ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE : SARKOZY FACE À L’HISTOIRE
MENSUEL DOM/S 7,20 € TOM/S 950 XPF TOM/A 1 600 XPF BEL 7,20 € LUX 7,20 € ALL 7,90 € ESP 7,20 € GR 7,20 € ITA 7,20€ MAY 8,70 € PORT. CONT 7,20 € CAN 9,99 $CAN CH 12 ,40 FS MAR 60 DH TUN 6,80 TND ISSN 01822411
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LA SYRIE
DEPUIS 5 000 ANS
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Ougarit, carrefour des empires
Voyageurs à Rome au temps des Lumières
Damas, capitale des Omeyyades
Du mandat français au clan Assad
Génocide rwandais : nouvelle enquête
Delacroix et le malheur grec
’SOMMAIRE
© MARTIN VIDBERG 2012
N°375-MAI 2012
’ÉVÉNEMENT
8 Nicolas Sarkozy face à l’histoire Guy Môquet, « l’homme africain », la colonisation… : quel sens donner au discours de Nicolas Sarkozy sur l’histoire de France ? Et en quoi se distingue-t-il de celui de ses prédécesseurs ? Enquête.
’ACTUALITÉ
’FEUILLETON
on en parle 18 La vie de l’édition La femme en vue En tournage
les grandes heures de la presse 86 La libération de Florence Aubenas
portrait 20 Michel Ciment, ou l’esprit « Positif »
’GUIDE
Par Michel Winock
expositions 22 Livres peints
Par Juliette Rigondet
24 La casquette de Bugeaud Par Séverine Nikel
25 Le goût des phares Par Bruno Calvès
bande dessinée 26 Un Romain à Tokyo Par Pascal Ory
livres 28 Vous avez dit « sérendipité » ?
Par Jacques Berlioz
30 Les mensonges de Robert Faurisson Par Valérie Igounet
Par Jean-Noël Jeanneney
la revue des revues 88 La Russie dans les yeux Tous obèses - Arsenic et gros sabots les livres 90 « On a retrouvé l’histoire de France » de Jean-Paul Demoule Par Maurice Sartre
91 La sélection du mois le classique 96 « Mazarin » de Pierre Goubert Par Joël Cornette
’CARTE BLANCHE 98 Votez Hugo !
Par Pierre Assouline
31 Internet : les sites du mois anniversaire 32 On a tué le président ! Par Amaury Lorin
33 Agenda : les rencontres du mois médias 34 « Iron Men »
Par Olivier Thomas
cinéma 36 11 ans en Chine en 1975 COUVERTURE :
Par Antoine de Baecque
Relief funéraire datant du IIIe siècle provenant de Palmyre (Damas, Musée national ; Collection Dagli Orti).
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RETROUVEZ PAGE 38 LES RENCONTRES DE L’HISTOIRE ABONNEZ-VOUS PAGE 97
Ce numéro comporte trois encarts jetés : Le Magazine littéraire (abonnés), L’Histoire (kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse). L’ H I S T O I R E N ° 3 7 5 M A I 2 0 1 2 4
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’RECHERCHE
GILLES MONTÈGRE
’DOSSIER
VERDEAU/ADOC-PHOTOS
CRÉDIT
72 Rome, ville des Lumières Par Gilles Montègre
LA SYRIE D’Ougarit au clan Assad
42 Au carrefour des empires
Par Françoise Briquel-Chatonnet
44 Une autre Grèce Par Maurice Sartre
48 Au pays des premiers chrétiens Par Françoise Briquel-Chatonnet 50 Siméon le Stylite
52 La province capitale
54 Saladin le Syrien
Par Anne-Marie Eddé
58 « L’État du toujours moins » Par Elizabeth Picard
64 Qu’est-ce qui fait tenir Bachar ? Par Nora Benkorich
66 La dynastie Assad 68 Baath : fin de partie ? 69 Pour en savoir plus
Par Gabriel Martinez-Gros
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Ville sainte, ville-musée, ville momifiée ? La Rome du xviiie siècle fut au contraire une capitale cosmopolite, au cœur de l’Europe des Lumières.
78 Rwanda. L’attentat et le génocide Entretien avec Laure de Vulpian
Une nouvelle expertise judiciaire livre des éléments déterminants sur l’attentat contre l’avion du président Kagame, le 6 avril 1994.
