Les racines du nationalisme

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MENSUEL DOM/S 7,40 € TOM/S 970 XPF TOM/A 1 620 XPF BEL 7,40 € LUX 7,40 € ALL 8,20 € ESP 7,40 € GR 7,40 € ITA 7,40€ MAY 8,80 € PORT. CONT 7,40 € CAN 10,50 CAD CH 12 ,40 FS MAR 63 DHS TUN 7,20 TND USA 10,50 $ ISSN 01822411

ANNIVERSAIRE 1715 : le testament de Louis xiv www.histoire.presse.fr

LES RACINES DU

NATIONALISME

A-t-il vraiment existé ? La Torah décryptée Ce qu’en dit Freud

Moïse de la Bible

à Hollywood


4 / SOMMAIRE

N°407 / JANVIER 2015

ON EN PARLE

exclusif 20 Tous à Amboise ! Par Daniel Bermond

20TH CENTURY FOX 2014

portrait 21 Marceline Loridan, sur-vivante

ÉVÉNEMENT

8 Moïse depuis 3 000 ans Entretien avec Jean-Christophe Attias

Exodus, de Ridley Scott, sort le 24 décembre. Un péplum épique, le face-à-face de Moïse et Ramsès. C’est un tout autre Moïse que nous fait découvrir Jean-Christophe Attias : celui de la Bible ; celui des traditions juive, chrétienne ou musulmane. Un grand prophète, mais aussi un homme rempli de doutes.

bande dessinée 40 Strange fruits Par Pascal Ory

41 Les historiens à l’heure du neuvième art Par Olivier Thomas

Par Juliette Rigondet

CARTE BLANCHE

ACTUALITÉ

Par Pierre Assouline

expositions 24 Musée d’Archéologie nationale : prince ou boxeur Par Hervé Duchêne

25 Musée de Cluny : un bâton, une boussole Par Fabien Paquet

géopolitique 26 Tunisie : cartographie d’une révolution Par Pierre Vermeren

médias 28 Le visage du diable Par Olivier Thomas

28 Une restauration attendue chine 30 Hongkong est-elle chinoise ? Par Anne Kerlan

patrimoine 32 Lunéville retrouve ses Lumières Par Didier Francfort

palmarès 34 Pessac, un millésime entre guerres et paix

42 Salut à Michel Drouin

GUIDE

les revues 88 « Sociétés & Représentations » : vue de Berkeley les livres 90 « Histoire politique de l’affaire Dreyfus » de Bertrand Joly Par Michel Winock

91 « La Révolte des boules de neige » de Claire Judde de Larivière Par Patrick Boucheron

91 « Un asile pour tous les peuples ? » de Delphine Diaz

Par Catherine Brice

le classique 96 « Les Primitifs de la révolte » d’Eric J. Hobsbawm Par François Jarrige

CHRONIQUE DE L’INSOLITE

98 Signé à l’encre de sang Par Michel Pierre

Par Hélène Camarade et Claire Kaiser COUVERTURE :

Les Nations alliées pour le triomphe du droit et de la liberté, estampe de Raoul Dufy, vers 1918 (Centre Pompidou, MNAM-CCI, dist. RMN-GP/Georges Meguerditchiam ; © ADAGP Paris 2014) ; Moïse, détail d’une fresque du Parmigianino du xvie siècle, église Santa Maria della Steccata à Parme (Electa/Mondadori Portfolio/Dagli Orti).

RETROUVEZ PAGE 43 LES RENCONTRES DE L’HISTOIRE ABONNEZ-VOUS PAGE 97

Ce numéro comporte quatre encarts jetés : La Croix (abonnés), L’Histoire (deux encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

N°407 / JANVIER 2015

cinéma 36 Arméniens : autopsie d’un massacre

Par Antoine de Baecque

37 Himmler intime société 38 L’hétérosexuel, ce « grand malade »

Par Christelle Taraud et Louis-Georges Tin

Vendredi 19 décembre à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Elizabeth Rechniewski (sous réserve) lors de la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » En partenariat avec L’Histoire


L’HISTOIRE / 5

DOSSIER

RECHERCHE

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72 La puanteur, fléau urbain au Moyen Age Par Jean-Marie Leguay

Les villes, au Moyen Age, sont si insalubres que certains s’inquiètent déjà de leur impact sur la santé.

