Byzance, un autre Moyen Age

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LES COLLECTIONS

L’EMPIRE DE MILLE ANS

BYZANCE

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HORS-SÉRIE


Sommaire

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°80 - JUILLET-SEPTEMBRE 2018

Byzance

L’empire de mille ans

1. U N EMPIRE ROMAIN ET CHRÉTIEN

6 Chronologie 8 Un territoire à géométrie variable par M ICHEL KAPLAN ❙ Cartes : du partage de Théodose à la prise de Constantinople 12 « Un autre Moyen Age » entretien avec G ILBERT DAGRON ❙ Quatre précurseurs

28 Justinien, souverain tout-puissant par G EORGES TATE ❙ Le droit romain est byzantin ! par G ILBERT DAGRON ❙ Théodora, beauté fatale par C LAUDE AZIZA ❙ L’autre grande peste par M AURICE SARTRE 34 Sainte-Sophie,

la merveilleuse église par H UGUETTE MEUNIER

36 Cette drôle d’idée

d’interdire les images

Certifié PEFC Ce produit est issu de forêts gérées durablement et de sources contrôlées www.pefc.org PEFC/18-31-330

Origine du papier : Italie Taux de fibres recyclées : 0 % Eutrophisation : PTot = +0,009 kg/tonne de papier Ce magazine est imprimé chez G. Canale & C. (Italie), certifié PEFC

4 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°80

entretien avec M ARIE-FRANCE AUZÉPY

42 Les eunuques ou le « troisième sexe » par G EORGES SIDÉRIS ❙ Galien et le sexe neutre 46 Quelle place pour les femmes ? par B ÉATRICE CASEAU

THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE – VENISE, TRÉSOR DE LA BASILIQUE SAINT-MARC ; SCALA

20 La capitale de Constantin par V INCENT PUECH ❙ Plan : la reine des cités ❙ L’hippodrome : jeux, peuple et politique par PATRICK BOUCHERON ❙ 400 000 bouches à nourrir !


2. G OUVERNER POUR DURER

50 Pourquoi l’empire a duré

si longtemps

par MICHEL KAPLAN ❙ Edward Luttwak : « la diplomatie plus que la force » 56 Le théâtre de la Cour par MICHEL KAPLAN ❙ Un avant-goût du paradis par J EAN-CLAUDE CHEYNET 60 Basile II joue la carte russe par JEAN-CLAUDE CHEYNET ❙ Une aristocratie à sa main 64 La transmission de

la culture grecque par SOPHIE MÉTIVIER

3. U NE CIVILISATION FLORISSANTE

70 1054 et 1204. MADRID, BIBLIOTHEQUE NATIONALE ; DAGLI ORTI/AURIMAGES – VENISE, PALAIS DES DOGES ; ERICH LESSING/AKG

La fracture avec l’Occident par M ICHEL KAPLAN ❙ Catholiques et orthodoxes : ce qui les sépare

76 Vous avez dit déclin ? par R AÚL ESTANGÜI GÓMEZ ❙ 1400 : le basileus fait forte impression à Paris ❙ Carte : peau de chagrin ❙ 1344, la terre tremble par A LAIN DUCELLIER 82 Le mont Athos, jardin de Byzance par O LIVIER DELOUIS ❙ Enquête à l’Athos

ABONNEZ-VOUS PAGE 93 Toute l’actualité de l’histoire sur www.lhistoire.fr Ce numéro comporte deux encarts abonnement L’Histoire sur les exemplaires kiosque France et un encart abonnement Édigroup sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse.

88 1453 : les Turcs à Constantinople par S TÉPHANE YERASIMOS ❙ A la conquête du grand public par HUGUETTE MEUNIER 94 Lexique 96 A lire, voir et écouter LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°80 5


La capitale de Constantin Constantin inaugure en 330, sur les rives du Bosphore, une nouvelle Rome qui portera son nom. Mais c’est progressivement que Constantinople allait devenir une véritable capitale chrétienne. Maître de conférences à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Vincent Puech a notamment publié Constantin. Le premier empereur chrétien (Ellipses, 2011).

