Guerre d'Espagne, la fin des légendes

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Sommaire

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DOSSIER

ACTUALITÉS L’ÉDITO

3 Pourquoi la république a perdu

FORUM Vous nous écrivez 4 Retour à Verdun ON VA EN PARLER Exclusif 6 Afrique-France :

archives populaires

ÉVÉNEMENT

Anniversaire 1 2 1 516, naissance des ghettos Par Michaël Gasperoni

ACTUALITÉ Santé 22 Vaccins, la fin de l’obligation ?

Par Anne-Marie Moulin

É glise 24 La « négligence » des évêques,

de la faute au crime Par Bruno Lemesle

32 La guerre

T errorisme 26 Le djihad, Ibn Khaldun et nous

d’Espagne

M ise au point

27 Vichy : les archives sont-elles

vraiment toutes accessibles ? Par Gilles Morin

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É dition 29 Barbares, l’éternel retour

La fin des légendes Par François Godicheau

Carte : les deux Espagnes Chronologie

Par Maurice Sartre

PORTRAIT

48

Les communistes, marionnettes de Moscou ?

Par Fernando Hernández Sánchez

Par Annette Wieviorka

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Une guerre européenne

Par Mercedes Yusta

COUVERTURE : Photographie d’un milicien du camp républicain dans les Asturies publiée en couverture du n° 31 du magazine allemand Arbeiter Illustrierte Zeitung daté du 29 juillet 1936 (AKG). RETROUVEZ PAGE 97 les Privilèges abonnés ABONNEZ-VOUS PAGE 95 Ce numéro comporte cinq encarts jetés : La Croix (abonnés), Salon du livre de Chaville (abonnés IDF), L’Histoire (deux encarts kiosques France et étranger, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

Javier Cercas 3 0 La quête de vérité

L’HISTOIRE / N°427 / SEPTEMBRE 2016

Les Brigades internationales arrivent ! 56

Les fantômes ont la vie dure Par Stéphane Michonneau

UNIVERSAL HISTORY ARCHIVE/UIG/GETT Y IMAGES

Par Élie Barnavi


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L’ATELIER DES CHERCHEURS

GUIDE LIVRES

78 « A travers un trou d’aiguille. La richesse, la chute de Rome et la formation du christianisme » de Peter Brown Par Giusto Traina

80 La sélection de « L’Histoire » 82 Le coup de cœur de

Jean-Pierre Rioux

Bande dessinée 86 « Étunwan. Celui-qui-regarde » de Thierry Murat Par Pascal Ory

62 Germanicus e t la frontière du Rhin Par Yann Rivière

Classique 87 « La Démocratie grecque vue d’ailleurs » de Pierre Vidal-Naquet Par Hervé Duchêne

Revues 8 8 La sélection de « L’Histoire » SORTIES Expositions

MUNICH, NEUE PINAKOTHEK ; BERLIN, BPK, DIST. RMN-GP/IMAGE BSTGS. SELVA/LEEMAGE. THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE

9 0 Figures de l’exil sous

la Révolution à Vizille Par Guillaume Mazeau

92 Lumineuses projections au Musée national de l’éducation de Rouen Par Didier Nourrisson Cinéma 9 4 « Frantz » de François Ozon

68 D e l’hercule au sportif Par Thierry Arnal

Par Antoine de Baecque

Médias 9 6 Jalons, un site de l’INA Par Christophe Gracieux

CARTE BLANCHE

9 8 Duende

Par Pierre Assouline

72 L es derniers jours de Jean sans Terre Par Fanny Madeline

France Culture Retrouvez à partir du 30 septembre à 9 h 05 dans l’émission d’Emmanuel Laurentin, la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire ». En partenariat avec L’Histoire. L’HISTOIRE / N°427 / SEPTEMBRE 2016


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Événement

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1516, NAISSANCE DES GHETTOS Le premier ghetto juif fut instauré à Venise, en 1516, il y a tout juste cinq cents ans. Mais c’est à Rome, quarante ans plus tard, que cette forme de ségrégation spatiale a pris un tournant idéologique visant à convertir les Juifs. Par Michaël Gasperoni

