Juifs de Pologne, de l'âge d'or aux pogroms.

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Sommaire

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ACTUALITÉS

DOSSIER

L’ÉDITO

3 Une histoire polonaise

FORUM Vous nous écrivez 4 Un gothique très varié ON VA EN PARLER

Exclusif 6 L’autre débarquement

ÉVÉNEMENT

Colloque 1 2 L e siècle des reporters de

26 Les Juifs

de Pologne

guerre Entretien avec Elie Barnavi

ACTUALITÉ

Propagande 1 8 Quand Daech frappe

28

sa monnaie Par Jérôme Jambu

De l’âge d’or au temps des pogroms Par Antony Polonsky

« Polin, c’est aussi un musée de la Pologne »

C oncordance des temps

20 Citoyen Cicéron !

Entretien avec Dariusz Stola

38

A nniversaire 22 L’Otan, un départ

en trompe l’œil Par Jenny Raflik

Enquête sur l’antisémitisme Par Jan Grabowski

La position de l’Église

Par Paul Ernst Gradvohl

PORTRAIT Kmar Bendana 24 La blogueuse de Tunis

46

L’extermination

Par Annette Wieviorka

Les ambiguïtés de la Résistance

Par Valérie Igounet

Par Paul Ernst Gradvohl

« C’est là qu’a commencé l’histoire de la Shoah »

COUVERTURE : Jeunes enfants juifs de Pologne apprenant l’hébreu dans un heïder, photographie de Roman Vishniac, 1938 (Heritage Images/Scala). RETROUVEZ PAGE 96 l es Privilèges abonnés ABONNEZ-VOUS PAGE 93 Ce numéro comporte quatre encarts jetés : L’Obs (abonnés), L’Histoire (deux encarts kiosques France et étranger, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

Entretien avec Pawel Spiewak

Carte : près de 3 millions de victimes 54

1945-2016. Les survivants

Par Audrey Kichelewski

L’ÉDITION NUMÉRIQUE DE L’HISTOIRE EST DISPONIBLE SUR VOTRE TABLETTE OU VOTRE SMARTPHONE

L’HISTOIRE / N°421 / MARS 2016 StoreLH.indd 1

08/10/2015 15:24

LIFE, 16 AVRIL 1965. BERLIN, BPK, DIST. RMN-GP/ALTER KACYZNE

Chronologie

Par Yann Rivière


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L’ATELIER DES CHERCHEURS

GUIDE LIVRES

78 Turquie, la transition inachevée Par Pierre Chuvin

80 La sélection de « L’Histoire » Bande dessinée

8 4 « Maudit Allende ! »

d’Olivier Bras et Jorge Gonzalez Par Pascal Ory

Classique 87 « La Révolution armée » de Jean-Paul Bertaud Par Marc Belissa

Revues 8 8 La sélection de « L’Histoire »

60 M exico, xvii siècle. e

L’Inquisition et « l’herbe du diable » Par Alessandro Stella

SORTIES Expositions

9 0 L’Algérie dans le blanc des

cartes au Mucem à Marseille Par Juliette Rigondet

92 Les gendarmes dans la Grande Guerre à Melun 92 Les Juifs après la Shoah à Paris Médias

9 4 Thomas Snégaroff,

VILLE DE MARSEILLE, DIST. RMN-GP/DAVID GIANCATARINA. RÉALITÉS N°119, DÉCEMBRE 1955. JOSSE/LEEMAGE

« l’histoire pop » Par Olivier Thomas

Cinéma 95 « Louis-Ferdinand Céline »

