MENSUEL DOM/S 7,40 € TOM/S 970 XPF TOM/A 1 620 XPF BEL 7,40 € LUX 7,40 € ALL 8,20 € ESP 7,40 € GR 7,40 € ITA 7,40€ MAY 8,80 € PORT. CONT 7,40 € CAN 10,50 CAD CH 12 ,40 FS MAR 63 DHS TUN 7,20 TND USA 10,50 $ ISSN 01822411
LE PANTHÉON, TEMPLE RÉPUBLICAIN PAR MONA OZOUF www.histoire.presse.fr
BAGDAD
Depuis les Mille et Une Nuits jusqu’à la ville en guerre
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4/ SOMMAIRE
N°412/JUIN 2015
KEYSTONE/GAMMA-RAPHO
ASSOCIATION GERMAINE TILLION
ON EN PARLE
exclusif 16 Chaîne en danger Par O livier Thomas
AFP
ADOC PHOTOS
8 Le Panthéon. « Un temple à la gloire de l’homme » Entretien avec M ona Ozouf
A l’occasion de la panthéonisation de quatre résistants, la grande historienne de la Révolution et de la république retrace l’histoire mouvementée du monument. Avec aussi J ean-Pierre Azéma, Olivier Loubes, Frédérique Neau-Dufour, Anise Postel-Vinay
les revues 88 « Annales historiques de la Révolution française » : la première star
ACTUALITÉ
88 La sélection du mois
Par J ean-Pierre Azéma
Par François Jarrige
hommage 18 Jean-Louis CrémieuxBrilhac : Français Libre
les livres 90 « L’Ordre matériel du savoir » de Françoise Waquet
décryptage 20 Le Graal est à León
91 « Mes ego-histoires » de Georges Duby
cinéma 22 L’urne de vie
91 « Frontières de sable, frontières de papier » de Camille Lefebvre
Par P atrick Henriet
ÉVÉNEMENT
GUIDE
Par A ntoine de Baecque
anniversaire 23 ECPAD : la guerre des images Par D idier Sapaut
expositions 24 British Museum : de chair et de marbre Par H ervé Duchêne
25 Musée des Confluences : on dirait le Sud Par F abien Paquet
Par Jacques Berlioz
Par Roger Botte
92 La sélection du mois le classique 96 « La Religion grecque » de Walter Burkert Par Hervé Duchêne
CHRONIQUE DE L’INSOLITE 98 Adam le forçat Par Michel Pierre
médias 26 Compter encore les « malgré-nous »
Par C hristian Ingrao
27 Luther, c’est moderne sciences 28 Êtes-vous allergique aux méduses ? Par J acqueline Goy
enseignement 30 « De ira »
Vendredi 22 mai à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » En partenariat avec L’Histoire
Par C laude Aziza COUVERTURE :
Carte postale des années 1940 représentant la mosquée Al-Kadhimiya à Bagdad (MEPL/Rue des Archives).
RETROUVEZ PAGE 34 LES RENCONTRES DE L’HISTOIRE ABONNEZ-VOUS PAGE 97
Ce numéro comporte quatre encarts jetés : Conseil général de l’Aube « abbaye de Clairvaux » (sélection d’abonnés), L’Histoire (deux encarts kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
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bande dessinée 32 Et Vélasquez peignit « Les Ménines »
CARTE BLANCHE
L’association des Amis de la revue L’Histoire convoque son assemblée générale le jeudi 28 mai à 18 heures, amphithéâtre 1 de l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Table ronde animée par Emmanuel Laurentin : « Quelle est la place de l’histoire aujourd’hui ? »
Par P ierre Assouline
Renseignements : amisdelarevuelhistoire@gmail.com
Par P ascal Ory
33 Fasciste, Corbu ?
L’HISTOIRE/5
DOSSIER
PAGE 36
RECHERCHE
68 Attentat aveugle rue Saint-Nicaise Le 24 décembre 1800, rue SaintNicaise, l’explosion d’une machine infernale manqua de tuer Bonaparte et fit une dizaine de morts. Avec cet attentat aveugle, les royalistes ont inventé le terrorisme contemporain.
