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Sommaire
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SPÉCIAL
ACTUALITÉS L’ÉDITO
3 Chantier médiéval
FORUM Vous nous écrivez 4 Un xixe siècle voyageur ON VA EN PARLER
Exclusif 6 La démocratie en question
ÉVÉNEMENT
Cinéma
1 2 Le roi se meurt Par Joël Cornette
ACTUALITÉ Éducation 20 Deux cents ans d’arabe à l’école
Par Juliette Rigondet
É dition 22 L’Antiquité comme un roman Par Maurice Sartre
pour la France ? Par Hubert Bonin
quoi de neuf ?
C oncordance des temps 26 Avant le hipster, le courtisan Par Jean-Marie Le Gall
PORTRAIT Emmanuel de Waresquiel 28 Entre deux mondes
34 Plus moderne qu’on ne croit !
Par Juliette Rigondet
FEUILLETON
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Par Isabelle Catteddu
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A table !
Par Benoît Descamps
Par Michel Winock
L’HISTOIRE / N°428 / OCTOBRE 2016
Du poisson à foison Par Benoît Clavel
L’évêque et le chevalier. Idées reçues sur la noblesse
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Par Patrick Boucheron
Le dynamisme des campagnes
La présidentielle 3 0 La désignation des candidats
COUVERTURE : Portrait d’homme à l’anneau, huile sur bois de Jan Van Eyck, vers 1420 (Bucarest, Musée national d’art de Roumanie ; RMN-GP/Gérard Blot). RETROUVEZ PAGE 112 les Privilèges abonnés ABONNEZ-VOUS PAGE 111 Ce numéro comporte quatre encarts jetés : Challenges (abonnés), L’Histoire (deux encarts kiosques France et étranger, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).
Age :
Entretien avec Joseph Morsel
Les châteaux ont-ils existé ?
Par Joëlle Burnouf 58 La révolution des moulins
Par Danielle Arribet-Deroin
CAPRICCI FILMS 2016. BERLIN, BPK, DIST. RMN-GP/RUTH SCHACHT
32 Moyen
D ébat 24 Algérie : une bonne affaire
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L’ATELIER DES CHERCHEURS
86 L es 900 jours de Leningrad
Par Nicolas Werth
GUIDE LIVRES
9 4 « Chiang Kaï-shek »
d’Alain Roux Par Xavier Paulès
Il y a toujours eu des villes
HERVÉ CHAMPOLLION/AKG. HANNS HUBMANN/ULLSTEIN BILD/GETT Y IMAGES
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Par Hélène Noizet
Sous les pavés de Noyon Par Quentin Borderie
La prise du pouvoir par l’Église 68
Par Florian Mazel
Marchandises, hommes, savoirs. Tout circule ! 74
Par Philippe Braunstein
L’individu est-il né au Moyen Age ? 80
Par Jérôme Baschet
106 La révolte d’Attica, USA, 1971 à Cherbourg-Octeville Le Grand Condé à Chantilly Cinéma
96 La sélection de « L’Histoire » 98 Le coup de cœur de
108 « L’Histoire officielle »
Jean-Pierre Rioux
de Luis Puenzo Par Antoine de Baecque
Bande dessinée 100 « L’Anniversaire de
Médias 110 « L’Info dans le rétro »
Kim Jong-Il » d’Aurélien Ducoudray et de Mélanie Allag Par Pascal Ory
Classique 101 « Les Thermidoriens. Le Directoire » de Georges Lefebvre Par Guillaume Mazeau
Revues 102 La sélection de « L’Histoire » SORTIES Expositions
104 Le Rhin, une biographie
européenne à Bonn Par Étienne François
106 Bernard Buffet au MAM à Paris
de Fabrice d’Almeida sur Public Sénat Par Olivier Thomas « Les grands mythes » de François Busnel sur Arte « Un air d’histoire » sur France Musique
CARTE BLANCHE
114 Atteinte à l’ordre public Par Pierre Assouline
France Culture Vendredi 28 octobre à 9 h 05 dans « La Fabrique de l’histoire », l’émission d’Emmanuel Laurentin, retrouvez Jordi Tejel lors de la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire ». En partenariat avec L’Histoire. L’HISTOIRE / N°428 / OCTOBRE 2016
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A l’écran J ean-Pierre Léaud incarne le roi durant ses dernières semaines de vie. Page de droite, en haut : avant de mourir, Louis XIV reçoit Mme de Ventadour et son arrière-petit-fils, le duc d’Anjou, futur Louis XV (estampe de Charles Nicolas Cochin le Père, 1753, Versailles). L’HISTOIRE / N°428 / OCTOBRE 2016
Événement
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LE ROI SE MEURT
Le réalisateur Albert Serra filme les trois semaines d’agonie d’un Louis XIV magnifiquement interprété par Jean-Pierre Léaud dans La Mort de Louis XIV. On y découvre l’impuissance des médecins et le théâtre de la Cour. Loin des préoccupations politiques qui ont pourtant habité le roi jusqu’à sa mort le 1er septembre 1715.