68 L e sacre du bonheur Par Rémy Pawin

d’Emmanuel Bourdieu Par Antoine de Baecque

CARTE BLANCHE

9 8 L’art du bon documentaire Par Pierre Assouline

LA LETTRE DE L’HISTOIRE C artes, débats, expositions : pour

recevoir les dernières actualités de l’histoire abonnez-vous gratuitement à

La Lettre de L’Histoire

h ttp://newsletters.sophiapublications.fr

72 P aris, octobre 1356.

Le peuple prend la parole Par Michel Hébert

France Culture Vendredi 26 février à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Jan Grabowski lors de la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire ». En partenariat avec L’Histoire L’HISTOIRE / N°421 / MARS 2016


L’HISTOIRE / N°421 / MARS 2016


Événement

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LE SIÈCLE DES REPORTERS DE GUERRE Le Bastogne War Museum lance en mars 2016 un nouveau rendez-vous d’histoire consacré aux conflits contemporains. Cette première édition est dédiée au journalisme de guerre.

LIFE, 16 AVRIL 1965. DR. RMN-GP (DOMAINE DE CHANTILLY)/DR

Entretien avec Elie Barnavi

L’Histoire : A partir de quand peut-on réellement parler de journalisme de guerre ? Elie Barnavi : Entendu comme nous l’entendons, à savoir quelqu’un dont le métier est de rendre compte des événements guerriers au bénéfice de lecteurs de journaux, c’est un nouveau venu dans l’histoire. Comme la presse elle-même, qui est autre chose que la relation d’un événement contemporain, autre chose aussi qu’une pièce périodique de propagande à l’instar du Bulletin de la Grande Armée du Premier Empire – on disait à l’époque « menteur comme un Bulletin » ! Ainsi, ce n’est pas un hasard si l’on fait remonter le journalisme de guerre aux deux grands conflits du milieu du xixe siècle, la guerre de Crimée (18541856), qui oppose la France, la Grande-Bretagne et l’Empire ottoman à la Russie, et la guerre civile américaine, que les Français appellent la guerre de Sécession (1861-1865). Deux guerres effroyablement meurtrières et

déjà « totales ». Deux guerres, surtout, menées par des États modernes, où les opinions publiques pèsent et s’expriment à travers une presse nombreuse et diversifiée. Pour ne prendre qu’un exemple, la « charge de la cavalerie légère », exploit héroïque et passablement stupide de la brigade du général britannique Cardigan lors de la bataille de Balaklava pendant le siège de Sébastopol le 25 octobre 1854, a été étrillée dans le Times de Londres et les officiers responsables ont dû venir se défendre devant le Parlement. Deux guerres, enfin, où l’on fait un usage inédit de cet outil de communication et d’information neuf qu’est la photographie. Le Britannique Roger Fenton réalise en Crimée ce qu’on peut considérer comme le premier reportage photographique de guerre. Évidemment, le matériel dont il disposait ne lui permettait pas de se trouver en pleine bataille. Mais le souhaitait-il seulement ? Aseptisés, ne montrant jamais l’horreur de la souffrance et

de la mort, les clichés de Fenton donnent une image positive de la campagne, susceptible de faire contrepoids aux comptes rendus pour le moins critiques du Times. Il les publie d’ailleurs dans The Illustrated London News, le premier hebdomadaire illustré du monde, réputé plus favorable à la guerre de Crimée. Quelques années plus tard, les photographies prises par

L’AUTEUR Professeur émérite d’histoire de l’Occident moderne à l’université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël en France, Elie Barnavi a récemment publié Dix thèses sur la guerre (Flammarion, 2014).

D’une guerre à l’autre

Page de gauche : le 16 avril 1965, Larry Burrows fait la une de Life avec sa photographie d’un soldat tué au Vietnam. Ci-dessus : un siècle plus tôt, en Crimée, Roger Fenton prend des images posées car le matériel est lourd et le temps de pose long. L’HISTOIRE / N°421 / MARS 2016


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DOSSIER

L es Juifs de Pologne

A la prière C e tableau, Juifs priant à la synagogue pour Yom Kippour, a été peint par l’artiste juif polonais Maurycy Gottlieb en 1876-1878 (Tel Aviv Museum of Art).

