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Sommaire
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ACTUALITÉS
DOSSIER
L’ÉDITO
3 L’efficacité du Verbe
FORUM Vous nous écrivez 4 Retours de Tunisie ON VA EN PARLER
Exclusif 6 Hommage à Crémieux-Brilhac
Par Jean-Pierre Azéma
ÉVÉNEMENT
30 Les fanatiques
Dublin, 1916 1 2 N aissance de l’Irlande
de l’Apocalypse
ACTUALITÉ
Débat 20 Que faire des
32
« Dans la Bible, l’Apocalypse est un texte politique »
mauvais citoyens ? Par Jean-Clément Martin
P atrimoine
Par Patrick Henriet
Par Hervé Duchêne
Par Jacques Berlioz
Le livre de feu de Beatus de Liébana
N ucléaire
La vision optimiste de Joachim de Flore
22 La colonne Trajane dévoilée
2 4 Les leçons de Fukushima Par Franck Guarnieri
et Aurélien Portelli
A rchéologie 26 Rome, ses thermes,
Lexique 41
Le temps des révoltes juives
Par Maurice Sartre
44
ses parasites Par Fabienne Lemarchand
PORTRAIT Francesca Trivellato 28 Le monde dans un diamant Par Guillaume Calafat
COUVERTURE : La Mort, carte du tarot dit de Charles VI, xve siècle (BNF, Réserve KH-24-4, n° XIII). RETROUVEZ PAGE 97 les Privilèges abonnés ABONNEZ-VOUS PAGE 61 Ce numéro comporte six encarts jetés : L’Histoire hors-série n° 2, ARP (Fritz Bauer), European Lottery Guild (abonnés) ; L’Histoire (deux encarts kiosques France et étranger, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
Entretien avec Pierre Gibert
Luther, le pape et les guerriers de Dieu Par Denis Crouzet
50
Le secret de Mélanie
Par Michel Winock
52
Le djihad de la fin des temps
Par Jean-Pierre Filiu
56
Reagan à l’assaut des « forces du mal »
Par Philippe Joutard
L’ÉDITION NUMÉRIQUE DE L’HISTOIRE EST DISPONIBLE SUR VOTRE TABLETTE OU VOTRE SMARTPHONE
L’HISTOIRE / N°422 / AVRIL 2016 StoreLH.indd 1
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Par Christophe Gillissen
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L’ATELIER DES CHERCHEURS
GUIDE LIVRES
78 « L’Évêque et le territoire » de Florian Mazel Par Yann Coz
80 La sélection de « L’Histoire » Bande dessinée
85 « Journal d’Anne Frank »
d’Antoine Ozanam et Nadji Par Pascal Ory
Classique 87 « Les Fanatiques de l’Apocalypse » de Norman Cohn Par Yann Potin
62 C omment les Suisses racontent
leur histoire Par Thomas Maissen
Revues 8 8 La sélection de « L’Histoire » SORTIES Expositions
9 0 La franc-maçonnerie à la BNF Par Olivier Thomas
92 Nouveaux regards sur le Front populaire à Montreuil Par Anne de Floris
AKG. JOSSE/LEEMAGE. UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE-INSTITUT DE PAPYROLOGIE, P. REIN. II 103 (P. SORB. INV. 2111)
93 Femmes du Rhône et
de Lyon aux Archives départementales du Rhône Par Fabien Paquet
Cinéma 9 4 « Eva ne dort pas »
de Pablo Agüero Par Antoine de Baecque
70 Q u’est-ce qu’un génie ? Par Darrin M. McMahon
95 « Fritz Bauer » de Lars Kraume 95 « Ran » d’Akira Kurosawa Médias
9 6 « Protestants de France »
de Valérie Manns
96 « Libertador » d’Alberto Arvelo CARTE BLANCHE
9 8 La mémoire immédiate du
13 novembre Par Pierre Assouline
74 É gypte romaine.
