M 05876 - 70 - F: 6,90 E - RD
IER - MARS 2010 DOM/S 7.60 € - TOM/S 980 XPF - BEL 7.60 € - LUX 7.60 € - ALL 7.90 € - ESP 7.60 € - GR 7.60 € - ITA 7.60 € - PORT.CONT 7.60 € - CAN 9.95 $CAN - CH 13.50 FS - MAR 65 DH - TUN 7.5 TND - MAY 9 € ISSN 01822411
Les Collections de L’Histoire - trimestriel janvier 2010 - Les grandes migrations - N°
LES COLLECTIONS
DE CARTHAGE 3 000 ans A TUNIS d’exception
Sommaire
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°70 - JANVIER-MARS 2016
De Carthage à Tunis 3 000 ans d’exception
2. U NE RICHE PROVINCE ROMAINE
34 La Rome africaine par C HRISTOPHE HUGONIOT ❙ Apulée, poète à succès 40 Sur le sang des martyrs par C HRISTOPHE HUGONIOT
6 Chronologie 8 Portfolio : le Bardo,
passeur de mémoires par R IDHA MOUMNI
1. C ARTHAGE ET
LE MONDE PUNIQUE
14 Au cœur d’un réseau marchand par HÉDI DRIDI ❙ La ruse de Didon ❙ Le miracle phénicien par JAVIER TEIXIDOR ❙ Carte : un « hub » antique 22 Des sacrifices d’enfants ? par FRANÇOISE BRIQUEL-CHATONNET 24 Guerres puniques. Un choc de titans par SANDRINE CROUZET ❙ Hannibal, un génie militaire ❙ Des éléphants de combat ❙ Carte : en Sicile, des batailles navales ❙ Carte : deuxième guerre punique, de Sagonte à Zama
4 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°70
46 Les Vandales à l’assaut par Y VES MODÉRAN ❙ Carte : un royaume de cent ans
DEAGOSTINI PICTURE LIBRARY/SCALA. NAPLES, MUSÉE ARCHÉOLOGIQUE NATIONAL ; FOTOTECA/LEEMAGE
43 Augustin, l’ambitieux de Carthage par C LAIRE SOTINEL
4. M ODERNISATION ET DÉMOCRATIE
62 A l’heure ottomane.
Naissance d’un État par M ’HAMED OUALDI ❙ Tunis à l’italienne par C ATHERINE BRICE
72 La ruée des archéologues par R IDHA MOUMNI ❙ « Salammbô », roman carthaginois par C LAUDE AZIZA
3. L ’IFRIQIYA ARABE 50 Comment Tunis a détrôné Kairouan par DOMINIQUE VALÉRIAN ❙ Ibn Khaldun, l’exilé par G ABRIEL MARTINEZ-GROS ❙ Carte : la difficile conquête de l’Ifriqiya 55 De fabuleux médecins par FRANÇOIS-OLIVIER TOUATI
82 Une indépendance pas si douce 84 Comment Bourguiba a dévoilé
les femmes
entretien avec M OHAMED CHARFI
88 Où en est la révolution de Jasmin ? par K ARIMA DIRÈCHE
57 Là où Saint Louis est venu mourir par MOHAMED TALBI ❙ Le roi de France converti ? par Y ANN POTIN COLLECTION IM/KHARBINE-TAPABOR. ANIS MILI/REUTERS
76 L’essor d’une capitale coloniale par K MAR BENDANA ❙ La Hara, ville juive dans la ville par L UCETTE VALENSI ❙ Plan de Tunis : de nouveaux quartiers
94 Lexique 96 Pour aller plus loin
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Le Bardo, p asseur Chacune des civilisations qui s’est épanouie dans l’actuelle Tunisie a laissé son empreinte artistique. Le musée du Bardo, ancien palais beylical, est la meilleure porte d’entrée à cette richesse culturelle. Ancien pensionnaire à l’Académie de France à Rome, Ridha Moumni est historien de l’art, chercheur associé à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC). Il prépare pour septembre 2017 une exposition sur la découverte de Carthage à l’Institut du monde arabe à Paris.
