Montaillou d’Emmanuel Le Roy Ladurie
MENSUEL - ALL 8,20 € / BEL 7,40 € / ESP 7,40 € / GR 7,40 € / ITA 7,40 € / PORT-CONT 7,40 € / LUX 7,40 €/ CH 12,40 FS / MAR 63 DH / TUN 7,20 TND / TOM-A 1620 XPF / TOM-S 970 XPF / DOM-S 7,40 € / CAN 10,50 $ CAN / USA 10,50 $ - ISSN 01822411
histoire.presse.fr
Un best-seller 40 ans après
1839 Les mutinés de l’Amistad Spartacus Le modèle antique Haïti Le soulèvement qui a ébranlé le monde
QUAND LES ESCLAVES SE REBELLENT
M 01842 - 415 - F: 6,40 E - RD
3’:HIKLSE=WU[YUV:?a@o@l@f@a"; Conférence COP 21 : 300 ans de débats sur le climat
Sommaire
10 /
ACTUALITÉS
DOSSIER
L’ÉDITO
3 Le monde à l’envers
FORUM Vous nous écrivez 4 Guerre Asie-Pacifique ON VA EN PARLER
Exclusif 6 Faut-il rééditer Rebatet ?
Par Huguette Meunier
ÉVÉNEMENT
Climat 1 2 L’homme entre en scène
Entretien avec Jean-Baptiste Fressoz
ACTUALITÉS Anniversaire 20 « Montaillou », histoire d’un best-seller Par Stefan Lemny
C oncordance des temps 24 Unis contre le « terrorisme » ?
Par Jenny Raflik
A rchives 26 Bernis ou la diplomatie
30 Quand les esclaves se rebellent
de l’amitié Par Gilles Montègre
Par Pierre Assouline
Caraïbes, 1839. Les mutinés de l’« Amistad » Par Marcus Rediker 32
40 Guerres serviles. Le modèle antique Par Giusto Traina Les Zanj : esclaves contre esclaves Par Gabriel Martinez-Gros
Saint-Domingue, 1791. La révolte qui ébranla le m onde Par Manuel Covo 46
LA LETTRE DE L’HISTOIRE C artes, débats, expositions : pour
recevoir les dernières actualités de l’histoire abonnez-vous gratuitement à
La Lettre de L’Histoire
ewsletters.sophiapublications.fr n
L’HISTOIRE / N°415 / SEPTEMBRE 2015
Portraits de rebelles Par Olivier Grenouilleau La question des réparations financières Par Pap Ndiaye 52
« Moi, Nat Turner » Par Pap Ndiaye
54
Zumbi. Une légende brésilienne Par Anaïs Fléchet
CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES. LEEMAGE
PORTRAIT François Déroche 28 Fasciné par le Coran
/ 1 1
L’ATELIER DES CHERCHEURS
GUIDE LIVRES
8 0 Il était une fois La Mecque Par Gabriel Martinez-Gros
82 Levi-Strauss, patron de l’anthropologie Par Yves Saint-Geours Le tour de la guerre Par Bruno Cabanes 85 Maurice Garçon, un avocat sous l’Occupation Par Robert Kopp
60 Les salariés d u Moyen Age
Par Laurent Feller
Bande dessinée 86 Clara, première femme Par Pascal Ory
Classique 87 « A l’échelle humaine » de Léon Blum Par Michel Winock
Revues 8 8 La peine de mort pour baptême Par Fabien Paquet
SORTIES Expositions
9 0 Osiris ressuscité
Par Juliette Rigondet
92 La fierté de l’abbé Terray VIENNE, ÖSTERREICHISCHE BIBLIOTHEK ; FOTOTECA/LEEMAGE. BETTMANN/CORBIS. RMN-GP/AGENCE BULLOZ
Par Bruno Calvès
Médias 93 Aventures en Asie centrale
66 URSS, 1954. O pération Terres vierges Par Nicolas Werth
Par Olivier Thomas
La solitude de Churchill Cinéma
9 4 Réunification allemande Par Antoine de Baecque
CARTE BLANCHE
9 8 Jean Lacouture,
le bricoleur superbe Par Pierre Assouline
74 Le théâtre, u n « soft power » français au
temps des Lumières
COUVERTURE : J oseph Cinqué par Nathaniel Jocelyn en 1839, considéré comme le premier portrait d’un Africain dans l’art américain, huile sur toile conservée au New Haven Museum, Connecticut (Granger NYC/Aurimages). RETROUVEZ PAGE 96 les Privilèges abonnés ABONNEZ-VOUS PAGE 97 Ce numéro comporte cinq encarts jetés : Télérama (abonnés), ville de Chaville (abonnés Paris et Ile-de-France), L’Histoire (deux encarts kiosques France et étranger, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
Par Rahul Markovits
L’HISTOIRE / N°415 / SEPTEMBRE 2015
12 /
Pesante atmosphère O uvriers en bleu de travail devant leur usine (détail d’un tableau de Franz W. Seiwert, 1927). L’HISTOIRE / N°415 / SEPTEMBRE 2015
Événement
/ 1 3
CLIMAT : L’HOMME ENTRE EN SCÈNE Du 30 novembre au 11 décembre 2015, Paris accueille la 21e conférence de l’ONU sur le climat ; 196 États, un objectif : obtenir un accord universel contraignant sur nos émissions de gaz à effet de serre. Car les scientifiques en sont sûrs, malgré les débats : l’homme a une influence sur le climat. Une idée née en fait il y a presque trois siècles.
CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES. EMMANUELLE MARCHADOUR/SEUIL
Entretien avec Jean-Baptiste Fressoz
L’Histoire : Depuis le sommet de la Terre de Rio en 1992, l’impact environnemental de l’homme est d’abord pensé à travers ses émissions de gaz à effet de serre. En a-t-on fait l’histoire ? Jean-Baptiste Fressoz : Nous avons tous plus ou moins en tête la courbe de l’ascension menaçante du CO2 dans l’atmosphère depuis les débuts de la révolution industrielle (cf. page 14). Mais on n’en a curieusement aucune histoire. On n’est pas capable de relier avec précision cette courbe aux grands choix technologiques (automobile, agriculture industrielle, aviation…) ou aux grands processus historiques (impérialisme, guerre, fordisme, globalisation économique…). L’un des enjeux de l’histoire environnementale est de relier des catégories historiques bien connues aux quantités matérielles que les scientifiques ont établies comme marqueurs de la crise
environnementale globale : les émissions de CO2, mais aussi celles de nitrates, de phosphore, etc. Faute d’histoire précise, dominent dans l’espace public et académique des récits assez vagues de la crise environnementale incriminant la « modernité » en général ou pis encore « l’espèce humaine ». ’est l’origine du C concept d’Anthropocène : de quoi s’agit-il exactement ? Forgé autour de l’an 2000 par des scientifiques du système Terre (notamment le prix Nobel de chimie néerlandais Paul Crutzen, spécialiste de l’ozone atmosphérique), ce concept ouvre un espace d’échanges entre les sciences dures et les sciences sociales. Il acte le fait que l’humanité a une telle influence sur la planète (modification massive des cycles de matières, extinction d’espèces…) qu’il faut ouvrir dans l’échelle des temps géologiques une nouvelle époque : celle de
L’AUTEUR Historien des sciences, des techniques et de l’environnement, chercheur au CNRS, JeanBaptiste Fressoz enseigne à l’EHESS. Il a écrit, avec Christophe Bonneuil, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous (Seuil, 2013).
l’Homme. L’action humaine sur la planète serait ainsi comparable à celle des variations de l’orbite terrestre ou de la tectonique des plaques. Deux remarques : premièrement, par rapport à la notion de crise environnementale qui renvoie à une temporalité courte, la force du concept d’Anthropocène est de désigner un point de non-retour. Ce que nous vivons n’est pas une simple crise, un mauvais moment à passer, mais une révolution géologique d’origine humaine. Deuxièmement, l’avantage du concept d’Anthropocène est de mettre l’Homme, le temps et l’histoire au centre du problème. En proposant une nouvelle époque géologique, les scientifiques sont en effet obligés de réfléchir en termes historiques. Ils doivent, par exemple, en déterminer le commencement. Pour certains, l’Anthropocène a débuté il y a 5 000 ans, à un moment où l’apparition de la riziculture en Chine serait responsable de l’augmentation L’HISTOIRE / N°415 / SEPTEMBRE 2015
Actualités
20 /
« Montaillou », histoire d’un best-seller Retour sur l’immense succès du livre d’Emmanuel Le Roy Ladurie Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, sorti en 1975.
« Apostrophes » Le 15 septembre 1978, Bernard Pivot propose à François Mitterrand de convier à son émission quatre écrivains ; parmi eux Emmanuel Le Roy Ladurie (au centre) et Patrick Modiano (à droite).