82 Delacroix philhellène ? Par Marie-Christine Natta
Les Massacres de Scio firent scandale au Salon de 1824. Le dernier vendredi de chaque mois à 9 h 05 « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin Retrouvez la séquence « L’atelier du chercheur » en partenariat avec L’Histoire (cf. p. 72)
’événement Élection présidentielle
Nicolas Sarkozy face à l’histoire L’histoire, en France, est une référence obligée pour un président de la République. Nicolas Sarkozy s’est plié à la contrainte. Mais ses initiatives ont souvent provoqué les polémiques : Maison de l’histoire de France, discours sur « l’homme africain qui n’est pas entré dans l’histoire », lecture de la lettre de Guy Môquet dans les lycées. Qu’y a-t-il derrière ces gestes et ces propos ? Simple opportunisme ou réelle vision du monde ? Décryptage. les auteurs Aïcha Akalay, Cecilia Boukrédéra, Viviane Clermont, Justine Corbillon, Hugo Leenhardt, Laura Orosemane, Raphaël Pasquier, Adrien Pécout, Marie Telling, Ruolin Yang, étudiants en master de journalisme à Sciences Po Paris.
I
l existe traditionnellement un rapport obligé entre le président de la République française et l’histoire. Le fondateur de la Ve République s’y référait constamment : « En mille ans d’histoire, disait-il, la France a connu des hauts et des bas, elle a montré au monde qu’elle était un grand peuple, et elle s’est vautrée dans sa bauge. Ce que j’essaie de faire depuis un quart de siècle, c’est de pratiquer l’affirmation de la France au nom des Français1. » La politique du général de Gaulle était ainsi fondée sur une vision de l’histoire : son pays était capable du meilleur et du pire, il fallait le sauver de la décadence. Le regard sur le passé de François Mitterrand n’était pas celui de Charles de Gaulle, mais le président socialiste aussi n’a cessé de puiser dans l’histoire son inspiration. Les deux guerres mondiales et leurs conséquences, notamment, lui ont dicté la plus claire de ses convictions : la nécessité de construire l’Europe. Nicolas Sarkozy est assurément convaincu qu’un président des Français, si accaparé soit-il par les impératifs du présent, ne peut se couper du monde d’hier. Les références historiques, venues de lui-même ou soufflées par ses conseillers, n’ont pas manqué au long de son discours de candidat et de président. Mais l’histoire l’invite-telle, comme dans le cas d’un de Gaulle ou d’un Mitterrand, à se construire une vision du monde et à lui insuffler une action ? On peut légitimement en douter quand on observe l’usage qu’il fait de l’histoire, réduite à un stock d’images, de personnages, plus rarement d’événements qui lui servent d’exemples à sa rhétorique ou à des coups d’éclat sans lendemain. On peut objecter à ce constat qu’il n’est pas le premier homme politique à instrumentaliser l’his-
toire. Qu’à l’étranger, il serait courant de rencontrer des chefs d’État ou de gouvernement ignorant l’histoire de leur pays. Cette originalité française ne rend-elle pas le poids du passé un peu trop encombrant ? La spécificité de Nicolas Sarkozy est de recourir aux évocations du passé sans se sentir obligé par lui. « L’histoire est une sibylle à laquelle on fait dire tout ce qu’on veut », écrivait Montherlant. On pourrait dire aussi un marché aux puces d’où l’on tire des photos jaunies, de vieux disques rayés, ou des images d’Épinal. Nicolas Sarkozy y trouve les sources d’émotion aptes à exalter l’union nationale. Il convoque les bustes de la gauche républicaine et socialiste pour illustrer sa volonté d’« ouverture ». En campagne, il exalte la France qui n’est pas accablée, elle, du passé de l’Allemagne ; mais cinq ans plus tard il fait de notre voisin germanique l’exemple à suivre. A Alger, il médite sur les méfaits du colonialisme, mais à Dakar il rejette l’homme africain dans les limbes de la Préhistoire. Du 11 Novembre, il veut faire une journée de commémoration de toutes les victimes de toutes les guerres. Désireux de laisser une trace dans la pierre, il lance le projet d’une Maison de l’histoire de France. Où est