Les bébés du dépotoir
LA LETTRE DE L’HISTOIRE C artes, débats, expositions : pour
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La Lettre de L’Histoire
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Par Antonio Ricciardetto
L’HISTOIRE / N°422 / AVRIL 2016
Bombardement C ette photographie est prise pendant le bombardement par l’artillerie et la canonnière britanniques de la Cour de justice de Dublin le 26 avril 1916. Ci-dessus : Elisabeth II dépose, le 17 mai 2011, une gerbe au jardin du Souvenir (Garden of Remembrance) à Dublin.
L’HISTOIRE / N°422 / AVRIL 2016
Événement
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UBLIN, 1916 D NAISSANCE DE L’IRLANDE
Il y a un siècle, le 24 avril 1916, lundi de Pâques, des nationalistes irlandais investissent les principaux bâtiments administratifs de Dublin. Un soulèvement improvisé et rapidement réprimé par les Britanniques. Il va pourtant ouvrir la voie vers l’indépendance. Récit.
UNIVERSAL HISTORY ARCHIVE/UIG/BRIDGEMAN IMAGES. MICHAEL DUNLEA/EXPRESS SYNDICATION/MAXPPP. DR
Par Christophe Gillissen
L
e 24 avril 1916, lundi de Pâques, vers midi, à la tête de quelque 150 hommes, Patrick Pearse prend possession de la Poste centrale de Dublin. Depuis le perron, le poète nationaliste proclame la fondation d’une République irlandaise devant des passants médusés, indifférents ou hostiles. « Irlandais, Irlandaises. Au nom de Dieu et des générations mortes desquelles elle a reçu ses vieilles traditions nationales, l’Irlande, à travers nous, appelle ses enfants à se rallier à son étendard et lance le combat pour sa liberté. […] Nous proclamons le droit du peuple d’Irlande à la propriété de l’Irlande, et au contrôle sans entraves de sa destinée ; le droit à être souverain et indivisible. La République d’Irlande est en droit d’attendre, et d’ailleurs elle le requiert, l’allégeance de tous les Irlandais et Irlandaises. La
République garantit la liberté religieuse et civile, des droits égaux et les mêmes chances pour tous les citoyens. […] En cette heure suprême, la nation irlandaise doit, par sa valeur, sa discipline, et l’acceptation par ses enfants du sacrifice pour le bien commun, prouver qu’elle est digne de la destinée auguste à laquelle elle est appelée. » Ailleurs dans la ville, quatre bataillons de rebelles occupent des bâtiments dominant les points d’accès par où les troupes britanniques sont attendues, tandis que des barricades sont élevées et des tranchées creusées (cf. p. 15). Mais les insurgés ne parviennent pas à prendre le château de Dublin, siège de l’administration britannique, pas plus que les gares et les ports de Dublin et de Kingstown, au sud. Les quelques soldats et policiers présents dans la ville, pris au
L’AUTEUR Professeur d’études irlandaises à l’université de Caen, Christophe Gillissen a notamment publié Une relation unique. Les relations irlandobritanniques de 1921 à 2001 (Presses universitaires de Caen, 2005).
dépourvu, tombent sous les tirs des rebelles retranchés. Mais, dès le lendemain, la loi martiale est proclamée et des renforts militaires britanniques commencent à arriver en grand nombre. Des combats intenses ont lieu au sud-est, près des minoteries de Boland tenues par les insurgés : ils empêchent les soldats débarqués à Kingstown d’entrer dans la ville par le pont de Mount Street, leur infligeant de lourdes pertes. De même, la bataille fait rage au sud-ouest où les rebelles occupent des bâtiments syndicaux (South Dublin Union) et tirent sur les troupes du camp de Curragh qui descendent à la gare de Kingsbridge. Plus de 16 000 soldats – Anglais, Gallois, Écossais et Irlandais – sont déployés dans la capitale au fil des jours, ainsi que de l’artillerie lourde. Le mercredi 26, une canonnière L’HISTOIRE / N°422/ AVRIL 2016
Actualité
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Que faire des mauvais citoyens ? Pendant la Révolution, l’Assemblée multiplie les sanctions contre les nobles « émigrés » qui quittent la France.
