Rire, pleurer, haïr : les émotions au Moyen Âge

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MENSUEL DOM/S 7,40 € TOM/S 970 XPF TOM/A 1 620 XPF BEL 7,40 € LUX 7,40 € ALL 8,20 € ESP 7,40 € GR 7,40 € ITA 7,40€ MAY 8,80 € PORT. CONT 7,40 € CAN 10,50 CAD CH 12 ,40 FS MAR 63 DHS TUN 7,20 TND USA 10,50 $ ISSN 01822411

DÉBAT : L’ISLAMISME, EST-CE ENCORE L’ISLAM ? www.histoire.presse.fr

J AC R É V L A Q U O LU ES T I O LE N GO FF

RIRE, PLEURER, HAÏR

AU MOYEN ÂGE

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M 01842 - 409 - F: 6,40 E - RD


4 / SOMMAIRE

N°409 / MARS 2015

ON EN PARLE

CARTE BLANCHE

Par H ervé Duchêne

Par Pierre Assouline

exclusif 18 La tombe d’Olympias ?

37 Dans la peau de Cromwell

STRINGER/REUTERS

portrait 19 Vanessa Van Renterghem, GUIDE la Syrie au cœur les revues Par V alérie Igounet 88 « Carto » : géographes et pédagogues

ACTUALITÉ ÉVÉNEMENT

8 Lecture historique du djihadisme Par G abriel Martinez-Gros

Au-delà du choc provoqué début janvier 2015 par les attentats à Paris, l’historien Gabriel Martinez-Gros nous montre comment le djihadisme cherche à s’imposer comme le visage moderne de l’islam.

expositions 22 Musée Marmottan : seule au bain Par J uliette Rigondet

23 Musée du Luxembourg : la reine blanche archives 24 Les archives de « Monsieur Afrique » Par J ean-Pierre Bat

religion 26 Le pape aux pieds nus

88 La sélection du mois les livres 90 « La Carte perdue de John Selden » de Timothy Brook Par Joël Cornette

91 « La Défense de Madrid » de Manuel Chaves Nogales Par Benoît Pellistrandi

91 « Golda Meir » de Claude-Catherine Kiejman Par Frédéric Encel

Par S ophie Delmas

92 La sélection du mois

cinéma 28 Raconte-moi grand-mère

le classique 96 « La Constitution des Athéniens » d’Aristote

Par A ntoine de Baecque

29 Selma, l’Amérique au milieu du gué Par P ap Ndiaye

éducation 30 Jules Verne était-il misogyne ?

Par Vincent Azoulay

CHRONIQUE DE L’INSOLITE

98 Des graffitis au Vatican Par Michel Pierre

Par C laude Aziza

algérie 32 Harkis : les rapports du CICR

Par F atima Besnaci-Lancou

COUVERTURE :

Le Fou riant, huile sur toile de Jacob Cornelisz van Oostsanen, vers 1500 (Wellesley College, Davis Museum and Cultural Center/Bridgeman Images).

RETROUVEZ PAGE 38 LES RENCONTRES DE L’HISTOIRE ABONNEZ-VOUS PAGE 97

Ce numéro comporte quatre encarts jetés : Le Club histoire (abonnés), L’Histoire (deux encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

N°409 / MARS 2015

médias 34 L’enfer sur mer

Par O livier Thomas

35 Pays basque à feu et à sang bande dessinée 36 Le roman d’Irène Par P ascal Ory

Vendredi 27 février à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Piroska Nagy lors de la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » En partenariat avec L’Histoire


L’HISTOIRE / 5

DOSSIER

RECHERCHE

PAGE 40

72 L’argent d’Amérique,

l’Espagne et la richesse de l’Europe Par Jérôme Jambu

Comment la monnaie espagnole est devenue le dollar du monde au xvie-xviie siècle.

78 Socrate, Platon et

le peintre

Le rire et les larmes

LES ÉMOTIONS AU MOYEN ÂGE 42 Jacques Le Goff, révolutionnaire heureux Par P atrick Boucheron

46 Des émotions très rationnelles

Par D amien Boquet 1938 : Lucien Febvre 2000 : Barbara H. Rosenwein

54 La colère. Pas si mauvaise conseillère

Par L aurent Smagghe

56 La tristesse. Une vallée de larmes Par P iroska Nagy

60 La peur. L’effroi causé par le soldat

Par B oris Bove

62 La fureur. Une arme de femme ? Entretien avec Régine Le Jan

64 La vergogne. Un principe de gouvernement

NEW YORK, MMA, DIST. RMN-GP/IMAGE OF MMA

JAN BUTCHOFSKY/CORBIS

Par Paulin Ismard

Le tableau de David La Mort de Socrate donne lieu à des lectures politiques contradictoires.

