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Portugal l’empire oublié
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Sommaire
Les Collections de l’Histoire n°63 - avril-juin 2014
Le Portugal L’empire oublié 4 Chronologie 6 Carte : un empire sur trois continents
Chapitre 1
L’empire au-delà des mers 10 Ourique 1139 : naissance d’un royaume Par Gabriel Martinez-Gros 14 Voyageurs et marchands dans l’océan Indien Entretien avec Sanjay Subrahmanyam 18 Vasco et les Indiens : le grand malentendu 22 1511, la prise de Malacca Par Romain Bertrand
26 Et Cabral découvrit le Brésil Par Bartolomé Bennassar 32 Le siècle de l’or Par Laurent Vidal
Chapitre 2
Une puissance en trompe-l’œil 34 La triste destinée du roi Sébastien Par Lucette Valensi 38 Lisbonne, reine de l’océan Par Paul Teyssier 41 La catastrophe Par Grégory Quenet 44 Portfolio : une ville posée sur le Tage Par Huguette Meunier
48 1807 : Junot entre dans Lisbonne Par Thierry Lentz 50 « La gouvernante anglaise » Par Yves Léonard
52 Rio, capitale du Portugal Par Yves Saint-Geours 54 L’« ultimatum » : la fin du grand rêve en Afrique Par Yves Léonard 60 Salazar, ou le Portugal éternel Par Yves Léonard 66 Pessoa et ses doubles Par Michel Sarre
Chapitre 3
L’arrimage européen 70 25 avril 1974 : les œillets font la démocratie Par Yves Léonard 80 Soares l’Européen 82 L’empire, dernier acte Par Yves Léonard 86 La découverte de l’Europe Par Ana Navarro Pedro 94 Lexique 96 A lire, voir et écouter
Abonnez-vous page 81 - Toute l’actualité de l’histoire sur histoire.presse.fr Ce numéro comporte deux encarts jetés : L’Histoire (kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse). 8 Les Collections de L’Histoire N°63
1. Le Monument des Découvertes
alfred wolf/hoa-qui/gamma-rapho
Érigé en 1960 pour le 500e anniversaire de la mort d’Henri le Navigateur, il célèbre 32 héros de la conquête.
L’empire au-delà des mers Le rêve d’Henri le Navigateur prend forme au xvie siècle : précurseur, le jeune Portugal se bâtit un empire de Macao à l’Afrique et jusqu’au Brésil. Retour sur une incroyable aventure.
Voyageurs et marchands dans l’océan Indien Avant l’immense Brésil, c’est en Asie que le Portugal fonde le premier empire colonial européen, l’« Estado da India ». Une construction originale, bien différente des empires classiques. Et un tournant dans l’histoire du monde. Entretien avec Sanjay Subrahmanyam à la chaire d’histoire globale de la première modernité, Sanjay Subrahmanyam est notamment l’auteur d’une biographie de Vasco de Gama (Alma, 2012). Son Empire portugais d’Asie vient d’être réédité au Seuil (« Points », 2013).
L’Histoire : Il y a vingt ans, votre livre L’Empire portugais d’Asie lançait un certain genre de « l’histoire monde ». Pourquoi cet empire est-il un tournant dans l’histoire du monde ? Et comment le voit-on aujourd’hui ? Sanjay Subrahmanyam : Mon livre a été publié en 1993 en anglais, à une époque où le livre de référence était celui de Charles Boxer, The Portuguese Seaborne Empire (publié en 1969, quatre ans après The Dutch Seaborne Empire du même auteur), dans le cadre de monographies consacrées aux empires lors de l’« expansion européenne ». Boxer avait vécu au Japon, avait été prisonnier de guerre en Chine pendant la Seconde Guerre mondiale mais conservait néanmoins un point de vue européen. Il n’avait probablement pas suffisamment conscience de l’interaction historique et du fait que, dans cette interaction, chaque acteur possédait ses propres motivations et sa conception du pouvoir. A la fin des années 1980, j’ai été invité avec Charles Boxer dans une émission à Lisbonne sur l’histoire du Portugal. On lui a demandé ce qu’il modifierait s’il devait réécrire son livre et il a répondu qu’il aborderait aussi le sujet du côté non européen. Mais au début des années 1990, malgré les efforts de George Elison ou John Wills, personne ne l’avait fait à l’échelle de l’Asie. Jusque-là on faisait en Europe l’histoire de cet empire avec l’idée qu’il était né d’un projet commercial
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bnf
Professeur au Collège de France
Prospères V êtus d’habits
colorés et de pantalons à l’orientale, les marchands portugais inspirent les artistes indiens (BNF, miniature moghole, vers 1620).