Q
uand Emmanuel Le Roy Ladurie confia son manuscrit à Pierre Nora, l’initiateur de la prestigieuse collection « Bibliothèques des histoires » chez Gallimard, personne n’imaginait l’immense succès qu’allait rencontrer Montaillou, village occitan de 1294 à 1324. Les conditions semblaient certes réunies pour une bonne diffusion de cette chronique de la vie quotidienne d’un petit village de l’Ariège au Moyen
L’HISTOIRE / N°415 / SEPTEMBRE 2015
Age, bâtie à partir du registre d’inquisition de l’évêque de Pamiers, Jacques Fournier. Élu au Collège de France en 1973, l’auteur était un universitaire reconnu, appartenant à la nouvelle génération des Annales ; l’histoire avait le vent en poupe, les monographies villageoises passionnaient de plus en plus les lecteurs, et la collection dirigée par Pierre Nora était la meilleure vitrine des contributions novatrices dans ce domaine. Le tirage
de 6 000 exemplaires, exceptionnel pour un ouvrage de cette nature, paraissait déjà largement répondre à ces attentes. Mais les prévisions ont été incroyablement surpassées. Peu de livres d’histoire ont autant enthousiasmé le public français : quelques mois à peine après sa sortie en librairie, le 5 novembre 1975, il était devenu « le phénomène Montaillou »1. Dès la fin de 1976, le tirage avait atteint 112 000 exemplaires. En
LOUIS MONIER/RUE DES ARCHIVES
Par Stefan Lemny*
/ 2 1 1978, on en comptait 129 000 ; en 1998, 203 540, pour arriver aujourd’hui à 230 000. Les quarante ans écoulés depuis sa parution furent jalonnés de nouvelles éditions – l’édition revue et corrigée de 1982, l’édition de poche « Folio-Histoire » en 1985, l’édition du club Grand livre du mois en 2000 –, de nombreuses réimpressions en France et dans le monde entier, et marqués par l’ampleur des réactions médiatiques et des critiques.
JEAN-PAUL GARCIN/PHOTONONSTOP
Une promotion efficace
La promotion avait été indubitablement efficace. Des « bonnes feuilles » (extraits en avantpremière) avaient été publiées par Le Nouvel Observateur le 27 octobre 1975 sous le titre « Le document de la semaine : Montaillou ». Le jour de sa parution en librairie, le 5 novembre 1975, Le Monde lui consacra sa première page. Les historiens contribuèrent à ce concert médiatique élogieux : un « livre qui fera date », écrivait Max Gallo dans L’Express du 10-16 novembre 1975 ; un « grand livre » né de « l’audace et du talent », pour Pierre Chaunu, dans Le Figaro du 19 décembre 1975. Mais c’est surtout Georges Duby qui, dans Le Nouvel Observateur du 15 décembre 1975, montre un enthousiasme sans égal : « Ça ne s’était jamais vu. Un livre prodigieux. Le premier essai d’ethnographie rurale qui ne s’accroche pas au présent ou au passé très proche, mais se projette aussi dans l’histoire. » Jacques Le Goff renchérit en évoquant plus tard le « chef-d’œuvre d’une monographie d’histoire totale » (Psychologie n° 106, 1978). L’effet maximal fut cependant produit par l’intervention de l’auteur dans l’émission télévisée « Apostrophes », de Bernard Pivot, le 5 décembre 1975. Avec du charme et de l’humour, l’historien y fit brillamment revivre l’univers décrit dans son ouvrage et éveilla la curiosité du grand public en pleine période d’achat des cadeaux de Noël. Parmi ces lecteurs enthousiastes, un certain François
Le registre d’inquisition de Jacques Fournier
A
près sa thèse sur Les Paysans de Languedoc (1967), Emmanuel Le Roy Ladurie est déjà un spécialiste reconnu de l’histoire rurale de l’Ancien Régime quand il découvre, en 1968, le registre d’inquisition de l’évêque de Pamiers Jacques Fournier, dans l’édition de Jean Duvernoy publiée chez Privat en 1965. Séduit par cette source, il s’engage passionnément dans l’exploitation de son contenu afin de reconstituer la vie de Montaillou, petit village de Haute-Ariège, entre les années 1294 et 1324. En 1971, il se rend sur les lieux et réalise un documentaire pour la télévision. Il éprouve alors la tentation d’en écrire un roman. Mais sa vocation d’historien l’emporte. Dans le même esprit que son maître Fernand Braudel dans La Méditerranée, Emmanuel Le Roy Ladurie veut écrire une « histoire totale », à partir de l’histoire locale de cette minuscule communauté rurale, perchée dans les hauteurs des Pyrénées. Aucun détail ne semble y manquer : l’environnement, structuré autour de la maison-famille, ses habitants – les bergers –, les multiples facettes de l’existence – la vie sexuelle, l’amour, l’enfance, la mort, le temps –, les croyances, sans oublier les pratiques magiques et les déviances. Bref, une sorte de biographie collective de ces muets de l’histoire. Les historiens actuels sont beaucoup plus critiques avec l’usage fait de cette source unique, qui, selon eux, informe plus sur les habitudes de pensée et les procédures des enquêteurs de l’Inquisition que sur ceux qu’ils interrogent.