78 Les dernières volontés de Louis XIV Par Alexandre Maral

EFE/SIPA

Louis XIV est mort il y a trois cents ans. Au soir de sa vie, le roi s’est efforcé de résoudre de nombreuses difficultés politiques et religieuses.

Qu’est-ce qu’une

NATION ? Par Michel Winock Nationalisme, histoire d’un mot Cartes : 1815, l’Europe des empires 1920, l’Europe des nations Les nations africaines existent-elles ? Par Pap Ndiaye

56 Amérique latine. Des nations filles de l’indépendance

Par Yves Saint-Geours

58 Français d’abord !

Par V alérie Igounet Les racines de l’extrême droite Par M ichel Winock Les partis frères d’Europe

62 L’explosion des nations

Par É douard Vernon Carte : nouveaux pays, multiples revendications Kosovo, une fragile reconnaissance Catalogne, vers l’indépendance Par B enoît Pellistrandi 69 Pour en savoir plus

ERICH LESSING/AKG

46 1789-1920. Comment s’est dessinée la carte de l’Europe

84 Pouvait-on rire de César ? Par Pascal Montlahuc

Le puissant César fut la cible d’attaques nombreuses, souvent exprimées sous forme de raillerie. Une pratique classique qui semblait se faire avec une relative liberté. N°407 / JANVIER 2015


8 / ÉVÉNEMENT

MOÏSE depuis 3 000 ans

20TH CENTURY FOX 2014

N°407 / JANVIER 2015

Entretien avec Jean-Christophe Attias


ARTOTHEK/L A COLLECTION ; © ADAGP PARIS 2014

L’HISTOIRE / 9

Superstar Les scénaristes d’Exodus ont choisi de faire de Moïse un chef militaire, ce qu’il n’était pas dans le récit biblique. C’est Christian Bale qui incarne, après Charlton Heston, le libérateur des Hébreux.

Peuple rebelle A peine Dieu vient-il de sceller son alliance avec Israël par la Loi que son peuple se livre à l’idolâtrie (Moïse et l’adoration du Veau d’or de Marc Chagall, 1976, collection particulière).

L’Histoire : Que nous dit la Bible de Moïse ? Jean-Christophe Attias : Tout ce que nous savons de Moïse, c’est de la Bible que nous l’apprenons. Les quatre derniers livres du Pentateuque (l’Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome) peuvent être lus – aussi – comme une biographie du prophète. On y raconte que Moïse naît en Égypte alors que les Hébreux y sont esclaves et à un moment où les conditions de l’esclavage sont aggravées par Pharaon. Ce dernier décide ainsi de limiter la démographie des Hébreux en jetant dans le Nil tous les nouveau-nés mâles. Moïse naît dans ce contexte. Sa mère le cache et, au bout de trois mois, elle l’abandonne sur le Nil dans un couffin. C’est le début de l’histoire de Moïse, le tout début du livre de l’Exode. A partir de là se développe la destinée d’un personnage d’exception qui aurait vécu cent vingt ans. Une vie grosso modo divisée en trois grandes périodes : quarante ans en Égypte, quarante ans où Moïse est un simple berger du désert avec charge de

BALTEL/SIPA

« Exodus. Gods and Kings » de Ridley Scott sort le 24 décembre. Un péplum épique, le face-à-face de Moïse et de Ramsès. C’est un tout autre Moïse que nous fait découvrir Jean-Christophe Attias, celui du texte de la Bible, celui aussi des traditions juive, chrétienne ou musulmane. Un Moïse également très personnel : le plus grand prophète des juifs, un homme pourtant fragile et rempli de doutes.

L’AUTEUR Jean-Christophe Attias est titulaire de la chaire de pensée juive médiévale de l’École pratique des hautes études. Notamment auteur de Les Juifs et la Bible (rééd. Cerf, 2014), il publiera un Moïse chez Alma en mars 2015.