werner forman/akg
Escale à Nagasaki A rrivée au Japon d’un bateau portugais venu de Goa. Les Japonais ont baptisé la période 1543-1650 « époque du
commerce nanban », c’est-à-dire avec les « Barbares du Sud », surnom des Européens (paravent du xviie siècle, Art Institute de Chicago).
bien établi. Mais si on envisage les mêmes faits en ayant à l’esprit que coexistaient plusieurs projets portugais concurrents, la vision change. Les Portugais arrivent avec des idées complètement différentes, en particulier Vasco de Gama et Albuquerque. Si l’on ajoute qu’ils débarquent dans un océan Indien qui est au xve siècle un des champs les plus actifs du commerce mondial et que le monde indien aussi est divisé, tout cela donne une vision autre de la situation.
royaux contrôlaient et taxaient les produits acheminés depuis les côtes africaines, surtout l’or. C’est l’historien portugais Vitorino Magalhães Godinho qui a construit ce schéma dans les années 1960. Pour lui, il n’y avait pas de projet culturel (sauf le savoir universel), et il voulait en quelque sorte réduire le projet d’empire à son aspect matérialiste, dans une perspective à la fois marxisante et nationaliste. Depuis, d’autres historiens, comme Jean Aubin, Marjorie Reeves, Luis Filipe Thomaz ou Denis L’H. : Qu’est-ce qui met en branle le petit royaume Crouzet, ont montré que les voyages dits de « Grandes ibérique à la fin du xve siècle ? Et quels sont alors Découvertes » étaient accomplis par des hommes dont ses projets d’empire ? la vision du monde était encore celle du Moyen Age. Ils S. S. : J’ai beaucoup débattu à ce sujet avec certains ont mis en lumière d’autres motifs qui sont religieux et historiens portugais pour lesquels le projet était avant messianiques. Beaucoup d’historiens portugais refutout mercantile et rationnel : bâtir un empire sur des sent cette explication qu’ils qualifient à tort d’extrême échanges et le commerce pour reprendre la main sur la droite. Mais il faut bien comprendre que les motivations route du poivre et des épices, coupée en Méditerranée du xvie siècle étaient différentes et que les hommes de orientale par les Mamelouks et les Ottomans. La Casa ce temps n’étaient pas toujours rationnels. da India, fondée à Lisbonne en 1503, était censée cenOn trouve dans les sources portugaises et espatraliser tout ce commerce, dans la continuité de la Casa gnoles des allusions à la prophétie du Livre de Daniel da Guiné, entrepôts royaux installés à Lisbonne, dans qui annonce un cinquième empire interprété par les la seconde moitié du xve siècle, où les fonctionnaires Portugais du Moyen Age comme l’unification de la Les Collections de L’Histoire N°63 15
hulton-deutsch collection/corbis
Une ville posée sur le Tage Capitale depuis 1255, Lisbonne devient l’entrepôt de l’Europe au xvie siècle, son âge d’or. La Ville blanche décline ensuite doucement mais conserve la trace de ses ambitions impériales. Par huguette meunier
«P
our le voyageur qui arrive par la mer, Lisbonne, même de loin, s’élève comme une ravissante vision de rêve, et se découpe clairement contre le bleu vif du ciel que le soleil réchauffe de son or », dit Pessoa de Lisbonne, où il est né et mort. C’est tout naturellement que la plus occidentale des capitales européennes s’est tournée vers l’aventure maritime. Limite extrême du continent, elle s’est construite, au fil des siècles, sur les activités liées à son empire en expansion à partir du