la cohérence de tous ces discours et de tous ces actes ? un enfant de la télé « La revanche personnelle d’un cancre ». C’est ainsi qu’Alain Garrigou, professeur de droit à Paris-X, intitule en février 2009 une tribune dans laquelle il dénonce l’attitude de Nicolas Sarkozy envers le monde universitaire. L’article à charge reprend le fil des études du président, qui ne plaident pas en faveur d’une excellence académique, notamment un cursus inachevé à Sciences Po. Nicolas Sarkozy n’est clairement pas un intellectuel, pas plus dans le domaine historique qu’ailleurs. « Il n’a pas de culture des sciences humaines, juste une grande intelligence », estime l’historienne Annette Wieviorka. Nicolas Sarkozy manifeste une méfiance envers les élites traditionnelles et le monde de la culture. Il a néanmoins vite compris quels bénéfices politiques il pouvait tirer de l’histoire. En 1994, alors qu’il n’est encore que ministre du Budget, il publie une biographie de Georges Mandel, homme politique et résistant assassiné en 1944. Il recherchait une grande figure de droite martyre de la Seconde Guerre mondiale. Son Georges Mandel, le moine
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de la politique (Grasset) doit beaucoup à l’historien Jean-Michel Gaillard (par ailleurs coauteur avec lui d’un scénario sur le général Leclerc pour la télévision). L’ouvrage sur Mandel traduit également ce qu’Éric Roussel, biographe de Pompidou et de Mendès France, appelle le « rapport sentimental » du président à l’histoire. Nicolas Sarkozy entend raconter la vie « admirable » d’une « personnalité exceptionnelle ». Son approche de l’histoire reste, dans l’ensemble, assez schématique, comme ont pu le remarquer les historiens conviés à déjeuner à l’Élysée en septembre 2011. Emmanuel de Waresquiel, qui en était, a été frappé par sa vision de la Révolution française : « Il y a la bonne et la mauvaise Révolution, celle qui se termine avec les “bouchers” et le procès de Marie-Antoinette2. » Nicolas Sarkozy réagit en « enfant de la télé », comme en témoigne sa référence à la série « Borgia » dans son intervention télévisée d’octobre 2011 pour évoquer la situation diplomatique au xvie siècle. On sait également qu’il apprécie les romans historiques : il a recommandé en conseil des ministres Le Soldat oublié de Guy Sajer, et Limonov d’Emmanuel Carrère. Mais on l’a également aperçu avec Une histoire de France d’Alain Minc sous le bras lors d’un Conseil européen en 2008. Est-il gaulliste ? Parmi ses références historiques obligées, celle de De Gaulle. « Être jeune gaulliste, c’est être révolu-
Sera-t-il crédité d’avoir inventé le gaullisme pragmatique ?
tionnaire, révolutionnaire pas à la manière de ceux qui sont des professionnels de la manif. » C’était en juin 1975, à la tribune du congrès de l’UDR à Nice. Du haut de ses 20 ans, Nicolas Sarkozy s’exprimait ainsi devant les militants du mouvement. Il avait adhéré l’année précédente au parti gaulliste et faisait alors ses premiers pas (remarqués) en politique. De l’UDR au RPR fondé par Jacques Chirac, plus jeune maire de France élu à Neuilly en 1983, président de l’UMP en 2004, il a toujours affiché les couleurs du gaullisme. En est-il pourtant l’héritier ? Lors de la cérémonie pour les 40 ans de la mort du Général, le 9 novembre 2010, il a justifié son « hyperprésidence » que beaucoup voient comme une dérive de la Constitution en évoquant le fondateur de la Ve République. « Le général de Gaulle n’a jamais reculé devant la nécessité de décider parce qu’il savait qu’en repoussant les décisions, les souffrances seraient plus grandes encore. » Michel Winock rectifie : si de Gaulle dirigeait d’une main de fer la politique étrangère, militaire et les grands axes stratégiques de la France, il savait aussi déléguer à ses ministres. Aujourd’hui, au contraire, les Français ont l’impression que Nicolas Sarkozy s’occupe de tout, que Matignon est inféodé à l’Élysée et qu’on ne fait plus « la différence entre le frivole et la substance comme disait le cardinal de Retz ».