Déchoir L e projet de loi de révision constitutionnelle de protection de la nation voté à l’Assemblée le 10 février 2016.
L
Note 1. Le 12 juillet 1790, la Constitution civile du clergé réorganise l’Église. Les prêtres qui n’y prêtent pas serment sont dits « réfractaires ». L’HISTOIRE / N°422 / AVRIL 2016
e 16 juillet 1789, le comte d’Artois, frère cadet du roi Louis XVI, le prince de Condé et leurs proches quittent la France en hâte. Pour eux, depuis la prise de la Bastille, le principe monarchique est en péril et le pays ainsi que sa noblesse sont livrés aux factieux. Ces grands seigneurs sont les premiers « émigrés » ou « émigrants ». La terminologie se fixe peu à peu pour garder « émigrés », mot qui qualifie les opposants à la Révolution partis hors
des frontières pour combattre diplomatiquement et militairement les nouvelles mesures. C’est autant au nom de l’honneur qu’en raison de positions politiques que ces aristocrates agissent. En revanche, les motivations des milliers d’officiers de petite noblesse et de prêtres qui, après 1791, s’enfuient en Allemagne ou en Angleterre sont plus simples : ces hommes refusent le nouveau régime et la Constitution civile du clergé1. Au total, ce sont près de
100 000 personnes – plus sûrement 150 000 voire 300 000 – qui expriment leur désaccord. L’Assemblée s’empare de la question. Pour les députés les plus modérés, l’appartenance à la nation s’exprimant par l’adhésion volontaire, seul le délit de désertion devrait être sanctionné. Les émigrés qui prendraient les armes, après avoir prêté serment, seraient eux considérés comme des traîtres et soumis aux lois existantes. Il n’y aurait donc pas à créer un statut
FRANÇOIS L AFITE/WOSTOK PRESS/MAXPPP
Par Jean-Clément Martin*
/ 2 1 particulier pour les émigrés, qui pourraient demeurer citoyens. Mais définir la nationalité par l’adhésion supposait de demander à tous les citoyens de prêter, le jour de leur majorité par exemple, un serment civique. L’Assemblée rejette le projet, invoquant l’impuissance de l’État à faire respecter les serments. Les députés plus radicaux, les futurs girondins Vergniaud et Brissot, parlent quant à eux d’un crime d’émigration. Ils invoquent le « salut public » pour limiter les libertés et punir « lâches » et « traîtres ». Vergniaud réclame la mort civile pour les « déserteurs », qu’il faut faire rétrograder de la citoyenneté active à la citoyenneté passive.
ROGER-VIOLLET
Morts civilement
En conséquence, l’Assemblée décide, le 1er août 1791, que « tous les Français absents du royaume sont tenus de rentrer en France dans le délai d’un mois ». Le 9 novembre, elle décrète que « les Français rassemblés au-delà des frontières du royaume sont, dès ce moment, déclarés suspects de conjuration contre la Patrie. Si, au premier janvier prochain, ils sont encore en état de rassemblement, ils seront déclarés coupables de conjuration ; ils seront poursuivis comme tels, et punis de mort ». Les « fonctionnaires publics absents du royaume sans cause légitime sont aussi déchus […] des droits de citoyen actif ». Cette loi est adoptée le 20 avril 1792 mais n’est pas appliquée, le roi ayant mis son veto. Il laisse, en revanche, déchoir de tous ses droits le prince de Condé, déclaré rebelle. Chacun peut lui « courir sus » et le mettre à mort s’il revenait en France. Cette pratique archaïque se conjugue donc à des principes inédits pour sanctionner les partisans d’un retour à l’Ancien Régime, sans avoir à apprécier la bonne foi des personnes incriminées. L’identité française et la citoyenneté dépendent dorénavant de l’appartenance à la communauté politique. Cette orientation s’est renforcée au fil des luttes politiques
et avec la tentative de fuite du roi hors du pays, arrêtée à Varennes le 21 juin 1791. Dès le 8 avril 1792, l’Assemblée vote la confiscation des biens des émigrés. Sont concernés ceux qui, étant sortis du territoire après le 1er juillet 1789, ne seront pas rentrés au 9 mai 1792, soit un mois après la décision. La guerre déclarée le 20 avril 1792 change la donne. Quelques milliers d’émigrés vont participer à la lutte contre la France aux côtés des troupes autrichiennes et prussiennes. Ce qui pouvait relever d’un choix personnel devient un enjeu national. Se pose alors la question de la définition de la nation et de l’attitude à adopter vis-à-vis de ceux qui luttent contre elle.