8 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°70
S
itué à quelques kilomètres de Tunis, le palais du Bardo, construit au xve siècle, fut le lieu de villégiature des sultans h afsides jusqu’en 1574, puis le siège des beys, qui l’agrandirent et l’embellirent à l’époque ottomane. L’idée d’un « musée d’art » existait à Tunis dès les années 1860 mais ne se réalisa qu’avec le protectorat, lorsqu’en 1882 les autorités coloniales françaises créèrent le musée Alaoui – du nom du
PATRICK ESCUDERO/HEMIS.FR
Par R IDHA MOUMNI
Le « Petit Palais »
Construit en 1833 sous le règne de Hussein Pacha Bey, le « Petit Palais » accueillait les appartements du souverain et de ses épouses. Alternant panneaux de céramiques et décors de marbre, son patio s’articule autour d’une fontaine centrale. Il témoigne à la fois de l’équilibre des formes de l’architecture traditionnelle de style andalou mauresque et de l’extrême raffinement de l’art de la cour des beys de Tunis.
Masque grimaçant
Les masques grotesques sont utilisés dans le monde punique dès le viie siècle av. J.-C. A Carthage, ils avaient un usage funéraire et apotropaïque : placés près du défunt, ils éloignaient les démons et les génies en exhibant leur laideur. Ce prototype du vie siècle av. J.-C., découvert dans la nécropole de Dermech (Carthage), montre bien l’habilité technique des artisans pour le travail de la terre cuite.
LUISA RICCIARINI/LEEMAGE. DR
de mémoires bey régnant Ali ben Hussein – devenu, à l’indépendance en 1956, le musée national du Bardo. L’établissement exposait alors des collections archéologiques constituées par d’anciennes familles dirigeantes et de récoltes faites à la fin du xixe siècle. Il s’enrichit considérablement avec l’exploration scientifique du pays et les fouilles des grands sites (dont Carthage, Dougga, Bulla Regia ou Hadrumète). Moisson prodigieuse au cœur du développement du musée qui se dota d’un département de préhistoire, d’ethnographie, d’art libyco-punique, romain, chrétien et islamique. Aujourd’hui, au-delà de la collection de mosaïques (la plus importante au monde) à l’origine de sa renommée, on peut également admirer des objets d’art grec, vandale, byzantin, judaïque et ottoman. Après la rénovation qui a doublé ses surfaces d’exposition, le « Bardo », endeuillé par l’attentat de mars 2015, apparaît comme un exceptionnel lieu de conservation des cultures matérielles méditerranéennes et un des principaux lieux de mémoire de la Tunisie contemporaine. n
Le cheval, symbole de la ville
Apparues au ive siècle av. J.-C., les monnaies carthaginoises ont peu varié dans leur iconographie au cours de leur diffusion. Elles témoignent de l’influence de la Sicile et du monde grec sur Carthage avant les guerres l’opposant à Rome. L’archétype monétaire se compose au droit d’un profil de la déesse Tinnit (ou Tanit) et au revers d’un cheval, symbole de la ville, debout à l’avant d’un palmier ou surmonté d’un uraeus (un cobra en fureur) comme sur cet exemplaire du iiie siècle av. J.-C. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°70 9
Au cœur d’ un réseau marchand « Par leur puissance, ils égalèrent les Grecs, par leurs richesses, les Perses », écrivait Appien. Carthage ne fut jamais à la tête d’un empire comme Rome, mais une plateforme commerciale puissante en Méditerranée. Tout a commencé en 814 av. J.-C. Par H ÉDI DRIDI Archéologue et historien, professeur à l’université de Neuchâtel, Hédi Dridi est notamment l’auteur de Carthage et le monde punique (Les Belles Lettres, 2009).
Jeune homme Les artistes carthaginois faisaient preuve
d’un éclectisme débridé nourri d’influences égyptiennes et grecques (terre cuite, vie siècle av. J.-C., Cagliari, Musée archéologique national).
