La révolution gothique

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Sommaire

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ACTUALITÉS

DOSSIER

L’ÉDITO

3 Les guerriers de la fin du monde

FORUM Vous nous écrivez 4 Les ouvriers et le communisme ON VA EN PARLER

Exclusif 6 Quoi de neuf à Verdun ?

ÉVÉNEMENT

Attentats de Paris 1 2 P ortrait historique des

djihadistes Par Gabriel Martinez-Groz, Jean-Pierre Filiu, Pierre-François Souyri, Maurice Sartre, Vincent Lemire

28 La révolution

ACTUALITÉ

gothique

Édition 2 2 Qui a inventé le devoir de

mémoire ? Par Sébastien Ledoux

30

I ndépendantisme

24 L’inflammation catalane

PORTRAIT

Sens, le prototype

Par Benoît Pellistrandi

Mathias Énard 26 La perfection du dire

De l’art français à l’expansion européenne

Entretien avec Jean Wirth Par Bernard Brousse

Carte : à la conquête de l’Europe

Métamorphoses de Strasbourg

Par Bruno Calvès, photographies commentées par Cécile Dupeux

Par Philippe-Jean Catinchi

LA LETTRE DE L’HISTOIRE C artes, débats, expositions : pour

recevoir les dernières actualités de l’histoire abonnez-vous gratuitement à

La Lettre de L’Histoire

h ttp://newsletters.sophiapublications.fr

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Villard de Honnecourt : un album d’architecte

Par Jean Wirth

44

Tout commence à Saint-Denis

Par Dominique Alibert

48

Le gothique à la maison

Par Térence Le Deschault de Monredon

XIXe siècle. Viollet-le-Duc remet le Moyen Age à la mode 52

COUVERTURE : Vue en contre-plongée du chœur de la chapelle haute de la Sainte-Chapelle édifiée au xiiie siècle à Paris (Manuel Cohen). RETROUVEZ PAGE 97 les Privilèges abonnés ABONNEZ-VOUS PAGE 93 Ce numéro comporte quatre encarts jetés : La Recherche (abonnés), L’Histoire (deux encarts kiosques France et étranger, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

Par Jean-Michel Leniaud

L’ÉDITION NUMÉRIQUE DE L’HISTOIRE EST DISPONIBLE SUR VOTRE TABLETTE OU VOTRE SMARTPHONE

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016 StoreLH.indd 1

08/10/2015 15:24

REUTERS. TONI SCHNEIDERS/INTERFOTO/L A COLLECTION


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L’ATELIER DES CHERCHEURS

GUIDE LIVRES

76 Foucault en majesté Par Philippe Artières

78 La sélection de « L’Histoire » Bande dessinée

8 3 Une tragédie syrienne Par Pascal Ory

Classique 85 « Le Monde du travail

en France, 1800 -1950 » d’Alain Dewerpe Par François Jarrige

56 L a famine en Irlande

Par Géraldine Vaughan

Revues 86 La sélection de « L’Histoire » SORTIES Expositions

8 8 Lorsque le « Soleil » s’éteint

à Versailles Par Joël Cornette

90 Les Celtes de Sa Majesté au British Museum Par Laurent Olivier MARY EVANS/RUE DES ARCHIVES. PARIS, MUSÉE CARNAVALET/ROGER-VIOLLET. PICTURES FROM HISTORY/BRIDGEMAN IMAGES

91 Darwin à la Cité des sciences et de l’industrie 92 A votre santé ! au musée de Bretagne Par Didier Nourrisson Cinéma 9 4 « La Montagne magique »

62 L a haine révolutionnaire Par Ran Halévi

d’Anca Damian Par Antoine de Baecque

Médias 95 « Wolf Hall, dans l’ombre des Tudors » de Peter Kosminsky

Théâtre 9 6 « Ça ira (1). Fin de Louis » de Joël Pommerat à Villeurbanne Par Philippe-Jean Catinchi

CARTE BLANCHE

9 8 Aragon sans passion

Par Pierre Assouline

68 « La naissance du monde » Par Serge Gruzinski

France Culture Vendredi 18 décembre à 9 h 05 dans l’émission « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin, retrouvez la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire ». En partenariat avec L’Histoire L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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Événement