B

yzance est un nom trompeur, retenu par les humanistes du xvie siècle pour désigner l’Empire romain d’Orient et le distinguer, dans son exotisme, de la Rome italienne. Byzantion est en réalité la cité grecque où Constantin choisit en 324 de fonder sa capitale ; une nouvelle Rome qui porterait son nom : Constantinopolis. Les Athéniens du ve siècle av. J.-C. ne s’étaient pas trompés sur l’intérêt stratégique de cette presqu’île située sur la rive européenne du Bosphore : ils s’allièrent avec Byzance car la cité contrôlait les détroits et donc la route du blé de la mer Noire. Au bout de la presqu’île, à l’emplacement du futur palais des sultans ottomans, se dressait l’acropole de cette cité grecque, avec ses temples, son théâtre, son stade, son gymnase. Quand Constantin décida d’établir une nouvelle capitale sur le site de Byzance, il venait de l’emporter par les armes sur son dernier rival Licinius, qui régnait sur la moitié orientale de l’empire, tandis que lui-même s’était imposé en Occident. Licinius s’était abrité derrière la muraille antique de Byzance, avant d’évacuer la cité et de permettre à son adversaire d’y entrer. En la choisissant comme capitale, Constantin, probablement converti au christianisme depuis 312, souhaite affirmer son pouvoir dans l’ancien territoire de son adversaire, resté païen.

Tétrarques Depuis 293, le pouvoir était partagé entre deux Augustes et deux Césars (groupe de porphyre aujourd’hui à Venise). Constantin met fin à ce système et fonde une capitale en Orient pour réunifier l’empire.

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PARIS, CABINET DES MEDAILLES, BNF ; JOSSE/LEEMAGE – VENISE, PALAIS DES DOGES ; LUISA RICCIARINI/LEEMAGE

Par V INCENT PUECH


Soleil Constantin en armes masque Sol invictus, « Soleil invaincu », divinité romaine vénérée par l’empereur jusqu’à sa conversion au christianisme, mais présente pendant tout son règne sur ses monnaies. La qualité du site emporta la décision. Mais Constantin hésita malgré tout. L’alternative la plus sérieuse semble avoir été Ilion, l’ancienne Troie, à proximité du détroit des Dardanelles et passant pour la mère de Rome ellemême : une telle option aurait constitué un retour aux origines de la civilisation romaine, et il paraît que l’empereur y entama quelques travaux. DES SACRIFICES PAÏENS A cette cité païenne Constantin voulut juxtaposer une capitale chrétienne. Mais la nouvelle religion était encore minoritaire dans l’empire, les grandes persécutions étaient récentes, et le premier empereur chrétien dut se couler dans des traditions à la fois grecques et romaines. C’est ainsi que l’acropole de Byzance fut entièrement préservée, et en particulier le temple d’Aphrodite et le grand sanctuaire civique d’Apollon avec son bois sacré. Les sacrifices païens continuèrent d’y être effectués, même si Constantin les priva de financement impérial. Il semble qu’il y saisit aussi quelques statues divines. Il acheva, au sud de l’acropole, les bains de Zeuxippe, TROIS NOMS P OUR UNE VILLE dont le nom renvoie au char du Soleil orsque Cristoforo Buondelmonti, Florentin hellénophone admirateur assimilé à Apollon. Ces thermes furent de la Géographie de Ptolémée, dessine en 1422 cette carte de la ville, ornés avec plus de 70 statues, pour par- il l’appelle Constantinople, littéralement « la ville de Constantin », son fondateur. tie récupérées dans des temples : parmi Les habitants, néanmoins, disent aussi « Byzance », ancien nom de cette celles des dieux, dominent Aphrodite et colonie grecque. Cette dénomination est reprise à la Renaissance pour désigner Apollon, celui-ci accompagné de nom- la cité et sa civilisation. L’appellation grecque is ten polis (« à la ville ») donnera par breux devins et poètes placés sous sa déformation Istanbul à l’époque ottomane. protection. L’empereur permit ainsi à la population de sauvegarder le patrimoine des statues divines auxquelles elle était le La place publique, au nord de l’hippodrome, l’Auplus attachée. gustaion, manifestait aux yeux du peuple la contiEncore plus au sud, Constantin installa un hippo- nuité de la grandeur romaine. Cette place tirait son drome*, sur le modèle du Circus Maximus romain, un nom de la statue en argent de la mère de Constantin, grand circuit ovale dans lequel, pour le plus grand l’augusta Hélène, installée sur une petite colonne de plaisir du peuple, se déroulaient des courses de chars. porphyre – une pierre de couleur pourpre, celle du L’hippodrome comportait notamment sur sa ligne cen- manteau impérial. Cette colonne semble bien associée à une tribune trale un trépied issu du sanctuaire de Delphes et symbolisant l’oracle d’Apollon – sa prêtresse ou pythie s’y aux harangues, sur le modèle de celle du Forum romain asseyait pour délivrer ses prédictions. Ce trépied avait (les rostres), ornée depuis le ive siècle de statues impéété offert à Delphes par les Grecs* coalisés pour commé- riales. La place comportait également un portique doté morer leur victoire de 479 av. J.-C. sur les Perses et les à ses extrémités de deux temples. Sur un ancien lieu NOTE cochers de l’hippodrome rejouaient ainsi le triomphe de culte de Rhéa, la mère des dieux olympiens gar- * Cf. lexique, de la civilisation sur la barbarie ! dienne de la fortune de Byzance, fut installé le >>> p. 94.

THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE

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es eunuques o L u le « troisième sexe » Ni hommes ni femmes, les eunuques, dont le statut est reconnu, sont les seuls à pouvoir approcher les femmes aristocrates ou la chambre de l’empereur. Un rôle qui leur confère un pouvoir extraordinaire. Par G EORGES SIDÉRIS Maître de conférences en histoire médiévale à Sorbonne Université, Georges Sidéris va publier Les Anges du palais. Eunuques, sexes et pouvoir à Byzance, ive-viie siècle chez Brepols.

L

es eunuques* constituent un troisième sexe à Byzance. De la fondation de Constantinople* en 330 jusqu’à sa prise en 1204 par la quatrième croisade*, cette répartition en trois sexes distingue fondamentalement Byzance de l’Occident médiéval, dont la société et la pensée s’articulent sur une division binaire des sexes. C’est le palais impérial à Constantinople qui est la matrice, le centre névralgique et le cœur même de ce fait de civilisation. Dans l’Antiquité, l’eunuchisme de cour se répand de l’Orient à l’Occident. A Rome, les eunuques deviennent présents dans les grandes maisons aristocratiques romaines et au palais impérial, sans compter les prêtres eunuques du culte de Cybèle, les galles. Mais l’Empire chrétien byzantin leur confère un statut, une place et un pouvoir exceptionnels. Comment ce système s’estil mis en place et développé ? CEUX QUI NE PEUVENT ENGENDRER La castration est interdite dans l’Empire romain à partir de l’empereur Domitien (81-96). Hadrien précise qu’elle est équivalente à un meurtre, sauf en cas de nécessité médicale, car elle détruit la masculinité du castrat, qui n’est plus un homme. Cette législation est régulièrement rappelée par les empereurs byzantins, mais la castration est quand même pratiquée pour les besoins des maisons aristocratiques. En

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effet, au début de l’Empire byzantin, les eunuques sont des esclaves qui ont été castrés enfants hors de l’empire, souvent en Arménie ou dans le Caucase. Ils sont ensuite achetés et transportés jusqu’au palais où ils reçoivent une éducation et sont affranchis, car il ne sied pas à la majesté impériale d’être servie par des esclaves. Mais, à partir du viiie siècle, les eunuques sont souvent des Byzantins castrés enfants que leurs parents veulent envoyer au palais pour y faire carrière. Beaucoup sont originaires de Paphlagonie, une région au nord de l’actuelle Turquie. On distingue parmi eux les thlibiai et les thlasiai dont les testicules ont été comprimés ou froissés et les castrats, dont on a retranché l’ensemble des organes génitaux ou « seulement » les testicules. En 558, dans sa loi (novelle*) réaffirmant l’interdiction de la castration, Justinien explique que sur 90 eunuques à peine 3 survivaient à cette opération. Ceci signifierait qu’il y aurait eu des dizaines de milliers de morts, ce qui est peu probable. Théophylacte, l’archevêque de Bulgarie dont le propre frère est eunuque, explique au contraire que l’opération entraîne rarement la mort. Il évoque les enfants castrés très jeunes pour servir au palais impérial. L’opération devait être beaucoup plus périlleuse pour un adulte du fait des risques d’infection. On distingue enfin les eunuques naturels (spadones) qui ne peuvent engendrer pour diverses raisons physiques, par exemple une malformation congénitale, ou physiologiques – en dehors du cas des hommes âgés. Face à cette diversité des eunuques, il est impossible de savoir combien ils étaient. Plusieurs milliers certainement à travers l’empire et peut-être quelques milliers au service de l’empereur. Foucher de Chartres, qui participe à la première croisade, estime à 20 000