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46 / NATIONALISME

1789-1920

COMMENT S’EST

DESSINÉE

LA CARTE DE L’EUROPE

S

Par M ichel Winock

i l’on compare les cartes politiques de l’Europe en 1815 et en 1920, on mesure l’immense changement : les empires ont largement laissé place aux États-nations. 1815 : le congrès de Vienne et la SainteAlliance1 redessinent le continent dans la volonté d’effacer l’œuvre de la Révolution et des conquêtes napoléoniennes. 1920 : les derniers traités qui font suite à la Grande Guerre ont remodelé la carte sur les ruines de trois puissances impériales multiethniques, l’Autriche-Hongrie, l’Empire ottoman et l’Empire russe. Entre ces deux dates, le principe des nationalités, à l’œuvre tout au long du xixe siècle, a sapé les conclusions du congrès de Vienne. Le principe des nationalités, énoncé dans la seconde moitié du xviiie siècle, est la rencontre voulue entre la notion juridique de l’État et la notion d’ordre sociologique, la nation. Dans N°407 / JANVIER 2015

DR

L’AUTEUR Conseiller de L’Histoire, Michel Winock, auteur de Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France (Seuil, rééd., 2014), vient de publier au Seuil Les Derniers Feux de la Belle Époque.

JOSSE/LEEMAGE

Si le sentiment national n’est pas né au xixe, c’est bien ce siècle qui a vu triompher, en Europe, le principe des nationalités : à chaque nation, un État. A travers guerres et soulèvements, ce principe s’est imposé lentement en Europe.

l’Europe de 1815, des nations étaient intégrées dans des empires : l’État autrichien habsbourgeois se composait de plusieurs nations ; ou bien des nations étaient partagées entre plusieurs États, comme la Pologne. Ainsi, le principe des nationalités pouvait agir comme une double force, soit de regroupement (l’Italie, l’Allemagne), soit de séparation (les minorités nationales de l’Autriche-Hongrie ou de l’Empire ottoman). DROIT OU GÉNIE DES PEUPLES Le sentiment national existait avant le xixe siècle. Des médiévistes ont perçu l’émergence d’un attachement à la nation française au cours de la guerre de Cent Ans. Et, au début du xvie siècle, l’œuvre de Machiavel vise à unifier les États italiens, notamment contre les États pontificaux. Mais, pendant longtemps, le patriotisme se confond avec le sentiment de fidélité au prince.


L’HISTOIRE / 47

C’est au xviiie siècle que l’idée de nation a transgressé celle de souverain : c’est elle qui devient le fondement de l’État. Toutefois, la définition de la nation n’est pas unique. Les révolutionnaires français qui ont lu le Contrat social de Rousseau et ses Considérations sur le gouvernement de Pologne mettent en relief l’idée de contrat : c’est la volonté générale qui est à la base de la société, c’est le vouloir vivre ensemble qui fonde la nation. Réunis sur le Champ-de-Mars, à Paris, pour la grande fête de la Fédération du 14 juillet 1790, des milliers de représentants des provinces ont proclamé leur union volontaire dans la nation française. Ce principe national des Français impliquait ce qu’on appellera plus tard le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. C’est ce qu’exprima Merlin de Douai à l’Assemblée nationale, le 28 octobre 1790, à propos des Alsaciens : « Aujourd’hui que les rois sont généralement reconnus pour n’être que

Révolution de 1848 Le Pacte, lithographie de Frédéric Sorrieu (1848) illustrant la dimension nationaliste du « printemps des peuples » (Paris, musée Carnavalet).

les délégués et les mandataires des nations dont ils avaient jusqu’à présent passé pour les propriétaires et les maîtres, qu’importent au peuple d’Alsace, qu’importent au peuple français les conventions qui, dans les temps du despotisme, ont eu pour objet d’unir le premier au second ? Le peuple alsacien s’est uni au peuple français parce qu’il l’a voulu. » Une définition révolutionnaire, subversive et dangereuse pour les royaumes et les empires multinationaux. Une définition concurrente, celle de la « nation objective », s’est développée en Allemagne, à la suite des conceptions antirationalistes de Johann Gottfried von Herder, dont l’influence sur Goethe et sur toute la littérature allemande fut marquante. Pour Herder, la nationalité n’est pas un acte volontaire, mais un produit de l’histoire, des forces obscures et collectives qui forment le génie des peuples. Ce génie, on le trouve dans les chansons, les légendes populaires, les épopées qui N°407 / JANVIER 2015


62 / NATIONALISME

L’EXPLOSION

DES NATIONS

L’ONU a reconnu 193 États dont le dernier en date est le Soudan du Sud, en 2011. Avec une dizaine de nations autoproclamées et de multiples mouvements indépendantistes, le nationalisme ne s’est peut-être jamais aussi bien porté.