L’AUTEUR Professeur d’histoire moderne à l’université Paris-VIIIVincennesSaint-Denis, Joël Cornette vient de publier La Mort de Louis XIV. Apogée et crépuscule de la royauté (Gallimard, 2015).
Par Joël Cornette
CAPRICCI FILMS 2016. RMN-GP (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/GÉRARD BLOT. DR
D
es chants d’oiseaux, le crissement d’une chaise à roue dans les allées d’un jardin, une vague campagne entraperçue furtivement. Et puis, un visage, à la peau ridée, usée par les ans. De ce visage, noyé dans une immense perruque, émerge un regard aigu, laissant deviner une volonté inflexible, dernier éclat d’une souveraineté en ruine. Durant près de deux heures, nous ne quitterons plus ce visage ravagé, faiblement éclairé à la bougie dans la pénombre d’une chambre. En de longs plans-séquences, Albert Serra a décidé de se placer, de nous placer, au plus près d’un corps en perdition, comme si chaque spectateur devait être le témoin privilégié d’un lent et inexorable naufrage, ponctué de râles douloureux, de borborygmes, de déglutitions, de gémissements, de plages de silences oppressants, interrompus parfois par quelque musique : l’aubade martiale donnée au souverain le 25 août, le jour de la Saint-Louis, la fête
royale par excellence, la fête des Bourbons ; ou un extrait d’une Messe de Mozart…
Un monarque sur scène
La Mort de Louis XIV est avant tout une extraordinaire expérience de cinéma, éprouvante, étouffante, dont nul ne peut sortir tout à fait indifférent ou indemne. Par sa performance d’acteur habité par ce rôle, JeanPierre Léaud/Louis XIV n’est pas pour rien dans cette singulière proximité qui fait de chacun d’entre nous le voyeur effaré et impuissant d’une effrayante déchéance. Mais n’est-ce pas là, après tout, ce que le « vrai » Louis XIV a tenu à offrir aux courtisans en cet été finissant de l’année 1715 : l’épreuve de la maladie, de l’agonie, de la mort, en public, assumée et jouée comme un spectacle ? « J’ai vécu parmi les gens de ma cour ; je veux mourir parmi eux. Ils ont suivi tout le cours de ma vie ; il est juste qu’ils me voient finir1. » Il y a d’autres visages, que la caméra ne cesse de scruter : ceux
En salles le 2 novembre 2016.
des courtisans, inquiets, cherchant à percevoir la moindre altération des gestes, des paroles, du corps du vieux souverain ; ceux des valets – Blouin notamment –, témoins directs de la dégradation du grand roi ; ceux des prêtres exhortant Louis XIV à la patience et à l’espérance en la miséricorde de Dieu dans l’attente du Jugement. Les visages, aussi et surtout, du corps médical : Fagon et Mareschal, respectivement premier médecin et premier chirurgien du roi. Face à tous ces regards braqués sur lui, jusqu’au bout de ses forces, Louis XIV tente de ruser avec les deux corps qu’il porte en lui : son « simple corps » tout d’abord, de plus en plus douloureux, dont il faut essayer, autant que faire se peut, de masquer les faiblesses pour préserver, le plus longtemps possible, son deuxième corps, celui impeccable et immuable de la dignité royale « qui ne meurt jamais » et dont il doit transmettre l’image : « Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours. » Ce fut là L’HISTOIRE / N°428 / OCTOBRE 2016
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SPÉCIAL
M oyen Age
Plus moderne qu’on ne croit ! L’élève qui a appris l’histoire du Moyen Age dans les manuels scolaires pourrait bien, en lisant notre dossier, ne pas reconnaître les hommes et la société qu’on lui a patiemment décrits. C’est une histoire décapée, renouvelée et source de débats qui a émergé ces trente dernières années. Par Patrick Boucheron
Notes 1. « Quoi de neuf au Moyen Age ? » est l’intitulé de l’exposition qui se tient à la Cité des sciences et de l’industrie (Paris), du 11 octobre 2016 au 6 août 2017 (cf. p. 85 et p. 113). 2. T. di Carpegna Falconieri, Médiéval et militant. Penser le contemporain à travers le Moyen Age, Publications de la Sorbonne, 2015. L’HISTOIRE / N°428 / OCTOBRE 2016
Commencements d’une histoire de la souveraineté étatique sous l’empire de la croissance économique, enfin. Ou plutôt recommencements : car en la matière, comme en droit ou en art, le Moyen Age recommence l’histoire de Rome, dans laquelle il trouve son appui, sa nourriture, et sa limite peut-être.