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Notes 1. A. Peyrefitte, C’était de Gaulle, t. I, De FalloisFayard, 1994, p. 280. 2. Cité par E. de Waresquiel, « Un déjeuner avec Nicolas Sarkozy », Libération, 20 septembre 2011.
’ACTUALITÉlivre De récentes publications font la fortune d’un mot dont l’origine remonte à un conte persan du xive siècle.
ROL AND ET SABRINA MICHAUD/AKG
Vous avez dit « SÉRENDIPITÉ » ?
© ÉDITIONS HERMANN
Détail du Mémorial des saints de Farid al-Din Attar (miniature de 1650, musée d’Art turc et islamique). Ci-contre : les trois princes de Sérendip.
Notes 1. P. Van Andel, D. Bourcier, De la sérendipité dans la science, la technique, l’art et le droit, Chambéry, L’Act Mem, 2009. 2. Amir Khosrow Dehlavi, Les Trois Princes de Serendip, traduit du persan par Farideh Rava et Alain Lance, Hermann, 2011.
U
n mot étrange tend de jour en jour à s’imposer en France : celui de « sérendipité ». Il est pourtant d’aspect barbare, peu facile à prononcer et à mémoriser. Il ne figure pas encore dans les dictionnaires mais son entrée en est imminente : après un ouvrage général1, les actes d’un colloque à Cerisy-la-Salle tenu en 2009, publiés par Danièle Bourcier et Pek Van Andel viennent de paraître sous le titre La Sérendipité. Le hasard heureux (Hermann, 2011). Si l’on reprend la définition de Danièle Bourcier (chercheuse au CNRS), ce mot désigne le don de faire des trouvailles ou la faculté de découvrir, d’inventer ou de créer ce qui n’était pas recherché. Dans le monde anglo-saxon comme en Italie, le mot (serendipity, serendipità) a eu davantage de succès. L’écrivain et sémiologue italien Umberto Eco l’emploie souvent et lui a consacré en 1998 un essai (en anglais) paru à New York : Serendipities. Language and Lunacy. Le Nom de
la rose doit d’ailleurs beaucoup à cette idée d’exploiter des indices découverts supposément par hasard. Mais d’où vient ce mot ? A l’origine, il y a un conte : Les Pérégrinations des trois fils de Serendip d’Amir Khosrow Dehlavi (1253-1325), poète de langue persane. Dans ce texte – qui forme le deuxième récit de son recueil Hasht Bihisht (Les Huit Paradis, écrit en 1302)2 et précédé par plusieurs légendes arabes –, lorsque le roi de Serendip (mot persan pour Ceylan, aujourd’hui Sri Lanka), Trouver île au sud-est de l’Inde, desans mande à ses fils de lui succéder, ceux-ci refusent. Il les expulse chercher, de son royaume et les trois garpar partent à pied explorer le accident et çons monde. Un jour, ils rencontrent sagacité un Africain qui a perdu son chameau. Les frères se mettent alors à décrire ce qu’ils n’ont pourtant pas vu. Le chameau, disent-ils, est borgne ; il lui manque une dent ; il boite et est chargé d’huile d’un côté, de miel de l’autre et d’une femme enceinte. Stupéfait de l’exactitude de cette description, le chamelier croit qu’ils ont volé son chameau. Le verdict du roi de la contrée est sollicité, au cours duquel les frères avouent avoir inventé une description qui s’est révélée exacte. Ils sont jetés en prison. Le chameau étant bientôt retrouvé – et l’innocence des frères prouvée –, le roi leur demande alors comment ils ont pu décrire ce qu’ils n’avaient point vu. Leurs réponses le stupéfient : seule l’herbe située à gauche de la trace, dit l’aîné, était broutée ; il en a conclu que le chameau était borgne de l’œil droit. Des morceaux d’herbes mâchées tombés de sa bouche étaient de la taille d’une dent de chameau : ce dernier a perdu une dent, dit le cadet. Les traces d’un pied du chameau étaient moins marquées dans le sol : il boite, en a déduit le benjamin. D’un côté du chemin, des fourmis ramassaient de la nourriture, et de l’autre, abeilles et guêpes s’activaient autour d’une substance collante : le chameau était chargé d’un côté de beurre et de l’autre de miel. Le cadet a remarqué des empreintes de sandales d’une femme. De plus, une
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UN ART DE L’ILLUSION
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Strasbourg, place Kléber, ensemble 1 : Dionysos et son cortège (détail). Musées de Strasbourg, photo : M. Bertola. Graphisme : R. Aginako
