L e s c o ll e c t i o n s L e s c o ll e c t i o n s
14-18
la catastrophe sous-titre de la couverture
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Sommaire
Les Collections de l’Histoire n°61 - octobre-décembre 2013
14-18, la catastrophe 6 Chronologie
Chapitre 4
8 Quoi de neuf sur la guerre ? Entretien avec Jean-Jacques Becker
La catastrophe européenne
10 Dix livres qui ont changé l’histoire de la Grande Guerre 12 Les enfants témoignent Par Manon Pignot
Chapitre 1 Nouveaux espaces, nouvelle chronologie 14 Un drame à la mesure du monde Par Bruno Cabanes 26 Cartes : le monde s’embrase 28 A l’Est, le front oublié Par Nicolas Werth
Chapitre 2
66 Idées reçues sur une hécatombe Entretien avec Jay Winter 71 Sans visage Par Sophie Delaporte
76 Il n’y a pas de guerre de trente ans Par Arndt Weinrich
Chapitre 5 La guerre qui a tout changé 82 La nouvelle donne des relations internationales Par Jean-Michel Gaillard 85 Et le droit des peuples ? Par Bruno Cabanes
Combattre et tenir
88 Aux femmes la patrie peu reconnaissante Par Yannick Ripa
34 Le temps des soldats couchés Par Stéphane Audoin-Rouzeau
92 La terre blessée Par Gene Tempest
42 Les coloniaux ont-ils été moins bien traités ? Par Pap Ndiaye 44 Qu’est-ce qu’un bon chef ? Par Emmanuel Saint-Fuscien 48 Qui s’est mutiné ? Par Leonard V. Smith
94 Arts : le massacre continue Par Annette Becker 100 « Une mémoire portée par la société » Entretien avec Antoine Prost 104 Le consensus introuvable Par Nicolas Offenstadt
Mobilisation générale
106 Leçons croisées sur un centenaire Entretien avec Jean-Noël Jeanneney et Joseph Zimet
50 La faim est une arme Par André Loez
112 À lire, voir et écouter
Chapitre 3
56 La guerre au village Par John Horne 60 A quoi sert la science ? Par Anne Rasmussen 62 La République plus forte que l’Empire Par Gerd Krumeich
Nous remercions l’Historial de la Grande Guerre à Péronne, et en particulier Hervé François, MariePascale Prévost-Bault, Frédérick Hadley, Christine Cazé, Caroline Fontaine (Centre de recherche) et Yazid Medmoun (Conseil général de la Somme), pour les illustrations issues des collections de l’Historial de la Grande Guerre qu’ils ont gracieusement mises à notre disposition pour ce numéro.
Abonnez-vous page 87 - Toute l’actualité de l’histoire sur histoire.presse.fr Ce numéro comporte trois encarts jetés : Atlas « Soldats 14-18 » (abonnés), L’Histoire (kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse) 4 Les Collections de L’Histoire N°61
1. Une guerre « mondiale »
mary evans/rue des archives
En 1915, un camp australien au pied des pyramides, en Égypte.
Nouveaux espaces, nouvelle chronologie On étudie aujourd’hui 14-18 à l’échelle mondiale. En cherchant les origines de la guerre dans la deuxième moitié du xixe siècle et ses derniers sursauts.
roger-viollet
Un drame à la mesure du
14 Les Collections de L’Histoire N°61
Par Bruno Cabanes Membre du comité scientifique de L’Histoire , Bruno Cabanes enseigne l’histoire sociale et culturelle de la guerre à l’université Yale depuis 2005. Son prochain livre, The Great War and the Origins of Humanitarianism , 1918-1924, doit paraître chez Cambridge University Press au printemps 2014.
costa/leemage
monde
1914-1918 : aucun historien n’étudie plus la Grande Guerre dans ces limites chronologiques. Des tranchées de Moukden aux derniers combats de la guerre gréco-turque, ce sont dans des bornes temporelles et spatiales élargies qu’on s’interroge désormais sur ce conflit.
Une nouvelle chronologie Ci-contre : la bataille de Moukden, en février-mars 1905, qui oppose les armées russe et japonaise. Ci-dessus : en septembre 1922, les populations chrétiennes fuient Smyrne reprise à la Grèce par les Turcs. Les Collections de L’Histoire N°61 15
Le monde s’embrase ROYAUME-UNI
Mer du Nord
Lituanie 1917
PAYS-BAS
1916 : La Somme
ALLEMAGNE
1917 Paris
1914
PORTUGAL
1917 : Caporetto
ITALIE
Belgrade 1914 Sarajevo
6 191
ESPAGNE
Varsovie 1916 Pologne 1914 1914 Galicie 1914 : Ternopol Vienne 1915
1915
AUTRICHEHONGRIE
1917
16 19
rb e
GRÈCE
é
Athènes
e
TUNISIE (Fr.)