THE GRANGER COLLECTION NYC/AURIMAGES – ATHÈNES, MUSÉE BENAKI ; FINEARTSIMAGES/LEEMAGE

A la Cour Sur cette mosaïque de Saint-Vital de Ravenne, deux eunuques de la chambre de l’impératrice se tiennent à la droite de Théodora. Ils sont revêtus de leurs habits de cour : un grand manteau orné d’un carré d’étoffe pourpre et, dessous, une tunique blanche. le nombre d’eunuques à Constantinople en 1097. Ce chiffre est exagéré mais indique qu’il y en avait assurément plusieurs milliers dans la seule capitale. De Rome, le droit byzantin hérite de la définition de l’eunuque comme celui qui ne peut engendrer. Les eunuques sont d’abord considérés par le droit byzantin comme de sexe indéterminé : on ne peut les considérer comme des hommes, puisqu’ils ont perdu leur masculinité, ni comme des femmes. Mais Léon VI le Sage (886-912) leur confère officiellement un statut à part : les eunuques forment, en droit, un troisième sexe. Contrairement à un homme, un eunuque n’a pas la capacité générative, de façon temporaire pour les eunuques naturels, définitive pour les castrats. Le mariage à Byzance, empire chrétien, ayant pour but la procréation légitime, les eunuques naturels ne peuvent se marier que s’ils se montrent capables d’exercer sexuellement les devoirs conjugaux dans les trois

À SAVOIR

La reconnaissance de Léon VI L’empereur Léon VI dit le Sage (886-912) est le premier souverain à distinguer officiellement trois sexes : les hommes, les femmes et les eunuques, qui constituent donc une catégorie juridique spécifique. Léon VI les autorise également à adopter.

ans qui suivent leur mariage. En cas contraire non seulement l’épouse mais aussi les parents de cette dernière peuvent rompre le mariage et récupérer la dot. Les castrats, eux, ne peuvent se marier. Les eunuques peuvent tester, exercer des curatelles. Léon VI leur donne à tous le droit d’adopter – ainsi qu’aux femmes. Notons que, pour les Byzantins, chrétiens orthodoxes*, un enfant pouvait tout à fait être élevé par un eunuque, célibataire, sans que cela pose aucun problème à l’Église. UN PUISSANT CORPS D’ÉTAT Sous Constantin Ier et ses fils, les eunuques ne forment encore qu’un simple corps domestique au sein du palais impérial comme dans les grandes maisons aristocratiques. Ils sont là pour servir et préserver la chasteté et la réputation de l’impératrice et des autres femmes de la famille impériale. Ils garantissent aussi la légitimité des naissances. N’étant pas des hommes, ils peuvent toucher, laver, vêtir et dévêtir le corps d’une femme sans nuire à sa réputation. Les eunuques protègent donc les femmes. Mais ce sont aussi de redoutables gardiens de la vertu féminine. L’historien Philostorge rapporte que, lorsque Constantin découvre la relation qu’entretient sa femme Fausta avec un fonctionnaire impérial, il la fait assassiner dans son bain par ses eunuques. Avec la militarisation de l’empire, la nécessité d’employer des eunuques

NOTE * Cf. lexique, p. 94.

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Au centre Tous les yeux sont tournés vers l’empereur Théophile que protègent deux gardes du corps (Chronique de Skyklitzès, xiie siècle).

Le théâtre de l a Cour Le cérémonial occupe à Byzance une place considérable : il permet de glorifier l’empereur et de rappeler la place de chacun.

