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Sommaire
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ACTUALITÉS
DOSSIER
L’ÉDITO
3 Idiots utiles ?
FORUM Vous nous écrivez 4 Un vrai pouvoir pour le président
ON VA EN PARLER
Exclusif 6 2016, année Mitterrand
ÉVÉNEMENT
Entretien avec Sébastien-Yves Laurent
ACTUALITÉ
Justice 20 Tchad, un procès pour l’Afrique
Par Jean-Pierre Bat
R encontre 22 L’Irlande, colonie britannique ?
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Par Géraldine Vaughan
E space
24 1965 : la France en orbite Par Philippe Varnoteaux
F estival
2 6 L’Orient, si loin, si proche Par Olivier Thomas
PORTRAIT François Georgeon 28 Au cœur de l’Empire ottoman Par Huguette Meunier
COUVERTURE : L e 13 juin 1936, des ouvriers du bâtiment en grève réunis au bois de Vincennes (Keystone/Gamma-Rapho). RETROUVEZ PAGE 96 les Privilèges abonnés ABONNEZ-VOUS PAGE 95 Ce numéro comporte trois encarts jetés : L’Histoire (deux encarts kiosques France et étranger, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
L’HISTOIRE / N°417 / NOVEMBRE 2015
30 Communistes Pourquoi ils y ont cru Il était une foi Par Michel Winock
« Juger
sur la pratique »
Par Thierry Wolton
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Pierre Pascal, le « catho » qui a rencontré Lénine
Par Sophie Coeuré
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Raymond Lefebvre, génération pacifiste
Par Judith Blanchon
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Renaud Jean, le paysan rouge Par Jean Vigreux
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Manès Sperber, le juif universaliste Par Annette Wieviorka
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Aragon, le dandy stalinien Par Romain Ducoulombier
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Maurice Thorez, l’apparatchik Par Annette Wieviorka
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Georges Friedmann, au nom du progrès
Par Isabelle Gouarné
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Lise Ricol-London, la résistante Par Denis Peschanski
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Aimé Césaire, le poète anticolonialiste Par Pap Ndiaye
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Sorbonnards et normaliens, la cohorte
Par Sudhir Hazareesingh
ARCHIVES NATIONALES. GÉRALD BLONCOURT/BRIDGEMAN IMAGES
Exposition 1 2 Voyage dans le secret de l’État
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L’ATELIER DES CHERCHEURS
GUIDE LIVRES
72 Routes de sang Par Nicolas Werth
74 Le siècle de la gourmandise Par Ran Halévi La révolution démocratique Par Michel Winock Bande dessinée 8 0 Et Athènes inventa la démocratie Par Pascal Ory
58 Au Moyen Age, u n théâtre vivant
Par Marie Bouhaïk-Gironès
Classique 82 « Idées byzantines » de Gilbert Dagron Par Cécile Morrisson
Revues 8 4 Le retour à la longue durée ? Par Fabien Paquet
SORTIES Expositions
86 Renaissances lyonnaises Par Fabien Paquet
88 De l’autre côté Par Juliette Rigondet 88 La fin des chevaliers Cinéma
BNF, FRANÇAIS 816, FOLIO 3V. PARIS, MUSÉE D’ORSAY, DIST. RMN-GP/PATRICE SCHMIDT. ULLSTEIN BILD/AKG
9 0 Le regard de Saul
Par Antoine de Baecque
64 Clemenceau. L a bataille de la céruse Par Jean-Noël Jeanneney
93 Si le Louvre m’était conté Médias
9 4 Pancho Villa mort ou vif Par Olivier Thomas
Bâtir Versailles CARTE BLANCHE
9 8 Les années « Apostrophes » Par Pierre Assouline
France Culture Vendredi 23 octobre à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de L’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Philip Golub lors de la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » En partenariat avec L’Histoire
LA LETTRE DE L’HISTOIRE C artes, débats, expositions : pour
68 Grèce : u n monde de migrants
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La Lettre de L’Histoire
n ewsletters.sophiapublications.fr
Par Hervé Duchêne
L’HISTOIRE / N°417 / NOVEMBRE 2015
La République se protège L ocaux des archives de la Cour de sûreté de l’État qui avait pour fonction, entre 1963 et 1981, de juger les délits portant atteinte à la sûreté de l’État. L’HISTOIRE / N°417 / NOVEMBRE 2015
Événement
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OYAGE DANS LE V SECRET DE L’ÉTAT Une exposition aux Archives nationales nous invite à explorer la face cachée de l’État, en France, depuis Richelieu. Son commissaire nous explique comment la République a édifié des services de renseignement modernes. Une menace en démocratie ? Ou une nécessité ?
