en Syrie l’Empire ottoman et l’Empire perse qadjar, qui corcomme en Irak, semble bien mise à mal dans un respondent actuellement au Hakkari en Turquie, contexte régional de violence paroxystique. au Kurdistan irakien et à l’Azerbaïdjan occidental Cette histoire frappe d’autant plus douloureu- iranien (cf. carte, p. 11). sement les chrétiens de la région qu’elle survient Au xixe siècle, ces chrétiens syro-orientaux, ratà la veille du centenaire des événements de 1915. tachés ou non à l’Église de Rome, formaient >>>
DR
L
’histoire donne parfois l’impression de bégayer, tragiquement. Les dramatiques événements dont le nord de l’Irak est le théâtre depuis le début de l’été 2014 et qui font suite à la création dès 2013 en Syrie d’une zone autour de Raqqa contrôlée par un groupe terroriste djihadiste se proclamant « État islamique en Irak et au Levant », ont placé les projecteurs sur les chrétiens de la région. Sommés de se convertir ou de partir en abandonnant tout, sous peine de mort, les chrétiens de Mossoul
L’AUTEUR Françoise BriquelChatonnet est docteur en histoire et directrice de recherche au CNRS au laboratoire Orient et Méditerranée (CNRS, Paris-IV, Paris-I, École pratique des hautes études). Elle a notamment édité Les Églises en monde syriaque, Études syriaques 10, Geuthner, 2013.
N°405 / NOVEMBRE 2014
32 / ACTUALITÉ Algérie La surprise est totale face aux attentats du 1er novembre 1954. Pourtant, les services de sécurité étaient, eux, bien informés.
Les INDICS d e la Toussaint rouge
RUE DES ARCHIVES/RDA
seignements politiques. La deuxième est le Service des liaisons nord-africaines (SLNA) du colonel Schoen, spécialisé dans le renseignement arabo-musulman. Ces deux agences sont, pour le gouverneur général d’Algérie, les plus importantes sources de r enseignement politique.
D RUE DES ARCHIVES/VARMA
Les six chefs historiques de l’insurrection algérienne, tous issus de l’OS, organisation terroriste bien connue en 1954 des services de police en Algérie. Au centre : la une de France-Soir le 2 novembre 1954.
N°405 / NOVEMBRE 2014
ans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, une série d’attentats est déclenchée en Algérie, revendiquée par une organisation clandestine jusqu’alors inconnue de la police : le Front de libération nationale (FLN). La surprise est totale ; la police coloniale est accusée de défaillance. On sait pourtant aujourd’hui, grâce à des sources nouvelles (cf. p. 27), que les services de sécurité en savaient long sur la crise qui couvait à la veille de la « Toussaint rouge ». En Algérie, le gouvernement français peut disposer de trois principales agences de renseignements. La première est la police des Renseignements généraux (PRG) chargées sur tout le territoire, de collecter les ren-
Il faut y ajouter la délégation algérienne de la Direction de la surveillance du territoire (DST), mais qui ne répond de ses actes que devant le directeur de la DST, à Paris, Roger Wybot. Chacun de ces services conserve jalousement ses sources comme ses analyses : le renseignement algérien se caractérise ainsi par son fort cloisonnement. En 1953, le préfet Jean Vaujour est nommé directeur de la police algérienne, et lance une vaste enquête sur les forces nationalistes à l’œuvre en Algérie. Terminée en mars 1954, elle
conclut que, s’il existe un risque insurrectionnel, il vient de l’Organisation spéciale (OS). Fondée en 1947 et démantelée par la police en 1950, l’OS avait pour vocation de préparer l’action directe (armes, finances, commandos). Dans son rapport, Vaujour insiste sur l’organisation terroriste : des filières sont identifiées au Maghreb (Tunisie et Libye). Des renseignements affluent aussi sur les connexions politiques et les soutiens dont les nationalistes algériens peuvent bénéficier au sein du tout jeune gouvernement de Nasser en Égypte. En ce même mois de mars 1954, le SLNA découvre encore la création d’un mystérieux Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA), sans parvenir à en définir avec précision le projet politique. D’août à octobre 1954, Vaujour n’arrive pas, malgré ses efforts, à attirer l’attention du ministre de l’Intérieur, François Mitterrand, sur la situation brûlante de l’Algérie. Le commissaire Carcenac, chef de la PRG pour l’Algérois, rédige pourtant le 23 octobre 1954 un rapport alarmiste sur un « groupe autonome d’action directe en Algérie », immédiatement adressé à Mitterrand : « Ces irrédentistes […] sont tous des hommes de la clandestinité, anciens dirigeants de l’OS » ; les responsables ont demandé de « “pousser” l’activité du groupe pour “allumer la mèche” en Algérie ». Dans ses Mémoires, Vaujour affirme avoir présenté l’alternative suivante à son ministre : opérer un coup de filet immédiat – quitte à rater des membres de cellules non identi-
