MENSUEL - ALL 8,20 € / BEL 7,40 € / ESP 7,40 € / GR 7,40 € / ITA 7,40 € / PORT-CONT 7,40 € / LUX 7,40 €/ CH 12,40 FS / MAR 63 DH / TUN 7,20 TND / TOM-A 1620 XPF / TOM-S 970 XPF / DOM-S 7,40 € / CAN 10,50 $ CAN / USA 10,50 $ - ISSN 01822411
MOYEN ÂGE
histoire.presse.fr
Les prêtres castrés
Newton,
les Lumières
et la
RÉVOLUTION SCIENTIFIQUE
M 01842 - 418 - F: 6,40 E - RD
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Syrie L’enjeu démographique
Sommaire
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ACTUALITÉS
DOSSIER
L’ÉDITO
3 Qu’est-ce qu’un génie ?
FORUM Vous nous écrivez 4 Pourquoi sont-ils restés
communistes ?
ON VA EN PARLER
Exclusif 6 L’hécatombe des fous
ÉVÉNEMENT
Syrie 1 2 La guerre des berceaux Par Youssef Courbage
ACTUALITÉ Scandale 20 Volkswagen, c’est l’Allemagne !
Une révolution scientifique au temps des Lumières
É glise 22 Junipero Serra :
canonisation controversée d’un missionnaire Par Emmanuelle Perez Tisserant
É dition
32
24 Robert Paxton persévère
S ociété 26 Burn-out :
Par Ariane Mathieu
consomption générale Par Philippe Zawieja
PORTRAIT Christiane Klapisch-Zuber 28 Au côté des brigands Par Valérie Igounet
COUVERTURE : Portrait d’Isaac Newton d’après sir Godfrey Kneller, en arrière-plan en négatif des écrits et dessins originaux de Newton (Académie des sciences de Paris/Bridgeman Images. AKG-Sipa). RETROUVEZ PAGE 97 les Privilèges abonnés ABONNEZ-VOUS PAGE 95 Ce numéro comporte quatre encarts jetés : Le Magazine littéraire (abonnés), L’Histoire (deux encarts kiosques France et étranger, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
Newton était-il un génie ?
Entretien avec Simon Schaffer
Schéma : de la « gravitas » à la gravitation La mathématisation de la physique Ce que Newton a découvert La légende de la pomme Sommes-nous toujours newtoniens ?
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Le duel Buffon-Linné
Par Thierry Hoquet
50 xviiie siècle.
La science au salon
Entretien avec Stéphane Van Damme
L’ÉDITION NUMÉRIQUE DE L’HISTOIRE EST DISPONIBLE SUR VOTRE TABLETTE OU VOTRE SMARTPHONE
L’HISTOIRE / N°418 / DÉCEMBRE 2015 StoreLH.indd 1
08/10/2015 15:24
AY-COLLECTION/SIPA. DERBY MUSEUM AND ART GALLERY/BRIDGEMAN IMAGES
30 Newton
Par Hélène Miard-Delacroix
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L’ATELIER DES CHERCHEURS
GUIDE LIVRES
76 Les habits neufs du
président Wilson Par Johann Chapoutot
78 La sélection de « L’Histoire » Bande dessinée
8 3 Reportage en Arménie Par Pascal Ory
GAVIN HELLIER/ROBERT HARDING WORLD IMAGERY/CORBIS. PAYS-BAS, L A HAYE, MMW, MS.10A11, FOLIO 305R. LOUIS L AURENT/CINÉMATHÈQUE ROBERT-LYNEN/ROGER-VIOLLET
Classique 85 « Les Intellectuels
58 A la poursuite de l’éden africain Par Guillaume Blanc
au Moyen Age » de Jacques Le Goff Par Jacques Berlioz
Revues 86 La sélection de « L’Histoire » SORTIES Expositions
8 8 Moïse illustré
Par Juliette Rigondet
90 Albert Schweitzer à Strasbourg, Scoop à Lyon Cinéma 92 C’est Rabin qu’on assassine Par Antoine de Baecque
93 « Révolutionnaire(s) » de Hassim Tall Boukambou « Cafard » de Jan Bultheel Médias
9 4 Quand le Coran parle de Jésus Par Olivier Thomas
64 La triste histoire des prêtres castrés Par Arnaud Fossier
96 « François Mitterrand » de William Karel
CARTE BLANCHE
9 8 Régis Debray,
la nostalgie de l’Histoire Par Pierre Assouline France Culture Vendredi 27 novembre à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Lorraine Daston lors de la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire ». En partenariat avec L’Histoire
70 C omment l’habitat social s’est
embourgeoisé
LA LETTRE DE L’HISTOIRE C artes, débats, expositions : pour
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Par Maurice Garden
L’HISTOIRE / N°418 / DÉCEMBRE 2015
Jeu politique L e 20 avril 2014, le président syrien Bachar el-Assad visite les ruines de la ville à majorité chrétienne de Maaloula,
récemment reprise par ses armées. Il se met en scène comme un protecteur des minorités religieuses, position qu’il arbore de plus en plus depuis l’augmentation du nombre de djihadistes et d’islamistes radicaux dans l’opposition.