ARCHIVES NATIONALES. DAVID THIERRY/SUD-OUEST
Entretien avec Sébastien-Yves Laurent
L’Histoire : Le thème de l’exposition que vous dirigez est dans l’air du temps. Révélations de documents militaires classifiés et de câbles diplomatiques par Wikileaks, scandale des écoutes de la NSA, loi sur le renseignement pour répondre au défi terroriste, l’État n’a jamais semblé aussi cachottier… Sébastien-Yves Laurent : Ces révélations sont paradoxales. En même temps qu’elles montrent l’omniprésence du secret dans l’État, elles semblent l’affaiblir. De la même manière que le silence disparaît au moment où on le nomme, un secret dévoilé n’en est plus un… L’État est secret, depuis ses origines, que l’on situe généralement en France autour du xiiie siècle. Avec le temps, on constate qu’il cherche à protéger un certain nombre d’informations, principalement celles qui concernent des secteurs sensibles : secret militaire, secret des négociations internationales,
secret des délibérations gouvernementales. Pour protéger ce secret, mais aussi pour obtenir celui des autres, l’État a lentement élaboré un arsenal juridique et des organisations spécialisées. Le secret de l’État s’est construit avec le temps, par sédimentation. Richelieu représente un moment fort dans cette édification. Une autre étape très importante est le Premier Empire, dont le personnage emblématique est le ministre de la Police, Fouché1. L’État a construit un secret et en retour ce secret a contribué à forger l’État. Le secret a une dimension intégratrice pour ceux qui le partagent, ce que j’aime appeler les « gens d’État » : hommes politiques en charge, hauts fonctionnaires, diplomates, militaires, policiers de haut rang… L’exposition montre par exemple un document du Premier Empire où il est question d’un employé civil du ministère de la Guerre qui a trahi après avoir été « initié dans le secret de l’État », expression reprise par le juge militaire. On est dans une démarche initiatique…
L’AUTEUR Commissaire scientifique de l’exposition « Le secret de l’État, xviie-xxe siècle », au côté de Pierre Fournié, Sébastien-Yves Laurent est professeur à l’université de Bordeaux. Il a récemment publié Atlas du renseignement. Géopolitique du pouvoir (Presses de Sciences Po, 2014).
Le secret de l’État n’est pas le même dans une monarchie absolue que dans un régime libéral quand même ? Depuis qu’il y a un État, il y a un secret de l’État. Mais c’est l’émergence d’une idéologie politique nouvelle au xviiie siècle, le libéralisme, fondée sur une règle de publicité, c’est-à-dire l’idée que le citoyen a droit à la connaissance d’une partie de la sphère du pouvoir, qui va transformer complètement le rapport de l’État au secret. Les Lumières, quelles que soient leurs déclinaisons nationales, reposent sur cette exigence de publicité et critiquent en son nom l’absolutisme qui, au-delà de l’arbitraire, est secret. En France, c’est la IIIe Répu blique qui, dans les années 1870, propose la première synthèse entre démocratie et secret de l’État, en édifiant des services de renseignements modernes. Ils sont le produit de la défaite de 1870. Dans la période de reconstruction politique et militaire qui s’ouvre, l’armée, devenue l’« arche sainte » L’HISTOIRE / N°417 / NOVEMBRE 2015
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DOSSIER
L es communistes
Il était une foi A l’heure où le monstre communisme est refroidi et où ses crimes sont connus, retour sur les raisons de l’enthousiasme planétaire que cette idéologie a suscité. Pourquoi, massivement, intellectuels ou ouvriers y ont-ils adhéré ? Comment expliquer cette foi ? Par Michel Winock
E Notes 1. T. Wolton, Une histoire mondiale du communisme. T. I, Les Bourreaux », t. II, Les Victimes, Grasset, 2015. Le troisième tome, Les Complices, sortira en octobre 2017. 2. Cité dans la revue L’École émancipée, janvier 1997. Dans le même numéro, voir l’article d’H. Portier, « Freinet et le Parti communiste ». 3. A. Gide, Journal, 1926-1950, Gallimard, « La Pléiade », 1997, p. 421. 4. P. Emmanuel, Autobiographies, Seuil, 1970, pp. 351-352. 5. E. Morin, Autocritique, Seuil, 1975, p. 170. 6. Cf. A. Harris et A. de Sédouy, Qui n’est pas de droite ?, France-Loisirs, 1979, p. 97. 7. J. Mer, Le Parti de Maurice Thorez ou Le Bonheur communiste français, Payot, 1977, p. 93.