D’Hugo à Pasolini Si le médiévalisme (c’est-à-dire l’idée que l’on se fait, à un moment donné, du Moyen Age) fut une passion européenne, c’est donc parce qu’il inculquait une pédagogie de l’ordre social. C’est pour cela que Victor Hugo, après avoir tant cru à cette énergie populaire qui s’exprimait selon lui dans la cathédrale gothique, finit par s’en lasser. Car il ne voyait que trop les manipulations autoritaires et bigotes que le pouvoir impérial faisait des afféteries troubadours après 1851. Au même moment, Michelet finissait également par reprocher au Moyen Age de tant retarder la Révolution et baptisa du nom de Renaissance ce ressentiment personnel. Sans doute ne doit-on pas se cantonner à cette vision strictement française et considérer, comme le fait Tommaso di Carpegna Falconieri dans un livre récemment traduit, la grande variété européenne des usages du Moyen Age2. Car celui-ci peut se faire tour à tour épique avec les sagas islandaises ou vikings, ésotérique avec les druides celtiques, démocratique avec le souvenir des expériences urbaines. En Angleterre ou en Allemagne, il évoque autant et même davantage les arbalétriers
DR
L’AUTEUR Professeur au Collège de France, Patrick Boucheron est notamment l’auteur de Ce que peut l’histoire (Fayard, 2016) et va publier Comment se révolter ? (Bayard, 2016).
Q
uoi de neuf au Moyen Age1 ? Si cette question sonne étrangement à nos oreilles, c’est que nous nous sommes habitués à considérer le millénaire médiéval, qui s’étale de la chute de Rome à la Renaissance, comme l’envers de notre modernité. Il ne fut longtemps que cela : le miroir vénérable où l’on pouvait contempler, tantôt attendris tantôt nostalgiques, ce que nous avions été, ou ce à quoi nous devions renoncer pour devenir ce que nous sommes. Car la conscience moderne ne peut se passer de croire en l’existence d’un arrière-pays alangui qui eut la nouveauté en horreur, au point de ne pouvoir concevoir l’avenir que comme le retour d’un âge d’or très ancien. Voici pourquoi l’on continue si souvent à chercher dans la période médiévale des certitudes, des fondements et des commencements. Certitudes sur la solidité des nations, d’abord. Depuis le xixe siècle, archéologues, linguistes et historiens travaillent méthodiquement à l’invention de cette légende des peuples confortant l’origine médiévale des identités ethniques. Fondements de l’autorité et de l’obéissance, ensuite. Car l’une et l’autre se forgent au feu, qu’on imagine d’autant plus ardent au Moyen Age que les sociétés modernes en ressentent la baisse d’intensité, d’une fides – le latin médiéval confondant dans ce seul mot ce que l’on mettra tant de temps à disjoindre, la foi religieuse et la fidélité politique.
MP/LEEMAGE. GUSMAN/LEEMAGE
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des villes que les chevaliers de la quête du Graal. Il y a même, en Italie par exemple, une tradition médiévale d’inspiration saltimbanque et anarchique : que l’on songe à la magie charnelle du Décaméron de Pier Paolo Pasolini (1971) ou à la contestation bouffonne du théâtre de Dario Fo. Voici pourquoi il y a, écrivait Umberto Eco, tant de manières de rêver au Moyen Age aujourd’hui3. Celui dont il est question ici est bien le Moyen Age des historiens, qui ne devient neuf qu’à la faveur des renouvellements historiographiques. En 1983, Georges Duby prenait ombrage du succès de Jeanne Bourin, dont le roman La Chambre des dames (1979) venait d’être adapté pour la télévision. Comment était-il possible que le public préfère ces « fades idylles » aux recherches savantes sur le « mâle Moyen Age» ? En se désolant du faible impact qu’avait le travail historique sur les imaginaires sociaux, l’illustre médiéviste témoignait d’une belle confiance dans sa propre influence. Elle a quitté les historiens d’aujourd’hui. Ils savent bien désormais que l’histoire médiévale n’a que peu de rapport avec le médiévalisme, l’une et l’autre cheminant séparément et parallèlement. Mais les historiens savent tout aussi bien qu’ils ne peuvent s’isoler de cet environnement social qui détermine le « goût du Moyen Age » dans lequel une partie de leurs lecteurs, et euxmêmes sans qu’ils en aient toujours conscience, inscrivent leurs préoccupations.