A partir du xiiie siècle, à mesure que la situation des Juifs en Europe occidentale se détériorait, de plus en plus émigrèrent vers la Pologne, si bien qu’au xviiie siècle le pays accueillait la moitié des Juifs du monde. Protégés par les rois et les nobles, les Juifs bénéficiaient d’un statut d’autonomie qui leur permit de mener, pendant plusieurs siècles, une vie économique et culturelle florissante. Par Antony Polonsky L’HISTOIRE / N°421 / MARS 2016

FINE ART IMAGES/LEEMAGE

De l’âge d’or au temps des pogroms


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DR

E

ntre 1200 et 1550, l’expulsion ou la conversion forcée des Juifs d’Europe occidentale fit de la communauté juive de PologneLituanie (« Polin ») la plus importante au monde. Vers 1760, les terres polonaises accueillaient la moitié de la population juive mondiale. Dès le xe siècle, des Juifs, peu nombreux, étaient venus du royaume khazar, dont le souverain et l’aristocratie se seraient convertis au judaïsme au viiie siècle. Kiev, sur la principale route commerciale d’Europe du nord vers le sud, accueillait aussi des Juifs. A partir de 1150 environ, des Juifs venus des terres des Ashkénazes (la Germanie) s’établirent dans le royaume de Pologne, puis se donnèrent dans le siècle suivant une structure communautaire propre, gardant des liens avec les Juifs piétistes allemands adeptes d’un judaïsme austère. Se forma ainsi une communauté dont la langue de tous les jours était le judéo-allemand médiéval, précurseur du yiddish. L’émigration vers la Pologne continua à mesure que la situation des Juifs dans le Saint Empire, en Bohême et en Hongrie se détériorait. A la fin du xve siècle, il devait y avoir 18 000 Juifs dans le royaume de Pologne, organisés en 58 communautés dont les plus importantes étaient Cracovie, Lviv et Poznan, et 6 000 Juifs en Lituanie. Avant le traité dit de l’Union de Lublin (signé en 1569 entre le royaume de Pologne et le grandduché de Lituanie), 3 millions de personnes vivaient dans le royaume de Pologne ; la nouvelle Pologne-Lituanie comptait 7,5 millions d’habitants. A la fin du xvie siècle, sur environ 8 millions de sujets du royaume des deux nations, on comptait près de 100 000 Juifs, et plus du double au milieu du xviie siècle. La population chuta avec le soulèvement cosaque de Khmelnitski qui débuta en 1648 et qui, durant près de dix ans, fit au moins 14 000 victimes juives, auxquelles s’ajoutent celles des invasions suédoises (16551660) et moscovites (1654-1667). Un nombre important de Juifs ont alors dû fuir ou ont été faits prisonniers par les Tatars et vendus comme esclaves. Parallèlement, la population totale du royaume passa de 11 à 7 millions de sujets. La reprise démographique s’opéra rapidement : vers 1720, les Juifs étaient environ 375 000 et, vers 1764, 750 000, soit plus de 5 % de la population totale. Après un siècle de déclin, cette croissance accompagna la reprise économique, et les Juifs y jouent un rôle encore plus actif. Ils vivaient alors majoritairement dans la partie orientale de la Pologne-Lituanie. Mais le pays disparut peu à peu (1772-1795), partagé entre ses voisins, la Prusse, les empires d’Autriche et de Russie. Au début du xixe siècle, le nombre de Juifs vivant sur l’ensemble de ce territoire, qui n’est plus alors le royaume de Pologne, était peut-être de 1 million. Cette expansion rapide s’est poursuivie tout au long du xixe siècle.

L’AUTEUR Professeur à Brandeis University, Antony Polonsky a notamment publié The Jews in Poland and Russia (The Littman Library of Jewish Civilization, 3 vol., 2009- 2012).