74 L’éducation à la spartiate Par Nicolas Richer
BAGDAD Le rêve et la guerre
38 La ville ronde
Par G abriel Martinez-Gros Carte : Bagdad, capitale d’empire Plan : le centre du monde
42 La capitale des Abbassides
Par J ulien Loiseau Les divagations du Tigre Plan : une ville polycentrique
50 Al-Mamun, le calife mécène
52 Le Bagdad rêvé des « Mille et Une Nuits »
Par J ean-Claude Garcin Le voleur d’Hollywood Par C laude Aziza
58 Naissance d’une cité moderne Par C aecilia Pieri
62 La guerre urbaine
Entretien avec C aecilia Pieri 48 Chronologie 65 Pour en savoir plus
Elles fascinent depuis l’Antiquité. Que se cachet-il derrière les pratiques d’une dureté inouïe mises en place pour éduquer les jeunes Spartiates ?
JOHN HIOS/AKG
PETER NAHUM/LONDRES, THE LEICESTER GALLERIES/BRIDGEMAN IMAGES
Par Pierre Serna
80 Singapour, 2015. 50 ans d’indépendance Par François-Charles Mougel
Le 9 août 2015, Singapour célébrera un demi-siècle d’indépendance. Cinq décennies qui ont fait passer cette cité-État, selon le mot de Lee Kuan Yew, « le père de la nation », du « tiersmonde au premier monde ».
Par V anessa Van Renterghem N°412/JUIN 2015
8/ ÉVÉNEMENT
Le Panthéon
« Un TEMPLE à la C. HELIE/GALLIMARD/OPALE/LEEMAGE
Entretien avec Mona Ozouf L’AUTEUR Mona Ozouf vient de publier une synthèse de son œuvre, De Révolution en République. Les chemins de la France (Gallimard, « Quarto », 2015).
Dire la grandeur
ARCHIVES CHARMET/BRIDGEMAN IMAGES
Cette aquarelle de Jean-Baptiste Hilair (vers 1792) présente une vue rêvée d’un édifice débarrassé de son enserrement urbain pour accueillir Jean-Jacques Rousseau, dont on voit ici la statue sur un char.
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C’est parce qu’elle croyait que les hommes sont capables de grandeur et que l’exemple peut être efficace que la Révolution a transformé une église en temple à la gloire des grands hommes. Le 27 mai 2015, François Hollande a choisi d’y faire entrer deux hommes et deux femmes qui incarnent selon lui quatre valeurs cardinales de la République.
L’HISTOIRE/9
gloire de l’homme » AL AIN JOCARD/POOL/EPA/MAXPPP
tu sois, tu peux encore te faire de grandes idées de toi-même. » Les circonstances font que le choix du panthéon se porte sur l’église Sainte-Geneviève. Décidé en 1744 par Louis XV, guéri d’une maladie qui a failli l’emporter, l’édifice vient d’être achevé. Le second xviiie siècle a retenti d’éloges sur l’audace de ce bâtiment, sur ses formes sobres et pures. Anticipant sur ce qu’il allait devenir, son architecte, Soufflot, disait l’avoir conçu à la gloire de SainteGeneviève mais « à la façon des grands hommes ».
