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M 01842 - 416 - F: 6,40 E - RD
MENSUEL - ALL 8,20 € / BEL 7,40 € / ESP 7,40 € / GR 7,40 € / ITA 7,40 € / PORT-CONT 7,40 € / LUX 7,40 €/ CH 12,40 FS / MAR 63 DH / TUN 7,20 TND / TOM-A 1620 XPF / TOM-S 970 XPF / DOM-S 7,40 € / CAN 10,50 $ CAN / USA 10,50 $ - ISSN 01822411
histoire.presse.fr
SPÉCIAL 50 PAGES
•La faute aux Barbares ?
•Géopolitique d’un empire menacé
•L’obsession du déclin
Le président de la Ve est-il vraiment républicain ?
LA CHUTE DE ROME
Sommaire
10 /
ACTUALITÉS
SPÉCIAL
L’ÉDITO
3 Apocalypse annoncée
FORUM Vous nous écrivez 4 Énergie, le débat ON VA EN PARLER
Exclusif 6 Un samouraï à Guimet ! Par Huguette Meunier
ÉVÉNEMENT
Institutions 1 2 Le président est-il républicain ?
Entretien avec Nicolas Roussellier par Michel Winock
ACTUALITÉ Réouverture 20 Peau neuve pour
le musée de l’Homme Par Alice L. Conklin
T endance 22 Paris la nuit, c’est fini ! A nniversaire 24 Paix avec l’Allemagne Par Jean-Michel Guieu
PORTRAIT Frederick Cooper 28 Pour un empire
Par Juliette Rigondet
LA LETTRE DE L’HISTOIRE C artes, débats, expositions : pour
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L’HISTOIRE / N°416 / OCTOBRE 2015
28 La chute de Rome 30 Rome n’en finit pas de tomber Par Johann Chapoutot Qu’en dirait Ibn Khaldun ? Par Gabriel Martinez-Gros 40 Géopolitique d’un empire menacé Par Giusto Traina Carte : ve siècle, la nouvelle donne 46 Ravenne, capitale Par Claude Aziza Le destin de Galla Placidia Les derniers empereurs d’Occident 51
Pendant ce temps en Orient… Par Maurice Sartre
KEYSTONE/GAMMA-RAPHO. MATHIEU CUGNOT/IP3 PRESS/MAXPPP
Par Antoine de Baecque
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GUIDE LIVRES
78 Les colons avaient-ils des scrupules ? Par Matthieu Lahaye
80 La vraie vie des cités grecques Par Maurice Sartre
Le plus intellectuel de tous les peuples Par Michel Winock
Classique 8 4 « Des délits et des peines » de Cesare Beccaria Par Michel Porret
Revues 86 Pourquoi enseigner l’histoire ? Par Fabien Paquet
SORTIES Expositions
8 8 Si fascinantes machines Par Fabien Paquet
91 Destins de catins Par Huguette Meunier La morue était trop belle Par Olivier Thomas
Cinéma 93 Autopsie de la RAF
Par Antoine de Baecque
Elser voulait tuer Hitler Médias
9 4 L’énigme Ben Barka Par Olivier Thomas
Vigée Le Brun, femme et peintre CARTE BLANCHE
9 8 Un imposteur de talent Par Pierre Assouline
54
« L’effondrement a bien eu lieu »
PARME, GALERIE NATIONALE ; ELECTA/LEEMAGE
Entretien avec Bryan Ward-Perkins, propos recueillis par Claire Sotinel
60
« Le 24 août : Alaric entre dans la ville »
Entretien avec Umberto Roberto
62
68
La faute aux « super riches » Par Claire Sotinel Une machine ingouvernable ? Par Yann Rivière Les chrétiens sont-ils responsables ?
Par Claire Sotinel
64
Le « dernier juif » de l’Empire romain Par Claude Aziza 76 « Il n’y a pas de décadence » Par Paul Veyne 74
COUVERTURE : B uste du ve siècle en marbre de Valentinien III, empereur d’Occident de 425 à 455 (RMN-GP, musée du Louvre/Tony Querrec). RETROUVEZ PAGE 96 les Privilèges abonnés ABONNEZ-VOUS PAGE 95 Ce numéro comporte cinq encarts jetés : Atlas Égypte, VPC (abonnés) ; L’Histoire (deux encarts kiosques France et étranger, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
L’HISTOIRE / N°416 / OCTOBRE 2015
Modèle républicain C i-dessus : Vincent Auriol rencontre un mineur dans le Tarn, en 1952. Ci-dessous : François Hollande en visite à
l’usine sidérurgique d’ArcelorMittal, à Florange, le 26 septembre 2013. Du président discret à l’hyperprésident – finalement souvent impuissant.
