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Sommaire
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DOSSIER
ACTUALITÉS L’ÉDITO
3 Michel et Augustin
FORUM Vous nous écrivez 4 40 ans de passion ON VA EN PARLER
Rendez-vous 6 Préhistoire vivante à Étiolles
ÉVÉNEMENT
Coupe du monde 1 2 R ussie, la passion du football ?
Par Sylvain Dufraisse
ACTUALITÉ Idéologie 1 8 La revanche de Maurras ? Par Michel Winock
C omics 20 Superman,
« l’homme de demain » Par William Blanc
C oncordance des temps 22 Moines et zadistes Par Florian Mazel
H istoriographie 23 French Historians ? Par Anne Verjus
S hoah 24 Les Polonais,
30 Saint Augustin
la mémoire et les Juifs Par Annette Wieviorka
PORTRAIT
Michel Vovelle 26 Une vie après le Bicentenaire
32
Par Antoine de Baecque
Foucault, Augustin et la chair Par Patrick Boucheron
« Il ne fut pas le mauvais génie puritain de l’Occident »
FEUILLETON
38
Par Bruno Bon
L’ascension d’un intellectuel africain Par Stéphane Gioanni
26 sermons inédits !
Par François Dolbeau
« Seigneur, donne-moi la chasteté et la continence, mais ne le fais pas tout de suite » Carte : un infatigable voyageur
COUVERTURE : Détail de la fresque Saint Augustin dans son cabinet de travail de Sandro Botticelli, vers 1480, se trouvant dans l’église Ognissanti de Florence (Raffael/Leemage). RETROUVEZ PAGE 96 l es Privilèges abonnés ABONNEZ-VOUS PAGE 93 Ce numéro comporte deux encarts abonnement L’Histoire sur les exemplaires kiosque France, un encart abonnement Édigroup sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse, un message Valeurs actuelles sur une sélection d’abonnés et un encart Blake et Mortimer sur les abonnés.
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Une arme aux mains du pape
Par Jean-Philippe Genet
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L’HISTOIRE / N°448 / JUIN 2018
« La Cité de Dieu » ou le grand malentendu Par Claire Sotinel
« La querelle de la grâce n’a jamais été tranchée » Entretien avec Sylvio De Franceschi et Claire Sotinel
CHERBOURG, MUSÉE D’ART THOMAS-HENRY/BRIDGEMAN IMAGES
Dans le secret des manuscrits 28 Le sens des mots
Par Peter Brown
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L’ATELIER DES CHERCHEURS
GUIDE LIVRES
76 « Géographies » de Léonard Dauphant Par Yann Coz
78 La sélection de « L’Histoire » Bande dessinée
85 « Herzl » de Camille de Toledo
et Alexander Pavlenko Par Pascal Ory
Revues 86 La sélection de « L’Histoire »
60 É tats-Unis, 1947-1997. Comment
8 8
LA PLANCHE DE JUL
sont nées les soucoupes volantes
AP/SIPA – BRITISH LIBRARY/AKG – PARIS, MUSÉUM NATIONAL D’HISTOIRE NATURELLE, DIST. RMN-GP/IMAGE DU MNHN, BIBLIOTHÈQUE CENTRALE
Par Pierre Lagrange
Classique 89 « Le Monde chinois »
de Jacques Gernet Par Damien Chaussende
SORTIES Expositions
9 0 L’Empire des roses
66 D es croisés cannibales ? Par Élisabeth Crouzet-Pavan
au Louvre-Lens Par Huguette Meunier
92 L’art au service du pouvoir.
Napoléon Ier-Napoléon III à Rueil-Malmaison Par Didrick Pomelle
Cinéma 9 4 « Reprise » d’Hervé Le Roux Par Antoine de Baecque
Médias 95 « Les Enfants du 209,
rue Saint-Maur, Paris Xe » sur Arte Par Didrick Pomelle
CARTE BLANCHE
70 L a conquête du quinquina Par Samir Boumediene
Le vendredi 8 juin 2018 à 23 heures sur Public Sénat, Fabrice d’Almeida reçoit Sylvain Dufraisse (cf. p. 12) dans l’émission « L’info dans le rétro ». Rediffusion le samedi à 8 h 30 et à 15 h 30 et sur www.publicsenat.fr
En partenariat avec « L’Histoire ».