Hugo et Pasolini i-dessus : le réalisateur C
italien interprète un élève de Giotto dans son film Le Décaméron (1971). Ci-dessous : frontispice du roman de Victor Hugo Notre-Dame de Paris publié en 1831.
Il serait donc bien imprudent que les médiévistes se désintéressent totalement des usages politiques, mémoriels et sociaux du médiévalisme. Le voudraient-ils qu’ils peineraient à le faire. De quoi parlera-t-on dans les pages qui vont suivre, sinon des chevaliers et de leurs châteaux, des paysans qu’ils dominent et qui se révoltent parfois, du four et du moulin, des villes dans lesquelles ils se risquent plus souvent qu’on ne le croit car eux aussi fréquentent les foires et les tournois, des banquets et des romans courtois dont ils se divertissent, mais encore des moines qui, studieux, chaussent leurs lunettes pour copier d’austères manuscrits ? Est-on si éloigné que cela des représentations communes sur ce que fut le Moyen Age ? Non sans doute, même si l’on apprendra chemin faisant que le Moyen Age n’est plus ce qu’il était, et que son image a été largement décapée par les historiens et les archéologues.
Nouveaux visages
Note 3. U. Eco, Écrits sur la pensée au Moyen Age, Grasset, 2016.
Cela a essentiellement passé par une meilleure compréhension des mobilités sociales et géographiques qui l’animent. Dans cette société que l’on croyait figée, tout bouge. Le manant n’est pas attaché à sa terre de manière aussi irrémédiable qu’on le croit, il y a du jeu dans les structures de l’habitat en ville mais aussi au village, la vie sociale est structurée par des mécanismes de domination plutôt qu’elle ne s’enferme dans L’HISTOIRE / N°428 / OCTOBRE 2016
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SPÉCIAL
M oyen Age
A table ! Viande ou poisson ? Vin ou cidre ? S’ils souffrent souvent de la faim, les hommes du Moyen Age ont développé une véritable économie de l’alimentation – et un art de la table qui inspire aujourd’hui certains grands chefs. Par Benoît Descamps
L
Banquet
Ce détail de la Cène, due à Jaime Ferrer, ressemble en fait beaucoup plus à un banquet du début du xve siècle, où les tables aristocratiques sont marquées par la surabondance (retable en bois, Solsona, Espagne, Musée diocésain et régional. L’HISTOIRE / N°428 / OCTOBRE 2016
Un monde affamé Un point est assuré : le Moyen Age (et au-delà) est un monde où règne l’insécurité alimentaire. Les chroniques tiennent le compte des famines qui rythment l’évolution démographique. La « peste », terme générique englobant des épidémies de natures diverses, creuse les effectifs européens après le boom économique du xie-xiiie siècle et fait des ravages au
sein de populations affaiblies par des périodes de mauvaises récoltes (cf. p. 41). Le désordre des guerres, autre mal endémique et troisième grand fléau redouté, aggrave le tout en détruisant ou détournant les récoltes, en perturbant surtout les approvisionnements et en affamant ponctuellement les villes assiégées. A ce tableau funeste, il convient cependant d’ajouter que des « îlots de goinfrerie », selon la formule de Georges Duby, demeurent, en lien avec une société très hiérarchisée qui favorise le marché urbain ou la table du seigneur, ce dernier tenant ferme les circuits commerciaux et en particulier le plat pays, perçu comme un bassin de ressources. Les fouilles archéologiques réalisées dans le castrum d’Auberoche en Dordogne pour le xie-xiie siècle ont relevé un échantillon faunique dans le logis seigneurial six fois plus important que celui de l’ensemble collecté dans le quartier villageois, et un registre d’espèces représentées beaucoup plus large. L’adoption du luxe et de l’ostentation alimentaires, rappelait
DR. DEAGOSTINI PICTURE LIBRARY/AKG
L’AUTEUR Agrégé d’histoire et docteur, Benoît Descamps est l’auteur d’une thèse intitulée « Tuer, tailler et vendre chair. Les bouchers parisiens à la fin du Moyen Age » (Paris-I, 2009).