ORTRAIT P HISTORIQUE DES DJIHADISTES

Sur les attentats qui ont frappé Paris le 13 novembre 2015, les historiens peuvent apporter un éclairage précieux. D’où viennent les djihadistes français ? Comment comprendre la force d’une idéologie capable d’un tel recrutement international ? Comment Daech s’est-il implanté ? Éléments de réponse. Par Gabriel Martinez-Gros, Jean-Pierre Filiu, Pierre-François Souyri, Maurice Sartre, Vincent Lemire

L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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Daech, dans le texte Le 14 novembre 2015, l’État islamique revendiquait sur Internet les attentats qui avaient frappé Paris et Saint-Denis la veille. Le communiqué, écrit en arabe et traduit en français, renseigne sur l’univers mental et l’idéologie des djihadistes. Par Gabriel Martinez-Gros

P L’AUTEUR Professeur d’histoire médiévale du monde musulman à l’université Paris-OuestNanterre-La Défense, Gabriel Martinez-Gros a notamment publié Ibn Khaldun et les sept vies de l’Islam (SindbadActes Sud, 2006).

REUTERS. DR

« Dabiq »

Photographie non datée d’Abdelhamid Abaaoud sur Dabiq, le magazine en ligne de l’État islamique. Il comptait parmi les djihadistes qui ont attaqué Paris le 13 novembre 2015.

our la première fois, beaucoup de Français ont été amenés à lire directement, sans les édulcorations que leur apportent les dépêches d’agence, un communiqué de l’État islamique « sur l’attaque bénie de Paris contre la France croisée », posté sur Internet le 14 novembre 2015. Ce qu’ils en ont compris spontanément est troublant, effrayant. Ce que le spécialiste peut ajouter ne l’est pas moins.

Les citations du Coran

Le texte compte quatre paragraphes encadrés par deux citations coraniques. La première est tirée de la sourate LIX (59) « Le Rassemblement », Hashr, c’est le mot le plus employé pour désigner le regroupement des humains au jour du Jugement, ce qui peut conférer à la citation une nuance apocalyptique. Mais l’annonce du Jugement dernier est presque partout présente dans le Coran. Selon l’exégèse, cette sourate fut révélée, à Médine, en 625, après l’expulsion du clan juif des Nadir. C’est d’eux et de leurs fortifications qu’il est ici question, et de leurs soutiens discrets parmi les hypocrites, c’est-à-dire les Médinois en apparence soumis à l’autorité de Mahomet, mais qui lui étaient en fait sourdement hostiles. Cette interprétation plus politique du choix de la sourate est confortée par la citation finale (LXIII, 8) où il est de nouveau question des hypocrites. Si l’on s’efforce de transcrire en termes

contemporains le paradigme de cette situation médinoise, Paris et la France sont assimilés aux juifs que leurs fortifications n’ont pas protégés. Les hypocrites, pour qui le châtiment des infidèles doit servir d’exemple, seraient alors les puissances sunnites secrètement alliées à la France contre Daech, Arabie saoudite ou Turquie, les seules que les djihadistes acceptent de tenir pour musulmanes, quoique tièdes. Les fortifications sont rares dans l’Arabie de ce temps, et les édifices juifs manifestent les talents techniques de leurs constructeurs. De même, les Français ont aujourd’hui des avions (dont il

Des mots depuis longtemps oubliés regagnent une force neuve est question dans les dernières lignes), qui ne leur serviront pas plus que les fortins n’ont servi aux juifs face à ceux qui sont entrés dans le combat de Dieu.

