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Sommaire
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DOSSIER
ACTUALITÉS L’ÉDITO
3 In or Out ?
FORUM Vous nous écrivez 4 Vues vénitiennes ON VA EN PARLER
Controverse 6 Le douloureux « secret » de
Primo Levi
ÉVÉNEMENT
Japon-Corée 1 2 L es femmes de réconfort :
un esclavage d’État ? Par Pierre-François Souyri
ACTUALITÉ Mémoire 20 Predappio, le musée qui
divise l’Italie Par Marie-Anne Matard-Bonucci
É tudiants 22 La saison des concours Par Vincent Duclert
O céanographie 24 L’année des méduses Par Jacqueline Goy
E nvironnement 26 Nicaragua : désastreux canal Par Gilles Bataillon
32 Guillaume
S port 28 L’Europe des nations de foot
le Conquérant
Entretien avec
Fabien Archambault
PORTRAIT
Mona Ozouf 3 0 Et les siens
34
Par Antoine de Baecque
Portrait historique du Conquérant Entretien avec David Bates
Une BD au Moyen Age ?
Révisez les concours
Par Térence Le Deschault de Monredon
Préparez le Capes et l’agrégation d’histoire avec des recueils d’articles rédigés par des spécialistes et publiés dans L’Histoire.
Que s’est-il passé à Hastings ?
Par Fabien Paquet
COUVERTURE nationale : Guillaume Ier le Conquérant avec son armée, manuscrit du xive siècle, (The British Library Board/Leemage) ; régionale : Guillaume le Conquérant, portrait vers 1580, Battle Abbey (Historic England/Bridgeman Images). RETROUVEZ PAGE 96 les Privilèges abonnés ABONNEZ-VOUS PAGE 95 Ce numéro comporte quatre encarts jetés : Sciences et Avenir (abonnés) ; L’Histoire (deux encarts kiosques France et étranger, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
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Et l’Angleterre devint européenne
Par Jean-Philippe Genet
54
VILLE DE BAYEUX
Carte : le premier empire transmanche
www.histoire.presse.fr
Mémoire. Un héros normand Par Véronique Gazeau
L’ÉDITION NUMÉRIQUE DE L’HISTOIRE EST DISPONIBLE SUR VOTRE TABLETTE OU VOTRE SMARTPHONE
L’HISTOIRE / N°424 / JUIN 2016 StoreLH.indd 1
08/10/2015 15:24
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L’ATELIER DES CHERCHEURS
GUIDE LIVRES
76 « Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui » de Pierre-François Souyri Par Maurice Sartre
78 La sélection de « L’Histoire » Bande dessinée
8 4 « Soleil brûlant en Algérie »
de Gaétan Nocq Par Pascal Ory
Classique 85 « Histoire de la conquête
58 Frankenstein, o u l’envers des Lumières Par Michel Porret
de l’Angleterre » d’Augustin Thierry Par Yann Potin
Revues 86 La sélection de « L’Histoire » SORTIES Expositions
8 8 La Sicile au British Museum
BRIDGEMAN IMAGES. EILEEN TRAVELL/PICTURES FROM HISTORY/AKG. UNIVERSITÉ DE STRASBOURG/FONDS JEAN HERMANN, H 124.003
Par Hervé Duchêne
90 Les châteaux de Savoie à Annecy Par Jacques Berlioz
91 L’or des Akan à Bordeaux Par Huguette Meunier
Cinéma 92 « Bella e perduta »
de Pietro Marcello Par Antoine de Baecque
64 L a naissance de l’athlète Par Jean-Manuel Roubineau
Médias 9 4 « Le Rhin, au fil de l’histoire » Par Olivier Thomas
94 « L’homme qui réinventa
l’histoire, Fernand Braudel »
CARTE BLANCHE
9 8 Que faire de Kipling ?