ANTHONY HYDE/AL AMY/HEMIS. ANDREA MESSANA. DR

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la fin du Moyen Age et au début de l’époque moderne, la présence des Juifs en Italie est réglementée par des conventions appelées condotte. Leur origine remonte au xiiie siècle, lorsque des prêteurs juifs, provenant pour la plupart de Rome, se sont implantés dans un grand nombre de petits ou moyens centres urbains afin d’y ouvrir des établissements de crédit. Les autorités communales les favorisent au détriment des prêteurs chrétiens qui finissent par être supplantés. Pour des raisons pratiques mais aussi liturgiques1, ces banquiers s’entourent d’employés, de serviteurs mais aussi de parents ou encore de coreligionnaires attirés par les conditions favorables garanties par les condotte : libre exercice du culte, possibilité d’exercer certaines professions ou de s’intégrer dans l’économie locale, dispense du port d’un signe distinctif depuis le concile de Latran IV en 1215. A ce courant migratoire s’ajoute l’arrivée progressive de Juifs allemands et français au xive siècle, espagnols et portugais au xve siècle, ou encore levantins (originaires de l’Empire

ottoman) à partir du xvie siècle : la population juive d’Italie a conservé les traces de ces différentes origines tout au long de son histoire. La majorité des Juifs vit toutefois à la fin du Moyen Age dans le sud de la péninsule, comme en Calabre ou dans les Pouilles. En Sicile, ces communautés sont restées marquées par l’héritage, notamment culturel et linguistique, de la domination arabe. L’instauration de l’hégémonie espagnole sur une partie de l’Italie bouleverse ces siècles de présence juive ininterrompue : en 1492, l’expulsion définitive des Juifs d’Espagne entraîne aussi celles de Sardaigne et de Sicile qui relevaient de la couronne d’Aragon. De nombreuses communautés de ces deux îles partent s’installer dans la péninsule italienne, en particulier dans le royaume de Naples. Mais les Juifs y sont à leur tour expulsés en 1541. Si l’expulsion des Juifs ou les vexations et violences à leur encontre ne sont pas des phénomènes nouveaux en Europe, leur ampleur et les politiques de conversion qui les accompagnent dans la péninsule Ibérique et dans les territoires

L’AUTEUR Post-doctorant, Michaël Gasperoni est membre de l’École française de Rome.

Commémoration Page de gauche : le campo, place centrale du ghetto de Venise. En haut : représentation du Marchand de Venise le 26 juillet 2016 sur le campo. Pour la première fois la pièce de Shakespeare a été jouée sur l’un des lieux de son intrigue.

que ses souverains dominent constituent un traumatisme pour les populations juives, mais aussi pour les États qui les accueillent. C’est toutefois la guerre de la ligue de Cambrai qui allait conduire à l’instauration du premier ghetto. En 1509, Venise doit en effet gérer l’arrivée de plusieurs centaines de Juifs de Terre Ferme (les possessions vénitiennes sur le continent) qui fuient l’avancée des troupes de la Ligue formée par l’empereur Maximilien, le roi de France Louis XII, le roi d’Aragon Ferdinand II et le pape Jules II2. Le 29 mars 1516, le sénat vénitien décrète que tous les Juifs présents dans la ville doivent désormais résider dans un quartier séparé, sur un îlot isolé, dont le nom renvoie à l’activité de fonderie de cuivre – getaria – qui y était exercée à l’origine. C’est donc à Venise que naît le premier ghetto. Mais il apparaît comme un compromis acceptable et une alternative à l’expulsion : on reconnaît aux Juifs le droit de vivre dans la cité, tout en les maintenant à l’écart et en restreignant physiquement et symboliquement leur liberté, comme c’était déjà le cas L’HISTOIRE / N°427 / SEPTEMBRE 2016


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DOSSIER

L a guerre d’Espagne

La fin des légendes Portée par les récits d’Hemingway, de Malraux ou de Bernanos, les photographies de Robert Capa ou de Gerda Taro, les tableaux de Picasso, la guerre d’Espagne est aussi un conflit fantasmé. Du mythe à la réalité, retour sur une tragédie espagnole. Par François Godicheau

Notes 1. F. Fontaine, La Guerre d’Espagne. Un déluge de feu et d’images, Berg International, 2003. 2. Cf. F. Godicheau, « La guerre civile espagnole, enjeux historiographiques et patrimoine politique », Vingtième Siècle n° 127, mars 2015, pp. 59-75.

