MENSUEL DOM/S 7,40 € TOM/S 970 XPF TOM/A 1 620 XPF BEL 7,40 € LUX 7,40 € ALL 8,20 € ESP 7,40 € GR 7,40 € ITA 7,40€ MAY 8,80 € PORT. CONT 7,40 € CAN 10,50 CAD CH 12 ,40 FS MAR 63 DHS TUN 7,20 TND USA 10,50 $ ISSN 01822411
LES HISTORIENS VONT-ILS ENCORE AUX ARCHIVES ? www.histoire.presse.fr
de Voltaire à Charlie
Combats pour une presse libre
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4/ SOMMAIRE
N°410/AVRIL 2015
ÉVÉNEMENT
ON EN PARLE
exclusif 16 Serge Gruzinski : un « Nobel » pour l’histoire Par P ascal Cauchy
portrait 17 Agnès Saal, la dame de l’INA
Par O livier Thomas
ACTUALITÉ A. GELEBART/20 MINUTES/SIPA
société 20 Occupy Wall Street Par R enaud Le Goix
médias 23 La voix de Kissinger Par O livier Thomas
8 Les historiens ont-ils abandonné les archives ? Par F abien Paquet
Loi de 2008, ouverture du nouveau site de Pierrefittesur-Seine (Seine-Saint-Denis) en 2013 et crise actuelle à Fontainebleau (Seine-et-Marne) : les archives reviennent souvent à la une de l’actualité. L’occasion de faire le point sur le rapport de l’historien à son outil premier.
société 24 Constantin a-t-il inventé le dimanche ? Par Y ann Rivière
diplomatie 26 L’année où la RFA a reconnu Israël
Par D ominique Trimbur
religion 28 Daech ou le retour de l’esclavage Par R oger Botte
cinéma 30 Le courage d’un procureur
CARTE BLANCHE
35 Ouvrez les fenêtres ! Par Pierre Assouline
GUIDE
les revues 88 « Tabularia » et « Camenae » : Internet, avenir des revues ? 88 La sélection du mois les livres 90 « Moïse fragile » de Jean-Christophe Attias Par Maurice Sartre
91 « La Mer des califes » de Christophe Picard
Par Gabriel Martinez-Gros
91 « Kamikazes » de Constance Sereni et Pierre-François Souyri Par Johann Chapoutot
92 La sélection du mois le classique 96 « Philippe Auguste » de John Baldwin Par Patrick Boucheron
CHRONIQUE DE L’INSOLITE
98 Des Martiens au Sahara Par Michel Pierre
Par A ntoine de Baecque
31 Leopardi, maudit poète expositions 32 Louvre : Orphée, Térée et autres Thraces Par H uguette Meunier
COUVERTURE :
« Le journalisme de l’avenir », caricature de Gill parue en couverture de L’Éclipse du 5 décembre 1875 (Selva/Leemage).
RETROUVEZ PAGE 36 LES RENCONTRES DE L’HISTOIRE ABONNEZ-VOUS PAGE 97
Ce numéro comporte quatre encarts jetés : Dulac Productions (sélection d’abonnés), L’Histoire (deux encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
N°410/AVRIL 2015
33 BNF : François le Magnifique bande dessinée 34 Kersten, manipulateur du diable Par P ascal Ory
Vendredi 20 mars à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Giacomo Todeschini lors de la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » En partenariat avec L’Histoire
L’HISTOIRE/5
RECHERCHE
PAGE 38
AISA/LEEMAGE
DOSSIER
72 Comment
Montpellier a écrit son histoire
KHARBINE-TAPABOR
Par Vincent Challet
COMBATS POUR UNE PRESSE LIBRE De Voltaire à « Charlie Hebdo »
40 Les combattants des Lumières
Par P hilippe Joutard La colère de Voltaire : « L’heure n’est pas au rire » Par Robert Darnton
Les audaces de « L’Assiette au beurre » Par Christian Delporte Marchandeau contre l’antisémitisme
46 Quand « Charly » s’écrivait à l’anglaise
62 États-Unis. La presse est-elle vraiment libre ?