Par Pierre Assouline
70 L ’invasion des dieux étranges Par Olivier Christin
France Culture Vendredi 27 mai à 9 h 05 dans l’émission d’Emmanuel Laurentin, retrouvez la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire ». En partenariat avec L’Histoire. L’HISTOIRE / N°424 / JUIN 2016
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Triste sort
De jeunes Coréennes raflées par les Japonais pour être prostituées sont libérées en 1945 (sans lieu).
L’HISTOIRE / N°424 / JUIN 2016
Événement
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LES FEMMES DE RÉCONFORT : UN
ESCLAVAGE D’ÉTAT ?
Le gouvernement japonais a accepté, le 28 décembre 2015, d’indemniser les 46 « femmes de réconfort » coréennes encore vivantes et reconnu la responsabilité de l’État dans cette tragédie. Longtemps oubliées avant de devenir des héroïnes nationales, ces esclaves sexuelles des occupants japonais continuent de susciter le débat, politique et historique. Par Pierre-François Souyri
PICTURES FROM HISTORY/BRIDGEMAN IMAGES. DR. KYODO/REUTERS
L L’AUTEUR Historien spécialiste du Japon médiéval et contemporain, professeur à l’université de Genève, PierreFrançois Souyri est notamment l’auteur d’une Nouvelle histoire du Japon (Perrin, 2010). Il vient de publier Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui (Gallimard, 2016, cf. p. 76).
e 28 décembre 2015, après des années de polémique, le gouvernement japonais d’Abe Shinzo1 a accepté de verser 1 milliard de yens (7,5 millions d’euros) de dédommagement aux 46 « femmes de réconfort » sud-coréennes encore en vie et a reconnu la « responsabilité » de l’État japonais. Selon les autorités sud-coréennes, cet accord sera « définitif et irréversible » si le Japon met en œuvre les mesures promises qui prévoient le versement de l’argent sur un fonds coréen de compensation. Mais le processus semble au point mort car les victimes refusent ce projet bâti par les autorités sans les consulter. L’histoire de la guerre empoisonne ici encore le présent.
Des pratiques esclavagistes
Le terme de « femmes de réconfort » (ianfu) est un euphémisme qui désigne les jeunes filles raflées par l’armée impériale japonaise pour servir de prostituées
en Corée mais aussi en Chine et en Asie du Sud-Est durant la guerre d’Asie-Pacifique (19311945). Certes, toutes les armées en campagne ont provoqué, créé ou utilisé, à des degrés divers, une prostitution qu’elles ont, selon les cas, contrôlée directement ou laissée se constituer en dehors des camps ou des bases militaires. Les bordels militaires ne sont pas une spécificité japonaise, loin de là. Mais le cas des « femmes de réconfort » est d’une autre nature pour plusieurs raisons. D’abord, il s’agit d’une politique systématique menée et justifiée par les autorités japonaises : les « stations de confort » étaient gérées par l’armée ou par des officines qui en dépendaient. Faute de recensements précis, les chiffres sont discutables, souvent exagérés. Plusieurs dizaines de milliers de filles, dont un grand nombre de Coréennes, auraient travaillé, parfois des années durant, dans les bordels de l’armée (1 004 filles pour la
La reconnaissance
Le Premier ministre Abe Shinzo, le 28 décembre 2015.
seule XXIe armée dont les effectifs varièrent entre 40 000 et 50 000 hommes, soit une fille pour 50 hommes de troupe en moyenne). Là ne s’arrête pas la « particularité » du système. L’HISTOIRE / N°424 / JUIN 2016
Actualité
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Nicaragua : désastreux canal 1914 : États-Unis et Nicaragua s’entendent pour construire un canal interocéanique. 2016 : un consortium chinois est à la tête d’un projet similaire. Pharaonique et dangereux. Par Gilles Bataillon*
$
50 milliards
5 milliards (rénovation)
278 km
77 km
NICARAGUA
Doublure Titanesque, le projet
devrait permettre d’améliorer le trafic des plus gros navires, encore contraint à Panama malgré la fin des travaux d’agrandissement attendue pour mi-2016.