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d’initiatives institutionnelles et associatives, que l’on veuille faire parler les morts ou les faire taire. Hors d’Espagne aussi, nous sommes habités par ces références : Guernica, Malraux, l’Alcazar de Tolède, la cinquième colonne, le « No Pasarán ! »... mais aussi par des récits et des expplications qui datent des années 1930. Les questions mêmes que le public peut avoir en tête, et qui sont posées ici, orientent et structurent le récit d’une certaine façon, un peu à la manière des questions dans les sondages d’opinion. Les mots qui les composent sont lourdement chargés d’un sens puisé aux sources de vieux récits. Les mythes et les légendes commencent donc en nous, dans les réponses que nous attendons. La guerre d’Espagne est depuis longtemps devenue un produit culturel, un réservoir de récits et d’images servant aux argumentaires et aux identifications politiques du présent. Nous tentons ici, sans esquiver les questions, d’ouvrir dans les réponses à une compréhension nouvelle, en interrogeant les termes mêmes du débat : une guerre qui au départ n’en est pas une, qu’on n’est pas forcé d’appeler civile, qui est loin d’être seulement espagnole et dont on cherche sans le trouver le point final.

Que veulent les putschistes des 17-18 juillet 1936 ?

D’abord aux Canaries, puis conjointement dans les villes et casernes, sur tout le territoire de la République espagnole, cette tentative de coup d’État – qui n’est pas un pronunciamiento – chercha à renverser le gouvernement de Front populaire, gouvernement de gauche modérée, aux affaires depuis la victoire électorale de février 1936. La conspiration était principalement le fait de militaires et de politiciens monarchistes, aidés activement par l’Italie fasciste.

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L’AUTEUR Professeur à l’université de Toulouse et membre de l’Institut universitaire de France, François Godicheau a notamment publié La Guerre d’Espagne. République et révolution en Catalogne, 1936-1939 (Odile Jacob, 2004) et Guerre d’Espagne (Gallimard, «Découvertes», 2006).

ans la guerre d’Espagne, «  d é l u g e d e f e u e t d’images »1, s’entremêlèrent dès le départ réalité, projections et fantasmes. Chaque camp construisit son ennemi, souvent comme un ennemi extérieur à la nation en danger – la guerre n’étant pas nécessairement vécue comme civile –, et se représenta lui-même à coups de propagande, ce qui rendit son histoire poreuse à tous les mythes. A la croisade franquiste contre les « rouges » et pour l’Espagne « éternelle », répondent les multiples épopées d’un camp antifasciste divisé, celle de la révolution ou celle de la résistance d’un peuple abandonné de – presque – tous face aux grandes puissances fascistes. Des centaines de plumes, dont les plus connues en France sont celles de Bernanos, Malraux, Hemingway, Orwell, de grands photographes comme Robert Capa, des peintres majeurs comme Picasso et son grand tableau Guernica, des cinéastes, des journalistes, tous s’employèrent à donner à ce conflit espagnol ses lettres de légende. Les décennies suivantes marquées par la prolongation de la dictature franquiste (jusqu’à la proclamation de la Constitution démocratique de 1978) et les circonstances mêmes de cette transition à la démocratie contribuèrent à brouiller l’histoire et le mythe2. Aujourd’hui encore, alors que les ossements de plus de 100 000 disparus gisent toujours dans les fosses communes du franquisme, la guerre qui fut d’emblée une guerre des mots continue d’être un enjeu politique majeur en Espagne. L’espace public y résonne d’une multitude de discours, historiens, mémoriels, polémiques ou politiciens,


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Robert Capa : histoire d’une photographie

© ROBERT CAPA © INTERNATIONAL CENTER OF PHOTOGRAPHY/MAGNUM. DR

Prise par Robert Capa le 5 septembre 1936, cette photographie publiée dans le magazine Vu le 23 septembre suivant montre un milicien républicain fauché par une balle. Ce célèbre cliché fut l’objet d’une polémique dans les années 1970 quand certains y ont vu une mise en scène. Aujourd’hui, tous réfutent cette théorie, même si seul l’examen des négatifs – malheureusement disparus – pourrait apporter une preuve irréfutable. Dans tous les cas, comme expliqué dans le catalogue de l’exposition à la BNF « Capa connu et inconnu » (2004), sous la direction de Laure Beaumont-Maillet, cette image « revêt une double signification puisqu’elle est à la fois une allégorie de la défense de la République espagnole et une prémonition de sa chute ».