L’HISTOIRE / 33 DE NOUVELLES SOURCES
@
C
oncernant la guerre d’Algérie, les sources policières avaient été négligées dans les grandes éditions de documents : La Guerre d’Algérie par les documents. T. II, Les Portes de la guerre sous la direction de Jean-Charles Jauffret (Service historique de l’armée de terre, 1998) et Le FLN. Documents et histoire de Gilbert Meynier et Mohammed Harbi (Fayard,
STF/AFP
fiées – ou attendre que tous soient identifiés pour lancer l’opération. Le cabinet du ministre ne s’inquiète pas outre mesure. Un ordre d’arrestation générale est finalement donné le 2 novembre – soit vingt-quatre heures trop tard. Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre, entre minuit et 3 heures du matin pour l’essentiel, quelque 30 attentats sont en effet perpétrés à Alger, dans le département d’Oran, en Kabylie ou encore dans le massif des Aurès. L’insurrection se solde par neuf morts, quatre blessés et d’importants dégâts matériels. Son déclenchement coïncide avec la diffusion d’un Manifeste qui, sous forme de tracts ronéotypés, annonce la naissance d’un « Front de libération nationale » (FLN) déterminé à conquérir l’indépendance de l’Algérie par la lutte armée. On découvre vite que les organisateurs de l’insurrection sont tous issus de l’OS. Quant au FLN, c’est en fait le nouveau nom du CRUA. Les services de sécurité français étaient donc bien informés, à la veille de la Toussaint rouge, de ce qui se préparait en Algérie. C’est qu’ils disposaient d’une bonne source de renseignement : les informateurs. A Alger, la police des Renseignements généraux manipule un artificier du groupe CRUA de la Casbah : « Kobus ». Derrière ce nom de code se cache Abdelkader Belhadj Djillali, qui deviendra célèbre pour avoir constitué, entre 1957 et 1958, avec l’aide de l’armée française, un maquis nationaliste anti-FLN. Militant nationaliste, membre de l’équipe dirigeante de l’OS, Kobus avait été arrêté en 1950. « Retourné » par la police, il accepte de collaborer avec les Français. Après une (légère) peine de prison, il est « traité » par la PRG qui le manipule dans les rangs nationalistes. Kobus intègre le CRUA/FLN en 1954 : même s’il est parfois soupçonné dans les cercles nationalistes, il conserve une certaine aura pour son passé OS et sa formation
militaire. Renseigné aux meilleures sources, dès les premiers jours d’octobre 1954, c’est donc lui qui informe la PRG de projets d’attentats. Dans l’attente, on l’a dit, de consignes venues du pouvoir politique, Vaujour prend alors sur lui de faire remplacer la poudre des bombes par du très inoffensif chlorate de potasse. Ceci explique la faible portée de plusieurs bombes artisanales (notamment confectionnées dans de petites boîtes Esso) qui exploseront à Alger
Du chlorate de potasse dans les bombes lors de la Toussaint rouge. C’est encore une source humaine qui, le 31 octobre, remet au commissaire Lajeunesse, chef PRG du Constantinois, une bombe artisanale : un tuyau de fonte de 15 centimètres de hauteur et 10 centimètres de diamètre. Décidément, les indices se multiplient. Toujours en attente de consignes depuis Paris, Vaujour convoque à Alger les chefs des RG pour la journée du 1er novembre. Trop tard ! Vers 1 heure du matin, le téléphone du chef de la police sonne : Alger est secoué par plusieurs attentats à la bombe. Au lendemain de la Toussaint rouge, la PRG active tous ses informateurs. Vaujour dispose d’un certain « Ayoud », cadre haut
2004). Pourtant Jean Vaujour (photo) avait édité dans ses Mémoires (Albin Michel, 1985) les principaux documents de la police pour 1954. La police pendant la guerre en Algérie bénéficie aujourd’hui d’un intérêt sans précédent, comme en témoignent les Mémoires du commissaire Roger Le Doussal (Riveneuve, 2011) ou plusieurs travaux récents ou en cours. Les chercheurs peuvent aussi, depuis 2012, accéder à l’intégralité des archives de la PRG d’Algérie, conservées aux Anom (Aix-en-Provence) sous la cote 7 G.