Managua Rivas Brito Lac Nicaragua
OCÉAN PAC I F I Q U E
CANAL DU NICARAGUA
400 000 tonnes 150 000 tonnes (bateaux) (bateaux)
Aguila Réserve naturelle Punta Gorda Réserve de la biosphère de Rio San Juan
Mer des Caraïbes
COSTA RICA
Colon Canal de Panama
PANAMA NICARAGUA
E
Panama Golfe de Panama 200 km
Expropriations Le long de la future voie d’eau (comme ici, à Brito) des milliers de paysans et de travailleurs pourraient être expropriés et spoliés.
Note 1. On verra sur ce point le très remarquable reportage d’Arte Nicaragua : un canal sous tension, 2015. L’HISTOIRE / N°424 / JUIN 2016
La mise en œuvre de cette nouvelle voie d’eau, peu probable dans l’immédiat vu son coût et son absence de rentabilité, serait une catastrophe écologique majeure
n 1914, le secrétaire d’État nord-américain William Jennings Bryan et le ministre nicaraguayen, Emiliano Chamorro, ratifiaient un traité concédant aux États-Unis, contre 3 millions de dollars de l’époque, le droit exclusif et inaliénable de construire un canal interocéanique doublant celui de Panama. Les ÉtatsUnis obtenaient en outre le droit d’établir pour 99 ans deux bases navales, l’une dans le golfe de Fonseca sur le versant Pacifique du pays, et une autre dans les îles du Maïs, au large de la mer des Caraïbes. Ce projet de canal interocéanique ne vit jamais le jour. Il fut même officiellement abandonné en 1970. Il n’en symbolisa pas moins durablement l’ambition des États-Unis sur la zone caraïbéenne, considérée comme un espace où devaient compter uniquement leurs intérêts stratégiques et commerciaux pardelà toute autre considération. Le traité de 1914 fut aussi emblématique de la volonté d’une partie des élites centraméricaines de se muer en véritables vassaux des Nord-Américains, seuls à même, pensaient-elles, de leur permettre de construire paix et prospérité dans la région. Presque un siècle plus tard, le Nicaragua a fait le même choix d’aliéner à une entité étrangère le droit de creuser un canal sur son territoire. Cette fois, les constructeurs sont chinois, en la personne d’un homme d’affaires, Wang Jing, basé à Hongkong mais
BRITTANY PETERSON/MCCL ATCHY DC/TNS/SIPANY/SIPA
HONDURAS
PANAMA
Légendes Cartographie
N
NICARAGUA
/ 2 7 en lien avec les autorités de la République populaire de Chine. Les négociations ont été menées dans le plus grand secret par Daniel Ortega, le président nicaraguayen, et ses proches conseillers. Les autorités ont mis devant le fait accompli le Parlement et l’administration de la région autonome de l’Atlantique Sud, par laquelle passe le plus gros du canal. Si, à la différence du traité Bryan-Chamorro, l’abandon de souveraineté auquel consent le pays n’est pas définitif, le contrat qui lie le Nicaragua à l’entreprise chinoise, la HK Nicaragua Canal Development Investment Co. Ltd. (HKND), n’en est pas moins déséquilibré. La HKND a le pouvoir de faire exproprier tous les terrains sur le tracé de la future voie d’eau – soit une zone de 10 km du nord au sud et de 280 km d’est en ouest – en indemnisant leurs propriétaires sur la base des prix déclarés au registre de la propriété et non pas aux prix du marché souvent beaucoup plus élevés. Davantage : elle peut procéder dans les mêmes conditions à d’autres expropriations sur l’ensemble du territoire, si celles-ci apparaissent nécessaires à l’accomplissement des travaux.