a question de l’alimentation au Moyen Age suscite un intérêt croissant depuis quelques années dans un éventail de plus en plus large de curieux : du chercheur investissant un champ relativement neuf au chef cuisinier qui expérimente de « nouvelles » recettes venues du passé, en passant par les aventuriers de la reconstitution historique, tous découvrent ou redécouvrent un patrimoine culinaire et un univers gastronomique que Georges Duby qualifiait de « dépaysants » dans son introduction à La Gastronomie au Moyen Age (Stock, 1991). Ce succès protéiforme tient d’abord au caractère à la fois savant et trivial de ce domaine d’étude qui touche l’esprit érudit et la matérialité du quotidien le plus intime qui soit. Pour les historiens, ce champ de recherche relativement nouveau permet d’aborder une grande variété de questions économiques : productions agricoles, circuits commerciaux, rôle des nombreux métiers de l’alimentation. Il touche également à l’histoire des mentalités, surtout depuis que les chercheurs, un peu passé l’enthousiasme de l’école des Annales pour les données quantitatives, ont adopté une perspective plus qualitative.
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Jacques Le Goff, est la première occasion pour les couches dominantes de la société de manifester leur supériorité. La seigneurie rurale, centrée sur sa production agricole, avait permis l’épanouissement du Moyen Age central. La puissance des cités jusqu’à la fin du beau xvie siècle se mesure aussi à leur capacité en matière de politique annonaire, irriguant de vastes bassins alimentaires. Ceci accroît d’autant leur pouvoir d’attractivité, tout en dynamisant les campagnes proches. Le contexte de précarité générale explique cependant pourquoi le « péché de gueule » (de gula, la gourmandise) n’est pas véniel, mais bien mortel compte tenu du scandale moral que l’avidité ou la trop grande subtilité gastronomique représentent dans un monde régulièrement affamé.
Du pain et du vin Toutefois, dès que le spectre de la famine s’éloigne, nul ne veut concevoir un jour sans pain, quelle que soit sa classe sociale.
DANS LE TEXTE
Jusqu’à plus soif ! La fille d’un comte, en fugue, regrette le luxe de la table paternelle. Chapons rôtis, oisons, poules, cygnes, paons, perdrix, faisans, savoureux butors et toutes sortes de venaisons ; esturgeons, saumons et plies, congres, grondins et grandes morues ; gras maquereaux et gros merlans, harengs frais et éperlans ; brochets froids avec une sauce épicée, grosses lamproies, bars et carpes ; pâtés de truites, vandoises grillées, passées dans le verjus et grosses anguilles cuites dans la pâte, parfois rôties à la broche ; potages de gros brochets accommodés à la manière des cuisiniers ; gaufres et oublies, tartes au fromage, flans à la crème, pâtisseries farcies et frites à la poêle, pommes d’épices, darioles, crêpes, beignets et rissoles. […] Je buvais des vins de prix, aux épices, du délicieux vin cuit au miel, des vins parfumés au gingembre, à la rose, aux aromates, des vins de Gascogne à la belle couleur, de Montpellier et de La Rochelle, des vins de grenache et de Castille, des vins de Beaune et de Saint-Pourçain que les riches tiennent pour salubres.” Jean Maillart, Le Roman du comte d’Anjou, Gallimard, « Folio classique », 1998, traduction Francine Mora-Lebrun.
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L’Atelier des
CHERCHEURS n Les 900 jours de Leningrad p. 86
Les 900 jours de Leningrad En septembre 1941, les armées de Hitler qui ont envahi l’URSS en juin s’arrêtent aux portes de Leningrad. Le 8 septembre commence le siège de la ville. Une ville coupée du monde dont le martyre a duré jusqu’en janvier 1944. Par Nicolas Werth
L’AUTEUR Directeur de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS), Nicolas Werth a notamment publié, parmi de nombreux ouvrages, La Route de la Kolyma (Belin, 2012).