14 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°70
LUISA RICCIARINI/LEEMAGE
A
priori, rien ne laissait présager qu’une cité au nom aussi banal que Qart Hadasht (la ville neuve en phénicien) – qui a donné Carthago en latin puis Carthage en français – allait connaître une postérité aussi exceptionnelle. Certes, son destin tragique la rapproche de l’illustre Troie et elle fut un objet de récits littéraires et d’œuvres lyriques ou picturales. Que l’on songe au Salammbô de Flaubert, aux Troyens de Berlioz ou à la Didon faisant construire Carthage de Turner. Certains auteurs anciens, en attribuant aux Carthaginois des mœurs cruelles, ont conféré à cette cité une altérité et un exotisme barbare qui ne pouvaient que retenir l’attention des Anciens comme des Modernes. Mais la postérité de Carthage est avant tout due à ses confrontations avec le monde classique, d’abord avec les Grecs en mer Tyrrhénienne et en Sicile, ensuite avec les Romains. En se dressant comme le premier véritable obstacle à leur expansion en Méditerranée, Carthage est devenue indissociable du récit historique grec et romain. Les traditions littéraires, aussi bien orientales avec Ménandre d’Éphèse (iie siècle av. J.-C.) qu’occidentales
Rhône
Èb
re
Pyr éné
Agathè es
Massalia
Alp es
Celtes
OCÉAN ATLANTIQUE
Celtes cisalpins
Nikaia Antipolis
ambre Arezzo Chiusi
Thraces Illyriens
ÉTRURIE
MER NOIRE
or, bois
Tarquinia Mer Rome Adriatique Abdère Cumes Tarente Méthone Pithécusses Baléares Élée Tharros Sagonte Sybaris Mer Sardaigne Mer Cagliari Égée EMPIRE PERSE Tyrrhénienne Sulcis Nora Crotone Ibiza Lucentum ACHÉMÉNIDE Corinthe Éphèse Locres plomb, fer, argent, garum Athènes Rhégion Mer Utique Carthagène blé Sicile Ionienne Sparte Hippone Malaca Gadès Syracuse vin, huile, armes, marbre, mercenaires Carthage Neapolis Igilgili Salamine Malte Tingis Carteia blé, huile, vin Hadrumète cuivre Numides Acholla Thapsus Byblos Crète MER MÉDITERRANÉE Chypre Biruta Meninx Maures Sidon Lepcis Magna Tyr Sabratha Oea Barcè Cyrène Corse
Alalia
Naucratis ivoire, or, esclaves, peaux de fauves, aromates, œufs d’autruche Métropole phénicienne au IXe siècle av. J.-C. Le domaine carthaginois au V siècle av. J.-C. Comptoir phénicien sous domination carthaginoise Expédition d’Hannon e
Alexandrie blé, papyrus
Route maritime blé Produit exporté Empire perse Grèce et colonisation grecque Extension maximale du domaine étrusque
Mer Rouge
500 km
Légendes Cartographie
Emporiae vin, huile
Nil
Ibères
Un « hub » antique
Carthage est dès le vie siècle av. J.-C. au cœur d’un réseau de colonies et de comptoirs. Vers 500 av. J.-C., le navigateur Hannon passe peut-être, avec 30 000 colons, le détroit de Gibraltar, avant de redescendre le long des côtes de l’Afrique, sans doute jusqu’au Cameroun actuel. Interface entre l’Afrique et les empires et cités bordant la Méditerranée, Carthage prélevait sur les marchandises transitant par ses ports des impôts qui alimentaient le Trésor et permettaient de lever localement des armées si besoin était.