Par P ierre Serna
Par P ap Ndiaye
48 On a fouetté Charles X !
66 « Bête et méchant ». L’exception française
Par L aurent Theis
Par C hristian Delporte
50 IIIe République. Droit au blasphème
55 Chronologie
Par J ean-Noël Jeanneney Pas de tabou pour Aristophane Par Maurice Sartre
69 Pour en savoir plus
A partir du début du xiiie siècle, les consuls de Montpellier consignent les statuts et l’histoire de la ville, contribuant à faire émerger une identité urbaine.
78 Les esclaves fonctionnaires d’Athènes
Par Paulin Ismard
Dans la Grèce classique, de nombreux esclaves, recrutés pour leurs compétences, étaient employés par les cités.
82 Les États-Unis
ont-ils porté les Khmers rouges au pouvoir ?
Par Antoine Coppolani
En pleine guerre du Vietnam, les États-Unis ont écrasé le Cambodge sous les bombes. Le 17 avril 1975, les Khmers rouges instauraient un régime de terreur. Quelle est la part de responsabilité de Nixon et Kissinger dans la radicalisation du pays ?
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8/ ÉVÉNEMENT Armoire de fer
Et coffre en Inox Le nouveau site de Pierrefittesur-Seine, réalisé par Massimiliano Fuksas, a ouvert en février 2013.
N°410/AVRIL 2015
A. GELEBART/20 MINUTES/SIPA
AN/ATELIER DE PHOTOGRAPHIE
Depuis 1793, elle abrite les documents les plus précieux des Archives nationales, à Paris.
L’HISTOIRE/9
Les historiens ont-ils ABANDONNÉ les archives ?
Par F abien Paquet
AE II 2406 ; AN/ATELIER DE PHOTOGRAPHIE
L
Parchemin Charte et sceau en cire de Saint Louis (janvier 1246).
ors de la bataille de Fréteval, le 5 juillet 1194, Philippe Auguste perdit, dit-on, les archives de la monarchie capétienne, et décida alors de fonder un dépôt permanent : ainsi serait né le fameux Trésor des chartes. Même si la légende nimbe les faits, c’est bien au xiiie siècle que l’idée vit le jour de disposer d’un lieu pour les archives en France, avec une vocation avant tout juridique et administrative. Pour l’État capétien en construction, elles devinrent un rouage indispensable. Ce n’est que plus tard, à l’époque moderne surtout, que l’histoire s’y invita. Entendons l’histoire érudite, surtout attachée à l’étude des fondements du droit. La Révolution inventa de nouvelles archives, les « archives nationales ». Conçues comme des outils législatifs et administratifs, elles sont en fait à l’origine les archives de l’Assemblée nationale – « que de même les archives nationales soient le point auquel correspondent celles des administrations de toute espèce », dit le décret du 7 messidor an II (25 juin 1794). Le mouvement était lancé qui, du xixe siècle à aujourd’hui, permet les collectes et l’organisation d’archives à toutes les échelles en France. En parallèle, le xixe siècle fut aussi celui de constitution de la discipline historique au sens où on l’entend aujourd’hui. Gabriel Monod en définit les cadres en 1876 dans le premier numéro de la Revue historique (cf. p. 10). C’est, selon les mots de Yann Potin, historien et chargé d’études documentaires aux Archives nationales, « l’aboutissement d’un processus de conquête des archives comme
DR
Depuis 2008, les archives reviennent souvent à la une de l’actualité : loi de 2008, ouverture du nouveau site de Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) en 2013 et crise actuelle à Fontainebleau (Seine-et-Marne). L’occasion de refaire le point sur le rapport de l’historien à son outil premier.
L’AUTEUR Agrégé d’histoire et médiéviste, Fabien Paquet collabore régulièrement à L’Histoire.