La sérendipité n’est donc pas seulement le ta- Louis de Mailly, Aventures lent de trouver ce que l’on ne cherche pas, mais de Les des trois princes faire suivre une observation surprenante d’un rai- de Serendip, sonnement scientifique correct. Par déduction, ou, suivi de Voyage en sérendipité comme le disent les logiciens, par abduction (de par Dominique l’étude des faits, découle une hypothèse, ou une Goy-Blanquet, théorie). La méthode n’est pas éloignée de celle Marie-Anne Paveau et Aude d’un Sherlock Holmes : la curiosité du chercheur Volpilhac, et sa faculté de répondre à l’imprévu sont sollici- éditions Thierry tées. Voltaire comme plus tard Walpole louaient Marchaisse, 2011. trace humide qu’il huma fit « monter son désir à la sagacité, ce profond et subtil discernement qui ébullition » ; des marques de mains montraient découvre « mille différences où les autres hommes D. Bourcier et P. Van Andel que la femme s’en était servi pour se soulever du ne voient rien que d’uniforme ». Zadig s’inspire (dir.), La sol : elle était donc enceinte. d’ailleurs de la science de son temps pour lire dans Sérendipité. Le heureux, Le roi, devant tant de perspicacité, les cou- le « livre de la nature » et interpréter les indices : il hasard Hermann, 2011. vre de richesses, leur offre un splensait reconnaître, en expert de l’orfèvredide logement à l’intérieur du sérail. Un mot forgé rie, les marques laissées par l’or du mors Amir Khosrow Dehlavi, Les Trois Mais l’aventure ne se termine pas là. et l’argent des fers du cheval. Princes de en 1754 Après un bon repas, les frères échanLes découvertes par « sérendipité » Serendip, traduit par Horace gent leurs impressions : le vin contenait sont nombreuses, du stéthoscope au du persan par Farideh Rava Walpole du sang humain, la brebis avait du sang Viagra, de l’aspartame au Velcro… Si et Alain Lance, de chienne dans les veines, et le roi est la notion a aujourd’hui du succès, c’est Hermann, 2011. le fils d’un cuisinier. Celui-ci, qui a tout entendu, qu’elle renvoie à une inquiétude répandue chez cherche à comprendre : il apprend que le vignoble les chercheurs : celle de voir la science planifiée était auparavant un cimetière, que la brebis avait et corsetée dans des programmes de recherches été allaitée par une chienne. Et sa mère lui avoue limités dans le temps et dans leurs objectifs. La séqu’elle a cédé aux avances d’un cuisinier dont il rendipité ouvre à une recherche émancipée, à la est le fils ! Les frères s’expliquent à nouveau : le liberté de profiter de l’inattendu, loin d’une orgavin rendait triste ; la brebis avait le goût du sang. nisation trop rigide de la recherche. Quant au roi, il ne parlait que de mets et de pain : Jacques Berlioz il était donc issu « d’un moule à pain plutôt que Directeur de recherches au CNRS d’un trône ». Ces réponses satisfont le roi et les frères regagnent leur royaume. Le conte des trois princes de Serendip a eu un grand succès en Occident. Il a été traduit au xvie siècle en italien (Béroalde de Verville en donne une adaptation française en 1610), puis aux siècles suivants dans les diverses langues européennes. Le Chevalier de Mailly le traduisit en français en 1719. D’autres versions du conte, plus anciennes, ont également circulé en Occident. Voltaire, qui le reprit en 1748 dans Zadig ou la destinée (avec une chienne et un cheval au lieu d’un chameau), s’est sans doute inspiré, de seconde main, de la version de l’historien arabe Tabari (mort en 923). Le mot de « serendipity » est tardif puisqu’il est forgé en 1754 par l’écrivain anglais Horace Walpole à partir d’une version anglaise du conte persan. Dans une lettre à Horace Mann, ambas20.04.2012 sadeur britannique à Florence – qui n’est édi31.08.2013 tée qu’en 1833 –, il souligne que les princes de Serendip découvraient toujours ce qu’ils ne cherchaient pas, « par accidents et sagacité ». Évoquant comment l’un de ces princes déduit que le chameau est borgne, il écrit : « Est-ce que, maintenant, vous comprenez serendipity ? » Le mot connaît dès lors un petit succès dans le monde PEINTURES MURALES ROMAINES scientifique anglo-saxon. Le sociologue amériEN ALSACE cain Robert K. Merton l’introduit en 1949 dans les sciences humaines : « La “serendipity”, écritil dans Social Theory and Social Structure, se rapMUSÉE ARCHÉOLOGIQUE porte au fait assez courant d’observer une donPALAIS ROHAN, 2 PLACE DU CHÂTEAU née inattendue, aberrante et capitale qui donne l’occasion de développer une nouvelle théorie ou WWW.MUSEES.STRASBOURG.EU d’étendre une théorie existante. »