n cette rentrée d’automne, deux gros volumes, dus à Thierry Wolton, nous sont proposés sur l’histoire mondiale du communisme1. Informée, souvent passionnante, l’entreprise ne laisse pas cependant d’indisposer le lecteur. Le communisme est analysé comme un phénomène monstrueux, mis en branle et dirigé par des « bourreaux » acharnés contre des « victimes » en utilisant l’aide de « complices » universels. Notre interrogation ne provient pas de la sévérité avec laquelle l’auteur traite du communisme. Dans L’Histoire, nous n’avons pas attendu la chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS pour décrire des réalités soviétiques (la famine en Ukraine) ou maoïstes (la révolution « culturelle ») autrement que les historiens de parti occupés de justifier leurs « modèles » et de rester muets sur les aspects les plus noirs de leur évolution. Encore en 2007, nous avons publié un dossier sur « les crimes cachés du communisme », et notre jugement n’a pas varié sur l’immense échec des révolutions communistes, russe, chinoise et autres. Quant au Parti communiste français, nous avons accompagné les travaux qui montraient à quel point il n’était pas un parti comme les autres ; qu’il était étroitement tributaire par le système kominternien des décisions de Moscou, ce qui explique les variations de sa ligne : du mot d’ordre « classe contre classe » (1928) qui assimilait le Parti socialiste au « social-fascisme » au brusque passage en 1934 à la résolution des fronts populaires antifascistes, puis à l’adhésion au pacte germano-soviétique, etc. En ce sens, les communistes français sont redevables des complicités avec le système totalitaire dont ils étaient partie prenante. Dès lors, d’où vient notre doute ? C’est que, pensons-nous, si le communisme international a été un fait calamiteux, une imposture, une histoire sanglante, nous sommes aujourd’hui – pour utiliser une formule de Claude Lévi-Strauss – face
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au « refroidissement de l’objet ». S’il était légitime, pour des historiens démocrates, de lutter contre le mensonge d’État, de décrire des réalités niées officiellement et un système de domination et d’oppression fondé sur une idéologie de fraternité universelle, il est avéré que ce système a fait faillite et que, dans les pays occidentaux, les partis communistes ne sont plus que les buttes-témoins d’un passé révolu. Il y a lieu, désormais, non plus de « dénoncer » le totalitarisme rouge et ceux qui, de près ou de loin, le défendaient, mais d’essayer de « comprendre » pourquoi le communisme avait pu pendant près d’un siècle rayonner à travers le monde. Il ne s’agit pas, dans notre esprit, d’abandonner la recherche pragmatique sur les différents communismes : les articles que nous publions notamment d’un Nicolas Werth attestent ce
Bon nombre de croyants sont devenus des désenchantés, mais ils ont vécu un moment de certitude, d’éblouissement souci de toujours mieux décrypter les réalités de ce « socialisme réel » si longtemps cachées et méconnues. Encore moins de tenter je ne sais quelle réhabilitation des régimes idéocratiques, mais de s’interroger sur le pourquoi des adhésions massives, des conversions innombrables et des enthousiasmes planétaires, faute desquels le communisme n’aurait jamais été ce qu’il était. Milan Kundera, qui a vécu en Tchécoslovaquie l’élan juvénile vers le communisme, nous en a avertis : « Je reproche à la critique du totalitarisme son manichéisme facile, comme si le totalitarisme était seulement le mal. Cette critique laisse intacte toute la “poésie” qui est liée à ce mal et qui l’engendre sans cesse » (L’Express, 21 juin 1980).