placé des organisations nationalistes, grâce auquel il parvient à évaluer les forces du FLN : il peut ainsi annoncer au gouverneur général qu’aucune action terroriste n’est en mesure de survenir avant l’été 1955 – et, de fait, ce sont les attentats du 20 août 1955 qui relanceront la guerre. Roger Le Doussal, commissaire RG à Bône, reconnaît quant à lui dans ses Mémoires l’importance de sa source « Antoine », cadre nationaliste local, tout au long de sa mission dans ce secteur (19551960). Tandis que Roger Wybot affirme dans ses Mémoires avoir manipulé Bellounis et son maquis en wilaya 6 (zone saharienne et pétrolifère). La DST passera maître en matière de « retournement » d’agents algériens. On comprend la dépendance étroite des services de police visà-vis de leurs sources humaines, et les problèmes que cela suppose dans la relation entre le policier et son informateur… Mais encore fallait-il pouvoir et savoir exploiter les renseignements ainsi fournis. Ceci nécessitait, en situation coloniale, d’une part de disposer d’un système de renseignements unifié et efficace, d’autre part que le pouvoir politique l’écoute à bon escient, alors qu’il subissait aussi la pression de certains lobbies coloniaux. Ce ne fut pas le cas lors de la Toussaint rouge1.
Pour aller plus loin, retrouvez l’article de Bernard Droz, « 1er novembre 1954 : la Toussaint rouge » sur histoire.presse.fr
Jean-Pierre Bat
Chargé d’études aux Archives nationales
Note 1. J.-P. Bat, La Toussaint rouge, Hatier, 2014.
N°405 / NOVEMBRE 2014
40 / EMPIRE RUSSE
LE TEMPS DES TSARS
L’EMPIRE
AVANT TOUT ! La Russie s’est très tôt construite comme un empire multinational et multiconfessionnel. Centre et périphéries s’y distinguent mal. Les tsars n’ont pas toujours cherché à imposer une identité russe. L’idée impériale a accompagné, voire précédé, le sentiment national.
AKG
N°405 / NOVEMBRE 2014
Par M arie-Pierre Rey
L’HISTOIRE / 41
taines, jouent également leur rôle, tant dans la politique extérieure de la Russie que dans le rapport complexe que cette dernière entretient à son identité. Dès la période tsariste et c’est encore le cas aujourd’hui, l’identité russe a en permanence oscillé entre logique nationale et logique impériale. DR
D
epuis l’implosion de l’Union soviétique en décembre 1991, les deux guerres de Tchétchénie (1994-1996 puis 19992000), les troubles en Ossétie, la guerre en Géorgie (en 2008) et aujourd’hui le conflit ukrainien ont contribué à dessiner l’image d’une Russie agressive et expansionniste qui, nostalgique de son passé soviétique, chercherait à retrouver la puissance perdue et à reconstituer son empire, quitte, pour ce faire, à renouer avec les pratiques de la guerre froide. Et, de fait, d’un côté, la volonté du président Vladimir Poutine d’augmenter la capacité de défense russe et, de l’autre côté, l’attitude de l’Otan qui, depuis 1991, n’a cessé de gagner en influence dans l’ancien espace soviétique, tout atteste que les rivalités et les tensions qui ont structuré les relations internationales pendant plus de quarante ans restent aujourd’hui vivaces. Toutefois, si « la mémoire soviétique » influe sans nul doute sur les orientations actuelles de la diplomatie russe, d’autres références, plus loin-
L’AUTEUR Professeur d’histoire russe et soviétique à l’université Paris-I-PanthéonSorbonne, Marie-Pierre Rey a notamment publié Alexandre Ier (Flammarion, 2009 et 2013) et 1814, un tsar à Paris (Flammarion, 2014).