@
Retrouvez le débat entre Patrick Boucheron et Emmanuel Le Roy Ladurie sur histoire.presse.fr
Mitterrand, qui déclara dans L’Unité du 6-12 février 1975 : « Je n’ai pas le cœur de quitter Montaillou, village occitan, qui m’a tant occupé depuis quelques semaines. » Trois ans plus tard, invité à son tour par Bernard Pivot dans son émission du 15 septembre 1978, il convia l’historien aux côtés de ses auteurs préférés : Paul Guimard, Michel Tournier et Patrick Modiano. La spirale magique du succès d’édition – exceptionnel pour un livre d’histoire – fut ainsi enclenchée. En témoigne la richesse du dossier de presse des éditions Gallimard, qui recense jusqu’à 50 articles et interviews, parus principalement en France, en 1975 et 1976. Et ceux-ci ne représentent pas – on peut le supposer – la totalité des échos. A partir de 1977, le nombre d’articles diminue dans la presse française, mais la célébrité du livre s’étend au-delà des frontières, où les traductions vont se multiplier : après celle en portugais en 1975, en italien en 1977, en anglais en 1978. Au total, on compte 21 langues et plus de 50 éditions et réimpressions. Leur tirage est difficile à établir avec précision, mais on estime qu’avec au moins 1 million d’exemplaires vendus dans le monde, on a affaire à
Village cathare M ontaillou au pied des ruines de son château, bâti vers la fin du xiie siècle. En
1258, le seigneur Bernard d’Alion fut condamné par l’Inquisition pour sa participation à l’hérésie cathare. L’HISTOIRE / N°415 / SEPTEMBRE 2015
32 /
DOSSIER
R évoltes d’esclaves
Caraïbes, 1839
Le livre de Marcus Rediker, traduit au Seuil, sort en librairie le 10 septembre.
Comment 53 esclaves ont-ils réussi, en 1839, à prendre le contrôle du bateau qui les transportait vers des plantations cubaines ? Pour comprendre ce succès improbable, au retentissement considérable, il faut cesser, nous explique Marcus Rediker, de les considérer comme de simples victimes incapables d’initiative. Par Marcus Rediker
L’HISTOIRE / N°415 / SEPTEMBRE 2015
GRANGER, NYC/AURIMAGES
Les mutinés de l’« Amistad »
/ 3 3
La révolte L ibérés de leurs fers et armés de couteaux à canne, les esclaves tuent Ferrer, le capitaine (J. W. Barber, gravure colorisée, 1840).
A
ux premières heures de la nuit sans lune du 1er juillet 1839, dans la cale de la goélette négrière l’Amistad, des esclaves africains se défont silencieusement de leurs chaînes. L’un d’eux est parvenu à briser le cadenas de la chaîne qui les maintenait captifs sous le pont principal. La cargaison humaine de la goélette compte 49 hommes et 4 enfants (dont 3 fillettes) partis de La Havane pour rejoindre, au sud, les nouvelles plantations de Puerto Principe (Camagüey). Quelques heures plus tôt, dans l’étroitesse suffocante de leur geôle, les détenus ont décidé de changer le cours de leur destin1.
DR
Par une nuit sans lune Quatre hommes, Cinqué, Faquorna, Moru et Kimbo, ouvrent la voie en se hissant par l’écoutille, sur le pont principal, puis se saisissent de cabillots (grosses chevilles de bois ou de métal) et de douves (planches) de tonneau avant de se diriger vers le canot, où ils tuent le cuisinier endormi. Alors que davantage d’hommes se libèrent de leurs fers et déferlent sur le pont, ils ouvrent une caisse de « couteaux à canne ». L’éclat des lames pousse les deux marins chargés de les surveiller
L’AUTEUR Marcus Rediker enseigne à l’université de Pittsburgh. Il est notamment l’auteur de A bord du négrier (Seuil, 2013) et publie cette année Les Révoltés de l’Amistad. Une odyssée atlantique, 1839-1842 (Seuil).