82 Barcelone, 1821.

La grande peur de la fièvre jaune

Par Jacqueline Lalouette

Ce sont peut-être 20 000 personnes qui sont mortes en Catalogne d’une maladie assimilée à la fièvre jaune.

Par J ean-Marie Moeglin

66 Le rire. Pourquoi riait-on ?

Par J acques Berlioz 69 Pour en savoir plus

58 La passion. Mourir d’amour

Par L aurence Moulinier-Brogi N°409 / MARS 2015


Lecture historique du DJIHADISME DR

Par G abriel Martinez-Gros

STRINGER/REUTERS

8 / ÉVÉNEMENT

L’AUTEUR Professeur d’histoire médiévale du monde musulman à l’université Paris-OuestNanterreLa Défense, spécialiste d’Ibn Khaldun, Gabriel Martinez-Gros a récemment publié Brève histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent (Seuil, 2014).

La menace de Daech

ROL AND-SABRINA MICHAUD/GAMMA-RAPHO

L’offensive fulgurante de l’État islamique en Syrie et en Irak au printemps 2014 a frappé les esprits. Le 30 juin 2014, en Syrie, dans la province de Raqqa, des combattants de Daech arborent leur drapeau imprimé en blanc sur fond noir de la devise « Il n’y a de dieu que Dieu » et, en noir sur fond blanc, « Mahomet est l’envoyé de Dieu ».

Retour aux origines Mahomet monte aux cieux sur les épaules de l’ange Gabriel. Pour les djihadistes, l’islam est une réalité intangible, à laquelle ils prétendent se relier (Album de Bahram Mirza, Istanbul, musée Topkapi, xive-xvie siècle). N°409 / MARS 2015


L’HISTOIRE / 9

Le mercredi 7 janvier 2015 à Paris, le journal satirique Charlie Hebdo a été la cible d’un attentat meurtrier. Dans les jours qui suivent, l’assassinat d’une agent de police à Montrouge et une prise d’otages dans un hypermarché casher porte de Vincennes ont accru le sinistre bilan. Des témoins ont entendu les assaillants du journal satirique se targuer « d’avoir vengé le Prophète » tandis qu’Al-Qaida au Yémen revendiquait l’attentat. De son côté, l’auteur des tueries des 8 et 9 janvier affirmait avoir été soutenu par l’État islamique. Depuis, de nombreux musulmans, en France et un peu partout dans

le monde, condamnent avec fermeté et effroi ces meurtres, affirmant que cela n’a rien à voir avec l’islam, comme ils réprouvent les atrocités commises par Daech ou Boko Haram. A l’inverse, d’autres voix se font entendre, plus ou moins violemment : représenter le Prophète serait sacrilège, les mécréants méritent de payer pour leur crime. L’islamisme, est-ce encore l’islam ou pas ? Pour mieux comprendre ce qui se joue ici, l’historien Gabriel MartinezGros nous montre, point par point, comment le djihadisme cherche à s’imposer comme le visage moderne de l’islam. N°409 / MARS 2015


42 / LES ÉMOTIONS AU MOYEN ÂGE

JACQUES LE GOFF, RÉVOLUTIONNAIRE HEUREUX Historien des intellectuels, du Purgatoire, de Saint Louis, le grand médiéviste, mort en avril 2014, fut aussi un pionnier de l’histoire des émotions. Une révolution historiographique en douceur, dont l’audace a fini par nous échapper. Ce dossier lui rend hommage.

JACQUES SASSIER/GALLIMARD/AFP

Par P atrick Boucheron

Les livres et la pipe Jacques Le Goff en 2000, à son bureau, dans son environnement familier. N°409 / MARS 2015