L’Histoire : Quelle est l’origine du Panthéon ? Mona Ozouf : L’origine immédiate, c’est l’émotion causée par la mort de Mirabeau, le 2 avril 1791. L’Assemblée constituante décide, deux jours après son décès, la transformation de l’église Sainte-Geneviève en panthéon. L’idée de panthéon vient de très loin. Tout le xviiie siècle, pétri de culture antique, nourri des textes de Plutarque (Mme Roland déclare avoir fait son éducation en lisant à la messe l’auteur grec maquillé en livre pieux), rêve autour de l’idée du grand homme et d’une sacralité nouvelle qui dériverait du seul humain. A quoi la célèbre phrase de Robespierre donnera tout son sens : « Homme, qui que
L’H. : L’église Sainte-Geneviève subit-elle des modifications pour devenir le Panthéon ? M. O. : Oui, et c’est Quatremère de Quincy, grand théoricien de l’architecture, qui doit mener à bien ces transformations. Il navigue au milieu de projets extravagants, dont l’un consiste – un espace urbain ne pouvant se prêter à la méditation de l’immortalité –, à détruire tout le quartier entre le théâtre de l’Odéon et la montagne SainteGeneviève. Des projets fleurissent également pour entourer le Panthéon d’une couronne végétale, projets qui renaissent tout au long de la décennie révolutionnaire, notamment au moment de la panthéonisation de Rousseau. Comment l’auteur des Rêveries du promeneur solitaire pourraitil être enlevé aux peupliers d’Ermenonville pour être enfoui dans une crypte lugubre et réfrigérée ! Mais, faute de moyens, aucun programme végétal ne verra jamais le jour. Quatremère de Quincy renonce également à la statue de la Renommée qui devait coiffer l’édifice et en donner le sens. Cette Renommée géante, en lieu et place du lanternon, que devait compléter un cercle de 32 vertus, a été commandée à Dejoux et réalisée mais, jugée médiocre, elle est écartée. Autre abandon : le projet de six statues géantes sous le péristyle. L’actualité révolutionnaire n’était pas très favorable à ce genre d’entreprise. Pour Quatremère de Quincy, la chose fondamentale est d’éliminer la lumière. On obstrue les fenêtres de l’édifice : une lumière changeante distrait l’homme de ses réflexions fondamentales. Et comme l’éclairage qui descend de la coupole est encore trop vif, on opte pour le verre dépoli. L’atmosphère se veut austère et solennelle, accordée à la nouvelle sacralité. On débarrasse aussi l’édifice de ses connotations religieuses : patriarches, Pères de l’Église… Et on supprime tout ce qui est joliesse décorative : les têtes de chérubins, les guirlandes florales…
Esprit de résistance Le 21 février 2014, au mont Valérien, où soixante-dix ans plus tôt les membres du groupe Manouchian ont été fusillés, François Hollande annonce la panthéonisation de Pierre Brossolette, Geneviève de GaulleAnthonioz, Germaine Tillion et Jean Zay.
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38/ BAGDAD
LA VILLE RONDE Placée idéalement, au cœur du riche terroir de l’Irak, au débouché du canal qui unit le Tigre à l’Euphrate, la nouvelle capitale abbasside fondée en 762 par Al-Mansur se veut aussi le centre du monde. Par G abriel Martinez-Gros
L
orsque le second calife abbasside Abu Djafar al-Mansur fonde Bagdad en 762 pour y transférer sa capitale, jusqu’alors située à Damas, il a conscience qu’il fait ainsi coïncider le centre de l’Islam (le califat) avec le centre du monde. A quelques lieues de Bagdad s’étendent les ruines de Ctésiphon puis d’Al-Madaïn, qui fut la capitale des Perses sassanides jusqu’à l’avènement de l’islam au viie siècle. En outre la Bible, le plus vieux livre d’histoire du monde, et dont les épisodes majeurs sont repris par le Coran, parle de Ninive, dans le pays de Mossoul, et de Babylone, dans cette même Mésopotamie centrale où s’élève Bagdad. Le cœur du pouvoir impérial n’avait jamais quitté l’étroite Mésopotamie, et il y a donc de l’évidence