L’HISTOIRE / N°418 / DÉCEMBRE 2015
Événement
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SYRIE : LA GUERRE DES BERCEAUX La guerre civile en Syrie est aussi une guerre de communautés. Longtemps favorisés par le pouvoir, les alaouites sont aujourd’hui politiquement puissants, mais leur poids démographique s’amenuise. Cette situation a alimenté chez eux une forme de peur, la peur de disparaître, qui est en partie aux origines de la crise syrienne. Par Youssef Courbage
AY-COLLECTION/SIPA. JOHN FOLEY/OPALE/LEEMAGE
S
i les conséquences de la guerre en Syrie sur la démographie du pays sont plus ou moins connues et perceptibles, les causes proprement démographiques de ce conflit le sont moins. Dans tous les médias, ce sont souvent les explications mettant en scène les acteurs internationaux (les ÉtatsUnis, la Russie, la France) ou régionaux (l’Iran, la Turquie, Israël) qui ont la primauté. Pourtant la guerre syrienne – et c’est une évidence de le rappeler – a d’abord mobilisé des Syriens. Leurs divergences socio-économiques, confessionnelles, idéologiques seraient-elles à l’origine du différend ? En tout cas, une analyse des enjeux démographiques qui se posent au pays permet de mieux comprendre la genèse de cette guerre. Commençons par rappeler les effets catastrophiques sur la population d’un conflit dont la durée dépasse déjà celle de la guerre civile américaine, de la guerre d’Espagne ou de la Grande Guerre. Si les chiffres dont on dispose restent approximatifs, ce qui est certain, c’est
que le bilan humain s’alourdit au fil des mois. Les chiffres de 250 000 morts, 20 000 disparus, 8 millions de déplacés à l’intérieur du pays ainsi que 4 à 5 millions de réfugiés hors de ses frontières seront bientôt caducs, sans compter que ces estimations sont souvent sous-évaluées.
Un bilan dramatique
La Syrie comptait 21 millions d’habitants à la veille de la guerre en mars 2011 ; elle n’en compterait plus que 18 millions aujourd’hui. Cette diminution est surtout due à un exode massif des populations fuyant les combats vers les pays voisins (le Liban, la Jordanie ou la Turquie) et plus récemment vers l’Europe. Avant le conflit, la mortalité « normale » prélevait quelque 70 000 âmes par an. Depuis le début de la guerre, ce sont environ 130 000 personnes qui meurent chaque année, c’està-dire presque deux fois plus. Moins visibles que les décès, les naissances baissent aussi en raison des mariages différés et de la recrudescence des pratiques
L’AUTEUR Youssef Courbage est directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (Ined). Il a notamment publié, avec P. Fargues, Chrétiens et juifs dans l’islam arabe et turc (Fayard, 1991), avec Emmanuel Todd, Le Rendez-Vous des civilisations (Seuil, 2007) et, avec Baudouin Dupret et Zouhair Ghazzal, La Syrie au présent (Actes Sud, 2007).
