Le réveil de l’Amérique noire

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Sommaire

8 /

DOSSIER

ACTUALITÉS L’ÉDITO

3 Le droit et la violence

FORUM Vous nous écrivez 4 Les Berbères sortent de l’ombre ON VA EN PARLER

Exclusif 6 Maurras bouge encore

ÉVÉNEMENT

Anniversaire 1 0 G abriel Monod révolutionne

l’université Par Yann Potin

ACTUALITÉ Droit 1 8 Féminicide : naissance

d’un crime Par Lydie Bodiou

et Frédéric Chauvaud

S ociété 20 Adam et Ève

étaient-ils végans ? Par Olivier Christin

A rchéologie 22 La pierre qui a fait Marseille Par Julia Bellot

et Didrick Pomelle

C ulture 2 4 Frankenstein :

30 Le réveil de

le cinéma crée le mythe Par Claude Aziza

l’Amérique noire

PORTRAIT Jean Malaurie 26 Dernier roi de Thulé Par Pierre Assouline

32

FEUILLETON

Dans le secret des manuscrits 28 Les best-sellers

COUVERTURE : Angela Davis, à Paris, en 1975 (Karul/Sipa). Tête sculptée de Néron, ier siècle (Munich, Glyptothek ; DeAgostini/Leemage). ETROUVEZ PAGE 96 les Privilèges abonnés R ABONNEZ-VOUS PAGE 93 Ce numéro comporte deux encarts abonnement L’Histoire sur les exemplaires kiosque France + étranger (hors Suisse et Belgique), un encart abonnement Édigroup sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse.

Cartes et graphiques : le grand basculement Chronologie

40

La dernière année de Martin Luther King

Par Sylvie Laurent

44

Malcolm Little, dit X

Par Pap Ndiaye

46

Rosa et ses sœurs

Par Caroline Rolland-Diamond

50

Les Black Panthers prennent les armes

Par Joshua Bloom et Christina Ong

54

L’HISTOIRE / N°445 / MARS 2018

Le combat continue Entretien avec Aldon Morris

FLIP SCHULKE/CORBIS/GETT Y IMAGES

du Moyen Age Par Francesco Siri

Aux origines du Black Power Par Pap Ndiaye


/ 9

L’ATELIER DES CHERCHEURS

GUIDE LIVRES

76 « Vercingétorix » de Jean-Louis Brunaux Par Maurice Sartre

78 La sélection de « L’Histoire » Bande dessinée

8 4 « La Passion des anabaptistes »

de David Vandermeulen et Ambre Par Pascal Ory

56 L’épuration d ans tous ses états Par François Rouquet et Fabrice Virgili

Revues 86 La sélection de « L’Histoire » 8 8

LA PLANCHE DE JUL

Classique 89 « Le Mythe national » de Suzanne Citron Par Laurence De Cock

SORTIES Expositions

ROGER-VIOLLET – ROME, MUSÉE NATIONAL ROMAIN ; DEAGOSTINI/LEEMAGE – ARTOTHEK/L A COLLECTION

64 N éron. 2 000 ans de légendes Par Yves Perrin

9 0 Hibakusha

aux Archives nationales (93) Par Huguette Meunier

92 Théâtre du pouvoir au Louvre Par Huguette Meunier Cinéma 9 4 « L’Ordre des choses » d’Andrea Segre Par Antoine de Baecque

95 « Demons in Paradise » de Jude Ratnam Par Olivier Thomas Médias 95 « Quand l’histoire fait dates » sur Arte

70 L ’affaire Jean d’Armagnac.

Petits accommodements avec l’inceste

Par Franck Collard

Le samedi 10 mars à 8 h 30 sur Public Sénat, retrouvez l’émission « L’info dans le rétro » présentée par Fabrice d’Almeida. Rediffusion le samedi à 15 h 30, le dimanche à 12 heures, le lundi à 23 heures et sur www.publicsenat.fr - En partenariat avec « L’Histoire ».