Événement
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LE PRÉSIDENT EST-IL RÉPUBLICAIN ? Le groupe de travail parlementaire sur l’avenir des institutions présidé par Claude Bartolone et Michel Winock rend ses conclusions à l’automne. L’occasion de réfléchir sur le personnage central de la Ve République, le président. Dans son dernier ouvrage, Nicolas Roussellier livre une belle réflexion sur l’histoire de son pouvoir et sur ses fondements républicains. Dont nous nous sommes peut-être trop éloignés.
KEYSTONE/GAMMA-RAPHO. MATHIEU CUGNOT/IP3 PRESS/MAXPPP. DR
Entretien avec Nicolas Roussellier
L’Histoire : Dans votre ouvrage La Force de gouverner1, vous retracez, avec un soin de précision remarquable, la montée en puissance du pouvoir exécutif depuis les débuts de la IIIe République. Il existait, au départ, une incompatibilité philosophique entre les républicains et l’existence même d’une présidence de la République : comment ont-ils fini par l’accepter ? Nicolas Roussellier : Les républicains du xixe siècle avaient un idéal qui s’opposait fortement à la figure du chef d’État unique, du type roi ou empereur. Ils s’opposaient à toute forme de « pouvoir personnel ». Ils s’étaient attachés à un idéal d’exécutif collégial venant se placer au service de la « nation assemblée ». Dans certains projets républicains, on trouve la figure d’un « président » mais tout est fait pour que celui-ci ne devienne pas un chef écrasant
et omnipotent. Il est vu comme le « premier fonctionnaire public » pour utiliser une expression déjà en vogue sous la Révolution pour désigner le roi constitutionnel. Mais, plus encore que les pouvoirs juridiquement définis dans un texte, les républicains se sont méfiés de la popularité et du prestige qu’un chef de l’État risquait de développer si l’on n’y prenait pas garde. C’est ainsi que, plusieurs années avant le vote des lois constitutionnelles de 1875, le budget du président (le titre est détenu dès août 1871 par Thiers) avait été spectaculairement réduit. Il était vingt fois moins élevé que l’ancienne liste civile de Napoléon III. Comme si la république avait marqué son avènement moins dans la manière de penser juridiquement l’exécutif que dans la façon de lui couper la source financière de son prestige. Le but était d’obliger le président à se contenter d’un pouvoir extrêmement réduit dans ses moyens humains et matériels.
L’AUTEUR Maître de conférences à Sciences Po Paris, Nicolas Roussellier publie le 8 octobre La Force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France, xixe-xxie siècle (Gallimard).
A l’Élysée, par exemple, le président, du temps de Jules Grévy (1879-1887), ne dispose que d’un ou deux conseillers politiques dignes de ce nom. Le président se trouve dans l’impossibilité de jouer un rôle significatif dans les processus de décision. C’est sous cette forme très diminuée qu’il est apparu « acceptable » par la majorité des républicains à partir des années 1870. Vous consacrez un long dégagement sur ce que vous appelez la « politique cérémonielle » telle qu’elle s’est développée à partir de Sadi Carnot (1887-1894). Quelle en a été l’importance et quels effets a-t-elle eus ? Effectivement, au cours des recherches que j’ai effectuées dans les archives présidentielles, j’ai retenu deux choses importantes. La première est que, malgré tous les clichés que l’on a pu véhiculer sur les « inaugurations de chrysanthèmes », les activités L’HISTOIRE / N°416 / OCTOBRE 2015
Actualité
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Car rapide
Parmi les nouvelles pièces présentées, ce véhicule typique du Sénégal illustre l’orientation culturelle initiée par le musée.
Peau neuve pour le musée de l’Homme Le 17 octobre 2015, le musée de l’Homme de Paris rouvrira ses portes après six ans de travaux. Retour sur la naissance de cette institution.