JEAN-PAUL MOREL/DR
avec Timée de Taormine (iiie siècle av. J.-C.) et Justin (iie siècle ap. J.-C.), s’accordent à situer la date de fondation de Carthage par des Phéniciens de Tyr durant le dernier quart du ixe siècle av. J.-C., plus particulièrement en 814 av. J.-C., si l’on adopte le comput issu du récit de Timée de Taormine. Selon ce dernier, Carthage fut fondée trente-huit ans avant les premiers Jeux olympiques (776 av. J.-C.). Cette date, longtemps sujette à débat, semble désormais acceptée par la majorité des chercheurs, plutôt comme une date conventionnelle que comme une date absolue. La recherche archéologique et le réexamen des trouvailles anciennes suggèrent en effet que le site était occupé au cours de la première moitié du viiie siècle, voire la fin du ixe siècle av. J.-C. d’après les récentes datations par le radiocarbone. DES ARISTOCRATES DE TYR La tradition littéraire (cf. p. 16) indique que le premier noyau d’habitants de la nouvelle cité était composé d’aristocrates tyriens et de Chypriotes auxquels s’étaient probablement joints des autochtones libyens. Les données de l’archéologie ne contredisent pas l’idée d’une population cosmopolite dès l’origine. L’un des niveaux les plus anciens du sanctuaire du tophet (cf. Françoise BriquelChatonnet, p. 22) a livré de la céramique eubéenne d’Occident associée à de la céramique phénicienne. Si on y ajoute la céramique locale retrouvée dans les plus anciens niveaux d’habitat, cela suggère la présence de familles mixtes dans la Carthage des premiers temps.
L’anecdote du crâne de bœuf et du crâne de cheval (cf. p. 16) laisse entendre que la cité aspirait dès l’origine à la puissance, contrairement aux autres fondations phéniciennes. Carthage n’était pas un simple port de commerce, comme il en existait tant le long du littoral africain ou andalou. Sa position était relativement
Amphores De nombreux vestiges attestent la vitalité du commerce avec
le reste de la Méditerranée. Les amphores servaient au transport, surtout maritime, du vin, de l’huile d’olive, du garum (saumure), du blé (amphores, assiette et lampe à huile retrouvées à Carthage, fin vie siècle av. J.-C.). LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°70 15
Kairouan La grande mosquée de Kairouan, fondée par Oqba ibn Nafi puis reconstruite au viiie siècle, affirme, dans sa monumentalité, le triomphe de l’islam au Maghreb. Sa cour est entourée de colonnes et de chapiteaux provenant des sites antiques voisins.
Comment Tunis a détrôné Kairouan Durant la conquête arabe, Carthage est détruite pour la troisième fois. C’est un camp militaire, Kairouan, qui devient l’un des plus brillants foyers de la culture islamique. Jusqu’au xie siècle, la nouvelle Tunis n’est que la deuxième ville de la région.
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ernier bastion de la résistance byzantine à la conquête arabe, Carthage tombe en 698. Pour la troisième fois, la cité est détruite. Elle ne se relèvera pas, même si ses vestiges émerveillèrent les géographes arabes tout au long du Moyen Age. Depuis 670, les nouveaux maîtres du pays, qui prend le nom d’Ifriqiya (hérité de l’Africa antique), sont installés à Kairouan, une ville fondée plus au sud. Désormais, c’est elle qui, durant plus de quatre cents ans, va conduire les destinées du pays.
GONZALO AZUMENDI/AGE FOTOSTOCK
Par D OMINIQUE VALÉRIAN Professeur à l’université Lyon-II, Dominique Valérian a notamment publié Bougie, port maghrébin, 1067-1510 (École française de Rome, 2006).
Tunis La Zitouna (« de l’Olivier ») est la deuxième plus grande mosquée du pays, après celle de Kairouan. Située au cœur de la médina, elle comporte 15 nefs de 6 travées et 184 colonnes surmontées de chapiteaux.