J

acques Le Goff est mort, le 1er avril 20141. Il venait d’avoir 90 ans. Certains ont tôt fait de célébrer la disparition d’un monument de l’historiographie française, lu et traduit dans le monde entier, dont l’œuvre considérable accédait au rang vénérable et solennel de classique. Et comment ne pas le croire, en prenant la mesure d’une carrière, d’une œuvre et d’une vie si richement remplies ? Sa carrière, il en dressa l’inventaire en 1996 dans ses entretiens avec Marc Heurgon, Une vie pour l’histoire, et lui qui ne céda jamais à la vanité des honneurs, il la déclara achevée. L’année 1996 était surtout pour Jacques Le Goff celle de la parution de son Saint Louis qui parachevait son œuvre, qui la couronnait pourrait-on dire en la consacrant pour ce qu’elle est : une révolution historiographique. Il ne cessa depuis d’écrire des livres, reprenant un à un tous les thèmes qui furent ceux de sa vie d’historien : le temps, l’argent, les villes, le corps, l’Europe, le long Moyen Age – comme une lente cérémonie des adieux, au cours de laquelle on rend une dernière fois visite aux lieux qui nous sont chers. Mais la nuit était déjà tombée sur la vie de Jacques Le Goff avec la mort de sa femme Hanka le 11 décembre 2004. Depuis, disait-il, il survivait. Carrière achevée, œuvre accomplie, vie déjà interrompue : d’où venait alors l’émotion sincère que beaucoup ressentirent à la mort de Jacques Le Goff ? Bien au-delà de ses proches, de ses amis et de ses disciples, nombreux étaient les historiens pour qui « faire de l’histoire » consistait à répondre aux sollicitations de son œuvre. Une œuvre dont la portée se mesure précisément au fait qu’elle dépasse de beaucoup le cercle des spécialistes de l’anthropologie historique du Moyen Age. Tous ceux qui se croyaient protégés par son opiniâtre longévité se trouvaient donc, d’un coup, étrangement orphelins. C’est qu’ils se rendaient compte qu’avec l’historien de 90 ans mourait aussi le jeune homme qu’il n’avait jamais cessé d’être. Voici d’où venait l’émotion, et voici pourquoi nous avons souhaité, à L’Histoire, dédier à Jacques Le Goff ce dossier qui fait précisément des émotions médiévales un objet d’histoire. Car si un tel chantier peut être ouvert aujourd’hui, c’est dans un paysage historiographique déjà profondément transformé par les propositions de Jacques Le Goff. Au point que les plus jeunes de ses lecteurs doivent aujourd’hui faire un certain effort pour comprendre ce qu’il y avait de profondément audacieux dans ce qu’il proposait en 1977, Pour un autre Moyen Age. Tel est le paradoxe : cet autre Moyen Age est devenu notre Moyen Age – celui du moins que l’on lit, que l’on enseigne, que l’on travaille. Les combats menés par Jacques Le Goff contre la vieille histoire poussiéreuse qui l’avait accablé d’ennui lorsqu’il faisait ses études à la Sorbonne ont été pour la plupart gagnés. « Tout d’un coup la poussière de la Sorbonne s’en va, elle vole. C’est le grand vent du

ULF ANDERSEN

L’HISTOIRE / 43

L’AUTEUR Professeur à l’université Paris-I, membre du comité scientifique de L’Histoire, Patrick Boucheron a récemment publié Conjurer la peur. Sienne, 1338. Essai sur la force politique des images (Seuil, 2013).

Note 1. Cet article reprend en partie une conférence prononcée par l’auteur de cet article aux « Rendez-vous de l’histoire » de Blois, le 21 octobre 2014. Il en conserve l’adresse orale.