Le 9 octobre 1792, « les émigrés français sont bannis à perpétuité du territoire de la République »
Le 28 juillet 1792, devant l’avancée des ennemis, l’Assemblée décrète qu’il y a urgence et met « tous les citoyens […] en état de réquisition continuelle », avant de décider, en août et septembre, que « les pères et mères, femmes et enfants des émigrés demeureront consignés dans leurs municipalités respectives » et que les familles devront fournir l’habillement, l’armement et la solde de deux soldats pour chaque « enfant absent », c’est-àdire émigré. Le pas décisif dans la répression est pris le 9 octobre 1792 par la Convention dirigée par les Girondins : « Les émigrés pris les armes à la main […] seront, dans les vingt-quatre heures, livrés à l’exécuteur de la justice et mis à mort. » Par
Fuir L es premiers
fuyards de la Révolution, dont le comte d’Artois, futur Charles X et le prince de Condé.
Note 2. On ne parle pas d’apatrides pour qualifier les émigrés qui, s’ils ne sont plus citoyens, restent cependant français.
ailleurs « les émigrés français sont bannis à perpétuité du territoire de la République »2. Ces positions sont confirmées le 28 mars 1793, la loi ajoutant que « les émigrés sont […] morts civilement » et que leurs biens sont « acquis à la République » suscitant plus d’une centaine de décrets. Par ailleurs, la qualification d’émigré est élargie aux contre-révolutionnaires de l’Ouest et de Lyon. Thermidor – la chute de Robespierre le 27 juillet 1794 – ne modifie rien de ce dispositif récapitulé enfin dans la loi du 25 brumaire an III (15 novembre 1794) au fil d’une centaine d’articles. Les sanctions sont maintenues dans leur sévérité : les jugements sont prononcés par une commission et sont appliqués sous 24 heures. Les enfants émigrés qui rentrent doivent être déportés s’ils ont moins de 16 ans ou punis de mort dans le cas inverse. Il faut attendre le 28 vendémiaire an IX (20 octobre 1800) pour que Bonaparte raye des listes d’émigrés les paysans, les ouvriers, les femmes et les enfants. Puis le sénatus-consulte du 6 f loréal an X (26 avril 1802) amnistie les émigrés qui acceptent de prêter serment. Mais ce n’est qu’avec la loi du 27 avril 1825, promulguée par le comte d’Artois devenu Charles X, que l’indemnisation des émigrés est réglée et ce chapitre judiciaire clos. Restent les souvenirs douloureux et les rancunes, qui ne s’apaisent que lentement au fil du xixe siècle, sans que ne disparaisse jamais dans la mémoire nationale l’amalgame entre émigrés et agents de l’étranger. n * Professeur émérite à l’université Paris-I L’HISTOIRE / N°422 / AVRIL 2016
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DOSSIER
L ’Apocalypse
« Dans la Bible, l’Apocalypse est un texte politique » Les grands textes apocalyptiques sont rares dans la Bible : livre de Daniel dans l’Ancien Testament, Apocalypse de Jean dans le Nouveau. Leur postérité est pourtant immense. Au prix souvent de contresens, nous explique Pierre Gibert. Entretien avec Pierre Gibert
Notes * Cf. lexique p. 34. 1. Toutes les citations sont tirées de la Bible de Jérusalem, édition revue et corrigée, Le Cerf, 1998. L’HISTOIRE / N°422 / AVRIL 2016
ensuite une vision » (Apocalypse de Jean, IV, 1) ; « Alors je vis surgir de la mer une Bête* ayant sept têtes et dix cornes, sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des titres blasphématoires » (XIII, 1). Ces apocalypses ne sont pas à proprement parler des récits : Jean comme Daniel y font confidence de ce qu’il leur a été donné de voir ou d’entendre. Mais il est erroné, je pense, de parler des apocalypses comme d’un genre littéraire, car elles mêlent des styles très variés : transcription de songes, poèmes, prières et, surtout, visions. L’écrivain d’apocalypse se dit lui-même tantôt prophète, tantôt mutique : il reçoit de Dieu l’ordre d’écrire quelque chose qui doit rester secret. Ainsi de « la prophétie scellée » dans le livre de Daniel : « J’écoutais sans comprendre. Puis je dis : “Mon Seigneur, quel sera cet achèvement ?” Il dit : “Va, Daniel ; ces paroles sont closes et scellées jusqu’au temps de la Fin” » (Daniel, XII, 8-9). uels sont, dans la Bible, Q les grands textes « apocalyptiques » ? Rappelons d’abord que ce genre est apparu tardivement dans le monde juif, guère avant le iie siècle av. J.