dans la fondation de Bagdad. Pourtant, cette localisation n’eut rien de fatal. Elle révélait en fait les enjeux de pouvoir de la nouvelle dynastie. LA RÉVOLTE ABBASSIDE Les premières conquêtes de l’islam, menées par des Mecquois et des Médinois issus du versant occidental de l’Arabie, privilégièrent la Syrie romaine, où les Omeyyades établirent leur capitale, à Damas, après 660. L’Irak fut conquis en même temps que la Syrie, de 636 à 638, mais pour l’essentiel par les tribus du centre et de l’est de la péninsule arabique qui formèrent la majorité de la population des villes-garnisons de Bassora et de Kufa, les grandes concentrations arabes d’Irak dans le siècle qui suit la conquête. Méfiants envers l’aristocratie mecquoise dominante et les Omeyyades, hostiles à la construction de l’État qui signifiait l’exploitation fiscale des conquêtes au profit du calife, les Arabes d’Irak se rangèrent dans l’opposition, représentée par Ali, le cousin de Mahomet qui périt en Irak en 661 tout comme son fils Al-Husayn, massacré à Karbala par les troupes omeyyades en 680. De fait, l’Irak abrite les plus hauts lieux de cette dissidence, à l’origine du chiisme. La révolte abbasside naît précisément au Khurasan, dans ce nord-est du monde islamique où les Omeyyades avaient prétendu refouler les N°412/JUIN 2015
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L’AUTEUR Professeur d’histoire médiévale du monde musulman à l’université Paris-OuestNanterreLa Défense, Gabriel Martinez-Gros a récemment publié Brève histoire des empires. Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent (Seuil, 2014).
turbulences. Elle unit Arabes et Persans sous le drapeau (noir) du parti d’Ali, et triomphe en 749750. Le califat abbasside est proclamé à Kufa. Mais c’est le Khurasan qui a assuré la victoire, et c’est lui que les Abbassides auraient dû choisir pour province capitale. Si ce n’est pas le cas, c’est précisément parce que la nouvelle dynastie prétend échapper à la tutelle de ses puissants partisans du Khurasan – comme le font toujours les monarchies, expliquera quelques siècles plus tard l’historien Ibn Khaldun. Al-Mansur est le véritable fondateur de la dynastie abbasside, pour le meilleur comme pour le pire. Cet ancien policier, dit-on, qui aurait longtemps servi les Omeyyades, donne au régime d’abord révolutionnaire des Abbassides une assise stable. C’est lui qui institue véritablement le vizirat, ministère de l’écriture et de l’impôt ; mais c’est lui aussi qui met à mort en 755, non sans cynisme, l’homme qui a fait triompher la cause abbasside, le Persan Abu Muslim, dont il craignait la puissance. Bagdad est un compromis : une garnison khurasanienne en pays irakien, une occupation étrangère, retranchée à l’abri d’énormes murs ; une garnison répartie en cercles concentriques du plus sûr politiquement au plus incertain – et le plus incertain est toujours son propre peuple, ici les Arabes d’Irak. Al-Mansur vérifie d’un coup les grandes lois impériales qui prévaudront tout au long de l’histoire de l’islam : le pouvoir y est étranger, le souverain doit mettre entre son peuple et lui le fossé, ou le rideau, de ses serviteurs venus d’ailleurs. UNE CITÉ-CARREFOUR Si Kufa n’est pas choisie, s’il faut une fondation nouvelle, c’est aussi que les maîtres de l’empire en 762 ont d’autres besoins que les Bédouins conquérants, leurs ancêtres, qui avaient choisi l’emplacement du campement de Kufa en 638. Kufa est à la lisière du désert familier aux Bédouins, où il eût été facile de se replier en cas de nécessité. Bagdad est au contraire au cœur du riche terroir de terre noire (sawad) de l’Irak, au
L’HISTOIRE/39 MOTS C LÉS
Abbassides
Ces descendants d’Al-Abbas, l’oncle du Prophète, chassent les Omeyyades de Damas en 750. Ils s’appuient sur des musulmans non arabes comme les Persans pour mettre sur pied un État centralisé autour de Bagdad.