L

’idéologie qui fait de l’empereur le lieutenant de Dieu sur Terre se traduit dans le cérémonial aulique, influencé à la marge par celui de la Perse, vaincue par les Byzantins. La vie de la Cour est un théâtre de caractère religieux, un somptueux mystère, qui se joue en costumes selon un cérémonial complexe. Par chance, nous possédons des descriptions détaillées, à commencer par le Livre des cérémonies* compilé par Constantin VII Porphyrogénète (913-959), complété par les traités sur les dignités*,

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fonctionnelles ou auliques, dont plusieurs sont conservés, et les récits d’ambassadeurs. En revanche, le palais impérial n’a fait l’objet que de fouilles très partielles. Lors de nombreuses fêtes, l’empereur et sa suite sortent du palais et prennent la tête des processions, sous les acclamations de la foule. Le plus souvent, l’empereur se rend à Sainte-Sophie*, où un vaste espace lui est réservé, d’où il peut entrer dans le sanctuaire comme un membre du clergé. A l’hippodrome*, depuis sa loge, ou kathisma*, entouré de ses dignitaires, il préside aux courses de chars lors des fêtes principales, dont celle qui, tous les 11 mai, commémore l’inauguration de la capitale par Constantin. Mais c’est bien le palais impérial qui est au cœur des cérémonies. La plupart des fêtes qui s’y tiennent sont marquées par de somptueux banquets que préside

MADRID, BIBLIOTHÈQUE NATIONALE ; WERNER FORMAN/UIG/LEEMAGE

Par M ICHEL KAPLAN Professeur émérite à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, Michel Kaplan est l’ancien directeur de l’Institut de recherches sur « Byzance, l’Islam et la Méditerranée au Moyen Age » de Paris-I.


À SAVOIR

Qui suis-je ?

Le genre littéraire favori à la Cour est l’épigramme, un court poème satirique visant une personne ou bien en vantant une autre, ou bien encore exposant une énigme comme celle de Christophore de Mytilène au xie siècle : Tu me tiens, et je fuis, si fort que tu me tiennes ; Tu me vois fuir, et tu ne peux me retenir, Tu as beau me serrer dans ta main bien fermée, Je m’enfuis toujours, laissant vide ta main.

[Réponse : la neige.]

le souverain, le plus souvent au tribunal des Dix-Neuf Lits, qui rappelle l’usage romain de manger couché. Les principales réceptions à caractère politique se tiennent dans le chrysotriklinos, la « salle à manger d’or* », ainsi appelée à cause de ses mosaïques*. Dans cette salle octogonale surmontée d’une coupole, l’empereur siège sur son trône dans une abside, surmonté par une mosaïque du Christ assis lui aussi sur un trône. L’impératrice bénéficie également d’un cérémonial dédié qui ordonne la manière dont elle doit recevoir les épouses ou les filles des hauts dignitaires. La majorité des ambassadeurs est reçue dans une des proches annexes du palais, la Magnaure. C’est une basilique à trois nefs, précédée d’un atrium à péristyle. Pour impressionner les visiteurs et leur manifester la grandeur impériale, la Magnaure est équipée d’une véritable mécanique qui laisse le visiteur médusé, comme le décrit l’évêque Liutprand qui s’y rend comme ambassadeur (cf. ci-dessous).

des fonctions et une hiérarchie des dignités*, connues par des traités spécialisés, les taktika*, du grec taxis, ordre, disposition. Chacun a sa place et tout dépend de l’empereur. Si certaines fonctions subalternes s’achètent, celles qui ont une réelle importance sont données par ordre impérial et sont révocables. UNE DOUBLE HIÉRARCHIE Il doit faire trois fois la proskynèse*, en s’allongeant Les dignités forment une hiérarchie parallèle et sont sur le sol de tout son long. Lorsqu’il lève la tête, l’empe- conférées par un diplôme ; elles sont viagères. Quand reur, aux habits changés, a été hissé sur son trône élevé on s’élève dans la hiérarchie des fonctions, on fait de jusqu’au niveau du plafond. Il ne peut dès lors conver- même dans celle des dignités. Mais, si l’on cesse d’exerser avec lui que par l’intermédiaire du logothète* du cer une fonction, on conserve la dignité qui lui est attadrome, le fonctionnaire chargé des Affaires étrangères. chée. C’est la dignité qui est le marqueur social. A partir Le cérémonial met en mouvement un grand nombre de la dignité de prôtospathaire (« premier porte-épée »), de personnes. Toutefois, seul un tout petit nombre a on fait partie du sénat*. Celui-ci ne se réunit jamais, accès au souverain. Le terme de « cour », au sens où mais ouvre droit à certains privilèges – dont bénéficie nous l’entendons pour les souverains capétiens, n’existe aussi toute sa famille ; par exemple, un tribunal ira qué- NOTE pas en grec. Le cérémonial s’accompagne d’un système rir son témoignage au domicile du sénateur au lieu que * Cf. lexique, codifié formé par une double hiérarchie : une hiérarchie celui-ci ne se déplace. p. 94.