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40/ LIBERTÉ DE LA PRESSE
LES COMBATTANTS DES LUMIÈRES C’est avant tout pour défendre la liberté de croire ou de ne pas croire que sont apparus, au xviie siècle, les premiers périodiques – et avec eux les débats sur la liberté de la presse. Ainsi naquit, aussi, une certaine idée de la tolérance défendue par les Lumières. Par P hilippe Joutard
C
e n’est pas céder à la tentation de l’anachronisme que de joindre religion et émergence de la liberté de la presse : le lien est évident dans la préhistoire de la presse d’opinion. Au xvie siècle, pour convaincre le plus grand nombre d’adhérer aux idées religieuses nouvelles, les ouvrages de controverses étaient inefficaces. Plus utiles étaient les feuilles volantes, qui résumaient en quelques formules la critique des réformateurs. De plus, ces feuilles pouvaient être facilement transportées et dissimulées, mais aussi affichées. L’affaire des Placards, qui obligea Calvin à quitter la France, en est l’exemple le plus célèbre : dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534 furent affichés, à Paris et dans plusieurs villes, des placards attaquant « les horribles, grands et insupportables abus de la messe papale ». L’affaire des Placards est aussi à l’origine de caricatures d’une extrême violence. Cependant, au sens strict du terme, il ne s’agit pas encore de presse puisque ces feuilles n’ont aucune périodicité. Les premières publications périodiques n’apparaissent qu’au début du xviie siècle, dans les Provinces-Unies, en Angleterre et en France. « NE PAS FORCER LES CONSCIENCES » La première plaidoirie en faveur de la liberté d’expression et de conscience naît de la question religieuse : Sébastien Castellion, humaniste réformé originaire du Bugey (dans l’Ain), défendit dès 1544 la liberté d’interprétation de la Bible, s’en prenant à Calvin et aux Genevois d’avoir exécuté Michel Servet, qui niait le dogme de la Trinité : « Quand les Genevois ont fait périr Servet, ils ne défendaient pas une doctrine, ils tuaient un être humain : on ne prouve pas sa foi en brûlant un homme mais en se faisant brûler pour elle. » A la suite du massacre de Wassy en 1562, début des guerres de Religion, Castellion écrivit une lettre saluée par Montaigne dans ses Essais : Conseils à la France désolée – tandis qu’elle était condamnée à la N°410/AVRIL 2015
DR
L’AUTEUR Professeur émérite à l’université de Provence, membre du comité scientifique de L’Histoire, Philippe Joutard a notamment publié Histoire et mémoires, conflits et alliance (La Découverte, 2013).
Note 1. Nom donné au Parlement de l’Angleterre convoqué par Charles Ier d’Angleterre en 1640, à la suite des guerres des évêques.
fois par la Sorbonne catholique et le synode national des Églises réformées. Fidèle à son intuition première il y affirmait : « Le conseil qui t’est donné, ô France : c’est que tu cesses de forcer les consciences, de tuer ni persécuter, mais permettre qu’en ton pays il soit loisible à ceux qui croient en Christ et reçoivent le Vieux et le Nouveau Testament de servir Dieu selon la foi, non d’autrui, mais la leur. » Il y développait donc déjà l’idée d’un État prenant ses distances vis-à-vis de la croyance religieuse en s’appuyant sur l’exemple de l’Empire ottoman : « Le Turc maintient bien les chrétiens et juifs ses sujets contre la violence qui leur pourrait être faite et les maintient non à cause de leur religion, laquelle il a en dédain, mais à cause qu’ils sont ses sujets. » Les premières brèches à la censure se produisent au début de la première révolution anglaise (1641-1649), qui vit une nouvelle effervescence de publications pour et contre le pouvoir royal et l’Église anglicane. En 1641, le Long Parliament1 abolit l’instrument judiciaire du contrôle de la pensée, la Chambre étoilée. Mais, deux ans plus tard, en 1643, le même Parlement créait une autorisation préalable à toute publication… L’une des victimes de cette nouvelle législation, le futur auteur du Paradis perdu John Milton, qui défendait le divorce, adjura le parlement de revenir sur cette loi, en novembre 1644 dans son Areopagitica – au sous-titre explicite : Discours de Mr. John Milton en faveur de l’impression sans permission au Parlement d’Angleterre (cf. p. 57). La démonstration de Milton s’appuyait d’abord sur l’histoire. Il remarquait que les Grecs et les Romains ne connaissaient pas la censure en se référant à l’Aréopage, avec en exergue une citation d’Euripide sur la liberté. Il opposait ensuite cette attitude à celle de l’Inquisition : « Qui tue un homme tue une créature raisonnable, image de Dieu, qui détruit un bon livre tue la raison elle-même, tue l’image de Dieu pour ainsi dire dans l’œil. » La phrase est restée célèbre.