L’ennemi

La cible est Paris, capitale de « l’Europe croisée fornicatrice » – plus précisément peut-être que « perverse », le mot (‘ahr) est mentionné deux fois aux premier et au troisième paragraphe. « Croisée » et « fornicatrice » dessinent une figure divergente. Le premier terme

relève de la guerre, le second de la sexualité. Ils viennent en effet de deux lexiques différents : celui des Frères musulmans dès les années 1930 pour « croisé » – le mot n’apparaît jamais dans les chroniques médiévales où le terme « Francs » porte encore assez de barbarie pour disqualifier l’ennemi. « Salib », « croisé », est une traduction du xxe siècle, probablement depuis le français. La fornication – et l’abjection ou abomination qui lui est associée, probablement l’homosexualité ici – appartient à un lexique à la fois beaucoup plus ancien, indiscutablement médiéval, et beaucoup plus récent, ressuscité dans les milieux salafistes et djihadistes de ces dernières décennies. Au contraire, usé par un siècle d’anathèmes, « croisé » semble perdre de sa force. Il signifie désormais simplement « Européen », « Occidental », un peu comme « Boche » pouvait venir sous la plume d’un Français de 1940, simplement pour qualifier l’ennemi « héréditaire ». Ainsi, les deux équipes de football de France et d’Allemagne sont qualifiées de « croisées » – l’Allemagne n’a bien sûr jamais engagé d’opération militaire contre l’État islamique, ni plus généralement au Moyen-Orient depuis 1945. Les mots médiévaux, depuis longtemps oubliés, ont regagné dans la longue occultation moderne du xixe-xxe siècle une force neuve. Ainsi du L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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DOSSIER

L a révolution gothique

De l’art français à l’expansion européenne La construction des cathédrales gothiques repose sur une véritable révolution technique. Cet art né en Ile-de-France au xiie siècle se propage dans toute la Chrétienté, qui traverse alors une période de floraison économique et intellectuelle dont les immenses – et orgueilleuses ? – cathédrales sont le symbole. Une « révolution globale », selon Jean Wirth. Entretien avec Jean Wirth

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L’AUTEUR Jean Wirth est professeur honoraire à l’université de Genève. Il a consacré trois importants volumes à l’évolution des images au cours du Moyen Age, dont L’Image à l’époque gothique, 1140-1280 (Cerf, 2008). Il vient de publier Villard de Honnecourt, architecte du xiiie siècle (Droz, 2015).

On fait commencer l’architecture gothique avec la reconstruction partielle de la basilique SaintDenis par l’abbé Suger, à partir de 1137, et le début du chantier de la cathédrale de Sens dans les mêmes années. Pour Saint-Denis, il s’agit de la façade occidentale et du déambulatoire – la nef ne sera bâtie qu’en 1231 (cf. Dominique Alibert, p. 44). A Sens, le chœur et la nef conservent leur élévation du premier gothique, à l’exception de l’agrandissement des fenêtres hautes au siècle suivant. Le gothique est donc né en Ile-de-France, puis s’étend dans les domaines rattachés, directement ou indirectement, à la couronne. Il pénètre rapidement en Angleterre, colonisée par les Normands francophones. L’Allemagne et l’Italie restent réfractaires à cette nouvelle mode pendant près d’un siècle. a révolution artistique ne L touche-t-elle que l’architecture ? Non bien sûr. Il faut parler de la sculpture, bien qu’il n’y ait pas de date, comme 1137, qui marque une vraie rupture. Il y a néanmoins une évolution rapide qui mène dès la fin du xiie siècle la sculpture à entrer en compétition avec celle de l’Antiquité, dans des œuvres qui ont un niveau de qualité insurpassable, comme à la cathédrale de Strasbourg. Mais il faut en finir avec l’idée, qui

DR

L’Histoire : Qu’est-ce que le gothique ? Jean Wirth : C’est d’abord la désignation moderne d’un type d’architecture qui se met en place au xiie siècle. Au Moyen Age, on parle, pour désigner cette architecture nouvelle, d’« opus francigenum », d’art français, puis, dans l’Italie de la Renaissance, d’art allemand. Le changement est effectivement avant tout architectural. Dans le cas de la sculpture, par exemple, il y a une évolution très régulière au fil du xiie siècle mais on ne décèle pas de changement aussi important. Et ce qui fait révolution en architecture, c’est d’abord une rupture technologique qui produit des constructions d’allure nouvelle. Cette rupture avec l’art roman se prépare au début du xiie siècle. Elle aboutit à la mise en place de la voûte d’ogives sur arcs brisés qui dégage les murs gouttereaux1 presque jusqu’au sommet des voûtes, permettant de placer des fenêtres hautes pour bien éclairer la nef. Et cette voûte s’allège de plus en plus, rendant possible des constructions toujours plus hautes. Apparaissent rapidement, certainement dès le milieu du siècle, les arcs-boutants qui, en soutenant la construction de l’extérieur, allègent encore la structure, favorisant à la fois la course au gigantisme et l’évidement des murs par de grandes verrières.