9 8 John le Carré : l’écrivain qui
venait de la guerre froide Par Pierre Assouline
France Culture Vendredi 29 juin à 9 h 05 dans l’émission d’Emmanuel Laurentin, retrouvez la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire ». En partenariat avec L’Histoire. L’HISTOIRE / N°448 / JUIN 2018
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Au marché juif
Une partie de football sur le marché juif de Saint-Pétersbourg, représentée par le magazine britannique The Illustrated London News en 1874. L’HISTOIRE / N°448 / JUIN 2018
Événement
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RUSSIE,
LA PASSION DU FOOTBALL ?
La 21e Coupe du monde de football se déroule du 14 juin au 15 juillet 2018 en Russie. Un événement éminemment politique dans un pays où ce sport n’occupe pourtant qu’une place secondaire. Et a longtemps suscité la méfiance des autorités à l’époque soviétique. Par Sylvain Dufraisse
LOOK AND LEARN/ILLUSTRATED PAPERS COLLECTION/BRIDGEMAN IMAGES – © FIFA TM – DR
L
a Russie accueille pour la première fois à l’été 2018 la Coupe du monde de football. Cet événement couronne une décennie d’organisation de compétitions internationales (Universiades à Kazan en 2013, Jeux olympiques d’hiver à Sotchi en 2014) et constitue une nouvelle vitrine planétaire pour la politique de puissance souhaitée par Vladimir Poutine. Toutefois, la sélection de football est loin de partir favorite, même si ce sport existe en Russie depuis la fin du xixe siècle et si les équipes d’URSS, puis de Russie, ont été et demeurent des concurrents solides. Un retour bref sur le palmarès de la sélection et des équipes soviétiques et russes montre que celles-ci ont pu remporter quelques titres et quelques places d’honneur (cf. p. 15) ; néanmoins, le succès de ce sport n’a pas toujours été massif. Outre des raisons climatiques, les températures limitant le jeu en hiver sur une large partie
du territoire, son implantation relative et son développement mitigé s’expliquent surtout par une attitude souvent contradictoire du pouvoir soviétique, hésitant entre méfiance et soutien à l’égard de cette discipline.
Dans le sillage des Britanniques
L’arrivée du football en Russie n’est guère originale. Les Britanniques, qu’ils soient ingénieurs, marins ou étudiants, participent à l’ancrage de ce sport dans les ports et les grandes villes (SaintPétersbourg, Moscou ou Odessa). Ils organisent d’ailleurs entre eux le premier match à Saint-Pétersbourg en 1879. Il faut compter une vingtaine d’années pour que des équipes russes se mettent sur pied, d’abord au sein de l’élite anglophile, puis dans les universités, les usines, sous la forme de cercles locaux, et que se développent des championnats de villes. Les équipes se regroupent pour créer une Union
L’AUTEUR Sylvain Dufraisse est maître de conférences en histoire du sport à l’université de Nantes. Il est spécialiste des pratiques sportives et de loisirs en Union soviétique.
de football en 1912 qui s’affilie immédiatement à la Fédération internationale de football association (Fifa). La fédération russe rassemble alors plus de 155 clubs dans 33 villes. La même année, un match opposant la nouvelle capitale, Moscou, à la ville détrônée, Saint-Pétersbourg, attire plus de 10 000 spectateurs. Le succès de ce sport est croissant et les clubs russes commencent à affronter des équipes étrangères, comme des étudiants d’Oxford. Une équipe russe s’engage également dans le tournoi olympique en 1912 mais son niveau est faible : elle est défaite par l’équipe de Finlande, encore rattachée à l’empire, et perd 16 buts à 0 contre l’Allemagne. La révolution de 1917 change la donne : de nombreux joueurs, dirigeants et arbitres quittent la Russie désormais gouvernée par les bolcheviks. La situation de chaos durant la guerre civile entre Blancs et Rouges, de 1917 à 1921, rend évidemment difficile l’organisation de L’HISTOIRE / N°448 / JUIN 2018
Actualité
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La revanche de Maurras ? Condamné en 1945, antisémite notoire, ce personnage sulfureux peut-il redevenir une source d’inspiration pour la droite ?