’DOSSIER syrie
Qu’est-ce qui fait tenir Bachar ? Un an après les premiers soulèvements en Syrie, le régime baathiste ne s’est toujours pas écroulé. La violence de la répression n’explique pas tout. Retour sur un demi-siècle de régime baathiste. Par Nora Benkorich
L
l’auteur Attachée de recherche et d’enseignement (Ater) à la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe du Collège de France et doctorante à l’EHESS sous les directions de Hamit Bozarslan et Henry Laurens, Nora Benkorich achève sa thèse sur la Syrie baathiste (depuis 1963). Elle est lauréate du prix MichelSeurat 2011 délivré par le CNRS.
a ténacité du soulèvement populaire syrien, ou Homs – pour éviter le scénario d’un « Benghazi » né le 15 mars 2011 dans la ville de Deraa, en Libye. Mais l’ampleur des « manifestations-fune parvient pas à satisfaire l’une des princi- nérailles » montre à quel point l’usage de la viopales revendications des contestataires : la chute lence peut se révéler contre-productif. Rappelons du régime. Malgré les épreuves auxquelles il a que l’insurrection de Deraa, berceau de la révolte, été confronté – volte-face de son ancien allié turc, est née sur le sang de victimes de la répression, lors sanctions économiques de la communauté inter- des obsèques de martyrs. nationale assorties de condamnations verbales, Pour opérantes qu’elles soient, les dimensions mutineries dans les rangs de l’armée et des for- diplomatique et coercitive n’expliquent pas tout. En ces de sécurité, militarisation de la résistance –, le aval, le régime s’appuie sur une stratégie tripartite, pouvoir baathiste résiste. inspirée du principe « Divide et impera » (« Diviser Qu’est-ce qui fait tenir le président Bachar al- pour mieux régner »). Elle consiste à : 1) rallier les Assad ? La loyauté des « amis » minorités ethniques et confesdu régime ? Assurément, l’intansionnelles (soit 30 à 40 % des gibilité des veto russe et chinois, 23 millions de Syriens) ; 2) esLe régime fait croire qui fait obstruction à toute résolusentialiser les insurgés en les asaux minorités tion contraignante du Conseil de similant à des fondamentalistes religieuses et ethniques sécurité de l’ONU contre Damas, à la solde de l’étranger ; 3) redoque leur survie dépend a laissé le champ libre au présirer l’image du régime, présenté de celle du pouvoir dent syrien pour tenter d’étoufcomme favorable aux réformes. fer la contestation selon ses propres méthodes. Sans compter le Rallier les minorités soutien de l’axe « chiite » Iran-Hezbollah libanais, Le premier volet de cette stratégie consiste renforcé par le maillon irakien, dont il est encore à rallier les minorités, qu’elles soient ethniques difficile d’évaluer l’exacte nature. ou confessionnelles, aux desseins du régime. Mais les « printemps » tunisien, égyptien et li- Comment ? En leur faisant croire que leur survie byen illustrent bien la fragilité des alliances in- dépend de celle du pouvoir. A côté de la majorité ternationales qui ne suffisent pas à consolider les arabe sunnite (entre 60 et 70 % de la population), régimes autoritaires dans des contextes de crise cohabite une mosaïque complexe de minorités de légitimité populaire. La répression alors ? confessionnelles (alaouites, confession du présiInstrument tentaculaire de la dictature syrienne, dent et d’un pan de son clan au pouvoir, chrétiens l’appareil coercitif1 permet certes d’atomiser les de rites variés, ismaéliens, duodécimains et drubastions de la contestation – comme Deraa, Hama zes) et ethniques (Assyriens, Kurdes, Tcherkesses, L’ H i s t o i r e N ° 3 7 5 m a i 2 0 1 2 64
Manifestation pro-Assad à Damas, le 15 mars 2012. Sur le portrait : « Nous te prêtons serment d’allégeance pour l’éternité. » Bachar dispose encore de nombreux soutiens, y compris au sein de la majorité arabe sunnite.