PEDRO X. MOLINA
50 milliards de dollars
Le projet, d’un montant de 50 milliards de dollars, ne se limite pas à la construction d’une voie d’eau permettant le passage de navires aux tonnages trop importants pour emprunter le canal de Panama. Il s’accompagne de la création de deux ports aux débouchés du canal : Brito sur le Pacifique et Aguila sur la mer des Caraïbes. Sont également prévus une zone de libreéchange, une place financière, une zone résidentielle et un aéroport international, tous situés entre Brito et Rivas. A ces installations portuaires et commerciales s’ajoute la mise en place de différentes infrastructures routières et zones touristiques, notamment sur les rives du lac Nicaragua et de l’île d’Ometepe. La mise en œuvre de cette nouvelle voie d’eau, peu
probable dans l’immédiat vu son coût et son absence de rentabilité, serait une catastrophe écologique majeure, à la fois pour les réserves naturelles du Rio San Juan et de Punta Gorda qu’elle traverse, et pour le lac Nicaragua, la plus grande retenue d’eau douce de la région. Reste qu’elle apparaît comme une très profitable affaire pour le consortium chinois et ses possibles associés nicaraguayens. Grâce à la concession approuvée le 14 juin 2013 par le Parlement à travers la « loi 840 », ils peuvent désormais s’approprier à bas prix des terres agricoles fertiles et une portion du plus grand lac du pays. Quant aux futures zones touristiques, elles sont promises à un bel avenir. Enfin, selon l’accord conclu, la HKND n’est nullement obligée de construire dans l’immédiat le canal, pour lequel elle a obtenu une concession cinquantenaire renouvelable une fois. Or la concession ne prend effet qu’à partir du moment de la mise en service du canal ; elle devient de facto illimitée si le projet n’est jamais achevé. Mieux encore, ces droits peuvent être cédés par la HKND à une autre entreprise ou à un autre État qui s’engagerait à poursuivre ce projet, sans que le Nicaragua puisse s’y opposer. Dans ces conditions, on peut imaginer qu’un tel programme paraisse rentable à la République populaire de Chine d’ici quelques décennies. Jusqu’à présent, les manifestations pacifiques des paysans
Impérialismes Cet avatar chinois
de l’Oncle Sam rappelle les dominations politique et économique subies par le pays depuis plus d’un siècle (illustration du Nicaraguayen Pedro X. Molina).
métis et des communautés indigènes et afro-américaines susceptibles d’être expropriés n’ont reçu que peu d’appui de la scène internationale. Au niveau national, les autorités, soutenues par les dispositions de la loi 840 en faveur de l’investisseur, ont multiplié les déclarations racistes comme les brutalités et les menaces à l’encontre des populations autochtones, entravant par là même la liberté d’action des journalistes et des organisations de défense des droits de l’homme venues leur prêter main-forte1. Il est incontestablement temps de les appuyer afin d’éviter une série de spoliations foncières tout à fait injustes, mais juridiquement légales, la réalisation de projets touristiques insensés, et peut-être un désastre écologique. n * Directeur d’études à l’EHESS
L’HISTOIRE / N°424 / JUIN 2016
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DOSSIER
G uillaume le Conquérant
Portrait historique du Conquérant Inspirer la peur et la confiance : telles semblent être les clés du gouvernement et du succès de Guillaume le Conquérant. En proposant une lecture critique des sources et en le replaçant dans son contexte européen, David Bates livre du duc-roi un portrait neuf. Entretien avec David Bates
L’HISTOIRE / N°424 / JUIN 2016