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xvie siècle et grâce aux richesses qu’elle en retirait. Aujourd’hui encore, son port est l’un des plus actifs du littoral européen. Sans cesse embellie, ressuscitée par Pombal après le séisme de 1755, elle offre de vastes parcs et jardins aux essences variées, d’influence moghole, héritage des Grandes Découvertes. Malgré la diversité de ses quartiers, les azulejos et le pavement pombalin, alternant pavés blancs et gris foncé, créent une unité décorative. Lisbonne fut aussi le théâtre de grands bouleversements politiques, le dernier étant la révolution de 1974. n
Place du Commerce u. s. govt. navy/national geographic society/corbis
Les Lisboètes l’appellent toujours « Terrasse du Palais » car c’est là que Manuel Ier fit édifier le palais royal en 1511. Largement ouverte sur le Tage, elle fut ravagée en 1755 et reconstruite par Pombal. Très grande (192 mètres sur 177), elle est bordée de bâtiments à arcades aux façades safran, dont la Bourse et des ministères mais aussi le plus vieux café de la ville, Martinho da Arcada. Au centre, la statue équestre de Joseph Ier date de 1755. En 1908, le roi Charles et son fils y furent assassinés. Et en 1974 les opposants au gouvernement Caetano s’y rassemblèrent.
La ville basse Pierre IV, roi du Portugal et empereur du Brésil, dont la statue (1870) s’élève en son centre a donné son nom à la place, mais depuis le Moyen Age les habitants l’appellent Rossio (« terrain communal »). Le sol est orné de pavés gris et blancs imitant des vagues. Le palais du fond fut, au xvie siècle, le siège de l’Inquisition devant lequel se déroulaient les autodafés. Miraculeusement épargné en 1755, il brûla en 1836. C’est aujourd’hui le théâtre Dona Maria II, de style néopalladien. La place est un lieu important de la vie sociale lisboète. De là, les rues montent à l’assaut de la colline du Bairro Alto, le « quartier haut ».
jean dieuzaide/akg
Le port Lisbonne est née du Tage, dont l’estuaire est le plus grand d’Europe et qui a modelé sa silhouette. Principal terminal de transport maritime, le port traduit la vocation impériale de la ville. Au début du xvie siècle, Manuel Ier fait construire un grand quai vite fourmillant d’activité. C’est de là que partent les caravelles et autres bateaux vers l’Amérique, l’Afrique et l’océan Indien qui rapportent épices, métaux précieux, étoffes et aussi les esclaves. Les Collections de L’Histoire N°3 45
25 avril 1974 : les œillets font la démocratie
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C’est un coup d’État militaire qui, le 25 avril 1974, renverse la dictature. Parce qu’elle fut pacifique et incroyablement rapide, cette « révolution des Œillets » déchaîna l’enthousiasme des gauches européennes. Les observateurs s’intéressent davantage aujourd’hui à la transition démocratique qui, elle, fut plus chaotique et qui dura deux ans. Par y ves léonard Chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences Po.
hervé gloaguen/gamma-rapho
I Pacifique
En une journée, la dictature est renversée, sans effusion de sang. Des militaires à Lisbonne le 25 avril.