Académicien
Après avoir été condamné à la prison pour appel au meurtre, Charles Maurras, libéré, est élu triomphalement à l’Académie française en 1938.
L’HISTOIRE / N°448 / JUIN 2018
C
harles Maurras a défrayé la chronique au mois d’avril 2018, avec l’affaire des commémorations. Là-dessus paraît chez Robert Laffont dans la collection « Bouquins » des morceaux choisis de l’ancien éditorialiste de L’Action française, tandis que, par ailleurs, l’inventeur du « nationalisme intégral » connaît une certaine activité éditoriale1. Tout se passe comme si la droite française, en mal de guide, cherchait dans les écrits de Charles Maurras une nouvelle inspiration, quitte à se débarrasser de (ou à édulcorer) ce qui, chez lui, ne peut plus être
aujourd’hui présentable : son antisémitisme et sa théorie de l’Anti-France (les « quatre États confédérés incarnés par les protestants, les Juifs, les francs-maçons et les métèques »). Dans un article du Monde, daté du 19 avril, Florent Georgesco rappelait les paroles du juriste et essayiste maurrassien Frédéric Rouvillois : « La pensée conservatrice a, envers Maurras, une dette assez inévitable. Un inventaire s’impose mais on n’a pas le choix. Maurras est le seul à proposer une approche cohérente, rationnelle. » Maurras, selon Alain-Gérard Slama, avait voulu repenser pour son temps une théorie cohérente
et complète du modèle organique de l’Ancien Régime. C’est la doctrine qui intéresse aujourd’hui des intellectuels pour lesquels le conservatisme ne se borne pas à opposer au progressisme les leçons de l’expérience, mais contient une théorie. L’entreprise de réhabilitation transparaît dans le texte de l’historien Martin Motte, l’éditeur chez « Bouquins », intitulé « La pensée politique de Maurras ». L’homme politique français le plus prestigieux du xxe siècle, Charles de Gaulle, aurait été un disciple de Maurras : « Nombre de héros qui libérèrent la France étaient des maurrassiens ou
EXCELSIOR-L’ÉQUIPE/ROGER-VIOLLET
Par Michel Winock*
/ 1 9 au moins d’anciens lecteurs de L’Action française – citons le colonel Rémy, le maréchal Leclerc, Pierre Messmer, Henri d’Astier de La Vigerie, Guillain de Bénouville, Daniel Cordier ou Jacques Renouvin, sans oublier bien sûr le général de Gaulle. »
De Gaulle maurrassien ?
De Gaulle « bien sûr » maurrassien ? De Gaulle ne fut-il pas au contraire l’anti-Maurras par excellence ? Raymond Aron avait déjà fait la part des choses entre « Maurrassisme et gaullisme » (Le Figaro, 17 décembre 1964, repris dans Commentaire n° 68, 1994/4). Certes, le père de De Gaulle, Henri, lisait L’Action française – jusqu’à la condamnation de Maurras par le Vatican, en 1926. Il était royaliste de cœur, et le jeune Charles a été éduqué dans un milieu habité par la nostalgie de la royauté. Mais trop réaliste, trop pragmatique, il fut sinon un républicain de cœur, du moins un républicain de raison. Non plus que Maurice Barrès, il ne pouvait accepter que l’histoire de France se soit arrêtée en 1789. Il saura, à Londres, exalter la mémoire du Conventionnel Lazare Carnot autant que celle du radical Georges Clemenceau. Si de Gaulle a lu Maurras comme beaucoup de ses contemporains, il ne s’est jamais réclamé de lui : « Aucun auteur n’a eu autant d’influence sur moi dans ma jeunesse que Péguy, dirat-il dans ses entretiens avec Alain Peyrefitte ; aucun ne m’a autant inspiré dans ce que j’ai entrepris de faire ; l’esprit de la Ve République, vous le trouvez dans les Cahiers de la Quinzaine. » Et c’est à cette revue de Péguy que le lieutenant de Gaulle était abonné. On conviendra qu’entre Péguy et Maurras il y avait quelque distance. Mais c’est surtout la suite de l’histoire qui montre à quel