DANS LE TEXTE

« Des oiseaux en or »

TARKER/BRIDGEMAN IMAGES

«

Il y avait, devant le siège de l’empereur, un arbre de bronze, doré néanmoins, sur les branches duquel se trouvaient différentes espèces d’oiseaux, également en bronze doré, et chaque oiseau, selon son espèce, émettait un chant différent. Le trône de l’empereur, quant à lui, était fait avec un tel art qu’il semblait […] sublime au premier coup d’œil. Des lions d’une taille immense, de bois ou de bronze, je ne sais, en tout cas tout couverts d’or, semblaient monter la garde ; frappant le sol de leur queue, ils rugissaient, et, dans leurs gueules ouvertes, on voyait bouger leurs langues. Je fus introduit dans cette pièce porté sur les épaules de deux eunuques, devant l’empereur. Et, lorsque j’arrivai, les lions rugirent et les oiseaux se mirent à chanter. »

Liutprand de Crémone, xe siècle.

Proskynèse La majesté impériale impose le silence. Les sujets et autres

visiteurs de l’empereur doivent s’écraser au sol avant d’avoir parfois le droit de baiser les pieds du souverain (Ménologe de Basile II, xe siècle). LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°80 57


e mont Athos, L jardin de Byzance Depuis plus de mille ans, le mont Athos abrite une active communauté monastique qui perpétue le christianisme byzantin. Mais la Sainte Montagne, c’est aussi un trésor d’archives pour les historiens. Par O LIVIER DELOUIS Chargé de recherche au CNRS, ancien membre de l’École française d’Athènes, membre de l’équipe des « Archives de l’Athos », Olivier Delouis dirige la Revue des études byzantines.

L Thessalonique

Hiérissos

Mont Athos

Esphigménou Chilandari Ouranopolis

Vatopédi

Zographou Konstamonitou Docheiariou Xénophon Karyès Saint-Pantéléimon Xèropotamou

Légendes Cartographie

Daphni

Simonos-Pétra

Mer de Thrace

Pantokrator Koutloumousiou Stavronikita Iviron

Karakallou Philothéou

Grigoriou Dionysiou Saint-Paul 5 km

Monastère

Vingt monastères

Mt Athos 2 033 m

Grande Laure

Le mont Athos est la plus orientale des trois presqu’îles de Chalcidique, en Macédoine grecque : 48 km de long pour 5 à 10 km de largeur, soit près de 330 km2, le tout suspendu au continent par un isthme étroit. Vingt monastères principaux y sont répartis, auxquels se rattachent des établissements secondaires, de plus petite taille. 82 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°80

’Athos* n’a rien pour rassurer. Plus l’on descend vers l’extrémité de la péninsule, plus le dos de la montagne s’élève, dessinant le profil hostile d’un colosse rocheux. Dès les origines, l’endroit fut affaire de dieux et d’hommes : l’Athos surgit de récits mythiques et s’insère dans les fables historiques. Les anciens y reconnaissaient une pierre gigantesque arrachée de Thrace et tombée en mer lors du combat qui opposa le géant éponyme, Athos, au dieu Poséidon. Pour Eschyle, dans son Agamemnon, l’« éclatant signal » annonçant la prise de Troie « reçut accueil au mont Athos, où règne Zeus ». L’Athos culmine à 2 033 m et sur ce point il rend quelque 900 m à la vraie demeure des dieux grecs, le mont Olympe, situé plus à l’ouest entre Thessalie et Macédoine. Du point de vue de la postérité cependant, l’Athos est comme un mont Olympe qui aurait réussi, et ce succès, il le doit à l’introduction du christianisme sur ses flancs et à ses seuls habitants depuis la période byzantine : les moines*. Les origines chrétiennes de l’Athos sont incertaines. Le succès de la Sainte Montagne (Hagion Oros en grec) au Moyen Age a suscité bien des légendes. La plus importante fait état d’une visite de Marie, en chemin vers Chypre ou Éphèse, débarquée par la tempête près du monastère de Vatopédi, renversant les idoles païennes, convertissant les habitants et bénissant la montagne à laquelle on donne parfois son nom, « le jardin de la Vierge ». Une autre tradition attribue la fondation des premiers monastères à Constantin dès le ive siècle : mais ni à l’Athos ni à Constantinople* l’empereur n’a bâti de monastère.