MP/LEEMAGE
AKG
Sébastien Castellion
Pierre Bayle
Benjamin Franklin
Cet humaniste réformé originaire de l’Ain défendit dès 1544 la liberté d’interprétation de la Bible contre les calvinistes. Gravure de Jean-Paul Laurens (xixe siècle).
Huguenot originaire des Pyrénées, ce philosophe installé à Rotterdam élabora en 1686 une théorie de la tolérance civile universelle. Gravure de J.-C. François (xviiie siècle) d’après Carle Van Loo.
Il est le symbole d’une presse américaine qui contribua à la révolution américaine et à la proclamation de la liberté de la presse aux États-Unis en 1776. Peinture de Charles Willson Peale, xviiie siècle.
CRÉDIT
JOSSE/LEEMAGE
PARIS, BNF/BRIDGEMAN IMAGES
L’HISTOIRE/41
L’anarchie ? La libéralisation de la presse par la Déclaration des droits du 26 août 1789 déclencha dans les semaines qui suivirent la multiplication des journaux de toutes tendances. Cette gravure veut montrer qu’il ne s’ensuit que désordre et anarchie. N°410/AVRIL 2015
50/ LIBERTÉ DE LA PRESSE
IIIe RÉPUBLIQUE
DROIT AU
BLASPHÈME
Blasphème, outrage à la République ou au chef de l’État, propos licencieux, incitation à la violence ou à la rébellion… Il fallut deux ans pour examiner toutes les questions fort actuelles que soulevait la loi qui fut votée le 29 juillet 1881, et qui garantissait la liberté de la presse en France.
HANNAH ASSOULINE/OPALE
Par Jean-Noël Jeanneney
L’AUTEUR Professeur émérite à Sciences Po Paris, conseiller de la direction de L’Histoire, Jean-Noël Jeanneney est notamment l’auteur de Clemenceau. Portrait d’un homme libre (Mengès, 2005), de Les Grandes Heures de la presse qui ont fait l’histoire (Flammarion, 2013) et de Une histoire des médias des origines à nos jours (Seuil, 5e éd. 2015)
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L
es événements bouleversants qui ont marqué, en France, le mois de janvier 2015, avec les assassinats perpétrés à Charlie Hebdo et ceux qui ont suivi, puis les réactions de la nation autour d’une immense manifestation d’unité nationale appellent, du côté de la presse et de la liberté d’opinion, une remise en perspective historique. Ils requièrent qu’on considère sous cet angle la IIIe République commençante et les règles qu’elle a promues. Car on trouve agitées en ces temps-là plusieurs des interrogations qui ont resurgi avec violence au-devant de la scène à l’occasion du récent cataclysme. LA LIBERTÉ NE SE PARTAGE PAS En tête s’inscrivent naturellement les débats qui entourèrent alors le délit de blasphème en démocratie. Lors de son discours du mardi 13 janvier 2015 devant l’Assemblée nationale, le Premier ministre Manuel Valls a rappelé sans ambages que le blasphème n’était pas dans notre droit, et il a affirmé « qu’il ne le serait jamais ». On a pourtant appris à cette occasion que sa prohibition est encore en vigueur aujourd’hui en Alsace et dans le département de la Moselle, parce que la législation définie au temps où ces régions étaient allemandes n’a pas été abrogée. L’article 166 du Code pénal d’Alsace-Moselle stipule en effet ceci : « Celui qui aura causé un scandale en blasphémant publiquement contre Dieu par des propos outrageants, ou aura publiquement outragé un des cultes chrétiens ou une communauté religieuse établie sur le territoire de la Confédération […], sera puni d’un emprisonnement de trois ans au plus. »
Reconnaissons que cet article n’a jamais été appliqué depuis 1918. Lorsque la Ligue de défense judiciaire des musulmans a assigné à ce titre, en 2013, Charlie Hebdo devant le tribunal correctionnel de Strasbourg, ce fut sans succès. Il n’en demeure pas moins étrange que soit contredit, sur une fraction du territoire national, le principe affirmé de longue date au centre de notre droit. Voilà en tout cas une bonne manière de prendre indirectement la pleine mesure du courage et de l’originalité – par rapport aux pays voisins – du régime édifié contre le Second Empire et renouant, dans le champ de la liberté d’expression, et plus précisément de celle de la presse, avec l’héritage audacieux de la Révolution française1. L’histoire a souvent été faite de notre législation très libérale – plus que nulle part ailleurs en Europe excepté la Belgique et le Portugal qui n’ont pas non plus de législation « antiblasphématoire » – à partir du grand texte du 29 juillet 1881,
DANS LE TEXTE L A LOI DE 1881
«L
’imprimerie et la librairie sont libres. »
Article 1er de la loi sur la liberté de la presse, 29 juillet 1881.