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Le bleu de Chartres C athédrale de Chartres, vitrail de la vie de saint Sylvestre dans le déambulatoire, avant 1221.

MANUEL COHEN

Les constructeurs et les sculpteurs sont représentés en tant que donateurs à sa base.

était celle d’Émile Mâle par exemple, que la cathédrale pouvait être une Bible des illettrés, leur apprenant à travers sculptures et vitraux des épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le but était certainement beaucoup plus d’éblouir que d’enseigner. Si on se penche sur les vitraux, par exemple, les iconographies sont souvent très complexes ; ils ne peuvent alors être déchiffrés que par des lettrés. Et, lorsque des vers latins abscons servent de légendes, c’est une étrange manière de faire le catéchisme aux illettrés ! Le système iconographique est aussi un système de remplissage. On veut recouvrir complètement l’édifice d’images ayant une certaine dignité, pour rompre avec le décor de fantaisie, très présent dans l’art roman, qui recule désormais au profit de scènes figuratives représentant des événements ou des personnages de l’histoire sainte. Les socles de la façade de la cathédrale d’Amiens sont couverts d’épisodes de la vie de petits prophètes tellement obscurs que parfois encore on se casse la tête dessus… Il reste cependant des drôleries, des dessins ou images plus ou moins grotesques et comiques sans liens avec le reste de l’édifice, par exemple dans les chapiteaux de la cathédrale de Reims, mais c’est bien peu. En fait, au xiiie siècle, les drôleries s’enfuient des cathédrales pour se réfugier dans les marges des

manuscrits, avant d’y revenir dans les stalles un ou deux siècles plus tard, sur les miséricordes2 et donc sous les fesses des chanoines ! Il reste de la drôlerie dans les gargouilles tout de même, monstrueuses, drôles et parfois obscènes. Il faut dire qu’il s’agit là de décorer un tuyau portant de l’eau à l’extérieur… on n’allait tout de même pas lui donner l’apparence d’Abraham ou de sainte Catherine ! La gueule d’un dragon est parfaite pour cracher l’eau. out ceci suppose de réelles T innovations technologiques… Comment les expliquer ?

À SAVOIR

Gothique, histoire d’un mot L’adjectif « gothique » se dit aujourd’hui d’une architecture fondée sur la généralisation de la croisée d’ogives sur arcs brisés, apparue en France dans les années 1130. Par extension, il s’applique aux autres arts contemporains de cette architecture. A l’origine, le mot est péjoratif, car il sert à partir de la Renaissance à assimiler l’art médiéval à la barbarie supposée des Goths. La réhabilitation du Moyen Age, qui commence dans l’Angleterre du xviiie siècle, lui fait progressivement perdre cette valeur. A l’époque romantique, les médiévistes lui donnent le sens restreint actuel, définissant l’art antérieur comme roman.

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L’AUTEUR Directeur d’études à l’EHESS, Serge Gruzinski enseigne aussi à Princeton et à l’université fédérale de Para à Belem au Brésil. Il a publié de nombreux ouvrages (cf. p. 75).

L’Atelier des chercheurs

« La naissance du monde » Pionnier de l’histoire connectée, Serge Gruzinski a reçu en août 2015 le Grand Prix international de l’histoire qui lui a été remis à Jinan, en Chine. Il a prononcé à cette occasion une conférence que nous publions ici. Par Serge Gruzinski

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OLIVIER ROLLER/DIVERGENCE

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PICTURES FROM HISTORY/BRIDGEMAN IMAGES