point de Gaulle fut aux antipodes de Maurras. Comment comparer à de Gaulle un « nationaliste intégral » qui, après l’arrivée au pouvoir de Hitler, accepte ses coups de force successifs ? Tout au long de ces années dramatiques, Maurras et les siens s’emploient à expliquer qu’il faut éviter la guerre, parce que ce sont les Juifs et les communistes qui la veulent, pour prendre le pouvoir. Encore en 1952, peu avant sa mort, il n’en démordra pas : « La barbare occupation de 1940 n’aurait jamais eu lieu sans les Juifs de 1939, sans leur guerre immonde, la guerre qu’ils avaient entreprise, la guerre qu’ils avaient déclarée ; les occupants avaient été introduits par eux. Ce sont les Juifs qui nous ont lancé dans la catastrophe2. » En 1936, au moment de la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler, il écrit : « Nous n’avons pas à marcher contre Hitler avec les Soviets. Nous n’avons pas à marcher avec Hitler contre les Soviets. » Alors, que faire ? « C’est la nécessité de constituer au plus tôt un gouvernement capable d’armer ; par conséquent de renverser la République, par conséquent de lui substituer le seul gouvernement nationaliste qui soit, le Nationalisme intégral de la monarchie. » Tel est le fameux « réalisme » de Maurras ! « Et d’abord pas de guerre ! » s’écrie celui qui, si l’on en croit Martin Motte, résistait aux « sirènes pacifistes ». En 1938, alors que la conférence de Munich signe la soumission franco-britannique aux impératifs hitlériens, le journal de Maurras affiche à la une : « À BAS LA GUERRE ! » Audelà des rangs de l’Action française, les éditoriaux de Maurras entre 1936 et 1939 ont largement contribué à la politique de résignation face à Hitler. Pendant ce temps, de Gaulle,
Qu’est-ce qu’une droite républicaine pourrait bien tirer aujourd’hui d’une œuvre si nuisible à la cause nationale qu’elle est censée défendre ?
ÉDITION
C. Maurras, L’Avenir de l’intelligence et autres textes, préface de J.-C. Buisson, Robert Laffont, « Bouquins », 2018. Ce livre de morceaux choisis est présenté dans un esprit de sympathie. Les textes retenus sont importants mais incomplets. La pensée politique de Maurras s’est surtout exprimée dans ses innombrables éditoriaux. Or ce « Maurras journaliste » est ici bien réduit. On se félicitera cependant d’y trouver le manifeste du « nationalisme intégral » paru dans le n°1 de L’Action française, le 21 mars 1908, et le commentaire du statut des Juifs du 3 octobre 1940.
Notes 1. Outre le livre chez Robert Laffont, deux rééditions : M. Torrelli, Maurras et la pensée d’Action française, éditions de Flore, 2018 ; J. Paugam, L’Age d’or du maurrassisme, préface de M. De Jaeghere, Pierre-Guillaume de Roux, 2018 [un bréviaire maurrassien]. 2. Le Procureur et l’habitant, Éditions de la Seule France, 1952, p. 61. 3. G. Bernanos, Essais et écrits de combat, Gallimard, « La Pléiade », 1995, pp. 454-455.