alessio romenzi/corbis
carole alfarah/demotix/corbis
Pro-Assad
xinhua/gamma
Déserteur. Un soldat déserteur qui a rejoint l’Armée libre syrienne montre sa carte de l’armée régulière.
afp
emma suleiman/demotix/corbis
Force armée. L’artillerie du régime syrien défilant à Hama le 10 août 2011.
Répression. La ville de Homs bombardée par le régime, mars 2012.
Unité. « Liberté, liberté pour les musulmans et les
chrétiens », affiche à l’entrée d’une église de Homs.
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’RECHERCHE ROME AU XVIIIe SIÈCLE Vendredi 27 avril à 9 h 05, dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Gilles Montègre pour la séquence « L’atelier du chercheur » et découvrez les dessous du travail de l’historien. En partenariat avec L’Histoire.
Rome, ville des Lumières Passion pour l’antique, quête de savoirs millénaires… Dans la seconde moitié du xviiie siècle, Rome s’impose comme un laboratoire pour l’Europe artistique et scientifique. Par Gilles Montègre
I
Décryptage
AUTEUR
Mais au Moyen Age, le voyage à Rome l faut corriger une se faisait surtout dans une perspective idée reçue. Rome au dévotionnelle. A partir du xvie siècle les xviiie siècle n’est pas cet antre du fanatisme et Anglais inaugurent la pratique du Grand En travaillant sur les réseaux de l’ignorance décrit par Tour, voyage visant à parfaire l’éducation savants français à Rome au le chevalier de Jaucourt des jeunes nobles, dont les grandes capixviiie siècle, Gilles Montègre dans l’Encyclopédie ou tales italiennes constituent des étapes ina retrouvé la trace d’un certain par Voltaire dans son L’AUTEUR contournables et qui se diffuse au cours François de Paule Latapie, Épître aux Romains. Gilles Montègre des xviie et xviiie siècles au sein des élites naturaliste bordelais qui a est maître de Que l’on se souvienne européennes. consacré quatorze cahiers au conférences en plutôt de Goethe lors- histoire moderne Dans la deuxième moitié du sièrécit de son périple italien que, au soir du 3 dé- à l’université cle des Lumières, l’afflux des étrangers entre 1774 et 1777. Il a croisé Grenoble-II. cembre 1786, un mois Spécialiste du en Italie atteint une ampleur inégalée cette source inédite avec après avoir franchi les XVIIIe siècle, il a grâce à la paix qui règne dans la pénind’autres journaux savants, La Rome portes de la Ville éter- publié sule depuis la signature du traité d’Aixavec les documents des Français nelle, il confie dans les au temps des la-Chapelle en 1748 jusqu’aux guerres diplomatiques et les archives pages de son journal de Lumières (École révolutionnaires. Le cardinal de Bernis, des institutions culturelles de voyage : « A cet endroit française ambassadeur de France auprès du Saintromaines. Il montre ainsi que Rome, 2011) se rattache toute l’his- et coécrit Les Siège entre 1769 et 1791, affirme ainsi l’image, souvent attachée à toire du monde, et je date Circulations en 1784 dans l’une de ses dépêches diRome, de ville sainte ou de internationales une seconde naissance, en Europe, plomatiques : « Depuis quinze ans révoville-musée dissimule la réalité une vraie régénération 1680-1780 lus que j’habite Rome, je n’y ai jamais vu d’une capitale cosmopolite du jour où j’ai foulé le (Atlande, 2011). pendant la semaine sainte une si grande qui participe étroitement aux sol de Rome. » Ce choc foule d’étrangers de toute nation. » Forte dynamiques et circulations culturel aussi brutalement mis de cette présence étrangère massive et constaminternationales caractérisant à nu n’est pas l’expression isolée ment renouvelée, la Rome de la seconde moitié du l’Europe des Lumières. d’un génie littéraire. Pour toute xviiie siècle s’ouvre aux idées nouvelles et aux soune génération