L’HISTOIRE / N°428 / OCTOBRE 2016
Selon le plan Barbarossa établi par l’état-major de la Wehrmacht, quatre groupes d’armées devaient mener le blitzkrieg contre l’URSS et contraindre l’Armée rouge à capituler avant l’hiver 1941. Le groupe de Finlande avait pour objectifs Mourmansk et le contrôle des côtes de la mer Blanche. Le groupe Nord, commandé
Décryptage Le blocus de Leningrad est le plus long siège jamais subi par une ville moderne. Un tiers des habitants de la ville soviétique encerclée par les Allemands sont morts de faim entre novembre 1941 et juillet 1942. Grâce aux archives ouvertes depuis la fin des années 1990 (notamment les rapports du NKVD sur l’opinion publique étudiés par l’historien russe Nikita Lomagin), on peut aller plus loin dans la compréhension de l’enfer vécu par la population de Leningrad assiégée et nuancer l’image d’une « ville-héros » véhiculée par la propagande soviétique d’après-guerre. DR
I
l y a soixante-quinze ans, en septembre 1941, débutait « le plus long et le plus meurtrier siège jamais subi par une ville moderne »1, le siège de Leningrad, seconde ville soviétique par sa population, mais première par sa charge symbolique. L’ancienne capitale de l’Empire russe Saint-Pétersbourg était en effet la ville où avait triomphé la « grande révolution socialiste d’octobre » en 1917. Plus de 2,5 millions de Léningradois se retrouvèrent encerclés par les armées allemandes2. Le blocus de la ville ne fut définitivement levé qu’en janvier 1944. A lui seul, le siège de Leningrad cristallise la spécificité de la guerre à l’Est : une guerre d’extermination. Il était impensable que Leningrad fût, à l’instar de Paris, déclarée « ville ouverte » pour permettre à ses habitants de fuir. Selon Hitler, le « berceau du bolchevisme » devait disparaître. Un ordre du quartier général de Hitler, en date du 7 octobre 1941, signé du général Jodl, spécifiait qu’aucune capitulation ne serait acceptée. La Wehrmacht n’avait pas les moyens de nourrir la population de la ville. Elle devait périr.
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par le général Leeb, était chargé d’avancer sur Leningrad. Le groupe Centre, le plus important, devait marcher sur Moscou. Le groupe Sud, enfin, avait pour mission d’occuper l’Ukraine.
BORIS KUDOYAROV/SPUTNIK
Une population prise au piège Comme partout ailleurs, l’avancée des Allemands vers Leningrad est fulgurante. En deux semaines, les armées soviétiques « de l’axe nord-ouest », commandées par le maréchal Vorochilov, membre du Politburo et l’un des plus proches collaborateurs de Staline, sont mises en déroute dans les Républiques baltes. Le 8 juillet, les Allemands occupent Pskov, à 200 kilomètres de Leningrad. Lorsque les troupes allemandes lancent leur « offensive finale » sur Leningrad, le 10 août, la situation devient catastrophique et la ville se fait, en quelques semaines, encercler. Au sud-ouest, la première ligne de défense sur le fleuve Louga est rapidement percée ; le 21 août, la voie ferrée qui relie Moscou et Leningrad est coupée. Au sud, la situation n’est pas moins désespérée pour les Soviétiques, qui parviennent cependant à conserver une tête de pont à Oranienbaum, alors que les Allemands atteignent
L’enfer E n avril 1942, un couple traîne un cadavre (probablement celui d’un enfant) sur une luge dans la Perspective Nevski. A cause des pénuries de carburant, c’est ainsi que l’on mène les mourants à l’hôpital et les morts au cimetière.
le golfe de Finlande. Au même moment, plus à l’est, les troupes allemandes parviennent jusqu’à la rive méridionale du lac Ladoga et prennent Schlisselbourg. C’est dans ce contexte d’extrême danger que Jdanov, premier secrétaire du Parti communiste de Leningrad, Vorochilov et Popkov, le président du soviet de la ville, lancent le 21 août un appel à la défense de la ville par le peuple luimême. Les Leningradois, jusque-là privés de toute information fiable sur l’ampleur de la déroute de l’Armée rouge, prennent conscience de la gravité de la situation. Mais il est déjà trop tard pour quitter la ville soumise, dès le 4 septembre, à des raids de l’aviation allemande. Le 13 septembre, Merkoulov, le numéro deux du NKVD, la police politique, arrive spécialement de Moscou avec un mandat ultra-secret du comité d’État à la défense donnant instruction aux autorités de Leningrad de faire sauter les ponts, les usines et les édifices publics jugés stratégiques au cas où l’ennemi enfoncerait la dernière ligne de barrage dans les faubourgs sud de la ville. Deux jours plus tôt, le général Joukov a été nommé à la tête du front de Leningrad. Remplaçant un L’HISTOIRE / N°428 / OCTOBRE 2016