CARTE BLANCHE

9 8 La guerre des enfants Par Pierre Assouline

France Culture Vendredi 23 février à 9 h 05 Tassadit Yacine est l’invitée d’Emmanuel Laurentin dans la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire ». Réécoutez l’émission sur www.franceculture.fr En partenariat avec L’Histoire. L’HISTOIRE / N°445 / MARS 2018


Actualité

20 /

Adam et Ève étaient-ils végans ? Et si la consommation de viande par les hommes était liée au péché originel ? Un débat du xviie siècle dont certains échos ne sont pas si éloignés de nos questionnements actuels.

Le péché originel

Adam et Ève s’apprêtent à goûter à la pomme, fruit défendu (tableau de Brueghel de Velours et Pierre Paul Rubens, 1615).

A

dam et Ève végans ? La question pourrait sembler incongrue, sortie directement de ces blogs et de ces livres innombrables qui mêlent interprétation littérale de la Bible, militantisme environnemental, souci de soi new age et diététique pour nous inviter à imiter sans tarder le premier homme et la

première femme. Par exemple en fréquentant les restaurants végétariens ou végétaliens eux aussi innombrables qui portent leurs noms ou celui de leur lieu de résidence, le « Jardin d’Éden », à Paris, Bristol, Santa Elena au Costa Rica ou Bar Harbor aux États-Unis… Cette question n’est pourtant ni futile ni récente et elle

« Je vous ai donné les herbes qui portent leur graine sur la terre, et les arbres qui renferment en euxmêmes leur semence chacun selon son espèce, afin qu’ils vous servent de nourriture » (Genèse, IX, 3) L’HISTOIRE / N°445 / MARS 2018

ne s’explique pas uniquement par notre propension à vouloir, parfois, imaginer le monde travaillé dès les origines par les préoccupations qui sont aujourd’hui les nôtres1. Très tôt, en effet, les exégètes de la Bible ont rapproché deux passages de la Genèse qui pouvaient sembler faire de la consommation de viande l’une des conséquences de la Chute. Dans le récit de la Création, dans la Genèse, I, 28-29, Dieu s’adresse à Adam et Ève : « Dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tous les animaux qui se meuvent sur la Terre. […] Je vous ai donné toutes les herbes qui portent leur graine sur la terre, et tous les arbres qui renferment en euxmêmes leur semence chacun selon son espèce, afin qu’ils vous servent de nourriture. » Mais dans la Genèse, IX, 3, Dieu dit quelque chose d’un peu différent à Noé et à ses fils : « Nourrissez-vous de tout ce qui a vie et mouvement : je vous ai abandonné toutes ces choses, comme les légumes et les herbes de la campagne. » Rapprocher ces deux passages soulevait des problèmes épineux : Dieu a-t-il permis tacitement à Adam et Ève de manger la chair des animaux ? L’autorisation donnée à Noé estelle une simple confirmation de celle-ci ou un changement radical, qui s’expliquerait par la dégradation de la terre avec le

L A HAYE, CABINET ROYAL DES PEINTURES MAURITSHUIS ; FLORENCE, ARCHIVES ALINARI, DIST. RMN-GP/RAFFAELLO BENCINI

Par Olivier Christin*


/ 2 1 Déluge et la médiocre qualité des fruits qu’elle offrait à partir de ce moment-là ? Dans ce cas, comment expliquer que le second fils d’Adam et Ève, Abel, soit un berger et qu’il élève des agneaux (Genèse, III) ? N’est-ce que pour pouvoir les sacrifier à Dieu et se contenter pour luimême du lait, de la laine, de la force de travail des bêtes ? La domination de l’homme sur les bêtes proclamée par le Créateur ne comprend-elle pas le droit de les tuer ? Les interrogations suscitées par ces quelques versets de l’Écriture prirent au xviie siècle un tour nouveau, en partie à la suite du succès rencontré par la publication de l’immense ouvrage du savant protestant Samuel Bochart intitulé Hierozoicon sive de bipartitum opus de animalibus Sacrae Scripturae (1663). Cette analyse systématique des animaux mentionnés dans l’Écriture – qui restera citée de manière élogieuse encore par des savants du xixe siècle – écartait l’idée d’un revirement de Dieu à l’égard de la viande et considérait, du coup, que le premier homme et la première femme en avaient bien consommé dans l’Éden.