/ 3 3 « Pourquoi y ont-ils cru ? » est le thème de ce dossier. Sans prétendre établir une typologie complète des « croyants », nous avons retenu, pour la France, quelques cas flagrants, divers selon les époques et les générations, mais relevant tous d’une foi, en l’avenir, en l’humanité, en la solidarité des opprimés. Chez les intellectuels, bon nombre de ces adeptes et néophytes sont devenus des désenchantés, mais ils ont vécu un moment de certitude, d’éblouissement, d’engagement joyeux ou violent. Penser que, pour la première fois, là-bas, à l’Est, des révolutionnaires avaient construit un État prolétarien et fait passer le rêve socialiste dans la réalité a pu légitimement éblouir des esprits épris de justice sociale, des âmes révoltées par l’inhumanité de la société capitaliste, des pacifistes écœurés par les abominations de la Grande Guerre.
COLLECTION IM/KHARBINE-TAPABOR/© PARIS, ADAGP 2015
Antiguerre, antifascisme L’histoire des désenchantés témoigne, certes, d’une lucidité un peu tardive, parfois douloureuse, sur le grand frère soviétique ou sur le pays du grand timonier ; en même temps, ce désenchantement témoigne de l’enchantement initial. A côté des Souvarine, des Rosmer ou des Victor Serge, on peut évoquer le cas moins connu de Célestin Freinet, le grand pédagogue de l’école du peuple. Pour lui, la révolution pédagogique à venir était inséparable de la révolution politique et sociale. Mobilisé, il a été blessé par une balle au poumon au Chemin des Dames en 1917. En 1920, il est instituteur, mais, fils de petits paysans, il a conscience d’appartenir à la classe des sans-grade et se syndique à la section de l’enseignement de la CGTU. Dans la revue Clarté, dirigée par Henri Barbusse, l’auteur du Feu qu’il admire, il écrit des articles sur le thème : « Vers l’école du prolétariat ». Après un voyage d’étude en URSS au sein d’une délégation d’enseignants, il adhère en 1926 au Parti communiste, en même temps que sa femme Élise, institutrice comme lui. Les querelles d’appareil ne les intéressent pas, ils se montrent des militants de base disciplinés. Freinet peut éprouver la solidarité de ses camarades quand, à Saint-Paul-de-Vence, en 1933, « l’instituteur communiste Freinet » est violemment attaqué par la droite et l’extrême droite. Mais en 1936, au moment des grandes purges en URSS, c’est de la gauche que lui viennent les attaques : comment peut-il soutenir la dictature stalinienne ? Freinet se défend au nom de l’immense révolution soviétique, des progrès qu’elle a fait accomplir dans l’enseignement du peuple. Sans doute, la presse communiste n’est pas très favorable à ses méthodes pédagogiques, mais il passe outre : « Puis-je vraiment tenir au PC français une rigueur mortelle s’il ne comprend pas actuellement la portée révolutionnaire de notre action ? Le Parti lutte contre le fascisme, organise et anime le Front populaire et je n’oublie pas que tout recul de l’action politique populaire est un coup
de plus porté à notre action pédagogique ; que le triomphe du fascisme en France serait la fin de notre expérience, et que, indirectement, quiconque lutte efficacement contre le fascisme lutte de ce fait en faveur de notre pédagogie nouvelle2. » C’est le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 qui lui dessille les yeux mais la Résistance communiste le retient au sein du PCF avant que, dans les années de guerre froide, Freinet et son mouvement soient l’objet des attaques en règle de la part du parti stalinien, qui pourfend sa pédagogie. Ce sera la rupture. Célestin Freinet a-t-il fait partie des « bourreaux », des « victimes », des « complices » du communisme ? A suivre sa vie, son itinéraire, on comprend ses motivations élevées qu’il a partagées avec tant d’autres : contre la guerre, contre le fascisme, contre la domination de classe ; son action pédagogique s’inscrivait nécessairement pour lui dans un mouvement révolutionnaire, que seul le communisme, à ses yeux, pouvait revendiquer. Un autre désenchanté, André Gide, qui fit scandale à gauche en publiant en 1936 son Retour de l’URSS, un retour pour le moins désabusé,
République rêvée e projet de timbre, C
illustré par Jules Grandjouan, syndicaliste révolutionnaire, représente une Marianne portant l’étoile rouge au front et récoltant les bénéfices de la récolte de la république soviétique française (carte postale, 1925).