L’AUTEUR Édouard Vernon est journaliste et historien.

N°407 / JANVIER 2015

O

Par Édouard Vernon

n croyait les nations à terre ! La mondialisation, qui semble abolir les frontières par toutes les circulations qu’elle engendre (de personnes, de produits, d’informations, voire des croyances), paraissait, à partir des années 1980, en avoir fini avec un concept inscrit dans une séquence historique commencée au xviiie siècle. Celui-ci arriverait à son terme, après avoir – maladroitement – servi à organiser la carte du monde en vagues successives : les « vieux États-nations », les « nouveaux » d’Amérique latine au début du xixe siècle, les unités allemande et italienne, les suites de la Première Guerre mondiale, les décolonisations… Dans ce contexte, la chute du mur de Berlin livra un message ambigu : d’abord la croyance naïve en quelque « fin de l’histoire » avec la brève domination de l’hyperpuissance – unipolaire – américaine. L’éclatement de l’Union soviétique, la réorganisation de la carte en Europe centrale et orientale purent apparaître un temps comme une sorte de « réajustement » après la « parenthèse » communiste : les États-nations de l’Europe issus des traités consécutifs à la Grande Guerre recouvraient leur souveraineté avec toutefois quelques évolutions ; à l’automne 1991, toutes les républiques fédérées de l’URSS accédaient à l’indépendance ; en 1993, la Slovaquie se détachait pacifiquement de la République tchèque. Mais il fallut rapidement déchanter. En août 1991, la guerre éclate en Yougoslavie (nouvelle « guerre balkanique »). Le massacre de Srebrenica (6 000 à 8 000 morts) en juillet 1995 démontra, s’il en était besoin, que l’« ajustement » en question reposait de façon très aiguë sur une « question nationale » qui restait au cœur de la vie internationale. Vingt ans après, rien n’est venu démentir ce constat. De façon pacifique ou violente, de l’Érythrée (1993) au Soudan du Sud, 193e et dernier État à avoir adhéré à l’ONU après son

indépendance en 2011, de la Catalogne à l’Écosse, la construction d’États nationaux ou le « principe des nationalités » sont toujours à l’ordre du jour. PREMIER PRINCIPE : LE DROIT DES PEUPLES Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, le principe fondamental est bien resté le même et toute revendication nationale s’en réclame : il est tout entier contenu dans la formule apparemment incontestable par laquelle on s’est habitué à résumer les « quatorze points » du président américain Wilson, « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Il valide la recherche d’une souveraineté d’un peuple dans le cadre d’un État national. Rappelons quand même que ce principe, en 1918, ne concernait que les nations d’Europe. Et osons dire que c’est la casuistique de ce principe qui a changé. La première difficulté est évidemment de définir le peuple et son assise territoriale. L’histoire est à cet égard ardemment convoquée, sollicitant tour à tour une souveraineté ancienne, la langue, la religion, un recours au passé largement mythifié. La présence de plusieurs peuples dans un même État est naturellement à l’origine de bien des revendications nationales. Au xixe siècle, les Polonais appuyaient leurs revendications nationales sur la solide histoire d’un incontestable royaume médiéval dépecé à la fin du xviiie siècle par ses trop puissants voisins. Les Écossais aujourd’hui convoquent la bataille de Bannockburn (1314) et l’indépendance d’un royaume rattaché en 1707 au Royaume-Uni. Les Catalans invoquent une défaite, la prise de Barcelone par les Bourbons d’Espagne, le 11 septembre 1714. Les Croates et les Slovènes, au début des années 1990, ont souligné l’incompatibilité des religions et l’« insupportable » domination de Belgrade pour s’émanciper de la >>>


STAN HONDA/AFP

L’HISTOIRE / 63

193 États 51 États ont participé à la création de l’ONU en 1945. Aujourd’hui, 193 États en sont membres. Ici, Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne, prend la parole lors de l’Assemblée générale des Nations unies (2012). Non reconnue par l’ONU, la Palestine n’en est pas moins devenue un État observateur en novembre 2012.