Elle mobilisait aussi de petites organisations fascisantes et était soutenue par de grandes fortunes et des groupes d’intérêts de propriétaires fonciers et industriels. Les objectifs des uns et des autres divergent : certains militaires voudraient une république d’ordre ; d’autres, le retour à un régime militaire comme celui de Miguel Primo de Rivera entre 1923 et 1930 ; d’autres, enfin, rêvent à une révolution nationale à la mode fasciste ou au retour à ce qu’ils imaginent être l’Espagne éternelle, catholique et impériale. De multiples peurs et frustrations se mêlent dans ce mouvement, avec au premier rang la peur de la révolution ouvrière et paysanne. Le 19 juillet et les jours suivants, l’insurrection échoue sur plus de la moitié du territoire et dans la plupart des villes (Madrid, Barcelone, Bilbao, Valence, Malaga…). La république semble plus solide que prévu.

La république, en 1936, est-elle fragile ?

Mythe L ’affiche de Mourir à Madrid, film de Frédéric Rossif (1963).

Les fondateurs de la IIe République espagnole, proclamée au printemps 1931, avaient un projet modernisateur très ambitieux, inspiré de l’œuvre de la IIIe République française ou de la république de Weimar, mais rejeté par les auteurs du coup d’État : avant tout construire un État moderne capable d’intervenir dans les villes et les campagnes pour garantir la justice sociale, favoriser le progrès économique et fournir des services publics indispensables en premier lieu dans l’éducation. Ensuite promouvoir une citoyenneté démocratique, laïque, et un espace public pluraliste, où les intérêts et les conflits trouvent le chemin de la compétition électorale et du débat politique pacifié. Les différences culturelles et nationales – l’indépendantisme catalan ou basque – devaient elles aussi trouver une solution institutionnelle. L’HISTOIRE / N°427 / SEPTEMBRE 2016


L’Atelier des chercheurs

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De l’hercule au sportif Au début du xixe siècle, l’idéal de l’homme fort et viril est incarné par les artistes de foire ou les lutteurs à la musculature volumineuse. Un siècle plus tard, les athlètes des compétitions sportives, plus fins et plus longilignes, sont les nouveaux champions des temps modernes. L’énergie a remplacé la force. Par Thierry Arnal

Muscles volumineux Au tournant des xviiie et xixe siècles, la figure de l’athlète se confond avec celle de l’hercule. A l’image de « celui qui combattoit dans les Jeux solennels de la Grèce », l’athlète moderne incarne, parmi les hommes, ceux qui sont « forts et robustes, adroits aux exercices du corps », comme en

Décryptage Depuis une trentaine d’années, les historiens se sont intéressés au sport, un phénomène social qui émerge au xixe siècle et devient de plus en plus populaire au xxe siècle. Dans la lignée des travaux de Georges Vigarello, Thierry Arnal s’est attaché au corps du sportif, à l’évolution de la notion de performance en lien avec les progrès des travaux de médecins et de scientifiques.

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atteste la définition qu’en donne le Dictionnaire de l’Académie françoise publié en 1777. A ce titre, il demeure un être exceptionnel, doté de qualités physiques hors du commun. Charles Rousselle, l’Hercule du Nord, qui exhibe ses talents et sa plastique parfaite sur la scène du théâtre parisien de M. Olivier, dans les années 1810, en est une des figures exemplaires : « Ce petit homme porte le long des épaules un poids de 2 000 livres réparti sur une longue table inclinée qu’il soulève à volonté. […] Doué d’un jarret bondissant, assis à terre, il se relève sans appui et portant deux hommes dans ses bras1. » Des qualités physiques incontestables qui justifient la place occupée par Rousselle dans l’anthologie des hommes forts que dresse le professeur Desbonnet, fondateur de plusieurs écoles de culture physique, au début du xxe siècle. L’athlète idéal est alors une combinaison quasi parfaite de force musculaire et de beauté antique, telle que l’archéologue allemand Johann Joachim Winckelmann, considéré comme l’un des fondateurs de l’histoire de l’art, l’a fait renaître au xviiie siècle. Rousselle est d’ailleurs choisi comme modèle par le sculpteur François-Joseph Bosio lorsque ce dernier représente Hercule terrassant l’hydre. Le volume des muscles est aussi un attribut essentiel de la virilité. Rousselle n’avait, paraît-il, aucun rival à la lutte. Cette représentation perdure tout au long du xixe siècle, avec ses figures archétypales, qui se produisent à travers le monde sur les scènes des plus grands musichalls : Louis Cyr, Apollon, Cyclops ou encore le sculptural Sandow dont le corps est moulé, en 1901, dans le but d’« offrir aux artistes un superbe et nouveau modèle de mâle beauté »2. Au milieu du xixe siècle, Arpin, un célèbre lutteur de la salle Montesquieu, à Paris, domine, comme Rousselle avant lui, tous ses adversaires. C’est un « colosse » avec « des bras vigoureux, solidement attachés à des épaules carrées, un torse d’Hercule, des jambes d’éléphant ». Mais en 1852,