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DOSSIER
L es communistes
Pierre Pascal
L’engagement du jeune normalien dans la révolution bolchevique est guidé par ses valeurs catholiques et son amour pour le peuple russe. Par Sophie Coeuré
I
l a renoncé à sa famille, à son bonheur, à sa classe. Il portait des costumes modernes, il est en bottes de moujik ; il fumait, il ne fume plus ; il aimait le vin, il n’en boit plus. On l’a presque appelé traître, il est heureux, il a vu Dieu : Karl Marx lui a parlé. » Qui est l’homme que décrit ainsi le célèbre journaliste Albert Londres, envoyé en reportage dans la Russie des soviets en 1920 ? Il s’agit de Pierre Pascal, dont la figure défraie alors la chronique politique française. Comment cet ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres, officier deux fois blessé et décoré dans la Grande Guerre, jamais engagé publiquement dans un quelconque combat socialiste, anarchiste ou pacifiste, a-t-il pu choisir la révolution russe ? La presse s’interroge sur ce nouvel « apôtre du bolchevisme », qui a pris la décision radicale de se mettre au service de Lénine et Trotski, au lieu de rentrer en France avec la mission militaire dont il faisait partie, dans le contexte de rupture des relations diplomatiques entre la France et la Russie après la paix
DANS LE TEXTE
« Je suis communiste » « Je suis communiste, […] j’admets consciemment la justesse de toutes les thèses théoriques, politiques, historiques ou tactiques contenues dans le programme du Parti communiste russe. […] J’ai toujours été, par réflexion personnelle internationaliste, anticapitaliste et antiparlementaire. Après étude et expérience, j’ai ensuite adhéré à la doctrine du matérialisme historique de la lutte des classes et de la dictature du prolétariat. Je juge le communisme et le catholicisme, tels qu’ils sont et sans les déformer, non seulement compatibles, mais nécessaires l’un à l’autre et se complétant mutuellement. » Déclaration au Comité central du PC de Russie, 1919.
L’HISTOIRE / N°417 / NOVEMBRE 2015
séparée de Brest-Litovsk (3 mars 1918). Certes, Pascal n’est pas le seul, et c’est un petit groupe de soldats et d’officiers français qui prennent en 1918 les premières cartes de membre du nouveau Parti communiste bolchevique de Russie. Mais Pascal est un intellectuel et, qui plus est, un intellectuel catholique qui revendique sa foi et entend la concilier avec le communisme.
Par amour de la paix « Naïf », « illuminé », « ignoble félon » pour certains, « conscience droite », « homme loyal et pur » pour d’autres, Pierre Pascal met pour la première fois l’opinion française face à l’énigme de l’engagement total, au prix de la rupture avec sa famille, sa patrie, une brillante carrière universitaire qui semblait toute tracée. « Pascal n’est plus un homme, n’est plus un civilisé, n’est plus un Français (du moins il le croit) : c’est un communiste », ajoute Albert Londres. Effaré par cet interlocuteur atypique, le journaliste hésite entre indulgence et critique devant ce qui lui apparaît comme un consentement à une violence extrême et sectaire. Ce basculement s’est effectué en quelques mois. Envoyé à Saint-Pétersbourg en 1916, le jeune homme vit en immersion totale dans les événements qui bouleversent l’immense empire des tsars en 1917 et 1918. Le journal qu’il tient scrupuleusement, sa correspondance, les
JEAN-PIERRE REY/GAMMA-RAPHO. AL AIN MINGAM/GAMMA-RAPHO. COLLECTION BDIC/FONDS PIERRE PASCAL
Le « catho » qui a rencontré Lénine
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COMMUNISTES ET CHRÉTIENS
Roger Garaudy
Prolétaires de tous les pays Les Français au IIIe congrès de l’Internationale communiste en 1921.