NORBERT SCANELLA/AGE FOTOSTOCK
La décision d’abandonner Carthage et de fonder une nouvelle capitale tient en partie à la volonté de marquer une rupture par rapport à la domination byzantino-chrétienne. Mais pourquoi avoir choisi Kairouan, si éloignée de la mer ? EN RETRAIT DE LA MÉDITERRANÉE Les Arabes mènent leurs premiers raids vers le Maghreb en 647. Mais, loin de leur base égyptienne, la progression est longue et difficile. Ils doivent faire face à la résistance des armées byzantines et surtout à celle des populations berbères, notamment dans les bastions montagneux de l’Ouest où les armées arabes subissent plusieurs défaites qui les obligent à se replier. La dynastie des Omeyyades, une fois son califat établi à Damas en 661, relance les entreprises avec plus d’ampleur. Le calife Muawiya nomme à la tête de l’armée Oqba ibn Nafi qui, en 670, décide de fonder une villecamp pour accueillir une armée permanente : Kairouan (de l’arabe Qayrawan, « camp-garnison »). La fondation est entourée de légendes, Oqba faisant fuir des bêtes sauvages pour établir sa capitale et recevant un songe qui lui indique l’orientation que devra avoir la mosquée. Mais le choix du site n’est pas dû au hasard. Kairouan est idéalement placée sur une route qui permet de rallier l’Orient pour faire venir des secours et permettre, si besoin, un repli. La ville peut également servir de base pour l’achèvement de la conquête du Maghreb, que les textes présentent comme effective avec la défaite de la Kahina (la « devineresse » en arabe). Dès 690, en effet, une femme, la Kahina, « reine des Aurès », a soulevé la population contre les gouverneurs arabes, mais elle est finalement vaincue vers 700.
Le choix du site de Kairouan correspond aussi à une politique plus générale des conquérants musulmans, qui choisissent de s’installer ou de fonder des villes à l’écart de la Méditerranée, comme à Damas ou au Caire. La raison est d’abord défensive : la mer est encore dominée par les Byzantins qui menacent les côtes malgré l’émergence d’une flotte musulmane. En outre, l’espace politique n’est plus polarisé sur Constantinople, de l’autre côté de la mer, mais sur Damas puis Bagdad, deux villes que l’on pouvait rejoindre par voie de terre. Les causes sont aussi économiques. La Méditerranée a vu son activité fortement décroître, avant même les conquêtes arabes, et elle a provisoirement perdu son attractivité. Les nouvelles capitales de l’Islam sont toutes situées dans l’intérieur des terres, au carrefour des grandes voies commerciales et souvent au contact de deux milieux naturels. Kairouan répond à ce modèle : elle est à l’intersection des routes est-ouest qui mènent de l’Orient au Maghreb puis en Al-Andalus (l’Espagne musulmane) par le détroit de Gibraltar, et de l’axe nord-sud qui permet de contrôler l’Ifriqiya orientale. Elle est en outre à la jonction des espaces méditerranéens et de la steppe, dévolue à une agriculture plus extensive et à l’élevage, et ouverte sur le désert au sud. En 705, Kairouan devient la capitale de l’Ifriqiya. La nouvelle province couvre en théorie tout le Maghreb, mais elle se voit réduite dès le milieu du viiie siècle à la Tripolitaine (actuelle Libye occidentale), à la Tunisie et à l’est de l’Algérie actuelle, tandis que se développent à l’ouest des pouvoirs dissidents des califes abbassides de Bagdad. Siège du gouverneur, Kairouan connaît un développement aussi bien politique qu’économique, religieux et intellectuel. La mosquée fondée par Oqba LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°70 51
Où en est la révolution de Jasmin ? En 2010, la Tunisie déclenchait les Printemps arabes, en se soulevant contre le régime de Ben Ali. Aujourd’hui, malgré le terrorisme et la récession, le pays est le seul à garder le cap de la transition démocratique. Par K ARIMA DIRÈCHE Directrice de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC, Tunis) et directrice de recherche au CNRS, Karima Dirèche a notamment dirigé, avec Frédéric Abécassis et Rita Aouad, La Bienvenue et l’adieu. Migrants juifs et musulmans au Maghreb (La Croisée des cheminsKarthala, 2012).