large », écrivait-il en 1987 dans sa contribution aux Essais d’ego-histoire. Cette poussière est-elle retombée depuis, et sur quelles épaules ? Même si tous les combats sont à recommencer, la génération de ses petits-enfants peut avoir le sentiment (ou l’illusion) qu’elle vit dans l’aisance un peu désinvolte de ceux qui peuvent se rassasier des fruits de la victoire, en se payant même le luxe de ne pas les trouver tout à fait à leur goût et d’en aller chercher ailleurs de plus exotiques. UN MOYEN AGE DES VILLES Sans doute faut-il commencer par évoquer les conditions historiques de cette révolution historiographique – c’est-à-dire la vie même de Jacques Le Goff. « Je suis né à Toulon le 1er janvier 1924. » Ainsi commence son essai d’ego-histoire, ne retenant de sa vie que quelques traits saillants. Il y avait d’abord les origines familiales – la Méditerranée, cet amour de la lumière qui est aussi, comme pour tout Méridional, la crainte du soleil, et qui l’amènera plus tard vers ce pays de villes qu’est l’Italie. Il est important d’insister d’emblée sur ce point de vue, essentiellement urbain, qui sera toujours celui de Jacques Le Goff, et qu’il exprimera dans un livre d’entretiens avec Jean Lebrun, Pour l’amour des villes. C’est un choix à contre-courant de l’historiographie dominante, essentiellement féodale et cléricale – c’était vrai de son temps, ça l’est encore aujourd’hui. Le Moyen Age de Jacques Le Goff n’est pas celui des châteaux et des chevaliers, mais des villes, des métiers, des universités. Il trouve son centre de gravité dans ce beau xiiie siècle qui ne cessera jamais d’être l’arrière-pays de l’historien et emporte des choix de recherche, personnels et collectifs. Personnels : on pense à ses travaux sur la synthèse franciscaine des cultures urbaines ou ceux, menés avec Jean-Claude Schmitt, sur la parole nouvelle. Mais aussi collectifs : c’est le cas de la grande enquête sur les couvents mendiants comme indice d’urbanisation. Le choix d’un Moyen Age des villes est aussi un choix laïc : celui de son père, qu’il admire, contre la bigoterie de sa mère, porteuse d’un christianisme de la désolation qui lui fait horreur. En 1948, il est à Prague, pour travailler sur le royaume de Bohême au xive siècle et, plus particulièrement, la fondation de l’université par Charles IV en 1348 : une fondation laïque, donc. Mais davantage qu’à l’université, il s’intéresse à l’histoire des universitaires, et plus particulièrement aux conditions matérielles du travail intellectuel. D’avoir été témoin du coup de Prague en 1948 le « vaccine » (selon ses propres mots) contre toute tentation communiste. Cela lui permettra de ne pas faire payer aux autres, plus tard, le prix de sa désillusion, et de rester fondamentalement marxiste. Non pas du point de vue de l’histoire culturelle (il ne croit pas à l’étagement des structures) mais du point de vue du primat des luttes de classe. Et c’est parce qu’il croit au mode de production qu’il peut N°409 / MARS 2015


54 / LES ÉMOTIONS AU MOYEN ÂGE

LA COLÈRE

PAS SI MAUVAISE

CONSEILLÈRE

Un tempérament colérique sied au prince, selon les chroniqueurs. A condition qu’il sache en user sans excès.

DR

Par Laurent Smagghe

L’AUTEUR Laurent Smagghe a publié Les Émotions du prince. Émotions et discours politique dans l’espace bourguignon (Classiques Garnier, 2012), tiré de sa thèse soutenue en 2010.

Note 1. Assiégés par le roi d’Angleterre Édouard III, les habitants de Calais supplient le roi de les laisser saufs ; il accepte à condition que six bourgeois sortent corde au cou pour lui remettre les clés de la ville.

N°409 / MARS 2015

C

ondamné par la Bible et la tradition patristique, sauf lorsqu’il est le fait de Dieu luimême, le courroux fait l’objet d’une progressive réhabilitation au cours de l’époque médiévale. Il devient alors pour le prince un outil de gouvernement. Médiatisée, cette émotion exhibe aux yeux du peuple l’exercice de sa justice terrible, qui contraste avec son indispensable propension à pardonner. Contrôlée, elle témoigne de sa capacité à ne pas verser dans la haine et la tyrannie. L’épisode fondateur du vase de Soissons relaté par Grégoire de Tours au vie siècle justifie l’usage bien compris de la colère. C’est pour punir celui qui a bravé son autorité en frappant le vase que Clovis le tue (cf. p. 55). Après avoir contenu sa vengeance « avec une douce patience », il peut s’autoriser à réparer l’outrage, car il en va du rétablissement de son autorité. Honneur bafoué, autorité niée, temps de la réflexion suivi d’une exposition mesurée et réversible de la violence, tels seront pour les dix siècles à venir les ingrédients de l’ire princière. Le prince idéal décrit par les Miroirs manifeste dans sa morphologie sa force et son autorité, ainsi qu’une prédisposition à l’irascibilité qu’il lui est conseillé toutefois de contrôler. La poétesse Christine de Pisan dépeint Charles V (1364-1380) aux membres vigoureux et à la vaste poitrine, laquelle abrite un cœur alternativement dur pour châtier et malléable pour accorder son pardon. Le duc de Bourgogne Philippe le Bon (1419-1467), aux « veines grosses pleines de sang », est pourvu d’une abondante chevelure et de sourcils bien fournis, « dont les crins se dressaient comme cornes en son ire ». La pensée médicale du temps associe en effet un système pileux abondant à un tempérament chaud et sanguin, prompt à l’action et à l’emportement. La physionomie n’est pas en reste. Le