antinatales que sont la contraception et les avortements. La situation est d’autant plus calamiteuse que le système scolaire est délabré : il laisse des millions d’enfants ou d’adolescents sortir prématurément de l’école, devenir des enfants-soldats pour constituer la cible toute désignée des différentes armées et milices qui déchirent le pays. La Syrie d’avant 2011 était un pays en transition et notamment en transition démographique. Sa fécondité, encore exubérante dans les années 1980 (8 enfants par femme), a été réduite de plus de moitié en trente ans. La modernisation du pays et la crise économique qui a sévi à partir des années 1980 sont passées par là. Mais, depuis 2000, cette transition a ralenti : 3,8 enfants par femme en 2000, 3,6 en 2004 et 3,5 en 2009. Autant dire qu’il n’y avait plus, avant la guerre, de baisse effective de la fécondité. Celle-ci restait d’ailleurs parmi les plus élevées du monde arabe et musulman : à titre de comparaison, elle était deux fois plus élevée qu’au Liban ou en Iran, L’HISTOIRE / N°418 / DÉCEMBRE 2015
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DOSSIER
S ciences et Lumières
Le duel Buffon-Linné La froide liste d’espèces nommées en latin contre des descriptions imagées et accompagnées de belles illustrations : tout oppose Linné et Buffon. Tous les deux ont pourtant une ambition commune : identifier et ordonner la nature.
L’AUTEUR Thierry Hoquet est professeur de philosophie des sciences à l’université Jean-Moulin-Lyon-III. Il a notamment publié Buffon, histoire naturelle et philosophie (Honoré Champion, 2005) et Buffon/Linné, éternels rivaux de la biologie ? (Dunod, 2007).
A
u xviiie siècle, les physiciens ne s’occupent pas seulement de rechercher les grandes lois mathématiques de la nature. Ils s’attachent, dans la tradition d’Aristote et de Pline, à connaître l’ensemble des choses naturelles qu’on divise classiquement en trois règnes : les minéraux, les végétaux et les animaux. Le Jardin du Roy à Paris est une de ces institutions où l’on s’occupe de « physique » : on y trouve un jardin de plantes médicinales et un riche cabinet d’histoire naturelle qui contient des collections anatomiques (animaux naturalisés, bocaux d’organes). Depuis 1739, un naturaliste bourguignon propriétaire de forges à Montbard, né en 1707, Georges Louis Leclerc de Buffon, est en charge de l’intendance de cette importante maison : il occupera ce poste pendant près d’un demisiècle, jusqu’à sa mort en 1788, laissant une empreinte durable sur ce qui est aujourd’hui le Jardin des Plantes dans le Ve arrondissement de Paris. Buffon est monté de Dijon à Paris au début des années 1730. Il s’est fait connaître des membres de l’Académie des sciences en correspondant avec Pierre Louis Moreau de Maupertuis et Alexis Clairaut, c’est-à-dire avec les premiers savants qui ont osé abandonner Descartes pour Newton, les tourbillons pour l’attraction (cf. Simon Schaffer, p. 32). Avant d’être intendant du Jardin du Roy, Buffon a été élu adjoint mécanicien à l’Académie des sciences. C’est alors un naturaliste de la jeune garde newtonienne montante. Il traduit
L’HISTOIRE / N°418 / DÉCEMBRE 2015
des ouvrages anglais et fait des mathématiques. Buffon se fait connaître en traduisant notamment un traité d’Isaac Newton, La Méthode des fluxions et des suites infinies, qui expose la découverte du calcul infinitésimal (1669). En 1733, Buffon résout le problème du jeu du franc-carreau, calculant la probabilité qu’une aiguille tombe en plein sur un carreau ou qu’elle soit en travers d’une ligne. Buffon publie différents mémoires dans les Mémoires de l’Académie des sciences. C’est donc un physicien reconnu, qui débat avec Clairaut de la nature de l’attraction et brille en mathématiques par sa maîtrise des probabilités. Il réalise aussi pour le compte du ministre de la Marine de Louis XV, Jean Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas, des travaux sur la résistance des bois, afin d’améliorer la qualité des navires. Nul doute que cette contribution jouera un rôle dans son élection à la tête du Jardin du Roy. Après 1739, Buffon, à 32 ans, abandonne les mathématiques pour un autre type de science : c’est à l’histoire naturelle qu’il va consacrer l’essentiel de sa vie. Il publiera une monumentale Histoire naturelle générale et particulière, en 36 volumes, parus entre 1749 et 1789. Mais la figure de Buffon dans les sciences de la nature reste ambiguë, notamment à cause de son affrontement avec son rival suédois, Carl von Linné (1707-1778). A l’époque, de nombreuses espèces vivantes sont envoyées massivement depuis les colonies dans les grandes villes européennes. Pour les identifier, il faut leur donner un nom, mais
DR
Par Thierry Hoquet
MONTBARD, MUSÉE BUFFON ; RMN-GP/MICHÈLE BELLOT. BIBLIOTHÈQUE DE L’UNIVERSITÉ D’UPPSAL A/DAGLI ORTI/AURIMAGES. SELVA/LEEMAGE. BNF
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Leur portrait A gauche : Georges Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788), par François Hubert Drouais, en 1761 (Montbard,
musée Buffon). A droite : Carl Linnaeus (1707-1778) par Johan Henrik Scheffel, en 1739 (université d’Uppsala). Anobli, le Suédois prend le nom de Carl von Linné en 1762.