-C., alors que le Pentateuque (les cinq premiers livres de la Bible, la Torah des Juifs) a été rédigé entre le viiie et le ive siecle av. J.-C. C’est le moment où les Juifs accèdent à une
DR
L’AUTEUR Prêtre jésuite, Pierre Gibert est professeur honoraire de l’université catholique de Lyon. Il a notamment publié Petite histoire de l’exégèse biblique (Le Cerf, 1992) et Comment la Bible fut écrite. Introduction à l’Ancien et au Nouveau Testament (Bayard, 2011).
L’Histoire : Qu’est-ce que l’« apocalypse* » ? D’où vient ce nom ? Pierre Gibert : Étymologiquement, la racine grecque signifie « révélation ». L’apocalypse, c’est d’abord la révélation de secrets divins. Mais assez tôt, dans les premiers siècles du christianisme, le sens s’est réduit pour ne plus désigner que la révélation de la fin du monde jusqu’à l’établissement du royaume de Dieu. Les textes qui relèvent de ce genre ont, dans la Bible, une place particulière. Ils se distinguent des textes « prophétiques » de l’Ancien Testament (c’est-à-dire les livres des prophètes, mais aussi les « livres historiques »), dans lesquels un prophète a entendu les révélations divines et les a donc transmises oralement. Dans l’ensemble « prophétique » de l’Ancien Testament, le principe d’oralité reste affirmé, aussi soigneusement écrits que soient ces livres. Par contre, même s’il existe une part prophétique dans le texte apocalyptique, l’annonce orale y est relativement limitée, ce qui destine généralement ces livres à la seule lecture. Autres caractéristiques : dans les apocalypses, le texte est, pour sa plus grande part, à la première personne (dans Daniel, à partir du chapitre VII), leur auteur recevant la révélation à travers des visions personnelles. « Moi, Daniel, mon esprit en fut écrasé et les visions de ma tête me troublèrent » (VII, 15)1. Ou encore, chez Jean : « J’eus
PAUL M. R. MAEYAERT/BILDARCHIV MONHEIM/AGE FOTOSTOCK
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culture écrite. Les écrits apocalyptiques ont une place relativement restreinte dans la Bible : le livre de Daniel dans l’Ancien Testament, ainsi que quelques passages dans les livres des prophètes Ézéchiel et Zacharie. Dans le Nouveau Testament, seule l’Apocalypse de Jean, placée à la fin de la Bible, relève de ce genre. Elle est d’ailleurs le texte du Nouveau Testament qui s’inscrit le plus dans la tradition des livres prophétiques de l’Ancien Testament : on y retrouve la même démarche : se faire le messager de Dieu, annoncer la volonté de Dieu. L’Apocalypse de Jean est constituée de trois documents : le plus ancien, le chapitre XII, rédigé sous la forme d’un poème-prière ; la partie centrale, la plus importante, fait état des calamités (Apocalypse, IV-X) puis du combat contre la Bête (XIII-XX) ; le tout encadré des « lettres aux Églises d’Asie » (I-III), et des récits de la fin des temps dans l’attente de la Jérusalem* céleste (XXI-XXII). Au-delà de Daniel et Jean, de nombreux autres textes, qui n’ont finalement pas été retenus dans le canon biblique, relèvent de l’apocalyptique. Ils ont été essentiellement rédigés entre le iie siècle av. J.-C. et le iie siècle ap. J.-C., dans un contexte de troubles extrêmes (cf. Maurice Sartre, p. 41).