visage est en effet une surface sensible sur laquelle s’imprime la disposition psychologique du prince. Son teint est légèrement coloré, comme celui du comte de Foix qui accueille Froissart à sa cour en 1388, manifestant un léger excès de sang dans l’organisme, signe d’un tempérament sanguin qui sied au prince. Lorsque la colère s’en empare, le visage s’anime, s’empourpre et se congestionne. La menace est toujours préférée au déchaînement de la colère, ainsi que l’atteste une formule récurrente dans les diplômes royaux et les lettres de rémission : « sur peine d’encourir son indignation ». Parce qu’il doit être « dur à courroucer », le prince laissera toujours le temps à l’offenseur de se rétracter et aux intercesseurs de calmer le jeu. C’est ainsi que le roi d’Angleterre Édouard III, bien qu’il soit animé d’un grand courroux, accepte d’accorder sa grâce aux bourgeois de Calais en août 13471, non sans s’être fait cérémonieusement prier par une coalition de plaideurs, au premier rang desquels la reine elle-même. En tenant la bride à son émotion, le monarque a évité de sombrer dans la haine, faisant acte de clémence là où la gravité de l’offense autorisait pourtant de terribles représailles. EMPORTEMENT CONTRÔLÉ A toute colère exprimée il faut des motifs légitimes. Aux temps troublés de la guerre de Cent Ans ceux-ci ne manquent pas : combat annulé, résistance inattendue, échec d’une offensive, occision de chevaliers, sont autant de raisons au déchaînement de la vengeance. Souvent, c’est l’honneur bafoué qui constitue le moteur de la colère, sans excuser toutefois la violence débridée. Celle-ci est en effet toujours préjudiciable au prince, chez qui le bon gouvernement de lui-même doit aller de pair avec le bon gouvernement de ses États. Un contre-exemple est celui de Charles le


L’HISTOIRE / 55

Ire

BNF, FR 2813, FOLIO 10

SCAL A

Représentation de la colère sur un chapiteau de la basilique de Vézelay, xiie siècle. Cheveux dressés sur la tête, bouche hurlante et langue pendante.

COURROUX POUR UN VASE La vengeance de Clovis décapitant le guerrier qui l’a outragé à Soissons, Grandes Chroniques de France de Charles V (BNF). En 486, lors d’une campagne dans le Soissonnais, les guerriers francs volent un vase liturgique. Contre la coutume de se partager le butin, Clovis, raconte Grégoire de Tours au ve siècle, veut restituer l’objet à son propriétaire, un évêque. Un de ses hommes, refusant la décision royale, frappe alors le vase avec sa hache. Un an plus tard, lors d’une revue de ses troupes, Clovis tue celui qui lui a désobéi.

Téméraire (1467-1477). Excessivement sanguin, ce duc de Bourgogne vivait l’épée au poing, tel un Achille bouillant d’ardeur. C’est ainsi qu’on le vit un jour fendre une foule hostile, armé d’un gourdin dont il fit tâter l’un des manifestants, tout en l’insultant copieusement. Ce manquement inédit à la dignité et à la distance que le prince doit observer en toutes circonstances lui attira, on s’en doute, les critiques acerbes de son chroniqueur, qui déplora son manque de magnanimité. Car le pardon constitue l’autre versant de la colère. Si le peuple vit en permanence sous la menace de celui qui le gouverne, il lui est également uni par un lien d’amour. Être craint et être aimé, faire alternativement la démonstration de sa force et de sa bonté, tel était déjà le diptyque qui présidait à la relation contractuelle entre Dieu et le peuple d’Israël. C’est pourquoi l’emportement du prince cède devant la repentance de sa ville rebelle, ou lorsque celle-ci a été châtiée. Dans le cas contraire, l’accusation de tyrannie n’est pas loin, et l’on peut déplorer que, dans les circonstances évoquées plus haut, le duc de Bourgogne ait choisi, entre la carotte et le bâton, de ne faire usage que du second et de le manifester publiquement. La colère princière est donc un auxiliaire de pouvoir assumé qui ne se réduit pas à l’unique sphère de l’intime. Il lui faut se dire et se manifester parcimonieusement pour être efficace, selon une mise en scène implicitement reconnue par ceux qui en font les frais. n N°409 / MARS 2015


78/ RECHERCHE

Socrate, Platon et le PEINTRE Le tableau de David La Mort de Socrate (1787) donne lieu à des lectures politiques contradictoires. Il présente également une vision personnelle des derniers instants du philosophe. Par P aulin Ismard