COLLECTION BDIC/FONDS PIERRE PASCAL
Assis à partir de la droite : Pierre Pascal, Jenny Roussakova, Boris Souvarine et Victor Serge (de profil).
témoignages de ses camarades (Jacques Sadoul, Marcel Body, etc.), mais aussi les archives russes et françaises permettent de suivre au jour le jour ce choix singulier. Singulier parce que Pierre Pascal ne vient pas au communisme par idéologie – il n’a pas lu Marx et connaît à peine Lénine –, ni par la continuité d’un engagement politique, mais parce qu’il veut se fondre dans un peuple russe idéalisé, qui, pense-t-il, a suivi les dirigeants bolcheviques par amour de la paix, de la justice et de l’égalité. « Le peuple est révolutionnaire parce que chrétien », note-t-il dans son Journal. Pierre Pascal, né en 1890, avait fait pendant sa jeunesse deux rencontres décisives : la Russie et la foi chrétienne. Élève par hasard d’un cours de russe au lycée Janson-de-Sailly à Paris, il se passionne pour la langue, et se lance dès que possible dans de longs voyages d’étude qui le mènent à Moscou et SaintPétersbourg. Dans le même temps, l’adolescent issu d’une famille plutôt anticléricale se convertit à un catholicisme intellectuel, pétri des lectures de Bossuet et des Pères de l’Église. La conjonction de la guerre et de la révolution est le troisième choc décisif d’un itinéraire que Pierre Pascal, dans son grand âge, marquera du sceau de l’intervention constante de la « Providence ». Il s’engage sur les champs de bataille sans passion pour « l’idolâtrie nationale », mais convaincu comme l’immense majorité des Français du bien-fondé du conflit. Au traumatisme personnel des combats et des deuils vient s’ajouter l’expérience des souffrances du peuple russe, tant au front qu’à l’arrière. Dans le flux des événements, le jeune officier s’affirme progressivement comme un « bolchevique », adoptant pour la première fois une identité politique dans le même mouvement qu’il se persuade du basculement inéluctable du peuple russe, porté par son « idéal pur », vers un régime communiste et une paix séparée. Pierre Pascal n’abandonne pas pour autant une foi pour une autre, même si ses contemporains utilisent volontiers la métaphore de la conversion, le qualifiant même de « saint laïque ». Sa tentative de concilier christianisme et communisme, débattue au plus haut niveau en 1920 dans un « tribunal de Parti » présidé par Boukharine lui-même, ne
pouvait qu’être condamnée à l’échec. Le Français devenu bolchevique reste traité avec indulgence tant qu’il sert la propagande de l’Internationale communiste et la politique étrangère des soviets, au prix d’un renoncement provisoire à toute critique de la politique antireligieuse ou de la violence d’État. Mais ses doutes, ses déchirements intimes, sa fidélité à des amis persécutés le mettent en danger dans l’Union soviétique de Staline. Il rentre en France en 1933 et reprend, jusqu’à sa disparition en 1983, une autre vie, celle d’universitaire, traducteur, maître des études russes en France. Il refusera toujours de retourner en URSS, où vivent les membres de la famille de sa femme, opprimés par Staline. Il jouera un rôle important dans l’antitotalitarisme français, sans jamais se placer au premier plan, ni livrer le grand « retour d’URSS » que certains attendent de lui. Le choix de Pierre Pascal conserve une part énigmatique. C’est celui d’un individualiste ascétique et modeste, guidé par les valeurs du catholi-
Animateur des étudiants chrétiens, il entre au PCF en 1933 et devient antireligieux. Exclu en 1970, il se tourne de nouveau vers la religion.
Louis Althusser
Marqué par sa formation catholique, il entre au PCF en 1948 et proclame alors son abandon de la religion, sans arrêter de l’étudier indirectement.
Pascal n’est plus un homme, n’est plus un civilisé, n’est plus un Français (du moins il le croit) : c’est un communiste” A. Londres cisme, passionnément amoureux du peuple russe. Le rejet de son milieu bourgeois d’origine, qualifié d’hypocrite et d’égoïste, celui des élites françaises, enfermées dans leur incompréhension méprisante des Russes, fut cristallisé par l’effet d’entraînement de l’événement révolutionnaire. Pierre Pascal fut le premier mais non le dernier à vouloir accorder le communisme marxiste-léniniste avec l’engagement chrétien. Il nous aide à comprendre, dans le contexte précis des années 1917-1920, la dimension utopique du communisme incarné par la révolution d’Octobre et son message international, mais aussi la tragédie personnelle que fut le renoncement à cette utopie. n L’HISTOIRE / N°417 / NOVEMBRE 2015
L’Atelier des chercheurs
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Grèce : un monde de migrants Le monde grec, pas plus que le nôtre, ne fut un monde stable. La mythologie comme l’archéologie attestent de mouvements de populations en tous sens autour de la Méditerranée et de la mer Noire.