attention à son interprétation ! Car Guillaume, à bien d’autres reprises, fait preuve de beaucoup d’ironie, et n’hésite pas à jouer sur les mots pour obtenir gain de cause… ’où vient ce surnom de D « Guillaume le Bâtard » ? Ses parents, le duc Robert et Herlève, on l’a dit, ne sont pas mariés, ce qui a conduit les historiens, en particulier français, à appliquer à Guillaume ce surnom de « bâtard ». Pourtant, il a rarement été appelé ainsi de son vivant, et jamais en Normandie. Ses contemporains savent bien sûr que ses parents ne sont pas mariés. Mais n’oublions pas que, dans la première moitié du xie siècle, le droit canonique commence seulement à consolider sa position sur le mariage, qui ne sera imposé comme un sacrement qu’avec le concile de Latran au début du xiiie siècle. Aux yeux de tous, au xie siècle, Guillaume est bien le fils du duc de Normandie et son avenir sera celui d’un aristocrate ! A l’origine de cette réputation, on trouve Orderic Vital, moine historien du xiie siècle, à qui l’on se fie encore beaucoup trop pour écrire l’histoire de Guillaume. Il fait de la bâtardise de Guillaume le facteur explicatif de toutes les révoltes et de tous les désordres qui ont lieu pendant son règne. Orderic Vital écrit cependant dans un temps où l’Église condamne très sévèrement le concubinage et prône le mariage, mais, un siècle plus tôt, les choses sont bien différentes. Robert et sa concubine, de surcroît, vivent ensemble près de dix ans, jusqu’à la mort
DR. VILLE DE BAYEUX
L’AUTEUR Professeur à l’université d’East Anglia et ancien directeur de l’Institute of Historical Research de Londres, David Bates a édité les actes de Guillaume le Conquérant, et a notamment publié The Normans and Empire (Oxford University Press, 2013). Il prépare une nouvelle biographie de Guillaume le Conquérant (Yale University Press, 2016, à paraître).
L’Histoire : Qui est Guillaume le Conquérant ? Un Viking, un Normand ? David Bates : La question est moins simple qu’il n’y paraît ! Avant tout, il faut être très prudent avec ce type d’appellations, qui sont des vecteurs de stéréotypes ethniques, trop longtemps utilisés abusivement et contre lesquels les historiens doivent lutter. Guillaume, comme tous les individus du xie siècle, et a fortiori les aristocrates, a une identité composite, multiple, bien difficile à appréhender. Ce que l’on peut dire, c’est qu’il est vraisemblablement né en 1027. Il est le seul fils du duc de Normandie Robert le Magnifique (v. 10101035) et d’Herlève – ou Arlette –, sa concubine, qui n’était pas noble. Robert lui-même est un descendant direct du chef viking Rollon, qui, en 911, par le traité de Saint-Clair-sur-Epte, obtient du roi de France Charles le Simple un territoire qui deviendra le duché de Normandie. Guillaume, comme son père, est donc avant tout un noble à la tête d’une principauté du royaume de France : il a, à ce titre, des responsabilités et un territoire à gérer. Il a d’ailleurs été éduqué à cette fin. Il est difficile de savoir en quoi il se considère comme « normand ». Le sens du mot, luimême, n’est pas évident à cette époque et il doit d’abord s’entendre dans son acception géographique. Une charte cependant, celle de Fauroux, no 199, a conservé la trace de cette phrase de Guillaume : « Nous sommes tous des Normands », qu’il faudrait compléter sans doute par « donc nous devons comprendre ce qu’il faut faire »1. Mais
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Le serment S ur cette scène de la tapisserie de Bayeux, Guillaume, encore simple duc de Normandie, est déjà représenté en majesté,
assis sur un trône et le manteau attaché par une fibule. Le moment est choisi : Harold, son concurrent à la couronne anglaise, fait le serment de reconnaître Guillaume comme son roi à la mort d’Édouard le Confesseur ; ce que dit la légende qu’on devine. L’HISTOIRE / N°424 / JUIN 2016
L’Atelier des chercheurs
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La naissance de l’athlète Du 5 au 21 août 2016 se déroulent à Rio de Janeiro les XXXIe Jeux de l’ère moderne. L’occasion de revenir sur la place que tenaient, dans la cité grecque, ces héros qui remportaient tous les concours. Par Jean-Manuel Roubineau
L’AUTEUR Maître de conférences à l’université Rennes-II, Jean-Manuel Roubineau a publié Les Cités grecques, vie-iie siècle av. J.-C. Essai d’histoire sociale (PUF, 2015) et, récemment, la biographie de Milon de Crotone ou L’Invention du sport (PUF, 2016).