L’attraction exercée par la Pologne sur les Juifs a souvent été expliquée par le fait qu’ils étaient perçus comme un « état », à l’instar de la noblesse, de la bourgeoisie et du clergé. Certes, ils ont joui d’une large autonomie à la fois au niveau national et local. Mais ils formaient aussi un groupe « paria », respectant une religion rejetée par l’Église catholique romaine depuis saint Paul et saint Augustin. De ce point de vue dominant, ils avaient rejeté Dieu et Dieu les avait rejetés. Depuis les conciles du Latran III et IV à Rome en 1179 et 1215, ils étaient soumis à des obligations : payer une dîme sur les propriétés qu’ils acquéraient, porter des vêtements qui les distinguaient des chrétiens, rester chez eux pendant la semaine sainte et les fêtes de Pâques. Ils étaient exclus des charges publiques et n’avaient pas le droit d’employer de serviteurs chrétiens. Cependant, l’Église catholique en Pologne semble avoir échoué à faire appliquer ces règles. Les Juifs jouissaient de la protection de la noblesse et de certains ordres monastiques, qui avaient de forts liens économiques avec eux. Les communautés et conseils juifs devaient des millions de zlotys aux institutions ecclésiales, élément décisif qui modérait la politique antisémite des évêques. La conversion ou le retour au judaïsme des convertis restèrent toutefois considérés comme une apostasie, punie de mort jusqu’en 1768. En sus, des superstitions aggravaient l’aversion commune à l’égard des Juifs : on les rendait responsables des épidémies, en particulier de la Grande Peste ; on croyait qu’ils utilisaient le sang d’enfants chrétiens pour la fabrication de la matzah (le pain azyme), et qu’ils profanaient l’hostie. Entre 1547 et 1787, il y eut 81 procès pour meurtre rituel. Ils ne cessèrent que grâce à l’influence croissante des penseurs des Lumières et de la papauté au xviiie siècle. En juin 1775, les accusés d’un procès pour meurtre rituel à Varsovie furent tous acquittés ; ce fut le dernier procès de ce genre jusqu’à la dernière partition de la Pologne-Lituanie en 1795. Les Juifs furent aussi la cible d’explosions périodiques de violence populaire. Dans les villes, ils étaient harcelés par des étudiants,

À SAVOIR

Le yiddish, langue de fusion Née il y a environ un millénaire en Rhénanie, cette langue, écrite en caractères hébraïques, est constituée de plusieurs composantes : l’hébreu et l’araméen, les langues romanes, les langues germaniques et les langues slaves. C’est l’outil de communication usuel du monde ashkénaze. La littérature yiddish s’est enrichie, à partir du xviiie siècle, des écrits hassidiques, puis s’est ouverte à la modernité, devenant le véhicule privilégié des idées des Lumières et des combats politiques. Les écrivains de langue yiddish, comme Isaac Leib Peretz, ont immortalisé par leurs récits la vie juive. Après la Première Guerre mondiale, cette littérature continua de s’écrire et de se diffuser aux États-Unis et bien sûr en Israël. Aujourd’hui, même si son usage s’est amoindri, le yiddish reste une langue vernaculaire chez les Juifs orthodoxes, et est encore enseigné, en France et aux États-Unis notamment.

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DOSSIER

L es Juifs de Pologne

L’extermination Plus de 3 millions de Juifs vivaient en Pologne le 1er septembre 1939. En 1945, au sortir de la guerre, près de 90 % d’entre eux sont morts, assassinés par les nazis. Quelle fut l’attitude des populations polonaises ?