à se jeter par-dessus bord. Le capitaine Ramon Ferrer réussit à saisir une arme, tue un rebelle et en blesse un autre mortellement. Quatre de leurs compagnons encerclent Ferrer et l’assassinent. En l’espace de quelques minutes, les rebelles mettent le géant de bois sens dessus dessous. Ils capturent les deux hommes qui se considéraient comme leurs propriétaires, Jose Ruiz et Pedro Montes, et les enferment sous le pont. Leur objectif est de rentrer chez eux, en Sierra Leone. Seulement aucun ne sait diriger la goélette. C’est pourquoi ils épargnent les survivants espagnols pour les aider à naviguer vers l’est – telle est, du moins, la version des faits que la postérité a retenue. Mais Pedro Montes, qui a été capitaine d’un navire marchand, utilise ses connaissances approfondies de la navigation en haute mer pour tromper ceux qui sont devenus ses maîtres. Le jour, il suit leurs ordres et navigue vers l’est, tout en gardant les voiles relâchées pour ralentir l’Amistad. La nuit, il redresse le cap vers l’ouest et le nord, dans l’espoir de rester à proximité des Caraïbes et de la côte nord-américaine, d’être intercepté – et sauvé. Huit semaines plus tard, son vœu est exaucé : un bâtiment hydrographique de la marine américaine arrête l’Amistad L’HISTOIRE / N°415 / SEPTEMBRE 2015
60 /
L’Atelier des
CHERCHEURS n Les salariés du Moyen Age p. 60 n URSS, 1954. Opération Terres vierges p. 66 . 74 n Théâtre. « Soft power » français au temps des Lumières p
Les salariés du Moyen Age En se généralisant au xiiie-xive siècle, le salariat change les équilibres du monde médiéval. De nouveaux groupes sociaux, de nouvelles hiérarchies et de nouveaux modes de rémunération du travail apparaissent.
Décryptage La rémunération du travail est une chose complexe au Moyen Age. Elle comprend, outre de l’argent, nombre d’éléments en nature. Le salarié apparaît comme un dépendant d’un genre particulier dont le travail est mesuré et rémunéré proportionnellement au temps passé ou à la nature de la tâche effectuée. Le salaire devient un mode de rétribution ordinaire et courant à partir du xiiie siècle et définit un groupe social aux contours flous, assimilé à la fin du Moyen Age aux classes dangereuses.
A
u Moyen Age comme aux autres périodes historiques, il a toujours été nécessaire de rémunérer certaines tâches, et ce malgré l’importance du travail forcé et des statuts (esclavage ou servage) qui le rendent juridiquement possible1. Adalhard, abbé de Corbie, prévoit ainsi dans les années 820 que les aides du jardinier du monastère L’HISTOIRE / N°415 / SEPTEMBRE 2015
L’AUTEUR rofesseur à P Paris-I-PanthéonSorbonne, membre de l’Institut universitaire de France, Laurent Feller a codirigé, avec Patrice Beck et Philippe Bernardi, Rémunérer le travail au Moyen Age. Pour une histoire sociale du salariat (Picard, 2014).
recevront un salaire dont il fixe le montant. Richer raconte lui, au xe siècle, comment deux espions se firent engager sur le chantier de construction d’une cathédrale afin de se procurer une couverture : à cette occasion, ils recevaient quotidiennement pour le prix de leur travail, en plus des repas, des deniers d’argent. Certains travaux agricoles, normalement effectués gratuitement par des serfs, sont rémunérés. Il en est ainsi, au manoir, des tâches fixes liées à l’élevage, à l’entretien de la laiterie, à celui des charrettes et des instruments de labour ou, enfin, au labourage lui-même. Pareillement, durant les gros travaux de la moisson, il est fait appel à des équipes de travailleurs salariés. En ville, l’artisanat ne peut se développer sans qu’il existe, aux ordres des maîtres des ateliers, une population de dépendants rémunérés et touchant un salaire. Dans l’artisanat textile notamment, la main-d’œuvre familiale et les apprentis ne sauraient suffire – d’autant plus que les apprentis sont une charge pendant un temps plus ou moins long avant d’être mis
DR
Par Laurent Feller
VIENNE, OSTERREICHISCHE BIBLIOTHEK ; FOTOTECA/LEEMAGE
/ 6 1
Chantier D e la taille des pierres à la maçonnerie en passant par la fabrication de la chaux et les travaux de couverture, des dizaines d’ouvriers s’affairent sur ces chantiers de construction d’églises à Saint-Denis (enluminure du xve siècle).
L’HISTOIRE / N°415 / SEPTEMBRE 2015