La course S port léger, elle rassemble des athlètes à la musculature fine (amphore panathénaïque, vie siècle av. J.-C., New York, Metropolitan Museum of Art). L’HISTOIRE / N°424 / JUIN 2016
Réservé aux hommes libres La place accordée aux athlètes dans les cités et la valorisation dont ils font l’objet se manifestent, dès les dernières décennies du vie siècle et les premières décennies du ve siècle av. J.-C., de différentes manières. C’est alors qu’apparaissent
EILEEN TRAVELL/PICTURES FROM HISTORY/AKG. DR
Ê
tre le meilleur toujours », « surpasser tous les autres », tels sont les conseils du roi Pélée à son fils Achille, selon le récit qu’en donne Homère, dans l’Iliade (XI, 783-784). Cette invitation à l’excellence, si elle se situe ici dans le monde héroïque, est conforme au goût persistant des Anciens pour la compétition sous toutes ses formes, qu’elle soit athlétique, théâtrale, musicale, ou encore hippique. Ce goût a conduit les historiens, depuis le xixe siècle et à la suite des travaux de Jacob Burckhardt, à qualifier la civilisation grecque de civilisation agonale ou agonistique, expression construite sur le terme agôn, qui sert à désigner, dans la langue grecque, le concours. Si le vif intérêt des Grecs pour la compétition est observable dès le début de l’époque archaïque, il ne peut être confondu avec le phénomène sportif, à proprement parler, dont l’émergence est bien plus tardive, à partir du vie siècle av. J.-C. C’est alors que se forgent les institutions et que se délimitent les espaces propres au sport antique. Des compétitions sportives régulières, fondées sur un calendrier récurrent, encadrées par des magistrats et codifiées, se mettent progressivement en place. Les premiers gymnases et les premiers stades surgissent de terre et vont constituer, durablement, les cadres d’épanouissement du sport. Cette mutation des pratiques corporelles s’accompagne d’une mutation sociale : avec le sport, les cités font place, en leur sein, à une figure sociale nouvelle, l’athlète.
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Les athlètes dont les victoires ont porté haut le nom de leur communauté reçoivent en reconnaissance des privilèges variés, honneurs, primes en argent, droit d’être nourris par la cité
MOTS CLÉS
La lutte S port lourd, elle exige une tout
SAINT-PÉTERSBOURG, MUSÉE DE L’ERMITAGE, INV. B1524
autre préparation que la course. Les lutteurs sont ici encouragés par leurs entraîneurs (cratère, vie siècle av. J.-C., Saint-Pétersbourg, Ermitage).