Deux approches différentes Q uand Buffon privilégie la description du vivant et recourt aux langues vernaculaires pour
le désigner (ici, manuscrit sur le colibri), Linné cherche à présenter la nature selon une classification latine en genre et espèce (ici, celle des fleurs selon leur nombre d’étamines). L’HISTOIRE / N°418 / DÉCEMBRE 2015
L’Atelier des chercheurs
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La triste histoire des prêtres castrés Castrés ou émasculés, amputés volontairement, accidentellement ou de force, les eunuques étaient interdits d’exercer une fonction ecclésiastique dans l’Occident médiéval. Comment expliquer un tel paradoxe, alors même que l’Église au xie siècle impose la chasteté des clercs ? Par Arnaud Fossier
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L’AUTEUR Maître de conférences à l’université de Bourgogne, Arnaud Fossier va faire paraître prochainement Le Droit bien tempéré. Casuistique et pratiques administratives de la Pénitencerie apostolique, début xiiie-début xve siècle (Rome, École française de Rome).
Note 1. I. Metzler, Disability in Medieval Europe. Thinking about Physical Impairment during the High Middle Ages, c. 1100-1400, Londres-New York, Routledge, 2006.
masculinity studies (qui mettent l’accent sur la construction culturelle et sociale de l’identité masculine) ne permettent pas davantage de comprendre quelle fut la place réservée par l’Église catholique aux hommes amputés de leur virilité. Le livre d’Irina Metzler paru il y a dix ans sur le handicap dans l’Europe médiévale1 s’en tient, par exemple, aux représentations littéraires, théologiques, hagiographiques, des handicaps somatiques et sensoriels, et exclut de son champ d’analyse les maladies comme la lèpre ou l’épilepsie, ainsi que la castration et l’émasculation. Ce choix est curieux puisqu’au Moyen Age il n’y a pas de concept latin pour dire la spécificité du handicap. Autrement dit, les mots qui désignent la « déficience » (defectus), la « maladie » (infirmitas), la « faiblesse » (debilitas) ou encore la « difformité »
Décryptage La castration et l’émasculation favorisaient le célibat et la chasteté ecclésiastiques devenus obligatoires dans la seconde moitié du xie siècle. Pourtant, les hommes amputés de leurs parties génitales qui souhaitaient accéder au sacerdoce devaient obtenir de l’administration papale une autorisation spéciale. Arnaud Fossier a pu esquisser un tableau de leur situation sociale, juridique et institutionnelle à partir des lettres que les papes des derniers siècles du Moyen Age ont laissées. Il montre que, loin d’être anecdotique – même si ces cas demeurent assez rares –, le refus de l’Église d’accorder aux eunuques une place naturelle et légitime est un révélateur de la manière dont l’institution ecclésiastique a pensé la sexualité de son clergé. DR
I
saïe de Rhodes et Alexandre de Diospolis « furent conduits à Constantinople sur ordre de l’empereur, puis jugés et déposés par le préfet de la ville, qui les punit : après avoir été torturé à plusieurs reprises, Isaïe fut exilé ; Alexandre, lui, fut castré et ainsi soumis à l’opprobre public. Peu de temps après, l’empereur ordonna que tous les hommes qui seraient jugés coupables d’avoir des rapports sexuels entre eux seraient castrés. Beaucoup le furent et en moururent. Dès lors, ceux qui éprouvaient du désir pour d’autres hommes vécurent dans la terreur. » Ainsi Procope, le grand historien du règne de l’empereur Justinien (527-565), raconte-t-il le châtiment qui, en 529, fut réservé aux évêques Alexandre et Isaïe, soupçonnés d’avoir eu des rapports sexuels avec d’autres hommes. Dans l’Occident latin et chrétien, la castration restera, tout au long du Moyen Age, une peine afflictive et infamante, résultant le plus souvent de vengeances