L Note 1. Cf. M. V. Fleury (Eugène Schreider), « Le musée de l’Homme », Races et Racisme 16-17-18 (décembre 1939) : 5.
e musée de l’Homme fait peau neuve après six ans de rénovation. Une seconde renaissance puisque cette institution, qui avait été fondée en 1878, a été repensée en 1938. Tout a commencé avec le musée d’Ethnographie du Trocadéro, pour l’Exposition universelle de Paris en 1878. « Le Troca » contenait des
L’HISTOIRE / N°416 / OCTOBRE 2015
objets « exotiques » collectés par diverses missions scientifiques autour du globe, dont le nombre avait augmenté avec la politique de colonisation en Afrique, Océanie et Asie. Rattachées au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, les collections ethnographiques du Trocadéro étaient traitées non comme des objets d’art, mais comme des témoignages
de cultures prémodernes dont les modes de vie étaient en train de disparaître rapidement. Pour les responsables du musée, les peuples qui fabriquaient ces objets appartenaient à un stade inférieur de l’évolution humaine que les civilisations occidentales avaient laissé derrière elles depuis longtemps. Étudier les outils, ornements, sculptures, instruments
MNHN/JC DOMENECH
Par Alice L. Conklin*
/ 2 1 de musique et armes de « primitifs contemporains » pouvait donc être un moyen d’étudier le passé lointain des sociétés européennes. A une époque où les scientifiques pensaient la diversité humaine en termes de races, des hiérarchies furent établies entre les cultures. Le Trocadéro ne s’adressait pas au grand public mais aux adeptes d’une nouvelle science : l’anthropologie. Mais le musée disposait de peu de financements, jusqu’à devenir, dans les années 1920, un embarras pour ses conservateurs successifs. Le succès de l’art primitif et l’intérêt naissant des riches patrons d’art pour les fonds du musée lui redonnèrent un souffle nouveau. Alors que le colonialisme était à son zénith, les autorités y virent un moyen de familiariser le public avec les peuples de la France d’outre-mer. Dans le même temps, l’anthropologie se transformait. Cette discipline
JACQUES BOYER/ROGER-VIOLLET
Un étalage de 300 crânes organisés par type racial qui s’occupait jusqu’alors de classer les races et de débattre de l’articulation supposée entre race et intelligence s’appuya désormais sur l’observation participative, valorisant l’histoire unique de chaque société. En France, le sociologue Marcel Mauss et l’anthropologue Paul Rivet, tous deux fervents antifascistes, étaient à l’avant-garde de ce courant. En 1928, Rivet devint directeur du Trocadéro. Il voulait en faire un musée- laboratoire qui séduirait à la fois le grand public et les intellectuels. Il rénova le bâtiment, remit en état les collections existantes en y ajoutant de nouvelles séries d’objets ethnographiques venus de l’empire. Malgré sa condamnation du racisme hitlérien, Rivet ne rejetait pas complètement les théories sur l’inégalité des races.