CHARLES LOMODONG/AFP

La nation dans la peau A l’occasion des célébrations de la troisième année de l’indépendance de 2011, ces deux femmes arborent fièrement le drapeau sud-soudanais qu’elles se sont peint sur le visage (Djouba, 2014).

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84/ RECHERCHE

Pouvait-on RIRE de César ? Critiqué pour sa mainmise sur la vie publique romaine, César fut la cible d’attaques nombreuses et violentes, souvent exprimées sous la forme de railleries. C’était là une pratique classique, qui semblait, si l’on en croit les sources, se faire avec une relative liberté de ton.

DR

Par Pascal Montlahuc

L’AUTEUR Agrégé d’histoire et doctorant à Paris-VII, Pascal Montlahuc prépare une thèse sur « Humour et politique à Rome, de la fin du iiie siècle av. J.-C. jusqu’à l’avènement des Antonins ».

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L

’humour est devenu au cours des deux derniers siècles de la République romaine une arme ou tout du moins une expression d’opposition d’autant plus importante que cette palette d’attaques caustiques permettait de déguiser ce qui, autrement, aurait pu être condamné pour injure publique. César luimême a beaucoup pratiqué la raillerie politique et l’a assumée : a-t-il tenté de contrôler la causticité à son encontre, notamment celle de Cicéron ? Se moquait-on encore de lui à la veille de son assassinat en 44 av. J.-C. ?

« CELUI QUI SERRE MAL SA TOGE » Les moqueries dirigées contre les ambitions de César ont vu le jour assez tôt dans la carrière du futur dictateur. Dès 65 av. J.-C., César, devenu édile (chargé de la gestion de la ville), avait pris l’ascendant sur son collègue Bibulus, ce que ce dernier rappelait par le bon mot suivant : « Il m’est arrivé la même mésaventure qu’à Pollux : de même que le temple élevé aux jumeaux dans le Forum porte seulement le nom de Castor, les munificences de César et de Bibulus sont attribuées au seul César. » Attaquer la morale privée était un excellent moyen de discréditer un personnage public1. Les Romains liaient en effet attitude privée et gestion des affaires publiques, notamment autour de la notion de tempérance. Ainsi, certains sénateurs, défenseurs des intérêts des optimates (les grandes familles), percevant d’un mauvais œil l’ascension de César, jeune homme politique proche des populares (« qui cherchent la faveur du peuple »), raillèrent sa vie privée pour affaiblir son ambition. Déjà, nous dit Macrobe, « Sylla, par un sentiment prémonitoire, disait à Pompée : “Prends garde à ce garçon qui serre mal sa toge” », afin de le mettre en garde contre l’aspect efféminé de César qui cachait une réelle capacité politique.

Suétone, dans sa Vie du divin César, mentionne aussi les attaques portées par des sénateurs contre les mœurs présumées dissolues de César, ainsi que sa supposée aventure avec Nicomède, le roi de Bithynie. Il fut surnommé « la rivale de la reine » et « l’étable de Nicomède ». Un jour, comme César plaidait la cause de Nysa, la fille de Nicomède, et rappelait les bienfaits qu’il devait au roi, Cicéron lui dit : « Passez là-dessus, je vous prie, car personne n’ignore ce qu’il vous a donné et ce qu’il a reçu de vous. » Au début de sa carrière, les moqueries contre les mœurs sexuelles de César ou son appétit de pouvoir semblent donc liées et avoir été portées publiquement au Forum comme au sénat, par des personnages de la vie politique, comme Bibulus, Cicéron ou encore Curion le Père, qui surnommait César « le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris ». Par la suite, face à l’accroissement de sa puissance, la causticité contre César se fit-elle plus prudente ? A partir de 59 av. J.-C. et de l’accession de César au consulat, l’humour fut utilisé par les Romains afin d’exprimer leur désapprobation

Décryptage Le rire peut être une arme redoutable contre le pouvoir. Pascal Montlahuc, auteur d’une thèse sur l’humour et la politique à Rome, s’est intéressé à la causticité publique au moment de la prise de pouvoir par César. A la lecture de Cicéron, Dion Cassius, Macrobe, Plutarque ou Quintilien, il propose une étude chronologique, politique et sociale de l’humour à Rome.