5 191
Malte (R.-U.) Mer Méditerranée
Arménie
Constantinople
1914 1917
1915 : Dardanelles
PERSE
EMPIRE OTTOMAN Bagdad 1917
Dodécanèse (Italie)
Chypre
(R.-U.) 1917 Jérusalem
600 km
LIBYE (Italie)
ÉGYPTE (R.-U.)
1914
de l’Atlantique à la Mer Noire, l’Europe bascule la première. On se souvient surtout de la guerre des tranchées sur le front occidental, mais le conflit est plus étendu et plus varié. Sur le front oriental, la guerre de mouvement l’emporte sur la guerre de position. Dans les Alpes et les Balkans, on se bat dans des paysages montagneux. Tandis que les Alliés, à Gallipoli, affrontent les troupes de l’Empire ottoman sur des plages dominées par des falaises abruptes.
le conflit devient très vite mondial du fait de l’existence des empires coloniaux. Les troupes coloniales rejoignent les soldats français et britanniques en Europe ; les Australiens et les Néo-Zélandais interviennent aux Dardanelles et sur le front occidental. L’entrée des États-Unis dans la guerre, au printemps 1917, marque une nouvelle étape dans la mondialisation du conflit, auquel contribuent également le Panama, Cuba, puis le Brésil.
26 Les Collections de L’Histoire N°61
1917
1915 : Kut-el-Amara
19 15
Légendes Cartographie
MAROC (Fr.)
1914-1916
Mer Caspienne
Mer Noire
SERBIE Sofia BULGARIE
1917
Gibraltar (R.-U.) Évacuation de l' a r m
ROUMANIE
Bucarest
se
Rome
ALGÉRIE (Fr.)
EMPIRE RUSSE
6 191
19 19 15 17
SUISSE 1914
1917
1915
1916 : Verdun FRANCE
Moscou
1914 : Tannenberg
Berlin
19 17
1914 : La Marne
1914 : Lacs Mazures
DANEMARK
19 14
Londres
1916 : Jutland
19 15
1914 : Heligoland
OCÉAN ATLANTIQUE
St-Pétersbourg
SUÈDE
us
Bloc
1914
19 15
Le Front occidental, d’un bout à l’autre du conflit, est resté le front décisif. Après les batailles particulièrement meurtrières de l’été 1914, la guerre de mouvement fait place à la guerre de position. 1915 marque un tournant avec l’introduction de nouvelles armes comme les gaz, puis 1916, avec Verdun et la Somme. Il faudra attendre l’arrivée effective des troupes américaines sur le front en 1918 et les signes d’affaiblissement de l’armée allemande pour que la contre-offensive alliée de l’été 1918 débouche sur l’armistice du 11 novembre.
Les forces en présence L'Entente Alliés de l’Entente Les Empires centraux et leurs alliés État neutre Offensives et principales batailles Offensive de l'Entente et alliés Maroc espagnol Maroc (Fr.)
Algérie (Fr.)
Offensive des Empires centraux et alliés Bataille terrestre Tunisie (Fr.) Mer Méditerranée Libye
Rio de Oro (Esp.)
Gambie (R.-U.)
1914
Guinée (Port.)
1914
Sierra Leone
(R.-U.)
Soudan Afrique Anglo1914 : Kamina Équatoriale Égyptien Française (R.-U.) Nigéria (R.-U.) 1916: Mora 1914 1914
(R.-U.)
LIBERIA Côte d'Or (R.-U.)
(Fr.)
Djibouti (Fr.) Somalie (R.-U.) ÉTHIOPIE Somalie (It.)
1914
Cameroun capitulation en 1916
Angola
OCÉAN ATLANTIQUE
Territoire passé en 1917 sous le contrôle De l’Entente et de ses alliés Des Empires centraux et de leurs alliés
Afr. Orientale Anglaise 1916 : Dar es Salam 1915 : Jassin Congo belge 1916
Congo
Togo
1914 : Tanga
capitulation en 1915
1915 : Gibeon 1914 : Sandfontein
Afr. Orientale Allemande capitulation en 1918
(Port.)