Pierre et Catherine Catherine II rend hommage à Pierre le Grand, en déposant des trophées turcs devant son tombeau. Deux tsars qui ont étendu l’empire (tableau d’Andreas Hüne, 1791, palais Catherine, Pouchkine).
DE LA SIBÉRIE À LA BALTIQUE L’Empire russe est une réalité ancienne. Si l’appellation officielle d’« empire » ne date que du règne de Pierre le Grand (1721), la réalité impériale a vu le jour bien plus tôt : dès le xve siècle, l’annexion de Novgorod par la principauté de Moscou (1478) agrège des populations finno-ougriennes aux populations russes ; quelques décennies plus tard, l’intégration des khanats musulmans de Kazan (1552) et d’Astrakhan (1554) dans la principauté moscovite fait de cette dernière une entité plurinationale et pluriconfessionnelle. Or, à cette date, l’identité russe se dessine à peine : certes, les peuples qui composent la principauté moscovite ont déjà un passé historique commun et, face à l’invasion puis au joug mongol subi pendant deux siècles (xiiie-xve siècle), la foi orthodoxe a très vite constitué un marqueur identitaire ; mais l’identité nationale en est encore à ses balbutiements. Il faut en effet attendre le « temps des troubles » et la révolte contre l’occupation polono-lituanienne (1612)1 pour voir les prémices d’un élan national. Deux siècles plus tard, menée contre la grande armée napoléonienne, la « guerre patriotique »2, qui réactive le spectre de l’occupation étrangère, soude l’ensemble des classes sociales dans un même patriotisme. Pour autant, il n’est pas question d’exalter le nationalisme russe stricto sensu et, comme les travaux de Dominic Lieven3 l’ont bien montré, le pouvoir tsariste prend bien soin d’associer à sa victoire sur Napoléon non la Russie seule, mais bien les différentes nationalités
MOTS C LÉS
Cosaque
Russes, pour la plupart, ils constituent des bandes militaires aux confins de l’empire et louent leurs services aux autorités russes ou polonaises.
« Narod »
« Peuple » au sens politique du terme, mais, aussi, selon le contexte, « population d’un État », « nation » ou « nationalité » ou bien encore « le peuple en tant que classe sociale ». C’est dire la difficulté de le traduire en français.
Prison des peuples Initialement apparue pour caractériser la monarchie
austro-hongroise, l’expression « prison des peuples » fut ensuite reprise par Lénine qui, dans l’immédiat avant-guerre, l’appliqua à l’Empire russe pour dénoncer le chauvinisme russe et les discriminations imposées aux minorités.
Russe
La langue russe établit une différence entre russkij (« russe » au sens ethnique) et l’adjectif rossijskij (russe au sens de son appartenance à l’État). C’est ce dernier adjectif qui caractérisait officiellement l’empire tsariste et qui caractérise aujourd’hui la Fédération de Russie.
N°405 / NOVEMBRE 2014
70/ RECHERCHE
1314, les doubles funérailles de PHILIPPE LE BEL Un corps, deux sépultures : Philippe le Bel est le premier roi capétien à décider de son vivant de disposer de deux tombeaux. Un choix dicté par l’air du temps mais aussi un moyen d’asseoir un peu plus encore le pouvoir de sa dynastie.
DR
Par Alexandre Bande
L’AUTEUR Médiéviste, Alexandre Bande est professeur en classes préparatoires au lycée Janson-de-Sailly. Il est notamment l’auteur de Le Cœur du roi. Les Capétiens et les sépultures multiples, xiiie-xve siècle (Tallandier, 2009).