BNF

L’ARME DES SÉNATEURS Ces plaisanteries furent le fait d’urbani, nous dit Suétone, à comprendre au double sens d’« habitants de la Ville » mais aussi de « faisant preuve d’urbanitas », de « civilité », et donc enclins à l’humour. La vox populi répétait également à Rome des vers caustiques à l’encontre de César. Pourtant, il est probable que les auteurs de ces bons mots aient été, en partie au moins, des membres d’une aristocratie sénatoriale mise à mal par l’emprise politique du « premier triumvirat »2 et voyant là un nouveau moyen d’expression de la critique politique. Cette supposition est d’autant plus justifiée que le récit de Suétone reste sujet à caution. Il paraît en effet douteux que des citoyens de Rome qui devaient authentifier un acte, afin d’obtenir les bénéfices ou droits s’y rattachant, aient exprimé une plaisanterie sur le document même. Suétone a pu identifier une plaisanterie populaire ou un bon mot qui circulait alors à Rome et vouloir lui donner une épaisseur concrète. Ainsi, l’année 59 av. J.-C., scellant l’ascension du consul César, a dû être un temps fort de plaisanteries. Dans le même temps, cette année semble aussi être le point de départ d’une certaine prudence dans l’usage de l’humour contre César, face à la figure d’un général désormais consulaire puis victorieux en Gaule. Avocat et orateur, Cicéron s’est penché sur le rire comme arme politique et persuasive, comme en témoignent un long passage du De oratore (II, 216-291) mais aussi des recueils de ses bons mots, malheureusement perdus. Cicéron reste un auteur central dans toute étude sur le rire politique. Adversaire de César depuis le débat sur le châtiment à réserver au conspirateur Catilina, il railla l’ambition de son adversaire. Dans une lettre à Atticus, Cicéron écrivait en 59 av. J.-C. : « Ils [les « triumvirs »] peuvent bien distribuer le consulat, le tribunat de la plèbe à qui leur plaît, et même habiller le goitre de Vatinius de la robe

« La rivale de la reine »

Les moqueries contre les mœurs sexuelles de César constituaient un excellent moyen de le discréditer. Ainsi, des sénateurs, raillant son aventure supposée avec Nicomède Ier, le roi de Bithynie (ci-contre : monnaie grecque, BNF), le surnommèrent « la rivale de la reine » ou encore « l’étable de Nicomède ». En haut : buste de César, vers 50 av. J.-C. (Vienne, Kunsthistorisches Museum).

RMN-GP (MUSÉE DE LOUVRE)/HERVÉ LEWANDOWSKI

face à la montée en puissance de César au détriment de son collègue consul. Une fois encore, c’est Bibulus qui, nommé à la même magistrature que César, fut effacé par son ambition. Suétone raconte que les habitants de Rome, ayant à dater un acte pour le rendre authentique, n’écrivaient pas « fait sous le consulat de César et de Bibulus » mais « sous le consulat de Jules et de César ». Ce consulat était ainsi raillé comme celui d’une seule personne qui concentrait dangereusement entre ses mains les pouvoirs de la république. Face à un collègue impuissant et stigmatisé comme tel, César annulait la dualité originelle et fondamentale de la charge consulaire.

ERICH LESSING/AKG

L’HISTOIRE / 85

Comédie et politique

Fragment d’une peinture murale de Pompéi représentant Thalie, la muse de la comédie, ive siècle ap. J.-C. Face au pouvoir de César, la raillerie politique n’a pas disparu mais s’est faite plus prudente.

N°407 / JANVIER 2015


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