Sud-Ouest Africain Allemand Légendes Cartographie
Érythrée (Italie)
1916: Yaoundé
capitulation en 1914
1 000 km
Égypte
(Italie)
Afrique Occidentale Française
Bataille navale Lignes de front successives
Rhodésie (R.-U.)
Béchunaland (R.-U.)
Mozambique (Port.) Madagascar (Fr.)
19 Union Sud-Africaine (R.-U.) OCÉAN 14 INDIEN
Le continent africain a été le théâtre de plusieurs batailles tout au long du conflit, même si les opérations militaires n’y ont pas été forcément très importantes. Les offensives qu’y menèrent les Alliés visaient avant tout à s’emparer des colonies allemandes, à prendre le contrôle des voies de communication et à mettre la main sur les matières premières.
Les Collections de L’Histoire N°61 27
Arts : le massacre Quand la souffrance se mue en dérision. Quand gagner la paix passe par la subversion et le refus de toute démobilisation. Sur la monstruosité de la Grande Guerre a prospéré le mouvement dada. Par Annette Becker Professeure à Paris-Nanterre,
D
ans l’été 1923, Max Ernst (né en 1891) se représente en Pietà œdipale dans les bras de son père, observé dans le coin droit par Apollinaire, né, lui, en 1880. Blessé à la tête, comme il se doit pour un poète, il reste mobilisé à tout jamais. Par un de ces hasards qui eût ravi toute l’avantgarde, l’inventeur du mot « surréalisme » (dans les notes de programme du ballet Parade en 1917) avait offert dès 1913 ce thème à Ernst et à tous les belligérants dans une de ses Méditations esthétiques : « On ne peut pas transporter partout avec soi le cadavre de son père. On l’abandonne en compagnie des autres morts. […] Mais nos pieds ne se détachent qu’en vain du sol qui contient les morts. » C’est aussi la pietà qui est choisie pour des milliers de monuments aux morts : des mères en deuil, leurs fils soldats sur les genoux. Avant-gardes d’un côté, commémorations plus banales de l’autre : partout les blessés, les traumatisés et les morts ; partout la guerre encore. Comme Ernst, comme Apollinaire, la plupart des futurs dadas et surréalistes, écrivains ou artistes appartiennent à la génération du feu. Pour Breton (né en 1896), les deux guerres mondiales étaient liées, la sortie de l’une se confondant avec l’entrée dans l’autre. Il l’affirmait en 1945 : « Le surréalisme ne peut être historiquement compris qu’en fonction de la guerre – je veux dire de 1918 à 1938 – en fonction à la fois de celle dont il part et de celle à laquelle il retourne. » 94 Les Collections de L’Histoire N°61
tate, londres, dist. rmn-gp/tate photography © adagp 2013
spécialiste des violences extrêmes et des cultures de guerre, Annette Becker a notamment publié Apollinaire, une biographie de guerre (Tallandier, 2009) et Les Cicatrices rouges 14-18 (Fayard, 2010).
la « pietà » œdipale de max ernst
F
reud ou Apollinaire ? Dans ce tableau tout de beige passe-muraille ressortent trois aplats de couleur : le bleu d’une lampe, le blanc de la chemise du peintre et le rouge de son pantalon. Longtemps, on a identifié comme Sigmund Freud l’homme à la tête bandée dans le coin droit du tableau, et considéré que cette œuvre était une tentative de psychanalyse sauvage. On pense plutôt aujourd’hui que l’observateur de la scène de deuil primitive est Apollinaire, le poète blessé à la tête et mort le 9 novembre 1918 de la grippe espagnole.
continue « les mutilés à l’autoportrait » d’otto dix
E
n 1920, Otto Dix présente à la foire dada de Berlin cette toile au titre et plus encore au sous-titre – « Employables à 45 % » – révélateurs. Confronté aux conséquences de la guerre dans les grandes villes, Otto Dix montre les corps des mutilés, à la fois démobilisés et pour toujours « en guerre ». Présenté une dernière fois à Munich en 1937 dans l’exposition nazie sur « l’art dégénéré », le tableau a ensuite été détruit.