R
évolution de Jasmin »… Cette expression qui désigne la chute du régime autoritaire du président Ben Ali (19872011) n’a jamais suscité autant de débats et de réactions âpres et contradictoires. Il faut dire que depuis cinq ans le désenchantement est perceptible à tous les niveaux de la société tunisienne. Rappelons, pourtant, que l’expression « révolution de Jasmin » renvoie à un autre moment politique majeur de l’histoire tunisienne. Elle désignait en effet jusqu’alors le coup d’État de Ben Ali commis le 7 novembre 1987. Appelé également « coup d’État médical » ou encore tahawwul al-mubarak (le « changement salutaire »), il a conduit à la destitution de Bourguiba, jugé vieillard impotent et sénile, par son Premier ministre. Cette première révolution de Jasmin a instauré de nouvelles pratiques de gouvernance – le clientélisme, la corruption, le népotisme et la répression – qui ont duré vingt-trois ans, jusqu’à l’immolation en 2010 d’un jeune chômeur de 27 ans, Mohamed Bouazizi, originaire de Sidi Bouzid. Ce marchand ambulant de fruits et légumes s’était vu confisquer sa marchandise car il n’avait pas pu produire l’autorisation officielle qui lui permettait de vendre sur la place publique. Ce « fait porteur d’avenir »1 a abouti au départ stupéfiant et inespéré de Ben Ali et de sa famille le 14 janvier 2011, date de l’an I de la révolution tunisienne, vers l’Arabie saoudite. L’expression « révolution de Jasmin »
88 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°70
Un nouveau président Le 21 décembre
2014, Béji Caïd Essebsi, compagnon de Bourguiba, devient le premier président de la République élu de façon véritablement démocratique. On le voit ici prêtant serment sur la Constitution, le 31 décembre 2014.
our l’avocat assassiné Avocat estimé et initiateur du Front populaire, Chokri Belaïd est assassiné le 6 février 2013. P Ce meurtre entraîne une grève générale et des remaniements au gouvernement, accusé de laxisme face aux islamistes.
dans les milieux académiques, syndicaux, les corporations professionnelles et dans les classes moyennes. Ce sont ces organisations civiles (le « quartet ») qui ont reçu le prix Nobel de la paix en 2015 (cf. p. 92). L’inscription du mouvement contestataire dans la L’ÉMERGENCE D’UNE SOCIÉTÉ CIVILE société tunisienne au cours de ces quatre dernières Revenons à Mohamed Bouazizi, figure embléma- décennies et la maturité citoyenne de la société civile tique et héroïque de la résistance tunisienne. Son acte expliquent, en partie, l’effondrement rapide du régime suicidaire, accompli publiquement, est devenu un de Ben Ali. Car 28 jours ont suffi à mettre fin à une dicacte fondateur qui, une fois connu et médiatisé par les tature qui semblait solidement arrimée à un système réseaux sociaux, a entraîné un mouvement social qui complexe d’allégeances et au soutien des démocraties a fini par atteindre la capitale le 27 décembre 2010. Mais les émeutes populaires de l’hiver 2010-2011 s’inscrivent dans une histoire ponctuée depuis l’indépendance par des crises majeures. Entre 1978 et 1984, sous Bourguiba, la Tunisie a connu deux crises marCHIFFRES quées par des révoltes populaires et réprimées par l’armée2. En 2008 encore, sous Ben Ali, les révoltes du La Tunisie en 2015 bassin minier de Gafsa ont mobilisé de larges pans de 11 millions de Tunisiens la population et peuvent apparaître comme la répéti50,7 % de la population a moins de 30 ans tion de 2010-2011. 15 % de la population a plus de 60 ans L’histoire de ces mouvements permet de mieux comTaux de fécondité : 2,2 enfants par femme prendre l’émergence d’une société civile tunisienne, Taux d’alphabétisation : 81,7 % actrice majeure de la prise en main de la contestaTaux de chômage chez les jeunes diplômés : 30 à 35 % tion. Dévoilée dans ses formes politisées, militantes Taux de croissance : 1 % et citoyennes, elle est le produit d’un réseau d’orgaDette publique : + 58 % en quatre ans nisations qui, à la fin des années 1970, et malgré la Investissements : - 21 % en 2014 par rapport à 2013 répression systématique des régimes autoritaires de 1,5 million de Tunisiens vivent sous le seuil de pauvreté Bourguiba et de Ben Ali, a tissé patiemment sa toile
FINBARR O’REILLY/REUTERS. ZOUBEIR SOUISSI/REUTERS. ANIS MILI/REUTERS
renvoie donc à deux moments antinomiques : celui des temps sombres du régime policier de Ben Ali et celui de l’espérance révolutionnaire liée à la chute du dictateur honni.
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