En 1935, la ville de Paris annonça que le vieux palais du Trocadéro allait être considérablement agrandi en préparation de l’Exposition universelle des arts et techniques. Rivet conçut l’idée de changer son nom en musée de l’Homme, et d’ajouter pour la première fois aux salles d’ethnographie des salles consacrées à l’« anthropologie physique » fondée sur le concept de race et à la préhistoire, où il exposa les collections de restes humains qui se trouvaient depuis longtemps au Muséum d’histoire naturelle. Une des nouvelles salles présentait un étalage de 300 crânes et de photographies organisés par type racial. Rivet plaça des crânes dans les vitrines réservées à l’ethnographie suggérant qu’un lien existait après tout entre la « race » et le niveau social de développement d’un peuple. Pourtant les responsables ne doutaient pas que le musée de l’Homme naissant restait un lieu « où tout visiteur réfléchi trouvera des armes impeccables […] qui lui permettront de répondre, avec la calme sérénité que confèrent les révélations d’une science impassible […], aux attaques haineuses des ennemis de l’humanité »1. Après la Seconde Guerre mondiale, on enleva rapidement les crânes des vitrines d’ethnographie du musée de l’Homme. Mais la galerie d’« anthropologie physique » resta en place jusqu’en 1974. Tout au long des années 1930, le Trocadéro hébergea une nouvelle génération d’ethnologues formés par Marcel Mauss. Les plus talentueux d’entre eux, parmi lesquels Germaine Tillion, purent étudier les ravages causés par la colonisation et mirent en lumière les formes durables et insidieuses du préjudice racial. Dès l’été 1940, des jeunes « maussiens » créèrent l’un des premiers réseaux de Résistance, auquel Germaine Tillion fut associée. Le Trocadéro renaissant a choisi comme thème de l’une des premières expositions « Races et racismes ». Seul le
O
2015, la renaissance
rganisé autour de trois questions – Qui sommesnous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? –, le nouveau musée de l’Homme réaffirme avec force son concept novateur de musée-laboratoire, réunissant dans un même lieu le public, les chercheurs et les collections. Entièrement rénové, le palais de Chaillot accueille désormais des collections prestigieuses de préhistoire, d’anthropologie et d’ethnologie, du crâne de Cro-Magnon à celui de Descartes. Conjuguant tous les âges de l’humanité, il revendique son héritage tout en réinventant l’étendue de son domaine : l’homme à la lumière des questionnements scientifiques et éthiques qui se posent au xxie siècle.
Squelettes
L’une des vitrines du musée de l’Homme de 1938 avec pour thème « les Anthropoïdes et l’homme ».
temps nous dira si ce nouveau musée de l’Homme, axé sur la génétique et la dynamique des populations humaines au lieu du concept biologique de race, aidera à dissiper les préjugés qui sévissent encore. n * Professeur d’histoire à l’Ohio State University et auteur d’Exposer l’humanité : race, ethnologie et empire en France, 1850-1950 (Éditions scientifiques du MNHN, 2015) L’HISTOIRE / N°416 / OCTOBRE 2015
30 /
SPÉCIAL
L a chute de Rome
Rome n’en finit pas de tomber Dès le ve siècle, la chute du plus grand empire du monde est devenue un thème inépuisable pour les historiens, les philosophes, mais aussi les politiques qui en font le miroir de leur propre grandeur, mais aussi de leurs faiblesses. Par Johann Chapoutot
R
L’HISTOIRE / N°416 / OCTOBRE 2015
mystérieux et inlassablement interrogé, exploré, mis en scène et en question, de l’effondrement civilisationnel, de la catastrophe géologique transposée au monde humain. Il y a eu la disparition des dinosaures puis celle de Rome. Des uns et de l’autre, on ne cesse d’interroger les fossiles, de frissonner à l’évocation du désastre tellurique qui les a balayés. Les ruines de Rome, partout présentes dans l’ancien monde romain, sont ces fossiles que, parallèlement au développement des sciences
DANS LE TEXTE
Les angoisses d’un Romain On vit croître d’abord la passion de l’argent, puis celle de la domination ; et ce fut la cause de tout ce qui se fit de mal. L’avidité ruina la bonne foi, la probité, toutes les vertus qu’on désapprit pour les remplacer par l’orgueil, la cruauté, l’impiété, la vénalité. […] Ces maux […] devinrent contagieux ; ce fut comme une peste ; les principes de gouvernement changèrent ; et l’autorité, fondée jusqu’alors sur la justice et le bien, devint cruelle et intolérable.” Salluste (86-v. 35 av. J.-C.), Conjuration de Catilina, 9-10.
C. HELIE/GALLIMARD
L’AUTEUR Professeur à la Sorbonne Nouvelle-Paris-III et membre junior de l’IUF, Johann Chapoutot a publié Le Nazisme et l’Antiquité (PUF, 2008, rééd., 2012). Il est également l’auteur de La Loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard, 2014).