«Tpublié, sans autorisation préalable et sans out journal ou écrit périodique peut être
dépôt de cautionnement. » Article 5 de la loi sur la liberté de la presse, 29 juillet 1881.
L’HISTOIRE/51
« Ecce Homo » par Grandjouan
JULES GRANDJOUAN, « ECCE HOMO », L’ASSIETTE AU BEURRE DU 29/12/1906 ; © ADAGP PARIS 2015
Caricature pour un numéro spécial antichrétien de L’Assiette au beurre le 29 décembre 1906. Grandjouan, connu pour son irrévérence contre toute forme d’autorité morale, était de ceux qui proclamaient que la religion devait disparaître.
tel qu’élaboré dans les hémicycles du bicamérisme, et adopté à la Chambre des députés, après le Sénat, à l’écrasante majorité de 444 voix contre 4 (les oppositions de la droite et des radicaux de l’extrême gauche escomptant que les républicains de gouvernement s’en trouveraient affaiblis, plus tard, par la virulence de critiques dévergondées). Le député du Rhône Arthur Ballue, journaliste de la gauche extrême, arrière-petit-fils de conventionnel, fut l’un des défenseurs passionnés de l’idée que dans le champ de la liberté de la presse on ne pouvait pas s’arrêter en chemin. Il cita Tocqueville écrivant dans De la démocratie en Amérique : « Si quelqu’un me montrait, entre
l’indépendance complète et l’asservissement entier de la pensée une position intermédiaire, je m’y établirais peut-être. Mais qui découvrira cette position intermédiaire ? » On s’attache souvent à évoquer, non sans motif, les conséquences néfastes de la loi du côté de la diffamation envers les citoyens et les acteurs de la vie publique, avec la latitude qu’elle a laissée aux forces de l’argent caché stipendiant les plumes pour peser sur les contenus des articles offerts au public. Mais les ressorts des meurtres barbares des 7, 8 et 9 janvier 2015 requièrent un autre éclairage, qui concerne directement les intentions profondément libérales de la majorité républicaine >>>
Note 1. Cf. A. Cabantous, Histoire du blasphème en Occident, xviexixe siècle, Albin Michel, 1998.