Chiites
Ils pensent que les seuls successeurs légitimes du Prophète descendent de son cousin Ali. Ces « imams » poursuivent la révélation par l’interprétation qu’ils donnent du Coran, tandis que les sunnites y mettent un terme avec la mort du Prophète. La mort de Husayn, le petit-fils du Prophète, en 680 à la bataille de Karbala, enracine la sensibilité chiite dans un récit de la Passion. Depuis le ixe siècle, les chiites attendent le retour messianique du dernier iman « caché ».
Omeyyades
DE AGOSTINI/LEEMAGE
Première dynastie de califes qui règne depuis Damas sur l’Empire islamique entre 661 et 750 avec l’aide de cadres essentiellement arabes. La dynastie est renversée par les Abbassides, sauf en Espagne où elle règne jusqu’en 1031.
Sunnites
Partisans de la sunna (la « tradition »), coutume constituée des faits et dits du Prophète. Ils dénient aux descendants d’Ali tout droit exclusif au pouvoir.
débouché du canal qui unit le Tigre à l’Euphrate au point où leurs cours se rapprochent, à portée de l’opulente Susiane du Sud-Ouest iranien, en un mot au centre de son troupeau de contribuables. Kufa était excentrée, Bagdad communique avec le golfe Persique, avec Mossoul et Byzance par le Tigre, avec Hamadan et Ispahan. Bagdad, cernée de remparts, est en outre protégée par la boucle du fleuve Tigre. Les fondateurs de Kufa n’avaient besoin ni de murs, ni de fleuve : ils se battaient à découvert. La fondation d’Al-Mansur a en outre été déterminée par la faveur des astres, comme il est de coutume pour les fondations impériales en cette Antiquité tardive munie des instruments de la science grecque. L’horoscope défini par le savant persan Nawbakht, fondateur d’une longue lignée
Géographie Sur cette carte du xe siècle illustrant le Livre des routes et des provinces, géographe arabe Al-Istakhri situe le golfe Persique (en bas), le Tigre et les principales villes (cercles rouges), dont Bagdad (Le Caire, Bibliothèque nationale).
d’astrologues de cour, est supposé lui assurer une autorité durable et pacifique. Elle ne le sera pas. Le calcul d’Al-Mansur était sans doute trop habile. La dynastie ne cessera d’être écartelée, dans le demi-siècle qui suit, par sa double appartenance à l’Irak arabe et au Khurasan persan. La crise éclate enfin entre les deux fils du calife Harun al-Rachid (786-809) : l’aîné, Amin, issu de son épouse arabe, dont il fait son héritier au califat ; le cadet Mamun, né d’une concubine persane, qu’il désigne gouverneur du Khurasan. A sa mort, la guerre fait rage entre les deux. Comme les troupes abbassides soixante ans plus tôt, les forces d’Al-Mamun l’emportent et prennent Bagdad d’assaut en 813. Amin est tué, la création d’Al-Mansur pratiquement ruinée dans les combats. >>>
LA FONDATION D’AL-MANSUR A ÉTÉ DÉTERMINÉE PAR LA FAVEUR DES ASTRES, COMME IL EST DE COUTUME POUR LES FONDATIONS IMPÉRIALES EN CETTE ANTIQUITÉ TARDIVE N°412/JUIN 2015
52/ BAGDAD
LE BAGDAD RÊVÉ DES « MILLE ET
UNE NUITS »
Traduits en Occident à partir du xviiie siècle, les contes des Mille et Une Nuits ont contribué à développer la renommée de Bagdad dans l’imaginaire, la ville y incarnant deux souvenirs prestigieux, celui de la grande capitale et celui d’un grand calife. Par J ean-Claude Garcin