D

ans les frontières qui étaient les siennes avant son invasion par l’armée allemande, la Pologne comptait environ 3 300 000 Juifs, soit 10 % de sa population. En mai 1945, quand la guerre européenne se termine, moins de 300 000 d’entre eux ont survécu : quelque 35 000 sur le territoire polonais, 250 000 en Asie centrale ou en Sibérie où ils avaient été déportés par le pouvoir soviétique. Il faudrait, pour être exact, ajouter à ces assassinés un nombre inconnu de Juifs polonais – plusieurs dizaines de milliers, sans doute –, déportés à partir de 1942 de France, des Pays-Bas ou de Belgique où ils s’étaient auparavant exilés. Plus de la moitié des morts du génocide sont donc des Juifs polonais. La communauté juive la plus nombreuse de l’Europe, la plus inventive de l’époque contemporaine dans tous les domaines – politique, culturel, linguistique, religieux, etc. – a été rayée de la carte. C’est la fin brutale du centre de la Yiddishkeit, ce monde tissé autour d’une langue, le yiddish, qui avait aussi irrigué, par l’immigration massive, les judaïcités de l’Europe, d’Amérique latine et surtout d’Amérique du Nord.

L’invasion nazie Le 1er septembre 1939, à Gleiwicz, à quelques encablures d’Oswiecim (Auschwitz), les nazis ont construit l’incident qui leur permet d’envahir la Pologne. En un mois, et malgré la résistance acharnée des Polonais attendant vainement quelques secours de la France ou du Royaume-Uni qui ont pourtant déclaré la guerre à l’Allemagne, la Pologne est conquise, et bien vite démembrée. A l’est, comme les clauses secrètes du pacte germano-soviétique l’ont prévu, l’Armée rouge envahit à son tour le pays le L’HISTOIRE / N°421 / MARS 2016

L’AUTEUR Directrice de recherche émérite au CNRS. Elle a notamment publié Les Livres du souvenir. Mémoriaux juifs de Pologne (en collaboration avec Itzhok Niborski, Gallimard, « Archives », 1983) et a codirigé avec Jean-Charles Szurek Juifs et Polonais, 1939-2008 (Albin Michel, 2009). Son dernier ouvrage : 1945. La découverte (Seuil, 2015).

17 septembre. Une vaste zone, comportant notamment la ville de Bialystok et des localités plus modestes comme celle de Jedwabne, devient soviétique. A l’ouest, l’Allemagne nazie annexe des territoires qu’elle avait perdus par le traité de Versailles : le nord-ouest de la Pologne frontalier du vieux Reich devient le Wartheland (encore appelé Warthegau), du nom de la rivière Warta qui le baigne, tandis que Lodz est baptisée Litzmannstadt, du nom du général Karl Litzmann qui s’était illustré pendant la Grande Guerre avant de se rallier au parti nazi. La haute Silésie, qui avait fait partie de l’Autriche-Hongrie, est aussi annexée. La ville d’Oswiecim reprend son toponyme autrichien d’Auschwitz. Ces territoires sont destinés à être germanisés car doit être conquis à l’est un Lebensraum (espace vital). Le cœur de la Pologne, avec Varsovie et Cracovie qui en devient la capitale, est appelé « Gouvernement général pour les régions polonaises occupées », plus communément Gouvernement général. Le juriste Hans Frank, un des premiers fidèles de Hitler, est placé à sa tête et s’installe au château royal du Wawel, à Cracovie. Le nom même de Pologne a vécu. Même si les résultats sont identiques – la disparition des Juifs –, les politiques nazies à leur égard ne furent pas rigoureusement les mêmes dans le Gouvernement général et dans les zones annexées. Nous ne pouvons ici les détailler. Il suffit d’en retracer les grandes lignes. Si l’on excepte les Juifs vivant dans la partie orientale de la Pologne annexée à l’Union soviétique et ceux qui y ont fui, momentanément épargnés pour certains, sauvés par leur déportation en Sibérie ou au Kazakhstan pour quelque 250 000, la persécution est, pour les autres, immédiate et radicale. Reinhard Heydrich a la responsabilité lors de

WITI DE TERA/OPALE/LEEMAGE

Par Annette Wieviorka


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Tués par balle E n 1942, dans une forêt près du centre de mise à mort de Belzec, en Pologne, des soldats allemands entassent dans

ULLSTEIN BILD/AKG. BERLIN, BPK, DIST. RMN-GP

un fossé les corps de prisonniers, exécutés par balles. Environ 435 000 Juifs ont été assassinés à Belzec, dont 390 000 Juifs polonais.