SARAH BOUILL AUD/HANS LUCAS – DR

Un Dieu biologiste et médecin

Les contradicteurs ne tardèrent pas, en particulier Augustin Calmet, qui consacre de longues pages de son Commentaire littéral sur tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament (1724) à réfuter le raisonnement de Bochart. Pour lui, « la fécondité de la terre, la bonté des plantes, la force du tempérament des hommes et le petit nombre d’animaux dans les commencements » en écartaient sans le moindre doute les arguments de Bochart : pourquoi les hommes robustes, sains, jouissant d’une incroyable longévité, auraientils gaspillé sans nécessité un bien aussi rare que les animaux de l’Éden et perdu le bénéfice de leur compagnie, de leur force de travail, de leur lait ? Rapidement, les exégètes ne furent plus seuls à s’engager

dans ces controverses : des médecins, des naturalistes, des philosophes et des historiens les rejoignirent, apportant avec eux de nouvelles questions. L’auteur d’une Médecine théologique […] sortie des mains de Dieu, Créateur de la Nature parue en 1733 estime ainsi que les restrictions imposées par Dieu en matière de consommation de viande témoignent en fait « de la pleine connaissance qu’il avait des propriétés des plantes préférablement à celles des animaux, connaissance qu’il tenait des rapports physiques et proportionnels entre les sucs des plantes et les organes du corps de l’homme ». Un Dieu biologiste et médecin ne pouvait qu’agencer parfaitement les relations entre les différents éléments de sa Création, en l’occurrence entre les nourritures terrestres et les organes de l’homme. Même raisonnement chez George Cheyne, auteur d’un Essay of Health and Life (1724), pour qui les premiers hommes n’avaient pas les organes nécessaires à la digestion de leurs fellow creatures. La fin du végétarisme originel est donc tout simplement une conséquence de la Chute, inséparable de la condition nouvelle misérable de l’homme, plus faible et destiné à une vie beaucoup plus courte : « Ce

Tendance

En haut : Véganisme, photomontage de Sarah Bouillaud, publié dans Le Monde du 26 août 2017. Ci-dessus : Eden, un complément alimentaire fabriqué avec des « ingrédients naturels cités dans la Bible ».

Note 1. Cf. M. Montanari, « Les chrétiens et la viande », L’Histoire n° 440, octobre 2017, pp. 66-71.

n’est qu’en second et comme par souffrance » que Dieu permet à l’homme, « devenu criminel, de manger des viandes d’animaux », assurent la Médecine théologique et l’Essay of Health. Les auteurs s’accordent ainsi à juger qu’il y a bien une relation étroite entre la consommation de la viande (et d’alcool), l’excitation des passions et la nature pécheresse des hommes, dont le « sang est enflammé par la nourriture succulente de la chair des animaux » (James MacKenzie, Histoire de la santé et de l’art de la conserver, 1761). C’est une évidence, connue de ceux qui entendent modérer leurs passions et qui restent fidèles en général à un régime de frugalité et d’abstinence. La diète d’Adam et Ève a ainsi constitué historiquement une manière de s’interroger sur les relations entre alimentation et santé, ou entre consommation d’excitants et violence, mais aussi de tracer les limites qu’il fallait imposer à la domination de l’homme sur les autres êtres vivants. Peu importe que les termes et les arguments nous en paraissent étranges : ces interrogations restent plus que jamais d’actualité. n * Professeur à l’université de Neuchâtel L’HISTOIRE / N°445 / MARS 2018


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DOSSIER

L e réveil de l’Amérique noire

Aux origines du Black Power Après des décennies de lutte, le mouvement noir se radicalise dans le nord et l’ouest des États-Unis au cours des années 1960. Parallèlement au combat de Martin Luther King pour les droits civiques s’affirme, parfois de manière violente, le « Black Power ».