ome est-elle notre Cité (urbs et civitas) matricielle, celle qui, pour parler comme Julien Gracq, donne « forme » aux « villes », et celle qui informe les cités, modèle politique, entre république et empire ? Modèle, donc, imité jusqu’au burlesque, voire au grotesque, partout en Occident et ailleurs, à grand renfort d’aigles et de faisceaux, de style Empire et de colonnades. Modèle et avertissement sinistre tout à la fois, inépuisable leçon d’humilité ou de vanité des choses humaines. Les « Antiquités de Rome » (Du Bellay, 1558) donnent à penser. Tant de puissance puis tant de néant ou plutôt, tant de présence-absence obsédante, tissée de langue (nous parlons peu ou prou le latin), d’architecture, de textes et de réappropriations infinies, de poèmes en péplums, de Saint Empire romain germanique en Napoléons, I ou III, voire en Bokassa. Joachim Du Bellay, encore : « Vois quel orgueil, quelle ruine : et comme/ Celle qui mit le monde sous ses lois,/ Pour dompter tout, se dompta quelquefois,/ Et devint proie au temps, qui tout consomme. » La présence-absence de Rome est le passé indépassable de l’Occident. Et sa disparition impossible une obsession : Rome ne passe pas et sa « chute » est incompréhensible. Autant Rome est le modèle de construction par excellence, autant la « chute de Rome » est devenu le paradigme,
/ 3 1
DANS LE TEXTE
PARME, GALERIE NATIONALE ; ELECTA/LEEMAGE
Du Bellay face aux ruines Toi qui de Rome émerveillé contemples/ L’antique orgueil, qui menaçait les cieux,/ Ces vieux palais, ces monts audacieux,/ Ces murs, ces arcs, ces thermes et ces temples,/ Juge, en voyant ces ruines si amples,/ Ce qu’a rongé le temps injurieux,/ Puisqu’aux ouvriers les plus industrieux/ Ces vieux fragments encore servent d’exemples. […] Tu jugeras que le démon romain/ S’efforce encore d’une fatale main/ Ressusciter ces poudreuses ruines.” J. Du Bellay, Les Antiquités de Rome, sonnet XXVII, 1558.
naturelles, l’Occident interroge, curieux et anxieux tout à la fois, depuis le xvie siècle : pourquoi, de cet organisme puissant qu’avait été l’Empire romain, ne subsistait plus que les squelettes blanchis de ses ruines ? Cette métaphore organiciste s’imposa particulièrement à partir du xviiie siècle. Et si l’histoire était réductible à l’« histoire naturelle » ? Le plus grand des empires, Rome, était comparable aux dinosaures ou aux mammouths, ces gigantesques animaux dont on retrouvait et étudiait, dans les cabinets de curiosités et dans les musées, les imposants fossiles : dents, mâchoires, vertèbres et ruines témoignaient que, dans l’histoire de la nature comme dans celle des hommes, tout n’était que massacres, catastrophes et extinctions.
Vestiges L e Colisée
à la fin du xviiie siècle (tableau de Bernardo Bellotto, Parme, Galerie nationale). On remarque la croix, à la fois inculpation (les chrétiens sont responsables) et leçon (ils l’ont emporté sur le lieu de leur martyre).
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68 /
SPÉCIAL
L a chute de Rome
Les chrétiens sont-ils responsables ? Abandon des rites ancestraux, trahison, manque de combativité : dès l’Antiquité les chrétiens ont été accusés d’avoir miné la cohésion de l’empire. Longtemps les historiens modernes ont renforcé ce réquisitoire. Claire Sotinel instruit le dossier. Par Claire Sotinel
L
L’HISTOIRE / N°416 / OCTOBRE 2015
de Constantin du dieu des chrétiens comme puissance tutélaire, cette confiance n’est pas partagée par toute la population de l’empire. Les menaces militaires gothiques à partir de 378 et, surtout, le sac de Rome en 410 nous font entendre les reproches faits aux chrétiens. Certains ont disparu en même temps que l’empire, d’autres trouvent des échos chez les historiens modernes.