lui, antimunichois avéré, déclare dans une lettre à sa femme : « Peu à peu nous prenons l’habitude du recul et de l’humiliation, à ce point qu’elle nous devient une seconde nature. Nous boirons le calice jusqu’à la lie. » Munich en 1938 puis l’armistice en 1940, deux moments clés de l’opposition totale entre de Gaulle et Maurras. Après 1940, Maurras, pourtant germanophobe, s’affirme le soutien le plus fidèle au Maréchal, dont l’avènement lui paraît « une divine surprise ». A défaut de restauration monarchique, du moins un régime antirépublicain est-il en place, contre les Juifs, les francs-maçons, les communistes et les gaullistes. Maurras applaudit à la condamnation à mort par contumace du fondateur de la France Libre. Il qualifiera le débarquement du 6 juin 1944 de « huitième invasion de la France ». Qu’est-ce qu’une droite républicaine pourrait bien tirer aujourd’hui d’une œuvre si nuisible à la cause nationale qu’elle est censée défendre ? Maurras fut condamné en 1945 à la dégradation nationale et à la détention à vie, pour « intelligence avec l’ennemi ». N’avait-il pas encouragé « à fournir à l’Allemagne tous les travailleurs dont elle a besoin » en 1942 ? N’avait-il pas encouragé la Milice à tirer sur les résistants en 1944 – ce qui tempère singulièrement son anti-hitlérisme proclamé ? Georges Bernanos, ancien camelot du roi, ex-soutien de l’Action française, a pu dire de Maurras, munichois et pétainiste, qu’il était l’un des hommes les « plus néfastes de notre histoire » (Lettre aux Anglais) : « Le crime que nous ne pouvons pas pardonner à M. Maurras, c’est d’avoir substitué son système à la patrie, en sorte que les prétendues élites nationales, instruites par lui, ont fini par trouver très légitime, et même hautement politique de sacrifier, le moment venu, la patrie au système, et au nationalisme la nation3. » n * Conseiller auprès de la rédaction de L’Histoire L’HISTOIRE / N°448 / JUIN 2018
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DOSSIER
S aint Augustin
Foucault, Augustin et la chair Par Patrick Boucheron
N
on vacant tempora », lit-on au quatrième livre des Confessions d’Augustin : « Le temps ne chôme pas et nos sentiments portent la trace de son cours ; il fait dans notre âme de merveilleux travaux. » Michel Foucault fut le penseur de ces discontinuités que l’histoire laisse dans nos corps désirants, et dont s’empare le pouvoir. On distingue ordinairement dans son œuvre trois massifs successifs : le premier concerne une archéologie des savoirs (dominé notamment par l’Histoire de la folie parue en 1961 chez Plon), le deuxième une généalogie des pouvoirs (qui culmine avec Surveiller et punir en 1975, Gallimard), le troisième une problématisation du sujet (avec les trois volumes de l’Histoire de la sexualité de 1976 à 1984 également chez Gallimard). La parution toute récente de son quatrième tome inédit, Les Aveux de la chair, consacré aux Pères de l’Église et, pour une bonne part, à Augustin, vient éclairer d’un jour neuf et surprenant la manière dont s’articulaient chez lui ces trois soucis de vérité. Car pour Michel Foucault non plus le temps n’est pas resté oisif. Depuis sa mort le 25 juin 1984, son œuvre n’a cessé de se déployer et de se déplacer en s’élargissant. D’abord, par la publication de la quasi-totalité de ses articles et conférences publiés de son vivant dans les quatre volumes des Dits et écrits en 1994 (Gallimard). Ensuite, par l’édition régulière de ses cours au L’HISTOIRE / N°448 / JUIN 2018
L’AUTEUR Professeur au Collège de France, Patrick Boucheron a notamment édité, avec Stéphane Gioanni, La Mémoire d’Ambroise de Milan. Usages politiques d’une autorité patristique en Italie, ve-xviiie siècle (Éditions de la SorbonneÉcole française de Rome, 2015), et dirigé l’Histoire mondiale de la France (Seuil, 2017).
Collège de France : treize volumes de 1997 à 2015. Rarement un auteur disparu ne fut aussi prolixe : on s’était habitué à attendre, chaque année ou presque, « le nouveau Foucault ». A l’inverse de la dernière phrase de Les Mots et les Choses (1966) effaçant l’homme « comme à la limite de la mer un visage de sable », les vagues successives de publication dessinaient un portrait de plus en plus ressemblant, mais ressemblant à quoi ? A l’homme dont on lirait ici le dernier « aveu » ou bien à ses lecteurs qui, le découvrant, révèlent en même temps de quel grain se compose leur aujourd’hui et combien il diffère d’hier ? Voici assurément une question pour historien.