É

tés chauds, émeutes meurtrières de Harlem ou de Watts. A partir du milieu des années 1960, le mouvement Black Power fait la une de l’actualité américaine, en présentant une facette plus amère et plus violente de la revendication noire que le mouvement pour les droits civiques porté par Martin Luther King, un homme déterminé mais conciliateur. Dans ces mêmes années où, après de longues luttes, sont votées en 1964 et 1965 les lois d’égalité civile et civique, les Américains médusés assistent à l’explosion de nouvelles formes de protestations, beaucoup plus radicales. Ce paradoxe n’en est pas un. Le Black Power n’est pas né de rien : il s’enracine dans l’histoire politique des Noirs américains dans les mégapoles du nord et de l’ouest des États-Unis depuis le début du xxe siècle et la « grande migration », qui mena des centaines de milliers de Noirs des campagnes du Sud vers les villes industrielles du Nord.

Naissance des ghettos Vers 1900, l’immense majorité de la population noire était encore concentrée dans le Sud rural, là où l’esclavage avait régné en maître jusqu’en 1865 et où existait un système de ségrégation légale depuis les années 1880 (cf. p. 34). La Première Guerre mondiale représenta un tournant décisif, puisque la réduction drastique de l’immigration européenne, au moment où l’industrie L’HISTOIRE / N°445 / MARS 2018

américaine, dopée par les gigantesques commandes de guerre, avait un besoin urgent d’ouvriers, entraîna le recrutement de Noirs du Sud du pays. La misère des métayers noirs et la terreur des lynchages les poussaient à partir vers les centres industriels du nord des États-Unis. La migration prit des proportions telles pendant la guerre et l’après-guerre que la société américaine tout entière en fut bouleversée. La population noire de Chicago passa de 44 000 personnes en 1910 à 110 000 personnes en 1920, puis 234 000 en 1930. L’autre grande ville de la migration noire, New York, vit sa population noire passer de 60 000 personnes en 1900 à 328 000 personnes en 1930. Dans ces deux villes comme à Detroit, Philadelphie, Cleveland, Buffalo, Rochester, Boston, et, à partir des années 1940 surtout, dans les villes de Californie (Los Angeles, Oakland), de vastes quartiers noirs se constituaient. Plus la population noire grossissait, plus elle tendait à se concentrer dans une seule et immense zone, en raison d’une ségrégation spatiale renforcée : le spectre d’une « invasion noire » accentua la détermination de la population blanche à maintenir les AfricainsAméricains à distance respectable. Même si la ségrégation était moins féroce que dans le Sud, elle existait bien en pratique, puisqu’il était impossible pour une famille noire d’acheter ou de louer un logement en dehors des quartiers réservés. Agents immobiliers et propriétaires refusaient de vendre ou louer à des

L’AUTEUR Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, Pap Ndiaye a notamment publié Les Noirs américains. En marche pour l’égalité (Gallimard, 2009) et, avec Andrew Diamond, Histoire de Chicago (Fayard, 2013).

BUYENL ARGE/GETT Y IMAGES – DR

Par Pap Ndiaye


/ 3 3

Chicago, South Side S ur cette photographie, un groupe d’enfants habillés de costume large à la manière des Zoot suiters (« zazous »), le jour de Pâques 1941 dans le South Side de Chicago. Les ghettos noirs des villes du Nord s’étaient constitués durant l’entre-deux-guerres.

Noirs, suivant en cela des clauses restrictives inscrites dans les actes de propriété (les « racial covenants »), des clauses qui furent interdites en 1948 par la Cour suprême. A la suite du sociologue Louis Wirth de l’école de sociologie de Chicago, le terme de « ghetto » s’est imposé pour décrire les quartiers noirs américains – avant d’être remis en cause depuis les années 1980 en raison de son misérabilisme. En effet, le ghetto n’était pas que le produit de la ségrégation spatiale : il était aussi un lieu où les nouveaux venus avaient le sentiment d’échapper à la violence du Sud, rejoignaient des membres de leur famille et de la région qu’ils avaient quittée, bref, un quartier qui amortissait socialement et culturellement le choc migratoire, semblable en cela aux autres quartiers ethniques de la ville américaine. Le ghetto était

MOT CLÉ

Ghetto

Le sociologue Louis Wirth reprend en 1928 le nom du quartier juif de Venise pour désigner les quartiers où se regroupent les Juifs américains, puis ceux assignés aux Noirs. Lieux de mise à l’écart et de misère sociale, les ghettos se dotent aussi d’institutions et d’une culture propres.