l y a quarante ans, le 25 avril 1974, le Portugal passait de l’ombre à la lumière, projeté sous les feux de l’actualité internationale en une seule journée, O Dia Inicial comme l’immortalisa la poétesse Sophia de Mello Breyner : « C’était l’aube que j’espérais, le jour initial entier et propre, où nous avons émergé de la nuit et du silence1. » En quelques heures, le régime salazariste, au pouvoir depuis près d’un demi-siècle, « disparaissait, comme s’il n’avait jamais existé », pour reprendre le constat, à chaud, de l’éditorialiste du Times, Bernard Levin. Un coup d’État militaire, fomenté par de jeunes officiers idéalistes et téméraires, devenait révolution, et ouvrait la voie au rétablissement de la démocratie : le cas est exceptionnel dans l’histoire du xxe siècle. Depuis 1961 – « l’année horrible » pour Salazar, ponctuée notamment par le début de l’insurrection en Angola, en février, et la perte de Goa, Daman et Diu annexés par l’Inde après leur invasion en décembre –, la question centrale au Portugal est celle des guerres coloniales menées sur trois théâtres d’opérations militaires : l’Angola, la Guinée (depuis 1963) et le Mozambique (depuis 1964). Mais Salazar demeure intransigeant sur la préservation de ce qu’il reste de l’empire, à laquelle il conditionne la survie du régime. Les guerres outre-mer absorbent en 1973 – trois ans après sa mort – le quart des dépenses de l’État ; 140 000 soldats sont mobilisés. Les Collections de L’Histoire N°63 71
luc boegly/artedia/leemage
cinq cents ans après
Vasco de Gama
En 1998, l’Exposition universelle à Lisbonne célèbre avec fierté le 500e anniversaire des grandes explorations. Les médias européens évoquent alors le nouveau « tigre » économique (pavillons vus de la tour Vasco de Gama). 86 Les Collections de L’Histoire N°63
La découverte de l’Europe Membre de l’Europe, le pays connaît une modernisation accélérée. C’est l’euphorie, symbolisée par la monumentale Exposition universelle de 1998. Très vite pourtant, il faut déchanter : les plans de rigueur se succèdent dès 2005. Quarante ans après la révolution des Œillets, les Portugais s’interrogent sur leur place dans l’Europe. Par A na Navarro Pedro
l est d’usage de dire que le 1er janvier 1986 le Portugal a finalement entrepris de découvrir un continent qui lui était inconnu : l’Europe. Ce jour-là, le petit pays des navigateurs devenait membre de la Communauté économique européenne (CEE) dans l’enthousiasme mais aussi dans la crainte. Cette adhésion serait-elle un défi salutaire pour le pouvoir d’achat des Portugais, quasiment de moitié plus faible que la moyenne de la CEE ? Ou représentait-elle un risque pour une économie peu industrialisée ? L’écrivain José Saramago donne corps aux voix qui s’inquiètent de l’adhésion dans son roman Le Radeau de pierre : une sorte de parabole d’un destin ibérique qui se jouerait non pas en Europe, mais en Amérique latine et en Afrique. L’écrivain José Cardoso Pires livre, lui, dans les colonnes du journal Diario de Noticias (12 juin 1985) sa crainte d’une illusion généralisée, que la CEE ne soit pour des Portugais aux conditions de vie médiocres un « mythe des désespérés ». Dans la même édition, le ministre de l’Éducation, João de Deus Pinheiro, affirme au contraire que l’adhésion à la CEE sera le coup d’envoi d’un « nouveau cycle » dans la vie du pays. Pour l’industriel António Champalimaud, héritier de l’une des grandes familles qui dominent l’économie du pays, le résultat est acquis : « Ce n’est pas le Portugal qui va vers l’Europe, c’est l’Europe qui va lui rentrer dedans », prophétise-t-il lors d’une conférence, en 1985, au cours de laquelle il prône une « alternative conservatrice à l’intégration dans la CEE ». La synthèse revient à Mgr Eurico Nogueira, archevêque de Braga, qui voit dans l’ad- L’Europe à 12 L e 1er janvier 1986, les drapeaux espagnol et portugais sont hésion des avantages économiques à moyen et long hissés au Palais de l’Europe à Strasbourg. Une chance ou un risque ? Les Collections de L’Histoire N°63 87
photonews/gamma-rapho
I
Journaliste Ana Navarro Pedro est correspondante à Paris pour l’hebdomadaire portugais Visao .