« Scientia sexualis » Comment, dès lors, lire aujourd’hui Les Aveux de la chair en historien ? D’abord sans doute en restituant le livre dans le mouvement même du projet foucaldien. Histoire de la sexualité, qu’est-ce à dire ? C’est une histoire, sans conteste, mais au sens où Foucault la pratiquait, et qui déroutait tant les historiens. Pas plus que la folie ou le crime la sexualité n’est un invariant. Mais ce qui est soumis au temps est moins la réalité des pratiques sexuelles que leur « mise en discours », cette scientia sexualis dont Foucault proposait l’histoire moderne dans son tome I intitulé La Volonté de savoir. Il en résulte un premier renversement, celui de « l’hypothèse répressive » : « Plutôt que le souci uniforme de cacher le sexe, plutôt qu’une
ANTOINE BONFILS POUR L’HISTOIRE – FRANÇOISE VIARD/GAMMA-RAPHO – ASSOCIATION LES AMIS DE L A BIBLIOTHÈQUE DU SAULCHOIR – ELECTA/MONDADORI PORTFOLIO/AKG
Dans Les Aveux de la chair, le quatrième tome inédit de l’Histoire de la sexualité, paru trente-quatre ans après sa mort, Michel Foucault se livre à une lecture intime d’Augustin, une lecture qui lui fait dire que si révolution sexuelle il y a eu en Occident, ce fut au temps des Pères de l’Église.
/ 3 3 Une rencontre
L’atelier du philosophe
Ci-dessous : le siège de la bibliothèque du Saulchoir des Frères dominicains à Paris, dans le XIIIe arrondissement, où Michel Foucault, durant l’année 1979, a étudié les Pères de l’Église.
CREDIT DROITE
Ci-contre : Michel Foucault en 1977. En bas : Augustin dans une peinture sur bois de 1466, conservée à la pinacothèque de Milan. Les pages que Foucault consacre à l’évêque d’Hippone peuvent être lues comme une métaphore de la découverte de soi.
L’HISTOIRE / N°448 / JUIN 2018
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DOSSIER
S aint Augustin
L’ascension d’un intellectuel africain C’est notamment grâce à ses Confessions que l’on connaît la vie d’Augustin d’Hippone, cet évêque africain devenu le maître à penser de l’Occident catholique. Par Stéphane Gioanni
Une basilique au Maghreb P rovenant de la tombe de Valentia à Tabarka, en Tunisie, cette mosaïque du ive ou ve siècle conservée
A
fer sum (« je suis Africain »), écrit Augustin dans son traité contre Petilianus, l’évêque de Cirta, l’actuelle Constantine. Il revendique son « africanité » en latin, la langue dans laquelle il devint le maître à penser de l’Occident catholique. Lire Augustin aujourd’hui implique donc un effort considérable : refaire le chemin inverse du processus de canonisation, se libérer des réappropriations successives pour tenter de retrouver, sous l’autorité intimidante, l’évêque d’Hippone du ve siècle. L’Afrique romaine, avec ses huit siècles d’histoire, était devenue l’une des têtes de proue de la romanité, un espace de prospérité et de paix dans le contexte du démembrement progressif L’HISTOIRE / N°448 / JUIN 2018
L’AUTEUR Professeur à l’université Lumière-Lyon-2, Stéphane Gioanni a dirigé avec Patrick Boucheron, La Mémoire d’Ambroise de Milan (EFR-Éditions de la Sorbonne, 2015).
de l’empire en Occident. La christianisation avait encore renforcé le prestige de la région, qui fournit quelques-unes des principales figures du christianisme ancien : Cyprien, Arnobe, Tertullien, Lactance, Augustin, etc. En 411, l’empereur Honorius considérait même la province romaine d’Afrique comme « la partie la plus importante de son empire », protégée des invasions et terre d’accueil pour les réfugiés des provinces du nord de la Méditerranée, notamment après le sac de Rome de 410. C’était un « jardin des délices » selon l’évêque de Carthage Quodvultdeus. Dans cette représentation idyllique, la mort du vieil Augustin en août 430 dans sa cité d’Hippone assiégée par les Vandales apparut à certains comme le symbole de l’effondrement d’un monde. Les écrits de saint Augustin illustrent en
DEAGOSTINI/LEEMAGE – DR
au musée du Bardo à Tunis, représente une basilique à trois nefs qui symbolise l’Église accueillant la défunte. On peut y lire les inscriptions « Église mère » et « Valentia en paix ». La christianisation a encore renforcé à cette date le prestige et le poids de la province romaine d’Afrique.