d’Européens nés ciabilités des Lumières. dans la première moitié du xviiie siècle, le voyage à Rome et la découverte de son passé antique s’impoUN NOMBRE INÉDIT DE VOYAGEURS sent comme une expérience essentielle qui confine A cette époque, Rome est une ville de taille à la quête initiatique. moyenne à l’échelle du continent européen. La Fils d’un arpenteur du Bordelais, le naturaliste muraille aurélienne, qui a figé au iiie siècle les François de Paule Latapie écrit lui aussi dans l’un limites de la capitale millionnaire des Césars, des quatorze cahiers qui détaillent son périple ita- constitue une châsse bien trop grande pour les lien entre 1774 et 1777 : « Dès l’âge de 14 ans, c’est- quelque 150 000 Romains du xviiie siècle, dont à-dire dès les premiers temps que j’ai lu l’histoire ro- l’habitat s’est replié dans la boucle du Tibre et maine avec intérêt, j’ai soupiré pour l’Italie. Aussi, le le quartier du Trastevere (cf. p. 75). Capitale de moment où je suis entré dans Rome n’a-t-il ressemblé l’État ecclésiastique, Rome est alors gouvernée à aucun autre des moments de ma vie. » par des papes dont l’influence décline inexoraRome a certes attiré vers elle pèlerins et voya- blement sur la scène diplomatique internatiogeurs bien avant la seconde moitié du xviiie siècle. nale. Sous la pression des monarchies française L’ H I S T O I R E N ° 3 7 5 M A I 2 0 1 2 72
TABLEAU DE 1776 ; COLLECTION PARTICULIÈRE AUTEUR
« Le moment où je suis entré dans Rome n’a ressemblé à aucun autre des moments de ma vie » (Latapie)
COLLECTION PARTICULIÈRE ; © ARTEMIDE/HUMBERTO SERRA NICOLETTI
et espagnole, Clément XIV se voit ainsi contraint en 1773 de supprimer la toute-puissante Compagnie de Jésus. Pour faire face aux réformes de l’empereur Joseph II visant à limiter l’influence de l’Église sur la société, Pie VI entreprend quant à lui en 1782 un voyage à Vienne, qui se solde par un échec retentissant. Mais cet affaiblissement de la papauté n’empêche en rien la ville de Rome d’être affectée par de puissantes dynamiques circulatoires, dont le rayon d’action se mesure à une échelle internationale, et qui touchent aussi bien les personnes que les biens de consommation culturelle ou les pratiques de sociabilité. Chaque année, donc, entre les mois de janvier et d’avril, la population romaine s’accroît brusquement par la venue de plusieurs milliers de visiteurs, successivement attirés par les réjouissances du carnaval romain, coïncidant avec la période de réouverture des théâtres, puis
par la pompe attachée aux cérémonies religieuses du carême et de la semaine sainte. Pour ces étrangers, la ville promise revêt alors tous les caractères d’une terre d’accueil. Prenant conscience que les exigences de confort de ces voyageurs ne sont plus celles des pèlerins chichement logés dans la zone du Campo dei Fiori, la papauté a favorisé le développement d’un nouveau quartier dévolu à l’hébergement des étrangers de passage à Rome. Situé dans la zone de la place d’Espagne, facilement accessible depuis la porte du Peuple – par laquelle les voyageurs venant du nord entrent dans la ville –, ce quartier voit se propager au fil du siècle quantité d’auberges et d’hôtels garnis aux enseignes
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Au centre : François de Paule Latapie, dont les Éphémérides, retrouvées chez ses descendants et inédites à ce jour, présentent un tableau vivant de l’Italie des Lumières, depuis le départ du voyageur de Bordeaux en 1774 jusqu’à sa visite à Voltaire à Ferney en 1777. En bas : enseigne de la librairie Bouchard et Gravier, l’un des vecteurs de la diffusion des livres des Lumières à Rome (peut-être peinte par Anicet Charles Gabriel Lemonnier entre 1774 et 1784).