également socialement stratifié, composé majoritairement d’ouvriers à la semaine, mais où l’on trouvait une petite classe moyenne d’employés, d’enseignants, et une encore plus petite élite d’hommes d’affaires prospères. C’est à Harlem, dans le South Side de Chicago, le West Side de Philadelphie et d’autres quartiers noirs que les musiciens venus du delta du Mississippi, de La Nouvelle-Orléans ou de Géorgie réinventèrent le jazz et le blues. Le guitariste Eddie Condon disait que, dans les années 1920, « une trompette brandie dans l’air nocturne du Stroll de Chicago aurait pu jouer toute seule ». Il n’empêche que, dès leur apparition, les ghettos noirs des grandes villes industrielles concentraient une population pauvre, vivant dans des logements délabrés, ne bénéficiant que des emplois les plus pénibles et les moins payés. L’HISTOIRE / N°445 / MARS 2018


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DOSSIER

L e réveil de l’Amérique noire

Séparation stricte ur cette photographie S de 1918, lors de la fête annuelle d’une plantation en Alabama, les travailleurs noirs sont séparés des blancs par une clôture.

MOT CLÉ

Lynchage

Derniers à être embauchés, premiers à être licenciés, les ouvriers noirs subissaient de plein fouet les moindres variations du marché du travail, a fortiori lors de la Grande Dépression de 1929, qui dévasta les quartiers noirs. Si, en période de prospérité, les Noirs étaient volontiers engagés dans les échelons inférieurs de l’échelle des emplois industriels, ils ne progressaient pas et restaient confinés tout en bas. Cela était dû aux préventions des employeurs, qui estimaient que les Noirs étaient dotés de qualités physiques bien adaptées aux travaux pénibles, mais aussi aux ouvriers blancs qui ne voulaient pas être concurrencés sur le marché du travail des ouvriers qualifiés et des contremaîtres.

À SAVOIR

SÉGRÉGATION : LA LOI AU SUD… Lorsque les troupes fédérales quittent le Sud, en 1877, les anciennes élites reprennent le pouvoir, bien décidées à limiter au maximum les contacts entre Noirs et Blancs pour éviter le « mélange des races ». Non contents d’avoir interdit les mariages interraciaux (1883), les élus blancs du Sud étendent la séparation à la plupart des lieux publics : écoles, transports, églises, même les cimetières. Les États adoptant indépendamment les lois, c’est une marqueterie de législations raciales hétérogènes qui se met en place. Les Noirs perdent également le droit de vote. … LES CLAUSES RESTRICTIVES AU NORD Les centaines de milliers de migrants noirs partis au Nord y découvrent la possibilité de voter sans entraves. Néanmoins, bien qu’elle ne soit pas inscrite dans la loi, la ségrégation y est pratiquée de fait. Dans les lieux publics, d’abord : les Noirs ne peuvent entrer dans n’importe quels restaurant ou piscine. De plus, l’adoption de « clauses restrictives » (restrictive covenants) favorise leur regroupement dans les « colored districts », futurs ghettos. Enfin, dans le monde du travail, les Noirs sont cantonnés aux tâches subalternes et tombent sous le couperet « derniers embauchés, premiers licenciés ».

L’HISTOIRE / N°445 / MARS 2018

Pour les ouvriers noirs, la mobilité du travail était horizontale, en se manifestant par un ­turnover relativement élevé (sauf en période de crise économique), plutôt que verticale. On les acceptait certes comme ouvriers semi-qualifiés de la grande industrie, ou dans les activités de service (domesticité, cuisines, porteurs), ce qui était un progrès notable par rapport au début du xxe siècle, mais la porte n’était qu’entrouverte, puisque conserver le travail en question était la seule perspective envisageable pour eux.