L’Histoire : Qu’est-ce que les Les Mille et Une Nuits ? A quelle époque ces contes ont-ils été rédigés ? Jean-Claude Garcin : On connaît aujourd’hui Les Mille et Une Nuits comme un ensemble qui contient 262 contes. En fait, cet ensemble réuni par un cheikh égyptien inconnu vers 1760 contient à la fois de vieux contes qui circulaient à son époque et des contes des Mille et Une Nuits proprement dits. On connaît le principe d’enchaînement de ces derniers : le sultan Schahryar, trahi par son épouse, décide de ne plus jamais se marier, et de faire exécuter à l’aube la femme avec qui il aura passé la nuit. Assez vite son vizir ne trouve plus de femme pour jouir pendant une nuit des faveurs du sultan et qui accepte d’être exécutée au matin ; une fille du vizir, Schéhérazade, l’aînée, décide de se dévouer pour tirer son père d’embarras et également pour sauver toutes les femmes. Elle va raconter au sultan, après l’amour, un conte qui ne sera pas achevé à l’aube, et le sultan, curieux de connaître la suite, va l’épargner pendant 1 000 nuits. Entre-temps, trois enfants sont nés, et le sultan, qui a apprécié le savoir et la noblesse de Schéhérazade, l’épouse après être revenu de ses préventions contre les femmes. On peut encore aujourd’hui s’interroger sur l’origine des premiers contes. De toute façon, au cours du temps, un conte a pu en remplacer un autre, et l’ancien conte a été supprimé ou adapté à son nouveau public. Des contes anciens ont circulé jusqu’en Europe au Moyen Age, mais on ne savait pas qu’ils appartenaient à l’ensemble des « Mille et Une Nuits ». C’est Antoine Galland (1646-1715), un spécialiste de langues orientales envoyé en mission à Istanbul par le roi Louis XIV pour des raisons plutôt religieuses, qui découvre leur existence, et N°412/JUIN 2015
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L’AUTEUR Professeur émérite à l’université Aix-Marseille-III, Jean-Claude Garcin a notamment publié Pour une lecture historique des Mille et Une Nuits. Essai sur l’édition de Bulaq, 1835 (Sindbad-Actes Sud, 2013).
les révèle au public français, en traduisant une dizaine de contes, à partir de 1704, d’après le manuscrit qu’il a pu se procurer. Galland a été fasciné par le merveilleux des contes et a mis l’accent, dans ses traductions, sur le faste des architectures. Les Mille et Une Nuits ont continué de croître considérablement jusqu’au xviiie siècle, et ce sont Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel qui ont donné, seulement en 2005-2006, la première traduction française intégrale et exacte (publiée dans la collection de « La Pléiade ») du recueil égyptien de 1760. Les contes ont été imprimés pour la première fois en Égypte en 1835 à partir du recueil composé vers 1760 par le cheikh égyptien dont nous avons parlé, que j’appelle « l’auteur de Bulaq » parce que c’est sur les presses installées par le pacha d’Égypte Mohammed Ali à Bulaq, un quartier ouest du Caire, que la première édition arabe imprimée des Nuits a vu le jour. L’H. : Comment Bagdad est-il présenté dans Les Mille et Une Nuits ? J.-C. G. : Constatons d’abord que Bagdad est toujours présenté dans les Nuits comme la capitale du calife abbasside. Cela traduit certainement le fait que les anciens contes devaient être bien fournis en anecdotes sur la cour des califes abbassides empruntées à des historiens anciens, et en particulier sur Harun al-Rachid (786-809), un des califes les plus prestigieux. On pouvait, paraît-il, toujours rencontrer à Bagdad le calife arpentant les rues en compagnie de Jafar le Barmécide, son vizir, et de Masrur, son bourreau. Les auteurs des contes n’ignoraient sans doute pas que Bagdad avait été fondé en 762 par le calife Al-Mansur, un des premiers Abbassides, qui avait
BNF, DIST. RMN-GP/IMAGE BNF
L’HISTOIRE/53