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U

n américaniste européen se trouve confronté aujourd’hui à plusieurs défis, tous liés aux grandes transformations contemporaines. Les Européens peuvent-ils encore prétendre faire l’histoire du monde ? Sont-ils encore en mesure de jeter un œil universel sur le reste de la planète ? Et donc, dans mon cas particulier, sur l’histoire de l’Amérique latine ? Nos travaux sont-ils irrémédiablement entachés par l’eurocentrisme dont ils sont ­porteurs ? La mondialisation qui nous assiège sous toutes ses formes nous pousse à explorer les pistes d’une histoire globale. Une histoire globale qui se déclinerait au pluriel en s’écrivant depuis chaque espace local, en connectant et reconnectant le cadre de vie avec les cercles de la région,

de la nation, du continent, voire du globe dans lesquels il s’insère. Cette histoire globale aurait pour fil conducteur et trame commune à la fois l’exploration systématique des processus de mondialisation et l’examen des résistances et des obstacles auxquels se sont heurtées ces transformations planétaires. L’entreprise, il va de soi, ne saurait être que collective. Mais je peux au moins envisager la question dans le contexte qui m’est le plus familier, celui du xvie siècle des Ibériques1. Le xvie siècle constitue un moment crucial pour comprendre la mondialisation et les origines de la modernité d’un point de vue européen. Ce n’est pas un hasard si le juriste allemand Carl Schmitt (18881985) a introduit le mot « global » en

Vu de Chine Carte « de la myriade de pays dans le monde », vers 1602, imprimée en Chine à la demande de l’empereur Wanli par le missionnaire italien Matteo Ricci qui introduisit dans le Céleste Empire la cartographie de la Renaissance. Les lettrés chinois découvrent une nouvelle manière de représenter le monde, celle qui s’imposera sur toute la planète.

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G U I D E

Expositions

Détail du chaudron en or et argent de Gundestrup (iie siècle av. J.-C.). Il a été mis au jour en 1891 dans le Jutland (Danemark).

Les Celtes de Sa Majesté

D

epuis quelques mois, une grande exposition internationale consacrée à l’archéologie des Celtes se tient au British Museum de Londres. C’est la première fois depuis plus de trente ans qu’une exposition majeure est consacrée aux Celtes en Grande-Bretagne. Les pièces les plus insignes, comme le splendide bouclier de bronze trouvé dans la Tamise à Battersea, ont été réunies, certaines provenant de fouilles récentes faites en France et en Allemagne. On L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016

peut ainsi voir, les extraordinaires bronzes d’art du iiie siècle av. J.-C. découverts en 1999 à Roissy, lors des travaux d’extension de l’aéroport. Centrée sur l’art celtique, l’exposition de Londres a pour ambition de montrer au visiteur ce en quoi consiste l’« identité » des Celtes, qui s’enracine dans le lointain passé pré-romain de l’Europe. On sort un peu troublé de cette exposition. Le monde celtique apparaît comme ayant son cœur dans les îles Britanniques, de l’Irlande à l’Écosse et au

pays de Galles ; l’Europe ancienne ne formant qu’une sorte de périphérie finalement marginale. Si cette image est conforme aux clichés et aux idées reçues qui circulent aujourd’hui sur les Celtes, elle est fausse du point de vue historique. Les savants grecs et les historiens romains n’ont en effet jamais considéré que les îles Britanniques étaient peuplées de Celtes. Rencontrés pour la première fois par les Grecs de Marseille au vie siècle av. J.-C., les Celtes de l’Antiquité habitaient le territoire actuel de la

THE NATIONAL MUSEUM OF DENMARK

Le British Museum accueille une exposition consacrée aux Celtes. Superbe mais troublante.


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France et étaient assimilés aux Gaulois par les Romains. Dans les îles Britanniques, la « culture matérielle » celtique arrive à l’époque pré-romaine, se développe à l’époque romaine (alors que le continent est romanisé) et s’épanouit dans l’art chrétien irlandais du haut Moyen Age. Que s’est-il passé alors ?