Les nouvelles formes de la lutte Les quartiers noirs avaient toujours été des lieux politiques. Tout d’abord, leurs habitants avaient la possibilité de voter, contrairement aux Noirs du Sud. A Chicago, leur nombre croissant permit l’élection en 1929 du républicain Oscar DePriest, premier représentant noir au Congrès de Washington au xxe siècle, qui déposa en vain une proposition de loi interdisant les lynchages – il y en avait aussi dans le Nord. De DePriest à Barack Obama, en passant par Harold Washington, premier maire noir de la ville de 1983 à 1987, le South Side de Chicago a été la capitale politique des Noirs américains. Mais ce fut surtout l’Universal Negro Improvement Association (UNIA) qui marqua les esprits à la fin des années 1910 et au début des années 1920. Fondée en 1914 par le charismatique Marcus Garvey, originaire de Jamaïque, l’UNIA était une organisation nationaliste noire visant à rassembler la « diaspora africaine » et à encourager des formes de retour vers la terre des ancêtres. A son sommet, l’UNIA rassemblait aux États-Unis plusieurs centaines de milliers

AKG

Du nom du colonel Lynch, exerçant une justice expéditive dans la Virginie du xviiie siècle, exécution sommaire d’une personne par la foule. Le lynchage imposait la ségrégation par la terreur aux Noirs et renforçait la cohésion des Blancs. Après un pic dans les années 1890 (une centaine de morts par an), il est récurrent dans l’entre-deuxguerres puis disparaît dans les années 1950.


/ 3 5

Le grand basculement

Naissance des ghettos

1900

Population urbaine noire

1,1

( en million d’habitants) 1900 1940 1960

0,8 NEW YORK

New York

Chicago 1919

PENSYLVANIE

D.C.Washington

INDIANA OHIO ILLINOIS

Saint-louis KANSAS

VIRGINIE

Memphis

OKLAHOMA ARKANSAS

TEXAS

MARILAND

0 ,06

CAROLINE DU NORD

TENNESSEE

Légendes Cartographie

1

0 ,002

CHICAGO

LOS ANGELES

GEORGIE

L’exemple de Newark

LOUISIANE

1910

Nouvelle-Orléans

1,5

0 ,03

NEW YORK

FLORIDE

Population noire par État (en million)

0 ,33 0 ,06

CAROLINE DU SUD CARO

ALABAMA MISSISSIPPI

500 km

0 ,33

Baltimore

KENTUCKY

MISSOURI

0 ,45

NEW JERSEY

Philadelphie

1960

Newark

(New Jersey)

Population urbaine noire (en million) 1 0,5

0,5 0,1 0,05 0,01 0

Comissariat Springfield Av.

0,1 0,05

Plus de 50 % de la population est noire État pratiquant la ségrégation

5 km

Émeute urbaine

La « Grande migration »

235 000 habitants 11 000 noirs (4,7 %)

Mouvement pour les droits civiques

Zone urbanisée

405 000 habitants 214 000 noirs (52,8 %) Émeute, pillage (12-17 juillet 1967)

Quartier noir

Périmètre fermé, intervention de la garde nationale et de l’armée

Limite du district

1960 MAINE N. HAMPSHIRE VERMONT

WASHINGTON MONTANA

N. DAKOTA

MINNESOTA WISCONSIN

OREGON S. DAKOTA

IDAHO WYOMING

1966, fondation du Black Panthers Party, Oakland NEVADA

San Francisco 1966

NEBRASKA

CALIFORNIE

Kansas City KANSAS

MICHIGAN

Détroit 1965 1966 1967 Chicago Colombus IOWA Indianapolis ILLINOIS

Cincinnati 1965

Saint-louis

PENSYLVANIE

OHIO VIRGINIE OCC

KENTUCKY

MISSOURI

N. MEXIQUE

OKLAHOMA

ARIZONA

ALABAMA

TEXAS

MARILAND

Memphis Campagne de Birmingham, 1963

ARKANSAS

MISSISSIPPI MISSISSIPPI

Dallas

VIRGINIE

NEW JERSEY DELAWARE

Washington D.C. Baltimore

CAROLINE DU NORD

TENNESSEE

Los Angeles 1965, 1966

MAS.