N°409 / MARS 2015


L’HISTOIRE / 79

L

a popularité de la figure socratique est une des expressions les plus frappantes de l’engouement pour l’Antiquité qui s’empare des élites européennes au xviiie siècle. La mort du philosophe devient ainsi un des thèmes favoris de la peinture à partir de 1750. En 1762, l’Académie fait des « derniers moments de Socrate » le premier sujet qui ne soit pas tiré des Écritures saintes pour le concours du prix de Rome, choix qui devait inspirer François Boucher, Watteau de Lille, et surtout, JacquesLouis David. Au printemps 1786, Trudaine de la Sablière, aristocrate libéral à la tête d’un des plus brillants salons parisiens et dont la famille fut proche de Turgot, commande un tableau sur ce thème à David. Alors âgé de 39 ans, ce dernier s’est rendu célèbre grâce au Serment des Horaces, présenté au Salon de 1785. Le thème socratique lui est toutefois familier puisqu’il avait déjà réalisé en 1782 une première étude représentant les derniers instants du philosophe. Pour mettre en scène la mort de Socrate, David puise essentiellement auprès de deux sources : la brève pantomime écrite par Diderot, qui, dans son Traité sur la poésie dramatique (1759) avait conçu une succession de tableaux autour des dernières paroles du philosophe ; le Phédon de Platon, qui

Paulin Ismard s’est intéressé au tableau de David dans le cadre d’une étude plus large sur le procès de Socrate, réservant une large part à la postérité de cet événement : les lectures qui en ont été faites constituent autant de filtres qui en infléchissent, souvent à notre insu, notre compréhension. Dans cette postérité, le xviiie siècle marque un moment charnière, l’époque où la conception moderne de cet épisode se met en place.

relate les derniers entretiens du philosophe après sa condamnation à mort par le tribunal démocratique athénien en 399 av. J.-C. – David, qui ne connaît pas bien le grec, l’aborde grâce à l’aide de l’oratorien Jean-Félicissime Adry. L’œuvre de David (aujourd’hui au Metropolitan Museum of Art de New York) se distingue d’emblée par son dépouillement, qui se réclame de l’art antique. Présentée au Salon de 1787, La Mort de Socrate rencontre un vif succès. Le peintre Reynolds n’hésite pas à comparer l’œuvre à la chapelle Sixtine, en affirmant que « le morceau eût fait honneur à Athènes au temps de Périclès ». L’intention politique de David fait encore l’objet d’âpres discussions parmi les spécialistes. L’invocation de Socrate suggère-t-elle une dénonciation de l’arbitraire royal ? Il est dans ce cas tentant d’établir un lien entre le sujet du tableau et la personnalité de son commanditaire, Trudaine de la Sablière, qui deviendra quelques années plus tard le traducteur de l’œuvre de James Madison, grand défenseur de la Révolution française et futur président des États-Unis. Au contraire, n’est-ce pas faire fausse route que de vouloir à tout prix reconnaître le futur député de la Convention chez le peintre des années 1780 ? De fait, on ne peut manquer de relever la diversité politique des commanditaires de David : exposé au côté du Socrate au Salon de 1787, son Pâris et Hélène fut ainsi réalisé pour le comte d’Artois, le futur Charles X. Exposé à nouveau au Salon en 1791, le tableau est alors perçu comme un manifeste contre l’Ancien Régime. Il est vu comme un exemplum de « la simplicité républicaine, et l’empreinte auguste de la vertu » (David), que le peintre cherchera à atteindre quelques années plus tard dans La Mort de Marat. Chargé de l’organisation des funérailles de Marat, David ne manquera pas d’ailleurs d’établir un rapprochement avec le philosophe athénien. Mais, à partir de 1795, le Comité d’instruction publique demande qu’on réalise une gravure de l’œuvre et sa signification semble se renverser : le martyre de Socrate porte désormais avec lui le souvenir de la Terreur.

P. MATSAS/FL AMMARION

NEW YORK, THE METROPOLITAN MUSEUM OF ART, DIST. RMN-GP/IMAGE OF THE MMA

Décryptage

L’AUTEUR Maître de conférences à l’université Paris-I-PanthéonSorbonne, spécialiste des cités grecques, Paulin Ismard a publié L’Événement Socrate (Flammarion, 2013). Il fait paraître, au Seuil, en mars prochain, La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne.

N°409 / MARS 2015


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