exercées à l’encontre de coupables de rapt ou d’adultère. Le cas le plus célèbre est sans doute celui d’Abélard (mort en 1142), douloureusement puni par les hommes de main de l’oncle de sa bien-aimée Héloïse, pour avoir entretenu avec elle une union cachée (cf. p. 66). Au-delà de la tragédie qui sépara les deux amants, les clercs qui, pour des raisons diverses, étaient amputés de leurs parties génitales – genitalia ou virilia en latin – n’ont pas beaucoup retenu l’attention des médiévistes. Les historiens se sont davantage intéressés aux castrats de la chapelle Sixtine, aux eunuques de l’administration byzantine ou à ceux des harems califaux du Caire et de Bagdad. Nées aux États-Unis il y a respectivement une trentaine et une quinzaine d’années, les disability studies (les études sur le handicap) et les
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À SAVOIR
« Disability studies » Les recherches sur le handicap ont émergé aux États-Unis dans les années 1980, dans un contexte où l’activisme politique passait de plus en plus par l’étude des minorités et la défense de leurs droits. Situées au croisement de plusieurs disciplines, elles se donnent pour objectif l’examen du handicap et de sa place dans les sociétés, en prenant au sérieux le point de vue des acteurs eux-mêmes, souvent confrontés à l’exclusion et à la discrimination.
(difformitas) peuvent tous, tour à tour, signifier le handicap. Dans la langue du droit, par exemple, la castration et l’émasculation sont qualifiées de « déficiences corporelles », mais aussi d’« empêchements » (impedimenta), car elles privent du droit d’être ordonné prêtre.
PAYS-BAS, L A HAYE, MMW, MS.10A11, FOLIO 305R
Un interdit judéo-chrétien La Torah déjà excluait de la liturgie et de la prêtrise les eunuques, jugés impurs. Le Lévitique notamment, c’est-à-dire l’ensemble des prescriptions rituelles qui ont été faites aux hommes par l’intermédiaire de Moïse, mais aussi le Deutéronome, véritable code des lois civiles et religieuses donné aux Hébreux, prescrivent que nul infirme, qu’il soit aveugle, boiteux ou castré, ne devra approcher l’autel consacré à Dieu (Lév., XXI, 17-20) et que « l’homme aux testicules écrasés ou à la verge coupée ne sera pas admis à l’assemblée de Yahvé » (Deut., XXIII, 2). Plus généralement, le handicap apparaît dans l’Ancien Testament comme une métaphore du péché, quand il n’est pas conçu comme un châtiment divin, tandis que, dans le Nouveau Testament, il est la source des miracles accomplis par le Christ. Cela étant, l’Église elle-même aura, tout au long de la période médiévale, une conception théologique ambivalente du handicap, à la fois comme une marque du péché et un don de Dieu permettant d’accéder à la sainteté. Il place en tout cas ceux qui en souffrent dans une position socialement marginale. L’interdiction faite aux eunuques d’accéder à la prêtrise se précise lors des premiers conciles de l’Église en Orient. Dans les Constitutions apostoliques, cette compilation de canons conciliaires effectuée au début du ve siècle en Syrie, il est dit qu’un eunuque devenu ainsi « contre son gré » peut très bien devenir évêque (à condition qu’il en soit digne par ailleurs). En revanche, « celui qui s’est lui-même mutilé, qu’il ne devienne point clerc, car il est meurtrier de lui-même et ennemi de la création de Dieu » ; et s’il s’avère qu’il était déjà clerc quand il s’est castré, alors il sera déposé de son office. Ces canons, qui datent en fait du ive siècle, sont fondamentaux, parce qu’ils vont ensuite
MOT CLÉ
Lexique.mot Lexique.texte
Origène d’Alexandrie L e théologien du iiie siècle se serait lui-même castré
en signe d’ascèse et de renoncement à la chair. L’évêque Démétrius lui aurait dès lors interdit le sacerdoce (enluminure extraite d’un manuscrit de La Cité de Dieu de saint Augustin composé vers 1475 et conservé à La Haye). L’HISTOIRE / N°418 / DÉCEMBRE 2015