apparence toute trace des cultures de guerre tout en les prolongeant. La guerre avait rendu possible dada, et l’explosion de leur poésie et de leurs performances. Ils en subvertirent désormais les valeurs : se battre, croire dans la patrie, être en deuil, commémorer. Certains oublièrent qu’ils avaient consenti à la guerre, du moins à ses débuts. « Pas de pitié. Il nous reste après le carnage l’espoir d’une humanité purifiée » (Manifeste dada, 1918). Les dadas prônaient le nouveau suicide d’un monde à peine sorti de son sacrifice belliqueux. Beaucoup venaient des marges de l’Europe, réorganisées après guerre : les empires sont morts. « Dada était, par la force des choses, un produit international. Il fallait trouver un point commun entre des Russes, des Roumains, des Suisses et des Allemands. Cela a donné un tel sabbat de sorcières que vous pouvez à peine vous l’imaginer : du tapage du matin au soir, une sorte de grand vertige avec trombones et tambours africains, une sorte d’extase avec claquettes et danses cubistes » , écrit le poète allemand Huelsenbeck en 1918. Ce tapage connut son apogée dans un certain nombre de performances et d’expositions à Berlin et à Paris. Les dadas parisiens, contrairement aux allemands, s’attaquèrent non aux militaires mais à ceux qui avaient
akg © adagp 2013
Certes, le mouvement dada était apparu en 1915 et 1916 à Zurich et à New York, loin du front, et des artistes non militairement mobilisés se mobilisèrent pour la culture. Mais le nihilisme des dadas était si adapté au désastre qu’ils finirent par être actifs dans une nouvelle forme de guerre, vue comme un agent destructeur se retournant contre lui-même. Dans leur désir de paradoxe, leur art total prenait en quelque sorte la suite de la guerre totale : effacer en
Les Collections de L’Histoire N°61 95
yves forestier/sygma/corbis
La Marseillaise de 1989 C ’est la cantatrice américaine Jessye Norman qui fut choisie pour interpréter l’hymne national lors du Bicentenaire de la Révolution française, place de la Concorde, revêtue du drapeau tricolore.
Jean-Noël Jeanneney
Ce sont deux commémorations exceptionnelles qui engagent la nation tout entière. Nous avons demandé à Jean-Noël Jeanneney, qui fut en 1989 président de la Mission du bicentenaire de la Révolution française, et à Joseph Zimet, directeur général de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale, de croiser leurs expériences. Entretien avec Jean-Noël Jeanneney et Joseph Zimet
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Joseph Zimet
dr
castelli/andia.fr
Leçons croisées sur
keystone/gamma-rapho
Douaumont honoré en 1966 P our le cinquantenaire de la bataille de Verdun, des saint-cyriens défilent devant l’ossuaire de Douaumont, en présence du général de Gaulle, alors chef de l’État, et d’anciens combattants de la Grande Guerre.
un centenaire L’Histoire : Peut-on comparer le Bicentenaire de la Révolution et le Centenaire de la Grande Guerre ? Jean-Noël Jeanneney : En 1789 comme en 1914 la France tient une place centrale, bien sûr, mais, si elle a une part essentielle dans la Première Guerre mondiale en raison de son engagement et du fait que son territoire est pendant toute la durée du conflit le théâtre principal du front occidental, observons qu’en 1789 elle est au cœur des choses. Elle est le lieu focal des événements qui embrasent l’Europe tout entière et audelà. Lors du Bicentenaire, nous avons commémoré un mouvement mondial dont la France fut l’inspiratrice décisive. Nul motif pour autant de parler d’une hiérarchie, qui serait dérisoire, entre deux commémorations. Joseph Zimet : Je revendique depuis le début notre dette auprès du Bicentenaire que je considère, parce qu’il a été une commémoration de référence, comme notre grand frère. Sur le rôle de l’État, sur l’organisation, sur la mobilisation territoriale, sur l’accompagnement
des initiatives locales, sur le financement, les points communs sont légion. Sur un autre plan, ce qui rapproche le Bicentenaire et le Centenaire, c’est le message que la France porte audelà de ses frontières. En 1989, sous la présidence de François Mitterrand, qui accueille à Paris cette année-là le G7, elle parle au monde. Le 14 juillet 2014, la France invitera 72 pays à défiler sur les Champs-Élysées. Les deux commémorations, chacune à sa manière, nourrissent sa vocation à l’universalisme. J.-N. J. : Quant à l’organisation, j’ai donné à Joseph Zimet, lorsqu’il a souhaité consulter mon expérience, deux conseils assez simples. Pour l’utilisation de l’argent, nous avions obtenu de Matignon une enveloppe permettant de n’être pas soumis à un contrôle paralysant du détail de nos dépenses ; c’est après coup que celui-ci s’est exercé avec toute la rigueur nécessaire. Je l’attendais et avais continument veillé, bien sûr, à n’encourir aucun blâme. Mais entre-temps, les mains libres… D’autre part j’ai insisté sur l’indispensable coupure, lisible par tous, entre l’action de l’État, légitime dans ses Les Collections de L’Histoire N°61 107