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78/ RECHERCHE
Les E SCLAVES fonctionnaires d’Athènes Dans la Grèce classique, de nombreux esclaves, recrutés pour leurs compétences, étaient employés par les cités, comme ouvriers aussi bien qu’aux plus hautes fonctions publiques. Un choix délibéré. Par P aulin Ismard
maginons un instant que le directeur des CRS comme celui des Archives nationales, les inspecteurs du Trésor public mais aussi les greffiers des tribunaux soient des esclaves, propriété à titre collectif du peuple français. Transportons-nous, en somme, au sein d’une république dans laquelle certains des plus grands « serviteurs » de l’État seraient ses esclaves. Quelle serait l’allure de la place de la Nation au soir des grandes manifestations si des cohortes d’esclaves devaient en déloger les derniers occupants ? La politique monétaire de l’Union serait-elle différente si le directeur de la Banque centrale était un esclave que le Parlement pourrait revendre, ou fouetter, s’il s’acquittait mal de sa tâche ? Dans ce même Parlement, quelle forme emprunterait la délibération entre députés si les esclaves étaient le seul personnel attaché de façon permanente à l’institution, alors que les parlementaires seraient renouvelés tous les ans ? Le tableau laisse songeur. OUVRIERS, PRÊTRES, ARCHIVISTES… Gageons pourtant qu’une telle situation n’aurait que modérément étonné les habitants d’une cité grecque du ive siècle avant notre ère. Dans l’Athènes classique, entre 1 000 et 2 000 esclaves publics travaillaient en effet au service d’une communauté de 30 000 à 40 000 citoyens. Pour désigner ces hommes, les Grecs employaient le terme de demosios, qui associait une fonction, celle de travailler pour la cité, et un statut, celui d’esclave. Tout étranger arrivant dans une cité grecque aurait pu spontanément observer, au cours de son séjour, une multitude d’esclaves publics s’affairant à des activités fort différentes, qu’ils jouent le rôle de petites mains des institutions civiques, d’ouvriers sur les chantiers de la cité, de forces de police. A l’assemblée, au conseil, devant les tribunaux de la cité ou même au gymnase, leur présence était N°410/AVRIL 2015
J. PANCOL ANI/SEUIL
I
L’AUTEUR Maître de conférences à l’université Paris-I-Sorbonne, spécialiste des cités grecques, Paulin Ismard est l’auteur de L’Événement Socrate (Flammarion, 2013) et vient de publier au Seuil La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne.
tout d’abord indispensable au fonctionnement des principales institutions de la cité. Ainsi, au service du conseil, ils géraient les archives civiques et veillaient au bon déroulement des séances de l’assemblée. Des missions financières non négligeables leur étaient régulièrement confiées : dans les sanctuaires, ils étaient souvent chargés de recenser les biens du dieu ; accompagnant un magistrat en mission extérieure, ils tenaient aussi le compte des dépenses engagées, de même qu’on avait parfois recours à eux pour la levée de l’impôt. Semblables à des ouvriers publics, les demosioi travaillaient en outre aussi bien dans les ateliers publics – tels ceux qui confectionnaient la monnaie civique – que sur de grands chantiers, sur lesquels ils côtoyaient des esclaves privés, mais aussi des artisans libres, citoyens ou métèques. Rien n’offre d’ailleurs un portrait plus vivant de la marche d’un chantier d’une cité grecque que les comptes du sanctuaire de Déméter, à Éleusis, gravés au milieu du ive siècle. On y voit plus d’une vingtaine d’esclaves publics accomplir des tâches très variées. Certains d’entre eux transportaient
Décryptage Dans son travail de thèse consacré aux associations cultuelles à l’époque classique et hellénistique (La Cité des réseaux, Publications de la Sorbonne, 2010), Paulin Ismard s’était intéressé en particulier à la question de la propriété publique dans les cités grecques. C’est toutefois la figure de l’esclave public gardien de la prison de Socrate dans le Phédon de Platon qui l’a convaincu de consacrer une étude de plus grande envergure à cette facette méconnue de la vie des cités. Celle-ci s’appuie essentiellement sur la documentation épigraphique (décrets civiques, comptes, etc.).
L’HISTOIRE/79
CHARGÉS DU MAINTIEN DE L’ORDRE Ce pouvoir de coercition s’incarnait enfin à Athènes dans un corps de police urbaine composé exclusivement d’esclaves : les archers scythes qui apparaissent régulièrement dans les comédies d’Aristophane. Constitué à l’initiative d’un certain Speusinios entre la fin des guerres médiques (479 av. J.-C.) et la paix de Callias (449 av. J.-C.), le corps était composé de 300 esclaves à sa fondation, mais avait atteint le nombre d’environ 1 000 archers vers la fin du ve siècle. Armés d’un fouet, d’un arc et sans doute d’un petit poignard, ces archers scythes avaient pour mission principale d’assurer l’ordre public dans la cité. Assurer d’un œil expert le contrôle de la communauté civique sur un magistrat ; effectuer en lieu et place d’un citoyen une tâche infamante ; fournir une force de travail indispensable aux grands chantiers civiques : les raisons ne manquent pas pour expliquer l’intérêt qu’avaient les cités à recourir à de tels esclaves. Plusieurs de
Emplois publics
Vestiges du Metrôon, le centre des archives à Athènes. Cidessous : archer scythe (Athènes, 520500 av. J.-C.).