L’AUTEUR Maître de conférences à l’université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, Thierry Arnal a publié La Révolution des mouvements. Gymnastique, morale et démocratie au temps d’Amoros, 18181838 (L’Harmattan, 2009) et dirigé avec Thierry Terret Aux origines de la gymnastique moderne (Presses universitaires de Valenciennes, 2011).

Notes 1. Cf. La Gazette de santé, 11 février 1812. 2. Cf. Le Sport universel illustré, 30 novembre 1901. 3. Cf. L’Illustration, 10 mars 1852.

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u xviiie siècle, l’Anglais Thomas Topham impressionnait ses contemporains en réa­lisant des tours de force comme celui de soulever trois tonneaux, remplis d’eau, d’un poids de 1 836 livres anglaises (plus de 800 kg). Un siècle plus tard, c’est la même fascination pour l’exploit qui élève le coureur Culveran au rang d’athlète extraordinaire après qu’il eut réalisé le tour de Paris en moins de trois heures. Si tous deux méritent une place dans le panthéon de l’athlétisme moderne, rien chez l’un ne rappelle l’autre. Thopham est un homme extraordinairement musclé. Culveran, comme tous les coureurs de fond, est sec, presque maigre. S’il impressionne, ce n’est pas par sa force ou par sa stature, mais par l’incroyable énergie qu’il produit et dépense. Tous deux, en campant deux figures d’athlète distinctes dans leur morphologie ou leurs capacités, témoignent de l’évolution du corps des athlètes et de ses représentations.


PRISMATIC PICTURES/BRIDGEMAN IMAGES. POPPERFOTO/GETT Y IMAGES

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il est battu par Marseille, « un jeune homme mince, nerveux et qui semble fluet auprès de son colossal adversaire »3. Un nouveau stéréotype du corps athlétique substitue alors peu à peu l’énergie à la force brute, modifiant le regard porté sur l’enveloppe corporelle du champion : la souplesse de l’anguille vient concurrencer la force du taureau. Glissement important de la définition du corps athlétique qui révèle l’effacement progressif du modèle traditionnel au profit de celui qu’offrent les sportifs d’outre-Manche.

Deux corps d’athlètes

A gauche, le « culturiste » allemand Eugen Sandow pose en 1894 dans un costume en peau de léopard. A droite, Alvin Kraenzlein, un sportif américain qui remporta quatre médailles d’or en athlétisme aux Jeux olympiques de 1900.

MOT CLÉ

Hercule

A partir du xvie siècle, notamment sous la plume de Ronsard, ce terme désigne un homme doué d’une force physique hors du commun, par analogie au héros de la mythologie romaine Hercule (Héraclès en grec), fils d’Alcmène et de Jupiter. Réputé pour sa force et pour les épreuves (les douze travaux) que lui imposa, par jalousie, l’épouse de Jupiter, Junon, il finit par conquérir l’immortalité et partager l’existence des divinités de l’Olympe. Au xixe siècle, le terme désigne aussi un athlète qui fait des démonstrations de force (un hercule de foire).