La Bête S ur ce panneau de la tenture de l’Apocalypse d’Angers, commandé par Louis Ier, duc d’Anjou, à Nicolas Bataille (xive siècle), l’archange Michel terrasse la Bête à sept têtes. La force des images a beaucoup fait pour le succès des textes.
quoi servaient ces textes ? A A redonner espoir aux croyants, à un moment de doutes et de désespoir alors que les fidèles, soumis à une puissance politique païenne néfaste, se sentaient désarmés et vaincus d’avance. En fait, le genre apocalyptique rend compte d’une certaine conception du mal dans l’Ancien Testament. D’abord conçu comme notion morale, plus ou moins individuelle, le mal apparaît « en commencement » dans la Genèse (dans des récits rédigés tardivement, pas avant le vie siècle av. J.-C.), notamment avec l’histoire d’Adam et Ève : l’homme est responsable de ses actes, et Dieu le punit pour le mal qu’il fait. Le mal peut également être collectif. Il apparaît ainsi dans les livres des prophètes : Dieu châtie son peuple pour ses fautes, puis lui pardonne lorsqu’il s’est repenti. Le temps apocalyptique, lui, est marqué par la toute-puissance maléfique d’un adversaire qui s’en
« Ces textes servent à redonner espoir aux croyants alors que les fidèles, soumis à une puissance politique païenne néfaste, sont désarmés et vaincus » L’HISTOIRE / N°422 / AVRIL 2016
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DOSSIER
L ’Apocalypse
Reagan à l’assaut des « forces du mal » Dans les États-Unis des années 1970, la musique et le cinéma s’emparent des grands thèmes apocalyptiques venus d’une solide culture biblique. De ce « revival » millénariste, les années Reagan sont aussi le fruit. Par Philippe Joutard
L’AUTEUR Membre du comité scientifique de L’Histoire, Philippe Joutard est spécialiste du protestantisme et des rapports entre histoire et mémoire. Il a dernièrement publié Histoire et mémoires, conflits et alliance (La Découverte, 2013).
E
n 1970, un pasteur texan, Hal Lindsey, publiait The Late Great Planet Earth (« Feu la grande planète Terre »), ouvrage qui, à partir des versets apocalyptiques* de la Bible, annonçait une fin du monde proche. Ce livre connut un immense succès : avec plus de 30 millions d’exemplaires vendus pendant la
décennie 1970, ce fut l’une des meilleures ventes de l’époque ; en outre, son public dépassa largement les milieux chrétiens, puisqu’il fut aussi lu par de nombreux musulmans. On en tira même un film avec le concours d’Orson Welles. Le signe principal de l’imminence du millenium* était la fondation de l’État d’Israël en 1948. Le retour du Christ devait intervenir dans la génération suivante, autrement dit pendant
Reagan serre la main du révérend Jerry Falwell (à droite), leader fondamentaliste, durant une convention des National Religious Broadcasters en 1984. Le révérend contribua grandement à la désignation de Reagan comme candidat républicain. L’HISTOIRE / N°422 / AVRIL 2016
DR. IRA SCHWARZ/AP/SIPA
Falwell père… L e président Ronald
/ 5 7 cette période. La guerre des Six-Jours de 1967, avec la prise de la totalité de Jérusalem*, renforçait Lindsey dans sa conviction. La CEE était assimilée à l’Empire romain de l’Apocalypse et donc gouvernée par l’Antéchrist*, tandis que l’URSS était le « royaume du Nord » signalé par le livre de Daniel. Ce climat apocalyptique dépassa le monde religieux au sens strict du terme. Le groupe Aphrodite’s Child (groupe grec créé par Vangelis et Demis Roussos), alors fort en vogue, sortit en 1972 un album intitulé 666 qui se voulait une adaptation musicale de l’Apocalypse de Jean. On y retrouvait Babylone*, les quatre cavaliers, les sept trompettes, la chute de l’ange, par exemple. Un des grands succès cinématographiques de l’année 1976 aux États-Unis fut La Malédiction de Richard Donner, avec deux suites en 1978 puis 1981. Le film racontait l’histoire d’un enfant contemporain né avec la marque 666 sur son crâne, et qui était donc l’Antéchrist.