ces charges conféraient de facto à ces esclaves un certain pouvoir sur les citoyens, ce qui conduisait par exemple l’historien Gustave Glotz1 à évoquer le « pouvoir occulte » qu’ils avaient acquis aux dépens de leurs « maîtres apparents » qu’étaient les magistrats. Pour les Athéniens, toutefois, l’affaire était entendue : leur fonction ne relevait pas du domaine du commandement politique. En ce sens, ces esclaves n’étaient en rien les magistrats de la cité, mais bien plutôt ce que par un commode anachronisme nous appellerions ses fonctionnaires. Ce qui distingue un demosios d’un magistrat peut s’observer sur deux points en particulier. Le temps politique de la cité grecque était scandé par le renouvellement annuel des magistrats et, pour la totalité des magistratures tirées au sort, sur le principe de l’alternance, qui voulait que nul citoyen ne détienne une magistrature deux années de suite. Au contraire, en raison de leurs compétences spécifiques, les d emosioi restaient bien souvent attachés plusieurs années consécutives à la même fonction. Dans la petite cité d’Akmonia, à l’époque impériale, un certain Hermogénès tient le décompte des votes de l’assemblée durant dix-sept années d’affilée ! De même, alors qu’un magistrat devait rendre des comptes à la cité à la fin de son mandat, une telle procédure ne semble jamais avoir été requise pour un esclave public. Pour acquérir leurs « fonctionnaires », les cités recouraient le plus souvent à l’achat sur les marchés d’esclaves. A ce titre, le développement très rapide de l’esclavage public dans l’Athènes du ve siècle est indissociable aussi bien de la prospérité formidable de la cité que de la densification des marchés d’esclaves en Méditerranée. Il faut ainsi imaginer des marchés relativement spécialisés, capables de fournir les cités selon leurs besoins précis. N°410/AVRIL 2015
DÉTAIL D’UN PL ATEAU À FIGURE NOIRE, 520-500 AV. J.-C. ; IAM/WHA/AKG
KONSTANTINOS KONTOS/L A COLLECTION
les pierres du Pentélique (réputé pour son marbre) jusqu’au sanctuaire, d’autres travaillaient à l’érection du temple où se déroulaient les initiations aux mystères de la déesse ; alors que certains tenaient le compte des dépenses du chantier, d’autres vérifiaient, aux côtés de l’architecte, l’exactitude des pesées des outils, veillant à ce que ce dernier ne commette pas d’erreurs. Mais les esclaves publics incarnaient aussi l’autorité de la cité dans sa dimension la plus coercitive. La chose est déconcertante à première vue : jamais les Athéniens n’ont imaginé que la sécurité publique puisse reposer sur un corps de citoyens qui détiendrait le monopole de la violence. Aussi la cité de l’époque classique n’a-t-elle jamais connu d’autres forces de police qu’un corps d’esclaves placé à la disposition de ses magistrats. Ils apparaissent notamment à l’occasion de l’arrestation de Théramène ou de Phocion à l’époque classique, ou, bien plus tard, de celle de l’apôtre Paul. De même, ce sont les esclaves publics qui assuraient la surveillance des détenus dans le petit bâtiment qui faisait office de prison (desmoterion), au sudouest de l’Agora, et c’est en leur sein qu’on désignait le bourreau qui serait chargé des exécutions capitales. En confiant une telle mission à un esclave, les Athéniens empêchaient que l’impureté associée au crime, de surcroît à celui d’un citoyen, ne retombe sur la cité dans son ensemble.