Par la mer Avec leurs tours, les monastères ressemblent à des châteaux. Au premier plan de cette vue aérienne, celui de Saint-Paul. L’accès

YANN ARTHUS-BERTRAND/HEMIS.FR

à l’Athos est interdit par la terre : les pèlerins accostent aux débarcadères des monastères ou au port de Daphni, la capitale administrative.

Après la prédication de saint Paul dans la région au ier siècle, les incursions répétées des Goths dans la deuxième moitié du iiie siècle affaiblirent le maigre réseau des cités antiques de Chalcidique. Les archéologues grecs ont accumulé en revanche nombre d’observations attestant du développement du culte chrétien de la fin du ive siècle jusqu’à l’arrivée des Slaves dans la deuxième moitié du vie siècle. Plus de 70 églises de type basilical ont été inventoriées en Chalcidique, notamment sur les deux autres presqu’îles de Kassandra et de Sithonia. Il n’y a guère de raison qu’il en soit allé autrement à l’Athos. Une basilique paléochrétienne a été partiellement dégagée sous l’église médiévale du monastère athonite de Vatopédi : ces vestiges suggèrent la reprise, au Moyen Age, d’un culte chrétien ancien mais discontinu. C’est en tout cas au milieu du ixe siècle que l’histoire monastique de l’Athos sort des brumes. En 843, une délégation de moines athonites est invitée à Constantinople par l’impératrice Théodora pour assister à la restauration officielle des images, laquelle mettait un terme à l’iconoclasme*. Dès les années 830-840, la liturgie célébrait dans un canon un certain Pierre l’Athonite, qui aurait vécu caché en ermite sur l’Athos. Vers 859, Euthyme le Jeune, moine expérimenté ayant déjà passé dix-huit ans sur l’Olympe de Bithynie, décide de se rendre à l’Athos. Puis c’est au tour de Blaise d’Amorion, moine grec ayant vécu à Rome et au monastère constantinopolitain de Stoudios, de s’installer vers 896 sur la Sainte Montagne. La réputation du lieu est donc déjà faite, et l’on y vit en ermite ou dans des communautés semi-anachorétiques. Les premiers privilèges des empereurs Basile Ier (883), Léon VI (887 et 908), Romain Ier Lécapène (934) accompagnent ce

développement. Le succès prend : en 972, 56 higoumènes* signent la règle, ou typikon, qu’impose aux moines l’empereur Jean Tzimiskès, un texte qui interdit l’accès à la montagne aux imberbes (hommes et femmes) et aux eunuques. Pris hors de cette charte, 46 noms de couvents sont attestés avant la fin du xe siècle sur la Sainte Montagne. UN ORPHELIN DE TRÉBIZONDE Cette brusque croissance coïncide avec l’installation sur l’Athos en 957 d’Athanase l’Athonite, un orphelin d’une bonne famille de Trébizonde devenu professeur à Constantinople, qui entretient avec l’aristocratie de la capitale, notamment les Phocas, les meilleures relations. Si Athanase n’est pas à l’origine du monachisme sur l’Athos, il en propose un infléchissement radical : primauté donnée à la vie cénobitique (en commun) sur l’anachorétisme (le désert, l’isolement), patronage impérial qui procure ressources et indépendance, participation à l’économie rurale par l’exploitation de domaines cultivés hors de l’Athos. En 963, Athanase fonde le monastère de la Grande Laure (Megistè Lavra), au sud de la péninsule, où il regroupe une communauté de moines d’origines diverses, dont des Italiens, des Arméniens et des Géorgiens. Cette date demeure aujourd’hui commode pour placer l’introduction du monachisme cénobitique sur l’Athos : c’est ainsi qu’en 1963 le « millénaire du mont Athos » donna lieu à plusieurs célébrations. Athanase, en bon lettré, fut aussi un législateur. Il dota son établissement de trois textes fondamen- NOTE taux : une règle disciplinaire et liturgique (hypotypo- * Cf. lexique, sis), une charte de fondation (typikon), et un testament p. 94. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°80 83


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