Cleveland New York 1964, 1966 1966 Pittsburgh Newark 1965, 1967 Philadelphie

INDIANA

UTAH COLORADO

NEW YORK

Milwaukee 1966

LOUISIANE

Atlanta CAROLINE DU SUD GEORGIE GEORGIE

Marche de Selma à Montgomery, 1965 Jaksonville 1966 FLORIDE

Houston

Nouvelle-Orléans

500 km

C’est à partir de 1910 que les Noirs quittent le Sud ; 90 % des Noirs vivaient dans le Sud en 1900 ; 53 % en 1970. Jusqu’à la fin des années 1930, les migrants s’établissent dans les vieilles régions industrielles, des Grands Lacs à la côte est, dans les colored districts. A partir de la Seconde Guerre mondiale, ils se dirigent aussi vers la Californie, attirés par les nouveaux emplois industriels. Entre 1964 et 1968, une explosion de violence embrase les « ghettos » des grandes villes. Il y a plus de 300 émeutes, dont 103 pendant l’été 1967.

L’HISTOIRE / N°445 / MARS 2018


L’Atelier des chercheurs

70 / Le roi... C harles VII (1422-1461) parvient

à mettre fin à la guerre civile ArmagnacsBourguignons puis à remporter la guerre de Cent Ans : deux succès qui passent par une première mise au pas des aristocrates du royaume, dont beaucoup cherchent une plus grande autonomie.

… le comte... P our conserver ses terres face aux pressions royales, Jean V (au centre), comte d’Armagnac de 1450 à 1473, choisit d’épouser sa propre sœur, Isabelle. Tout en lui ouvrant la possibilité d’avoir un héritier, ce mariage lui évite de devoir lui constituer une dot.

… et le pape J ean espère

obtenir de Calixte III (1455-1458) une autorisation exceptionnelle. Mais depuis la réforme grégorienne l’Église a réglementé le mariage. Jean est excommunié.

L’affaire Jean d’Armagnac

Au milieu du xve siècle, le mariage de Jean, comte d’Armagnac, émeut le pape et le roi. Il faut dire que l’homme brise un des pires interdits de son temps : épouser sa sœur. Un cas exceptionnel mais qui permet d’interroger les stratégies des nobles à la fin du Moyen Age. Par Franck Collard

L

a famille des « Armagnacs » est surtout connue pour la guerre civile qui l’opposa aux « Bourguignons » au début du xve siècle, en pleine guerre de Cent Ans. Ce puissant lignage du sud du royaume a notamment donné un connétable de France, Bernard VII, protecteur du dauphin Charles (futur Charles VII) et chef de la faction qui lui a emprunté son nom. Sa mise à mort en juin 1418, à la suite de l’invasion de Paris par les partisans du duc de Bourgogne, marque un des tournants de la guerre civile, qui s’achève en 1435 par le traité d’Arras.

L’HISTOIRE / N°445 / MARS 2018

Son petit-fils, Jean V (1420-1473), prend la tête de la lignée en 1450. Les chroniqueurs le décrivent comme un petit homme aux cheveux roux, au cou enfoncé dans les épaules et aux yeux louches. Ses talents militaires ont été mis au service du roi Charles VII dès la fin des années 1430, puis en Normandie et en Guyenne, contre les Anglais. Mais sa situation politique est délicate : en 1443, son père, Jean IV, avait été condamné car il se disait comte « par la grâce de Dieu », une formule réservée au roi. En 1452, Charles VII a bien accepté de remettre le comte

PARIS, MUSÉE DU LOUVRE, DIST. RMN-GP/ANGÈLE DEQUIER – BNF, FRANÇAIS 5054 FOLIO 239V SIENNE, PINACOTHÈQUE NATIONALE/DAGLI ORTI/AURIMAGES

Petits accommodements avec l’inceste


/ 7 1 dans ses droits et ses biens, mais à une condition : en cas ­d’absence d’« hoirs masles [héritiers mâles] procréés […] en loyal mariage et directe lignée », le comté d’Armagnac tombera dans le domaine royal, c’est-à-dire les zones du royaume directement contrôlées par le roi et son administration.