les épinicies, odes à la victoire composées par des poètes mandatés à cet effet, et dont Pindare constitue l’exemple le plus connu. Simultanément, naissent les inscriptions agonistiques qui enregistrent les succès des athlètes, dans leur cité d’origine ou sur les lieux de leurs exploits. Ainsi, une inscription datée, selon des critères paléographiques, du milieu du vie siècle av. J.-C., retrouvée dans un mur du gymnase de Némée, dans le Péloponnèse, rappelle les succès d’Aristis de Cléonai lors des concours néméens : « Aristis m’a dédié à Zeus Cronios Anax, ayant emporté la victoire à Némée, dans l’épreuve de pancrace, à quatre reprises ; fils de Phidon de Cléonai1. » Les meilleurs des athlètes font l’objet de privilèges variés de la part de leur cité d’appartenance : honneurs, primes en argent, droit d’être nourri sont autant de moyens par lesquels chaque cité peut manifester sa reconnaissance à celui dont les victoires ont porté haut le nom de sa communauté. Plus généralement, sanctuaires et espaces publics commencent à accueillir des statues érigées en leur honneur. Mais la présence de la culture athlétique n’est pas cantonnée aux espaces publics. Par les vases de banquet décorés de scènes athlétiques, elle entre dans les foyers des élites et devient un élément récurrent de la culture visuelle domestique. Le gymnase constitue toutefois l’espace premier où se déploie la vie athlétique. Si la tradition manuscrite atteste l’existence des gymnases au vie siècle av. J.-C., sans doute s’agit-il alors d’infrastructures très rudimentaires, qui n’ont laissé que peu de traces, les plus anciens vestiges mis au jour étant ceux du gymnase de Delphes, au ive siècle av. J.-C. Le droit de s’entraîner au gymnase est encadré précocement. A Athènes, au début du vie siècle av. J.-C., une loi, attribuée à Solon, interdit aux esclaves de se dénuder, de s’oindre et de s’exercer au gymnase, et institue, par là même, la pratique athlétique en trait propre de la vie des hommes libres. Une telle ségrégation va
Agôn
Concours, compétition, combat réglementé et dont les règles sont connues des protagonistes. Certains historiens qualifient la civilisation grecque d’agonale ou agonistique, en raison du goût des Anciens pour la compétition qu’elle soit athlétique, musicale ou judiciaire. La première motivation n’est pas le divertissement mais la recherche de la victoire.
Stade
Mesure de longueur de 600 pieds (environ 180 m). Par extension, a donné son nom à la reine des courses, le stadion, puis à l’aire où se déroulait l’épreuve.
rapidement être en œuvre dans de nombreuses cités. Aristote l’illustre, à la fin du ive siècle av. J.-C., quand, alors qu’il évoque la grande libéralité des Crétois à l’égard de leurs esclaves, il en vient à souligner qu’ils ne leur ont « interdit que les exercices du gymnase et la possession des armes », ligne rouge commune à toutes les cités2.
Une culture sportive commune Le modèle athlétique se diffuse assez vite dans l’ensemble du monde grec. Par-delà la variété culturelle et religieuse dont les cités peuvent faire preuve, la culture sportive représente un facteur commun. C’est à un même répertoire disciplinaire et à un même calendrier d’épreuves que se soumettent les athlètes de toutes les cités, à travers les quatre concours de la « période ». Cette dernière désigne le cycle de quatre ans qui voit alterner les concours olympiques et pythiques (tous les quatre ans), isthmiques et néméens (tous les deux ans), de sorte qu’il y avait des concours chaque année. Si la date réelle de fondation des concours olympiques est inconnue – celle de 776 av. J.-C., fournie par les sources anciennes, est incompatible avec l’état archéologique, mais perdure à titre de convention –, les concours pythiques, isthmiques et néméens sont, pour leur part, respectivement instaurés ou réinstaurés en 586, 580 et 573 av. J.-C. Ces concours sont dits stéphanites parce que les vainqueurs reçoivent pour tout prix une couronne végétale (stephanos). Les athlètes exceptionnels qui enchaînent au moins une victoire dans chacun des quatre concours, déclinaison antique du grand chelem, sont qualifiés de périodoniques (adjectif
Décryptage Pour établir sa biographie de Milon de Crotone, premier athlète de l’histoire dont on puisse réaliser le portrait, Jean-Manuel Roubineau est remonté aux origines du sport antique, montrant comment s’est construite, au vie siècle av. J.-C., la figure de l’athlète. Mobilisant l’ensemble des références antiques à Milon, depuis l’inscription fragmentaire de sa base statuaire à Olympie, jusqu’aux allusions des traités médicaux et philosophiques d’époque impériale, l’auteur renouvelle la compréhension des contours de la diaita athlétique, et met en évidence l’ambivalence des discours sur les athlètes, célébrés par la majorité, mais dénoncés par la pensée savante dès les premiers temps du sport.
L’HISTOIRE / N°424 / JUIN 2016