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GUIDE Sorties Expositions
Moïse illustré
U
n personnage barbu sursaute, une main en l’air, l’autre tenant un bâton dont le bout ondule comme une queue de serpent : c’est la plus ancienne image connue de Moïse, dessinée sur un tesson de poterie vers 100 ap. J.-C. et découverte en 2002 en Égypte. La scène serait l’œuvre d’un artisan juif. Car, comme le montre cette passionnante exposition, bien que le deuxième commandement, transmis par Moïse lui-même, interdise de reproduire l’image d’êtres animés, des représentations de Moïse apparaissent dès l’Antiquité dans le monde juif. Dans la synagogue de Doura-Europos, en Syrie, des fresques qui datent de 245-246 relatent la vie du prophète. Sur deux d’entre elles (Moïse devant le Buisson ardent et la traversée de la mer Rouge), on voit la main de Dieu le surmontant – première représentation divine de l’iconographie des monothéismes. Il faudra attendre mille ans après Doura-Europos pour retrouver des images de Moïse dans l’art hébraïque. Les chrétiens, entre-temps, ont pris le relais, avec leurs thèmes de prédilection : la scène de l’adoration des Hébreux face au veau d’or ou celle de la manne qui les nourrit quand ils traversent le désert. L’une dénonce la « perfidie » des juifs. L’autre préfigure, à n’en pas douter, l’eucharistie chrétienne. Parmi les particularités de l’iconographie chrétienne : les cornes qui apparaissent, L’HISTOIRE / N°418 / DÉCEMBRE 2015
Le peuple juif s’agenouille devant le veau d’or (manuscrit, v. 1500).
dès le xiie siècle, sur la tête du prophète. Émanation d’une traduction de l’Exode par Jérôme, qui a transposé le terme hébreu qaran (« rayonnement »), pour qualifier le visage transfiguré de Moïse, en cornuta (« cornu »)… Peut-être est-ce pour répondre à cette iconographie de propagande que les juifs reprennent le pinceau, en Europe, à partir du xiiie siècle, afin de montrer
leur Moïse. On distingue alors, à travers les manuscrits, imprimés, gravures et tableaux, divers registres dans les figurations du personnage biblique : au prétendu prédécesseur de Jésus s’oppose, côté juif, celui qui donne aux Hébreux la Loi qui en fait un peuple (le peuple élu) et qui l’unit à un seul Dieu ; mais encore celui qui inflige à l’oppresseur égyptien les « dix plaies » ; le libérateur d’un peuple asservi ; le guide qui conduit les juifs vers la Terre promise. A partir du xvie siècle, Moïse, parce qu’il transmet la Loi, devient aussi une figure de roi très prisée des monarques. Machiavel s’en inspire pour Le Prince. Richelieu, Colbert, Louis XIV convoquent son image pour asseoir leur pouvoir. A l’inverse, les protestants rappellent que le prophète est le protecteur des faibles et qu’il a bravé le pouvoir de Pharaon pour libérer les Hébreux. Voix des opprimés, Moïse est une icône brandie lors de la bataille pour les droits civiques par Martin Luther King, dont on peut voir et entendre ici le dernier discours : « Je suis allé au sommet de la montagne, et j’ai vu la Terre promise que notre peuple atteindra. » Le lendemain, King était assassiné. n Juliette Rigondet À VOIR
Moïse. Figures d’un prophète jusqu’au 21 février 2016 au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, Paris.
BIBLIOTHÈQUE SAINTE-GENEVIÈVE, CLICHÉ IRHT
Des images de Moïse existent dans le monde juif dès l’Antiquité. Bientôt relayées par les illustrations chrétiennes. De l’usage de ces iconographies et de leur rivalité, du iie siècle à aujourd’hui.
AMIENS, MUSÉE DE PICARDIE/MARCE JEANNETEAU
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Moïse présentant les Tables de la Loi peint en 1663 par Philippe de Champaigne. L’HISTOIRE / N°418 / DÉCEMBRE 2015