Déportation E n septembre 1942, les enfants du ghetto de Lodz (le second plus grand ghetto établi en Pologne après celui de Varsovie) sont déportés vers le centre de mise à mort de Chelmno ; 145 000 Juifs polonais y périrent. L’HISTOIRE / N°421 / MARS 2016


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L’Atelier des

CHERCHEURS n L’Inquisition et « l’herbe du diable » p. 60 n L e sacre du bonheur p. 68 n Paris, 1356. Le peuple prend la parole p. 72

Mexico, xviie siècle

L’Inquisition et « l’herbe du diable » L’Inquisition de Mexico, en 1620, édicte la première loi de prohibition des drogues. Visé : le peyotl, un petit cactus hallucinogène consommé par les Amérindiens.

P

hénomène relativement récent, la législation prohibitionniste internationale se met en place au cours des deux premières décennies du xxe siècle avec le Pure Food and Drug Act américain de 1906, la Conférence internationale de Shanghai en 1909, la convention de La Haye en 1912, puis la loi française sur les stupéfiants de 1916 et le Dangerous Drug Act britannique de 1920. Mais, pendant des siècles, la consommation des drogues, tant en Orient qu’en Occident, avait eu libre cours, et les puissances occidentales (Portugal, Hollande, Angleterre, France), via leurs Compagnies des Indes orientales et leurs Régies de l’opium, traitaient les drogues comme toute autre marchandise sujette à profit et taxes. Sur le temps long, c’est le « ferment divin », l’alcool ou le vin, qui a fait débat, bien plus que les « plantes des dieux »1. Si le monde judéo-­ chrétien, tout en condamnant l’ivresse et les excès, a intégré le vin jusque dans le rite liturgique, le monde musulman a prohibé l’alcool. Aussi, l’interdiction des drogues au début du xxe siècle L’HISTOIRE / N°421 / MARS 2016

est fille jumelle de celle de l’alcool. Les tenants de la prohibition des drogues sont d’ailleurs les mêmes, ces « ligues de vertu et tempérance » qui avaient réussi à imposer leur discours moralisateur sur l’alcool aux décideurs politiques américains. Prônée par des oulémas ou par des prêtres, la prohibition tant de l’alcool que des drogues apparaît sous le sceau de l’ordre moral dicté

Décryptage En dépouillant les procès de l’Inquisition aux Archives de Mexico, d’abord à la recherche de Noirs et mulâtres, puis de curés et moines poursuivis par le Saint-Office, Alessandro Stella a rencontré des procès contre des « mangeurs de peyotl ». Son intérêt pour l’étude anthropologique et historique du phénomène des drogues trouvait là des sources de première main pour bâtir un dossier historique, qu’il s’apprête à publier, et dont nous livrons ici la primeur.

L’AUTEUR Directeur de recherche au CNRS, Alessandro Stella a publié plusieurs ouvrages sur l’esclavage et le genre. Avec Claude Gauvard, il a dirigé Couples en justice, ive-xixe siècle (Publications de la Sorbonne, 2013). Il anime un séminaire à l’EHESS, intitulé « La prohibition des drogues : approche transversale ».

DR. VILLE DE MARSEILLE, DIST. RMN-GP/DAVID GIANCATARINA

Par Alessandro Stella


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Hallucination C e tableau de laine typique des Indiens Huichols a été réalisé par José Benitez au xxe siècle. Les couleurs très vives sont une transcription artistique de l’exaltation de la perception visuelle provoquée par la consommation du peyotl. L’HISTOIRE / N°420 / FÉVRIER 2016


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