Désormais, les scientifiques ne s’intéressent plus seulement au volume apparent des muscles, mais aussi à l’état des tissus, aux fibres du cœur ou à la résistance des parois des vaisseaux des athlètes. Le médecin Hippolyte Louis RoyerCollard constate ainsi en 1842 que, en plus d’être volumineux, les muscles des boxeurs « sont durs et saillants et très élastiques au toucher ». L’abdomen est effacé et la poitrine saillante. La maigreur est dorénavant préférée à l’embonpoint : pour le Dr Georges Barrion, qui soutient sa thèse, De l’entraînement, en 1877, « chaque once de chair, au-delà du poids voulu, est une chance de défaite, en cas de lutte prolongée ». Ainsi, à l’aube du xxe siècle, les membres de la Commission d’hygiène et de physiologie, qui examinent les athlètes prenant part aux concours internationaux d’exercices physiques et de sports de Paris, constatent que, grâce à leur résistance physique, les coureurs français « ont vaincu des concurrents étrangers qui leur semblaient bien supérieurs par la musculature et la force athlétique ». De ce nouveau L’HISTOIRE / N°427 / SEPTEMBRE 2016


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GUIDE Livres n Les livres du mois p. 78 n L a bande dessinée p. 86 n L e classique p . 87 n L es revues du mois p. 88

Comment l’Église s’est enrichie A partir du ive siècle, avec l’affirmation des chrétiens dans l’Empire romain, l’Église acquit d’énormes richesses. Cela contredisait-il l’enseignement de l’Évangile ? Peter Brown nous guide à travers les transformations d’une société complexe. Par Giusto Traina*

A travers un trou d’aiguille. La richesse, la chute de Rome et la formation du christianisme Peter Brown, traduit de l’anglais par Béatrice Bonne

Les Belles Lettres, 2016, 850 p., 35 €.

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rofesseur émérite d’histoire à l’université de Princeton, Peter Brown est une véritable légende vivante de l’histoire ancienne. Ses livres, qui ont révolutionné l’image de la fin du monde antique, rencontrent la faveur du grand public et sont traduits dans plusieurs langues, dont le français, Le Prix du salut. Les chrétiens et l’au-delà en Occident, iiie-viie siècle, publié aux États-Unis en 2015, vient notamment d’être traduit chez Belin. Et si sa vision « continuiste » du passage entre l’Antiquité et le Moyen Age ne fait pas l’unanimité (cf. B. Ward-Perkins, L’Histoire n° 416, pp. 54-59), elle a néanmoins contribué à rompre avec l’idée reçue qui envisageait la période entre le ive et le vi e  siècle comme une époque de L’HISTOIRE / N°427 / SEPTEMBRE 2016

décadence, remplaçant la notion de « Bas-Empire » par celle d’une longue Antiquité tardive, se déroulant de la fin du iie au début du viie siècle. Toutefois, dans ce nouvel ouvrage (paru en anglais en 2012), Peter Brown a choisi de concentrer son étude sur les provinces occidentales de l’empire entre le milieu du ive siècle (âge de la formation de l’empire chrétien) et le milieu du vie siècle, au moment de transition déterminé par la formation des royaumes barbares. Pour ce qui est de l’économie, on a longtemps opposé un « âge d’or » de l’évergétisme où de riches notables faisaient des dons à la cité avec un âge de déclin qui voit, dès le ive siècle, les notables devenus chrétiens se dépouiller en faveur de l’Église et des pauvres. Peter Brown nuance fortement ce schéma. En fait, grâce à la réforme monétaire de Constantin qui introduit une nouvelle monnaie d’or, le solidus (d’où le français « sou »), l’empire était sorti de la crise du iiie siècle. Les membres de la classe

sénatoriale, ainsi que les nouveaux riches, possédaient d’énormes fortunes et des villas somptueuses. A côté du luxe ostentatoire de ces élites, l’Église se développa dans un empire qui n’est pas à proprement parler chrétien, mais plutôt « bipolaire », selon la définition de Paul Veyne (Quand notre monde est devenu chrétien, 312-394, A ­ lbin ­Michel, 2007). En nous immergeant dans la vie des provinces de Croatie, de Provence ou d’Afrique du Nord, l’auteur nous fait sentir à quel point ces élites appartiennent d’ailleurs à un même milieu social. Vers la fin du ive siècle, il y avait encore des païens parmi les sénateurs influents, comme Symmaque (qui fut, entre autres fonctions, préfet de la Ville) : dans sa correspondance, bien étudiée ici, des descriptions des villas de Campanie évoquent des paysages où les fastes du principat semblent demeurer intacts. Du côté des chrétiens, on retrouve Ambroise, devenu évêque de Milan en 374. Mais c’était une opposition relative,