N°405 / NOVEMBRE 2014
L
orsque, dans le courant de l’année 1687, Madame de Chaulnes fit faire des travaux dans le chœur de l’église du couvent des dominicaines de Poissy dont elle était la prieure, les ouvriers, selon un récit du xviiie siècle, firent une étrange découverte : une urne d’étain à l’intérieur de laquelle se trouvaient, « enveloppés d’une étoffe d’or et rouge, deux petits plats d’argent avec cette inscription sur une lame de plomb : cy dedans est le cœur du roi Philippe qui fonda cette église, qui trespassa à Fontainebleau la veille de la Saint-André 1314 ». Ils venaient d’exhumer le cœur du roi de France Philippe IV le Bel, petit-fils de Saint Louis. Le 4 novembre 1314, alors qu’il résidait à Poissy, Philippe le Bel se plaignit de violentes douleurs à l’estomac et fut pris de vomissements et de diarrhées. Les médecins ne comprirent pas les causes de cette brutale dégradation de son état et envisagèrent d’abord les suites d’un accident de chasse survenu au mois d’octobre. Ils envisagèrent aussi une attaque cérébrale. Malgré les soins qui lui furent prodigués pendant plusieurs jours à l’infirmerie du couvent des dominicaines de Poissy, se sentant faiblir, le roi demanda à être transporté à Fontainebleau, dans le château où il avait vu le jour. On l’y mena en litière sur la Seine. Son agonie dura plusieurs jours, au cours desquels il effectua ses dernières recommandations à son fils, le futur Louis X. Le 29 novembre, âgé de 46 ans, il s’éteignit entouré de ses fils et de ses principaux conseillers. Quelques jours plus tard, son corps fut inhumé à Saint-Denis, le « cimetière aux rois » et son cœur dans l’église abbatiale du prieuré des dominicaines de Poissy, à l’ouest de Paris, conformément aux volontés du monarque.
Philippe le Bel fut en effet le premier roi de France à faire le choix d’une double sépulture de son vivant. Il transformait ainsi les pratiques funéraires capétiennes puisque ce choix, logiquement, imposait également une double cérémonie de funérailles et l’érection de deux gisants distincts. Dans son premier testament, rédigé en 1288, après trois ans de règne et alors qu’il n’avait que 20 ans, Philippe le Bel, sans surprise, demandait à être inhumé à Saint-Denis. Il prévoyait ainsi de rejoindre la nécropole dans laquelle reposaient la plupart de ses prédécesseurs mérovingiens, carolingiens et capétiens, selon la volonté de Saint Louis. Mais moins de dix ans plus tard, en mars 1297, le roi modifia son testament : il exprima le désir d’avoir deux sépultures et de voir son cœur reposer au couvent des dominicains de la rue Saint-Jacques, à Paris. Pourquoi ce choix ? Les facteurs permettant de comprendre ses motivations concernant le nombre et la localisation de ses sépultures sont le plus souvent méconnus, et ce d’autant plus que la « psychologie » de Philippe le Bel est reconnue par tous comme étant difficile à discerner. UN EFFET DE MODE ? La première des explications plausibles est que la pratique de l’inhumation séparée des cœurs était devenue fréquente dans la famille capétienne depuis quelques décennies. Le cœur de Blanche de Castille, mère de Saint Louis et arrière-grandmère de Philippe le Bel, fut inhumé, en 1252, à l’abbaye du Lys, près de Melun. Deux des frères de Saint Louis, Alphonse de Poitiers et Charles d’Anjou, disposaient aussi d’une tombe de cœur. Des comportements similaires sont attestés au Moyen Age dans l’entourage du roi de France. Initiée en
L’HISTOIRE / 71
Royal enterrement
LEEMAGE
Philippe le Bel est enterré dans la nécropole royale de SaintDenis, devant les représentants du clergé et des laïcs (en arrière-plan). Cette miniature de Jean Fouquet tirée des Grandes Chroniques de France fait la part belle aux symboles du pouvoir royal, à commencer par la fleur de lis.
Philippe le Bel est le précurseur capétien en matière de funérailles royales : telle est la thèse d’Alexandre Bande dans ses travaux sur le cœur du roi au xiiie-xve siècle. Par un examen précis de sources variées (chroniques, traités de médecine et de théologie, etc.), l’auteur souligne qu’en prévoyant pour la première fois une double sépulture pour son corps, Philippe le Bel fait de son corps mort un outil au service du pouvoir et du prestige de sa dynastie. Les « deux corps morts » du roi annoncent les deux corps du roi décrits par E. Kantorowicz : les motivations personnelles et familiales président au choix de la sépulture du cœur, tandis que les enjeux politiques conduisent le reste de son corps à l’abbaye de Saint-Denis, nécropole dynastique.
HERVÉ CHAMPOLLION/AKG
Décryptage
Visage de marbre Gisant de Philippe le Bel qui surmonte sa tombe à Saint-Denis.
N°405 / NOVEMBRE 2014