Marié à sa sœur Pour échapper à cette contrainte, Jean V fait un choix étonnant : il jette son dévolu sur sa propre sœur, Isabelle, alors âgée de 17 ans et réputée d’une grande beauté. Elle présentait aussi l’avantage, pour le comte, de le délivrer du souci de lui faire une dot, comme il l’aurait dû si elle avait épousé un homme extérieur à la famille. Ce n’est pas anodin en une période de difficultés économiques pour une noblesse à qui la guerre coûte cher – même si elle peut aussi beaucoup rapporter. Sans doute Jean aime-t-il passionnément sa sœur, qu’il appelle dans sa correspondance « ma côte », expression d’une fusion des corps renvoyant à l’aube des temps (notamment à Adam et Ève). Mais cette solution n’en reste pas moins toute contraire à la morale biblique telle qu’elle s’exprime dans le Lévitique (XVIII, 9) : « Tu ne dévoileras pas la nudité de ta sœur, fille de ton père ou fille de ta mère, qu’elle soit née dans la maison ou en dehors de la maison. » D’une certaine manière, elle s’inscrit toutefois dans les habitudes familiales : en 1392, Bernard VII avait en effet tenté d’épouser la veuve de son frère aîné, ce qui constitue un inceste par affinité selon le droit canon ; Jean IV, pour sa part, se serait adonné à des « mœurs contre nature » que le procès de 1445 ne détaille pas. Avec sa sœur, Jean V accomplit son devoir conjugal et a plusieurs enfants, dont la légitimation commande des épousailles en bonne et due forme. Jean contraint son chapelain à bénir le couple, et entend faire valider ce mariage hors normes par les autorités ecclésiastiques. En 1454, profitant de la vacance de l’archevêché d’Auch, il y impose par la force Jean de Lescun, qui appartient à une branche collatérale de la maison d’Armagnac, sans hésiter à brutaliser les chanoines ni à intimider le candidat du roi. Selon un procédé courant, Jean cherche

L’AUTEUR Professeur d’histoire médiévale à Paris-Nanterre, Franck Collard est président de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie. Il vient de publier La Passion Jeanne d’Arc. Mémoires françaises de la Pucelle (PUF, 2017).

aussi à obtenir des dispenses de la papauté, c’est-à-dire une autorisation exceptionnelle. Depuis les décisions du concile de Latran IV en 1215, nul ne peut en effet épouser une personne en deçà du cinquième degré de parenté. Mais les besoins de la grande politique ont parfois conduit à autoriser l’union de cousins issus de germain, parents au quatrième degré. Nicolas V refuse néanmoins la demande de Jean et, pire pour lui, l’excommunie. En 1455, le comte d’Armagnac recommence l’opération auprès de Calixte III, premier pape natif de la famille des Borgia, avec l’aide d’Ambroise de Cambrai, le fils d’un président du parlement de Paris. Étudiant canoniste à l’université de Paris, Ambroise a dû quitter précipitamment la ville après avoir tué un rival trouvé dans le lit de son amante. Ambroise a entendu parler des préoccupations juridiques du comte d’Armagnac. Devenu agent de la chancellerie pontificale et évêque d’Alet, il se fait fort, moyennant finances (24 000 écus), d’obtenir ce que Jean V recherche : une bulle de dispense pontificale. Mais comme il est impensable que le souverain pontife viole la loi divine en autorisant un frère à épouser sa sœur, Ambroise imagine une manière subreptice de parvenir à cette fin.

DR – ARTOTHEK/L A COLLECTION

Décryptage C’est dans le cadre de recherches sur Charles VII que Franck Collard s’est intéressé à Jean V d’Armagnac. A l’étude traditionnelle d’un grand feudataire dans sa lutte avec le pouvoir royal, il a préféré mettre en lumière un parcours qui mêle histoires des émotions, des représentations et des relations sociales. Il s’est appuyé pour cela sur les chroniqueurs (Chastellain, le Héraut Berry, etc.) et sur des sources judiciaires (archives du Parlement criminel, Trésor des chartes dont les lettres de rémission, ainsi que les Mémoires du pape Piccolomini (Pie II), apportant un regard extrafrançais.

Adam et Ève « Ma côte » : ainsi Jean d’Armagnac appelle-t-il sa sœur dans certaines de ses lettres. Une référence à Adam et Ève (ci-dessus : représentation du début du xve siècle). Mais la morale biblique ne laisse pas de place au doute : l’inceste est condamné. L’HISTOIRE / N°445 / MARS 2018


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