DANS LE TEXTE LE C ALIFE DÉGUISÉ Les Nuits dépeignent souvent un Harun al-Rachid se travestissant pour pouvoir déambuler secrètement parmi ses sujets dans les rues de la ville. n raconte qu’une nuit le calife Harun alRachid se sentit un grand vague à l’âme. Il appela son vizir, Jafar le Barmécide, et lui dit : “J’ai le cœur en peine. Je veux, cette nuit même, me promener dans les rues de Bagdad et voir un peu comment vont les affaires des gens. Mais à une condition : nous allons nous habiller en marchands, pour n’être reconnus de personne.” Le vizir se plia à cet ordre. […] Allant de-ci, de là, ils arrivèrent au Tigre où ils virent un vieil homme assis dans une barque. Ils s’avancèrent, le saluèrent et lui dirent : “Bonhomme, nous voudrions que tu nous fasses l’amitié et la bonté de nous emmener promener dans ta barque. Voici un dinar pour ta peine.” On raconte encore, Sire, ô roi bienheureux, qu’à la demande qui lui était faite, d’une promenade en barque moyennant un dinar, le vieil homme répondit par ces mots : “Et qui donc serait assez fou pour aller se promener sur le Tigre, quand Harun al-Rachid, le calife, descend chaque nuit le fleuve sur un bateau illuminé, avec un homme qui crie : ‘Vous tous, grands ou humbles, nobles ou gens du commun, garçons ou jeunes gens, apprenez que celui qui descendra le Tigre, je le ferai décapiter et pendre au mât de son bateau.’”» Les Mille et Une Nuits, t. I, « Le calife Harun al-Rachid et le faux calife », traduction et présentation par J. E. Bencheikh et A. Miquel, Gallimard, « La Pléiade », 2006, pp. 1064-1065.
«O
JOSSE/LEEMAGE
Harun al-Rachid Miniature persane du xvie siècle (Paris, BNF). En haut : manuscrit égyptien des Nuits du xive siècle (Paris, BNF).
MOT C LÉ
Vizir
« Celui qui porte la charge » des affaires de l’État, le chef de l’administration impériale. La littérature arabe en fait souvent un compagnon intime du calife, son double, dont la position est aussi puissante que précaire. Au xie siècle, alors que le calife abbasside est sous la tutelle du sultan turc seldjoukide, le vizir persan Nizam al-Mulk, littéralement « l’ordre de l’empire » (1018-1092), auteur du Traité de gouvernement (Siyaset Nameh), joua un rôle de premier plan.
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68/ RECHERCHE
TTENTAT a A veugle rue Saint-Nicaise Le 24 décembre 1800, rue Saint-Nicaise, l’explosion d’une machine infernale manqua de tuer Bonaparte et fit une dizaine de morts. Avec cet attentat aveugle, en plein cœur de Paris, les royalistes ont inventé le terrorisme contemporain.
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Par Pierre Serna
L’AUTEUR Directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française (Paris-I), Pierre Serna publiera chez Fayard en 2016 une histoire politique des animaux en Révolution.
Note 1. Un des principaux généraux de Cromwell en 1650, Monck a négocié secrètement pour faire monter sur le trône Charles II.
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A
ttentat : entreprise contre les lois dans une occasion importante, dans une chose capitale. Énorme attentat. Horrible attentat. C’est un attentat. Faire un attentat. Commettre un attentat. Un attentat contre la liberté publique. Empêcher l’exécution d’un arrêt, c’est un attentat. Le Parlement a cassé toute la procédure, et tout ce qui s’est ensuivi, comme un attentat à ses droits. » En 1798, la définition du mot « attentat » dans le Dictionnaire de l’Académie française demeure encore floue, oscillant entre le délit « horrible et énorme » et la référence aux pratiques d’Ancien Régime. Deux ans plus tard, l’attentat de la rue Saint-Nicaise, à Paris, allait s’imposer comme la matrice des terrorismes contemporains.