C
olons à la recherche de terre, exilés politiques, réfugiés économiques, aventuriers : le monde grec est un monde de migrants qui, libres ou contraints, se sont déplacés tout autour de la Méditerranée. La figure du migrant tient une place de choix dans la mythologie. Avant de se faire reconnaître comme un dieu et de recevoir un culte, Dionysos emprunte toujours le costume du migrant. Dans Les Bacchantes d’Euripide, lorsqu’il arrive à Thèbes, il n’est pour Penthée, le maître des lieux, qu’une menace pour l’ordre social, un individu bon à expulser. Le dieu est pourtant chez lui, dans la cité où sa mère est née et où vivent ses grands-parents Cadmos et Harmonie. Le roi Penthée paiera douloureusement sa tragique méprise. Il mourra mis en pièces par les siens. Mais c’est Ulysse, le héros de l’Odyssée, qui est décrit comme l’archétype du migrant. Poursuivi par la colère de Poséidon après la guerre de Troie, privé de tous ses compagnons, Ulysse échoue après dix années d’errance sur le rivage des Phéaciens. Nu et épuisé, il y est accueilli par la belle princesse Nausicaa. Celle-ci réserve au héros cette hospitalité (la xenia) que l’on doit à l’étranger et qui est le propre de l’humanité. Cependant la fille du sage Alkinoos s’inquiète de la réaction xénophobe des siens : « Je crains
Décryptage Hervé Duchêne a exploré le port de la cité coloniale archaïque de Thasos, une île riche en mines d’or, en carrières de marbre et en vignobles (La Stèle du port, 1992). Il s’est mis dans les pas d’Archiloque et des autres migrants qui, fuyant la disette, ont quitté au milieu du viie siècle av. J.-C. Paros pour cet eldorado au nord de l’Égée.
L’HISTOIRE / N°417 / NOVEMBRE 2015
L’AUTEUR rofesseur à P l’université de Bourgogne, Hervé Duchêne a notamment publié Le Voyage en Grèce (Robert Laffont, « Bouquins », 2003). Il prépare une réédition des textes anciens relatifs à Alésia, un ouvrage à paraître aux Éditions universitaires de Dijon, qu’il dirige.
leur langue sans douceur et leurs critiques parderrière ; on est plein d’insolence en ce pays. » Elle donne à Ulysse des vêtements, mais elle l’invite à se séparer d’elle et à rejoindre, seul, le palais de son père. Car un « rustre », croisant Ulysse et Nausicaa ensemble sur le chemin, pourrait dire que la jeune femme a trouvé un mari. Comment ne pas s’étonner de la voir avec un inconnu ? « Sûr, c’est un naufragé qu’elle amène de son navire, quelqu’un d’ailleurs, puisque nous sommes sans voisins » (Homère, Odyssée, VI, 278-279). Riches, les Phéaciens sont inquiets de partager leur bonheur. Leur crainte est d’ailleurs vaine : « ils sont trop chers aux dieux » ; « il n’y a pas, il n’y aura jamais un homme au monde qui abordera dans leur île pour y porter la ruine ». Repliés sur eux-mêmes, ils vivent, malgré leur port et leurs bateaux, à l’écart du monde. Mais les habitants de Phéacie ne sont pas ceux que l’on croit. Ils sont arrivés dans ce pays, confondu dès l’Antiquité avec l’île de Leucade, comme des migrants. « Ceux-ci avaient naguère habité la vaste Hypérie. » Conduits par Nausithoos, ils avaient dû abandonner leurs terres, « au voisinage des Cyclopes arrogants qui les persécutaient, étant plus forts » (Homère, Odyssée, VI, 6-10). A rebours, ils ont quitté l’Occident pour l’Orient, l’Italie du Sud pour la mer Ionienne. La longue course d’Ulysse est trompeuse, car elle ne débouche pas sur son installation dans un autre monde, riche de promesses. Pas plus que chez la nymphe Calypso, le marin ne rêve dans l’île des Phéaciens à une nouvelle frontière ; il ne veut que rentrer à bon port, dans son royaume d’Ithaque. L’histoire de l’homme aux mille tours est celle d’un laborieux voyage de retour. Au cours de ses multiples escales, le mari de Pénélope et le père de Télémaque n’exprime à ses divers hôtes qu’un seul sentiment : la nostalgie de son foyer.