Esses et triskèles Tout ceci procède d’une « tradition inventée », pour reprendre l’expression d’Eric Hobsbawm. C’est une reconstruction, dont nous mesurons bien aujourd’hui le caractère en partie fictif. A la fin du xixe siècle, la multiplication des découvertes archéologiques a fait apparaître l’existence d’une culture matérielle particulière, que non seulement possédaient les Celtes ou les Gaulois de l’Antiquité, mais qui était commune aux peuples de la plus grande partie de l’Europe. Ils produisaient les mêmes types d’objets, vivaient dans les mêmes genres d’agglomérations et surtout avaient développé un style ornemental reconnaissable entre tous. Ils couvraient leurs possessions les plus prestigieuses – leurs armes, leurs services de banquets, leurs chars et les harnachements de leurs chevaux – d’une profusion de motifs d’enroulements d’esses (en forme de « S ») et de triskèles (à trois spirales). L’évidence d’une « civilisation matérielle » celtique s’est imposée dès lors. Les populations d’Europe continen-

tale avaient manifestement partagé les mêmes représentations symboliques, la même structure d’imaginaire collectif et sans doute les mêmes savoirs et interprétations du monde. Or, dans les îles Britanniques, cette culture a non seulement survécu à la conquête romaine du continent, mais elle a continué à s’y développer, alors que les anciens

Des oiseaux stylisés sont gravés sur ce

bouclier en bronze du iiie siècle av. J.-C. retrouvé dans la Tamise.

Celtes étaient désormais définitivement ­absorbés dans la culture romaine. Ainsi la culture « celtique » tardive des îles Britanniques a-t-elle pu conserver une mémoire – certes déformée – de ce qu’avait été l’ancienne « civilisation celtique » de l’Europe pré-romaine.

Cela fait-il d’eux des Celtes à proprement parler ? Certainement pas, de la même manière que l’américanisation évidente de nos modes de vie depuis 1945 ne fait pas de nous tous des « Américains ». La « celtisation » de l’Europe, que révèle l’archéologie, suggère l’existence de processus plus subtils de métissage et d’adaptation. Les archéologues ont abandonné en effet les interprétations simplistes qui attribuaient, jusqu’à il y a peu encore, ce phénomène d’« expansion culturelle celtique » à des invasions ou des migrations de populations. A l’image de la « culture gothique » du Moyen Age, la « culture celtique » s’est donc répandue en Europe plutôt comme un courant d’idées et de représentations communes. Certes, une exposition conçue pour être un blockbuster ne peut pas s’embarrasser de questions ; mais pourquoi pas ? A l’heure des crispations identitaires de toutes sortes, devrait-on considérer que ces choses sont trop compliquées pour le public ? Laurent Olivier

Conservateur en chef du patrimoine, responsable du département d’archéologie gauloise et celtique au musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye (78) À VOIR

Celts. Arts and identity jusqu’au 31 janvier au British Museum, Londres.

Darwin dans tous ses états La Cité des sciences et de l’industrie propose une grande exposition sur le naturaliste.

THE TRUSTEES OF THE BRITISH MUSEUM

A

vec De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle publiée à Londres en 1859, Charles Darwin bouleverse la compréhension des sciences naturelles de ses contemporains. Et ce, par deux apports majeurs. Le premier repose sur l’idée que les générations se succèdent en se diversifiant. Le second est l’hypothèse de la sélection naturelle. En dotant la biologie d’une théorie générale lui permettant d’expliquer la diversité et l’évolution des êtres vivants, l’œuvre de Charles Darwin constitue une véritable révolution scien-

tifique. Mais qui s’est imposée difficilement, comme le montre l’exposition qui se déroule à la Villette. En effet, ces idées ont bien souvent été mal comprises et ont heurté les convictions de ceux qui croyaient en la théologie naturelle. La série de caricatures de l’époque montrant Charles Darwin affublé d’un corps de singe prouve à quel point ces théories ont été moquées et méprisées. Avant de triompher. L’exposition ne s’intéresse pas uniquement au combat opposant évolutionnistes et créationnistes. Elle montre

également l’homme dans cette société victorienne du xixe siècle. Sa formation, son parcours et notamment le long voyage de près de cinq années effectué à bord du HMS Beagle, navire de la Royal Navy. Entrepris à 22 ans, en 1831, ce tour du monde affine son sens de l’observation et de la réflexion. Des intuitions dont les chercheurs d’aujourd’hui O. T. continuent de s’inspirer. À VOIR

Darwin l’original jusqu’en août à la Cité des sciences et de l’industrie, Paris. L’HISTOIRE / N°419 / JANVIER 2016


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