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MIL AN, MUSEO DEL DUOMO DI MIL ANO ; DEAGOSTINI/LEEMAGE

Crucifix É pisodes de la vie de Jésus sur un diptyque d’ivoire (ve siècle, cathédrale de Milan). car Ambroise était aussi un riche notable (apparenté à la famille de Symmaque !) imbibé de culture classique, qui s’inspira de Cicéron pour la gestion de son diocèse. Une génération plus tard, Augustin, devenu évêque de l’important siège d’Hippone, prêchait contre les jeux du cirque, pour des raisons non seulement d’ordre moral, mais aussi économique : en Afrique du Nord, les riches chrétiens qui finançaient l’Église continuaient d’être en même temps des évergètes civiques dont les dons servaient à l’organisation des jeux… Dans l’empire de la fin du ive siècle, les comportements des riches chrétiens face à l’argent étaient donc loin d’être uniformes. Dans ses sermons, Augustin plaidait évidemment pour qu’ils donnent à l’Église. Mais il évitait de vexer excessivement ses ouailles fortunées : il lui suffisait qu’elles ne soient pas trop arrogantes.

Des riches renoncent à leurs biens pour devenir ascètes Mais tous les penseurs chrétiens n’étaient pas comme lui des défenseurs de l’ordre social : un moine breton, Pélage, prêchait, lui, contre l’excès de richesse. Son mouvement se répandit dans plusieurs provinces de l’empire d’Occident, jusqu’à ce que, en 418, il soit déclaré hérétique. Beaucoup plus radicaux encore, certains membres de l’aristocratie terrienne (pour échapper à la malédiction de l’Évangile de Matthieu : « Il est plus facile pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille que pour un riche d’entrer dans le royaume des cieux ») en vinrent à renoncer à leurs biens pour embrasser une vie d’ascèse. C’est le cas de Paulin de

Nole, fondateur d’un important centre religieux en Campanie, ou bien de Mélanie la Jeune, intime de Jérôme et de Rufin d’Aquilée, qui se dépouilla de son énorme patrimoine (avec des propriétés dans toutes les provinces occidentales) pour aller fonder un monastère en Terre sainte. Cet état des choses se modifia profondément à cause du climat de violence et d’insécurité entraîné par les Barbares. Mais les violences étaient également pratiquées par des groupes sociaux indigènes. En Afrique, des bandes de « fous de Dieu » appelés les « circoncellions » rôdaient dans les campagnes, et menaçaient les propriétaires. Quant aux Barbares, malgré leur triste renommée, ils n’étaient pas que des destructeurs : après la conquête de l’Afrique, le royaume vandale représente un modèle d’adaptation des nouveaux conquérants aux structures romaines. Cela n’apaisa pas pour autant l’angoisse croissante des aristocrates provinciaux face à l’effritement de leur monde, tandis qu’un religieux comme Salvien de Marseille s’indignait contre l’égoïsme des riches et voyait les Barbares « comme les exécutants du jugement de Dieu contre les Romains qui avaient connu et abandonné sa Loi ». Et d’ailleurs, à la fin du ve siècle, « l’effondrement progressif des aristocraties traditionnelles plaça l’Église dans une position unique », la transformant en une véritable puissance économique, destinée à marquer le Moyen Age naissant. Il serait évidemment impossible d’énumérer toutes les facettes de ce grand ouvrage qui offre bien plus que le titre ne promet. Parmi les aspects les plus intéressants, on remarquera le recours systématique aux témoignages archéologiques. Car Peter Brown ne se contente pas de faire revivre les hommes et les femmes de cet univers complexe : il donne vie aux paysages urbains et ruraux où ces personnages évoluent, essayant de « mener de front » « l’étude de la religion et celle de ce que l’on l’appelle aujourd’hui la “culture matérielle” ». Las de l’approche livresque traditionnelle, ce grand curieux n’a pas hésité, malgré son âge avancé, à visiter toutes les régions évoquées dans son récit : une expérience qu’il conseille implicitement à tout historien digne de ce nom. n * Professeur à l’université Paris-Sorbonne L’HISTOIRE / N°427 / SEPTEMBRE 2016


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