AFP
Par Hervé Duchêne
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Dionysos, dieu voyageur Il faut être un dieu pour échapper à la servitude qui attend souvent celui qui se met en route. C’est la leçon d’une aventure dionysiaque mise en image par le peintre-potier Exékias (ci-dessus, coupe vers 540 av. J.-C., Munich). Fait prisonnier sur un navire piloté par des Étrusques, ligoté au grand mât, le voyageur se détache de ses liens. De la cale du vaisseau surgit un gigantesque plant de vigne. Le prodige provoque la terreur des marins qui se jettent à la mer et sont métamorphosés en dauphins.
Il aura la chance de le retrouver, réalisant ce que la vie refuse d’ordinaire aux migrants. Même Pénélope pense qu’Ulysse ne reviendra plus. Télémaque le voit déjà mort. Le porcher Eumée l’imagine soit dévoré par les chiens et les vautours, soit mangé par les poissons : « Ses os gisent sur un rivage enveloppé de sable épais » (Homère, Odyssée, XIV, 135-136). Les migrants sont des fantômes dans la Méditerranée homérique. Ce théâtre d’ombres est dans la réalité animé par des soldats, des mercenaires et des capitaines. Voyageant de leur plein gré, ils organisent des trafics, comme ceux du marchand crétois dont Ulysse prend le masque, ou ils entraînent dans leur périple ceux qu’ils ont enlevés de force. Ce sont des victimes, comme la Phénicienne employée au palais de Syros ou Eumée, fils de roi devenu esclave dans la porcherie d’Ulysse.
ULLSTEIN BILD/AKG
Hérodote, réfugié à Samos L’artisan, le médecin, le philosophe et tous les maîtres d’une technè peuvent bien s’embarquer dans l’espoir d’une vie meilleure ou pour échapper aux rigueurs d’un tyran. De fait, c’est en banni qu’Hérodote quitte sa ville natale d’Halicarnasse vers 470 av. J.-C. Encore adolescent, il se réfugie à Samos avec sa famille, qui s’est opposée au tyran Lygdamis. C’est marqué par l’exil de sa jeunesse qu’Hérodote engage son historia, son « enquête » sur ce monde où sont aux prises Grecs et Barbares.
Reste que la plupart des mouvements migratoires sont collectifs et orchestrés par les cités. Entre le viiie et le vie siècle av. J.-C., les Grecs quittent en effet le bassin égéen pour s’installer dans le nord de la mer Égée, en mer Noire, en Cyrénaïque, en Italie ou en Gaule méridionale. Les motifs sont variés : manque de terre, surpopulation, disette, quête de métaux, recherche d’un monde meilleur. Mais le trait le plus caractéristique du migrant en Grèce ancienne, c’est qu’il est un colon. Il part dans l’intention d’accaparer une
Les motifs sont variés : manque de terre, disette, recherche d’un monde meilleur. Mais le trait le plus caractéristique du migrant en Grèce, c’est qu’il est un colon
Note 1. Cf. H. Duchêne, « Héraclès, héros colonisateur », L’Histoire no 389, juin 2013.
terre qu’il sait devoir partager en lots égaux avec ceux qui l’accompagnent. Le départ est moins le résultat d’une initiative individuelle que la conséquence d’une décision collective. Souvent, les cités consultent le sanctuaire de Delphes, qui oriente, par le biais de l’oracle, ces expéditions. Elles désignent le chef chargé de les conduire et fixent le lieu d’arrivée. Autre constante : les migrants grecs revendiquent des droits sur une terre dont ils viennent « reprendre » possession. L’HISTOIRE / N°417 / NOVEMBRE 2015