LA CONSPIRATION DES POIGNARDS En 1800, la république est incarnée de manière autoritaire par Bonaparte, revenu tout auréolé de sa seconde campagne d’Italie qui l’a vu remporter de façon miraculeuse la bataille de Marengo. Une fois encore, l’Autriche est humiliée et doit négocier les conditions de sa défaite. Mais, en France, le Premier consul ne manque pas d’ennemis. Vaincu, réduit et soumis en 1794, l’Ouest rebelle n’a pas désarmé. Peu avant le coup d’État du 18-Brumaire, en 1799, une « seconde Vendée » a éclaté, qui faillit bien l’emporter. Une partie des Français continue de se sentir exclue d’un régime considéré comme impie, usurpateur, ne respectant pas les principes de la religion et des règles traditionnelles de la société ancienne léguée par les ancêtres, refusant la langue parlée depuis toujours. Les chouans sont en rébellion ouverte. YvesMarie Audrein, évêque républicain du Finistère, ancien député conventionnel, est assassiné près de Quimper le 19 novembre 1800. Pour les royalistes, Bonaparte est peut-être le Monck1 de l’histoire de France. Sa mission serait-
elle de rendre le trône au roi légitime Louis XVIII, comme ils l’espèrent ? L’illusion ne dure pas longtemps. Mais l’extrême droite catholique et royaliste n’est pas la seule force à vouloir se débarrasser de l’apprenti dictateur que devient chaque jour davantage Bonaparte. La gauche radicale imagine, la première, des attentats visant à la vie du Premier consul à l’automne 1800, puisque son secret espoir de voir une balle autrichienne faire le travail durant les batailles du printemps précédent n’a pas été assouvi. Comment procéder ? L’attaquer sur la route de la Malmaison où il séjourne régulièrement ? Trop risqué car sa garde à cheval est beaucoup mieux aguerrie que ces militants politiques. L’attaquer lors de ses promenades nocturnes à Paris ? Difficile : les généraux Lannes, Duroc et Bessières sont ses gardes du corps. Rien que cela. Une autre solution s’impose : l’assassinat politique. Des Corses républicains ayant des comptes à régler avec la famille Bonaparte, des militants jacobins de la première heure, des républicains
Décryptage Pierre Serna, auteur de La République des girouettes. 1789-1815 et au-delà, une anomalie politique : la France de l’extrême centre (Champ Vallon, 2005), s’est intéressé à l’attentat de la rue SaintNicaise dans le cadre d’une réflexion plus vaste sur la construction des extrémismes en Révolution. Il montre que la violence politique peut prendre à la fois la forme de la conjuration, de l’attentat, et de politiques d’exception qui légitiment les mesures liberticides du pouvoir face aux oppositions.
MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET
L’HISTOIRE/69
Scènes d’horreur La violence représentée sur cette aquarelle du xixe siècle n’est pas exagérée : corps déchiquetés, chevaux éventrés,
RMN-GP/GÉRARD BLOT
RMN-GP/DANIEL ARNAUDET/GÉRARD BLOT
maisons effondrées. L’attentat, qui a fait 7 morts et 20 blessés graves, intervient six ans après l’explosion de la poudrerie de Grenelle, accident industriel le plus meurtrier de l’histoire de la capitale. Avec ces deux drames, Paris entre dans l’ère des risques urbains contemporains.
Cadoudal, l’instigateur
Le général chouan est représenté en chef de guerre, la main disposée comme Napoléon, son ennemi juré (tableau d’Amable-Paul Coutan, 1827, Cholet, musée d’Art et d’Histoire).
Le roi de la Révolution
Fils de 1793, Bonaparte se comporte en 1800 comme un souverain. Le tuer, c’est tuer la Révolution et sa stabilisation autoritaire dans le Consulat (tableau de Joseph-Marie Vien, château de Malmaison).
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