Une tradition protestante bien ancrée Cette veine apocalyptique s’enracinait dans une longue tradition du monde protestant angloaméricain, déjà présente au cours de la première révolution anglaise au xviie siècle. Nombre de colons américains en rupture avec l’Église anglicane en étaient imprégnés. Au début du xixe siècle, une partie du Réveil (mouvement de retour à l’inspiration de la Réforme) se plaça dans cette tradition, comme les Adventistes* du septième jour qui se risquèrent à prévoir la fin du monde pour 1843-1844. On remarquera que ces groupes religieux à tendance apocalyptique furent créés dans la période suivant les bouleversements entraînés par la Révolution française, l’Empire
napoléonien, en réponse aux inquiétudes suscitées par ce monde nouveau. Le plus inf luent des millénaristes* du xixe siècle fut l’évangéliste anglo-irlandais John Darby : pour lui, l’histoire était divisée en sept périodes, les « dispensations », qui définissaient des étapes de la relation entre Dieu et l’homme ; la dernière période, celle du millenium, était imminente : elle devait être précédée du retour des Juifs en Palestine. Il donnait au lieu d’Armageddon*, cité une seule fois dans l’Apocalypse de Jean, une place déterminante, comme lieu d’affrontement final entre forces du bien et du mal. Par plusieurs voyages aux États-Unis, il diffusa avec succès cette théorie, prolongée plus tard par la Bible annotée de Cyrus Scofield dont s’est servi Hal Lindsey. Presque un siècle plus tard, la grande vague apocalyptique des années 1970 ne peut être séparée de la poussée fondamentale qui, dans ces années-là, touchait particulièrement les Églises baptistes du sud des États-Unis, ce que l’on appelle la Bible belt (ceinture biblique). Ce mouvement prônait un retour aux origines de la Réforme, et à l’Écriture seule (sola Scriptura), c’est-à-dire à la Bible considérée comme sans erreur et prise au pied de la lettre ; il refusait toute exégèse moderne, qui utiliserait les sciences humaines et la mise en contexte historique. Les fondamentalistes prêtaient une attention privilégiée aux textes apocalyptiques de Daniel et de Jean. A partir d’un mélange des deux textes et de l’adjonction d’autres citations bibliques éparses, ils constituèrent un digest simple : le retour du Christ et le millenium étaient imminents, mais seraient précédés de « l’enlèvement des justes » vers le ciel, du triomphe provisoire de l’Antéchrist et
MOTS CLÉS
Baptisme
Né au xviie siècle, il s’agit d’un courant évangélique qui accorde une grande importance au baptême adulte comme témoignage d’une foi volontaire.
Bible belt
Cette expression désigne le sud-est des États-Unis, dans lequel une forte proportion des habitants se réclame d’un protestantisme fondamentaliste.
Évangélisme
Le mouvement évangélique représente aujourd’hui la fraction majoritaire du protestantisme (60 %). Les évangélistes considèrent que la Bible constitue la parole de Dieu révélée et sans erreur.
… et fils L e candidat à
SCOTT MORGAN/REUTERS
la présidentielle Donald Trump (à gauche) accompagné par Jerry Falwell junior lors d’une conférence en Iowa pendant sa campagne en janvier 2016. Le probable candidat républicain ne répugne pas à la simplicité du combat final.
Note * Cf. lexique p. 34. L’HISTOIRE / N°422 / AVRIL 2016