A. DE ANTONIS/DE AGOSTINI PICTURE LIBRARY/BRIDGEMAN IMAGES
/ 3 9 effet l’influence de l’Église africaine sur l’empire chrétien. Mais ils permettent aussi de nuancer cette représentation qui concentre plusieurs clichés sur l’unité de l’Église africaine, la paix romaine ou les invasions barbares. Si nous connaissons aussi bien la vie d’Augustin, c’est d’abord grâce à son ami Possidius, l’évêque de Calama, qui écrivit sa biographie et dressa la liste de ses écrits authentiques peu après sa mort. C’est aussi grâce à son œuvre, en particulier ses Confessions. Ce récit à la première personne, qui se présente comme une conversation avec Dieu, marque la naissance de l’autobiographie – on devrait dire de l’introspection – dans le monde latin. Augustin ne craint pas de reconnaître ses erreurs, ses infirmités, sa timidité, sa vulnérabilité, loin du code d’honneur romain traditionnel. Cette posture originale traverse toute son œuvre jusqu’à ses Révisions qui, à la fin de sa vie, proposent une relecture critique, parfois déroutante, de ses propres ouvrages. Pourtant, les treize livres des Confessions sont tout le contraire d’une litanie de regrets ou d’aveux contrits. Ils sont le reflet d’un cheminement qui mêle l’éloge de Dieu à la découverte des autres et de soi. Ils explorent les méandres de la mémoire, les abysses de la volonté, les zones noires de la conscience et les pièges de l’identité, offrant un observatoire sur des techniques d’introspection, de lecture de soi, et des formes de la subjectivité qui préfigurent notre conception de la personne. C’est probablement ce regard nouveau sur « l’homme intérieur se souvenant de lui-même » (Paul Ricœur1) qui donne aux lecteurs, depuis seize siècles, l’impression d’une si troublante contemporanéité. « Et voici que mon enfance est morte depuis longtemps, et moi je vis. » Augustin a environ 45 ans lorsqu’il écrit les Confessions. Il était né un 13 novembre, en 354, à Thagaste, près de l’actuelle Souk Ahras en Algérie. Sa mère, Monique, était chrétienne et son père, Patricius, était un petit propriétaire païen qui possédait notamment une « vigne » non loin du célèbre poirier qu’Augustin et que ses copains pillèrent en pleine nuit. Augustin reste très discret sur son père, qui mourut lorsqu’il avait presque 17 ans, son frère Navigius et sa sœur dont on ignore le nom. En revanche, il évoque souvent sa mère… « Quelle mère ! ». Elle nourrissait de grandes ambitions pour son fils et lui permit de faire de brillantes études à Madaure, la patrie de l’écrivain Apulée, puis à Carthage, la capitale de l’Afrique chrétienne. C’est dans cette période qu’eut lieu, à 19 ans, la première conversion d’Augustin, l’éveil à la philosophie, en lisant l’Hortensius, un ouvrage aujourd’hui perdu de Cicéron : « Cette lecture changea mes sentiments. » Son entourage l’incita – au désespoir de sa mère – à se rapprocher des manichéens qui étaient très implantés dans la région et qui l’aidèrent au début de sa carrière. Augustin devint enseignant à Thagaste puis à Carthage, où il vécut plusieurs années avec une concubine,
Un livre à la main A ugustin fut un grand lecteur de la Bible et un passeur
de la culture antique. Cette fresque du vie siècle, au palais du Latran à Rome, est la plus ancienne représentation de l’évêque d’Hippone. DANS LE TEXTE
Les vastes palais de la mémoire J’arrive aux grands espaces et aux vastes palais de la mémoire, où se trouvent les trésors des innombrables images apportées par la perception de toutes sortes d’objets. Là est renfermé tout ce que construit aussi notre esprit […] et tout autre élément déposé là et mis en réserve, qui n’est pas encore englouti et enseveli dans l’oubli. Quand je suis dans ces palais, j’appelle les souvenirs pour que se présentent tous ceux que je désire. Certains s’avancent aussitôt ; certains se font chercher plus longtemps et comme arracher à des sortes d’entrepôts plus secrets. […] Cette puissance est liée à ma nature mais je ne puis pas moi-même saisir totalement ce que je suis.” Augustin, Les Confessions, livre X, viii, 12-15, Garnier-Flammarion, trad. J. Trabucco revue par S. Gioanni.
L’HISTOIRE / N°448 / JUIN 2018