1er chef d’accusation : les dieux de Rome ont abandonné la Ville
« Nombreux en ont ainsi réchappé, qui maintenant médisent des temps chrétiens et imputent à Christ ces maux qui ont frappé la cité » (La Cité de Dieu, I, i, 4). Augustin évoque ainsi, au tout début de La Cité de Dieu, une opinion qui résonnait dans l’espace public après le sac de Rome, tant parmi les païens que parmi les chrétiens. Pour Augustin, alors évêque de la ville africaine d’Hippone, la question touchait à l’essence du christianisme. Pour beaucoup de ses contemporains, il s’agissait « seulement » de l’efficacité des rites. En 391, l’empereur Théodose avait complété la panoplie des lois bannissant les sacrifices publics et, en 395, avait publié un décret faisant du christianisme de l’évêque de Rome la seule religion publique de l’empire. Selon l’historien païen Zosime, qui écrit au début du vie siècle, pendant le siège de la Ville
GIANCARLO GIULIANI/CPP/CIRIC
L’AUTEUR Claire Sotinel est professeur à l’université Paris-Est-Créteil. Elle a notamment publié Church and Society in Late Antique Italy and Beyond (GrandeBretagne, Farnham, Ashgate, 2010).
e christianisme n’avait pas déclaré la guerre à la société romaine, mais il l’avait condamnée. Il attendait impatiemment la chute de la nouvelle Babylone, qui serait le premier épisode de la fin du monde. C’est pourquoi, avant l’avènement de Constantin, le chrétien faisait grève, fuyait les charges de l’État, refusait de se battre pour Rome. […] Quand Rome traversa la crise suprême, les chrétiens, la voyant perdue, l’ont traitée de cité du diable et l’ont de nouveau trahie. La patrie romaine a beaucoup à se plaindre de ces mauvais citoyens. » Ni André Piganiol qui tient ces propos dans L’Empire chrétien (1947), ni les philosophes des Lumières ou Edward Gibbon n’innovent en imputant aux chrétiens un rôle délétère dans les derniers temps de l’empire en Occident. L’accusation est aussi ancienne que l’émergence du christianisme dans l’espace public romain et un des ressorts principaux des grandes persécutions était le reproche fait aux chrétiens de miner la cohésion impériale notamment au moment des crises militaires du iiie siècle. Les Églises chrétiennes du ive siècle apparaissent réconciliées avec un empire qui les protège et pour le salut duquel elles prient. Cependant, si, à l’exception de Julien entre 360 et 363, les empereurs ne remettent pas en question le choix
/ 6 9 De Rome…
Peinte entre le iiie et le ve siècle, cette fresque des catacombes des Giordani à Rome montre un personnage en pleine prière.
… à l’Afrique du Nord C ette
DEAGOSTINI PICTURE LIBRARY/BRIDGEMAN IMAGES. SCAL A
mosaïque du ve siècle représentant une basilique chrétienne à trois nefs recouvrait la tombe de Valentia à Tabarka (Tunisie). On peut y lire les inscriptions « Église mère » et « Valentia en paix ».
de 408, certains habitants « se ressouvinrent du secours dont la ville avait fréquemment bénéficié jadis dans les situations difficiles, et du fait qu’ils en avaient été privés en négligeant les rites ancestraux » (Histoire nouvelle, V, 40), ce qu’il illustre par un épisode qui en dit long sur les attentes religieuses des Romains : le préfet de la Ville Pompeianus rencontra un « groupe de gens de Toscane », très certainement des haruspices, qui proposèrent d’accomplir des rites qui garantiraient le salut de Rome. Ils avaient fait de même, disaient-ils, à Narni, et les Goths avaient détourné leur chemin sans s’en prendre à la petite cité. Ils pouvaient agir de même avec Rome. Nous ne sommes pas très surpris de voir les autorités municipales de Spolète accomplir un sacrifice public, malgré les interdictions formelles des lois impériales. Nous le sommes un peu plus
d’apprendre – s’il faut croire Zosime – que le préfet de la Ville alla consulter l’évêque de Rome, Innocent, pour lui faire part de cette proposition. Et nous sommes décidément très surpris quand nous lisons chez le même auteur que le pape donna son autorisation, à la seule condition que les sacrifices ne se fissent pas de manière officielle. Il serait erroné de comprendre la réponse du pape comme une mesure de tolérance, faite dans un esprit de pluralisme ; si Innocent avait été un chrétien ordinaire, on pourrait en revanche imaginer que, comme bien d’autres à l’époque, il pouvait penser que deux précautions valent mieux qu’une et qu’une cérémonie traditionnelle pouvait avoir des chances d’efficacité. Les sermons des auteurs chrétiens de l’époque reprochent assez souvent aux chrétiens L’HISTOIRE / N°416 / OCTOBRE 2015