La Bretagne, une aventure mondiale

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HORS-SÉRIE

LES COLLECTIONS

LA BRETAGNE Une aventure mondiale

 Le

temps des mégalithes  Sur toutes les mers du monde  Le mythe du roi Arthur  Trois cents ans de combats BRETONNE ET RÉPUBLICAINE par

Mona Ozouf

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Vue du port de Brest, peinture de 1794


Sommaire

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76 - JUILLET-SEPTEMBRE 2017

La Bretagne Une aventure mondiale 6 Carte : les Bretagnes 8 16 dates qui ont fait la Bretagne par J OËL CORNETTE

18 Des mégalithes par milliers par E MMANUEL MENS et VINCENT ARD ❙ Aremorica : les « peuples devant la mer » par Y ANN RIVIÈRE 22 Arthur, Nominoë et les autres.

Le grand mythe des rois bretons par A MAURY CHAUOU ❙ Brocéliande, forêt de légende

28 Une terre de mission par J OËL CORNETTE ❙ Qui a peur de l’Ankou ? 30 Chansons et complaintes.

L’arme des pauvres

entretien avec D ONATIEN LAURENT ❙ Le « Barzaz Breiz »

2. L A PLUS MARITIME DES PROVINCES

34 Pourquoi la Bretagne est

devenue française

par JEAN KERHERVÉ ❙ Infographie : des institutions d’État ❙ Carte : 1487-1491, la guerre d’indépendance ❙ Qui sont les autonomistes bretons ? par C HRISTIAN BOUGEARD 42 Anne, duchesse en sabots par DIDIER LE FUR 44 Sur toutes les mers du monde par OLIVIER CHALINE ❙ Carte : de Terre-Neuve à Manille ❙ Saint-Malo, port mondial 52 1675. Les bonnets rouges

ou la fin de l’âge d’or

par JOËL CORNETTE ❙ Pot de fer contre pot de terre

58 Ouessant, l’« île de l’épouvante » par K ARINE SALOMÉ 61 Le pays des bains de mer par PHILIPPE CLAIRAY

4 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°76

G. BROUDIC/MUSÉE DE LA COMPAGNIE DES INDES/VILLE DE LORIENT – ANGELO/LEEMAGE

1. T ERRE DE LÉGENDES


84 « Amoco Cadiz ».

Devant la justice américaine par J OËL CORNETTE ❙ Marées noires et algues vertes

88 « Bretonne et républicaine » entretien avec M ONA OZOUF ❙ Retour à Plozévet 94 Lexique 96 A lire, voir et écouter

3. T ROIS CENTS ANS DE COMBATS

66 Révolution :

tout a commencé à Rennes par ROGER DUPUY ❙ Vous avez dit chouans ? par J EAN-CLÉMENT MARTIN

70 Le breton.

Itinéraire d’une langue meurtrie par ÉVA GUILLOREL ❙ 1975 : l’orgueil retrouvé par J OËL CORNETTE ❙ Carte : bretonnants et gallos

76 Blancs, Bleus, Rouges.

A gauche toute !

Ce numéro comporte un encart abonnement L’Histoire sur les exemplaires kiosque France et étranger (hors Belgique et Suisse) et un encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse.

STAFF/UPI/AFP

par C HRISTIAN BOUGEARD ❙ « C’est un terreau fertile » entretien avec M ICHEL-ÉDOUARD LECLERC ❙ Cartes : l’évolution politique depuis 1910 ❙ Une terre de résistance

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08/10/2015 15:24


16 dates qui ont fait la Bretagne Statue du roi breton du viie siècle Judicaël dans la forêt de Brocéliande (Paimpont).

YASMINA TATOU

Débarqués en Armorique à la fin de l’Antiquité, les Bretons développèrent leurs institutions propres, point de départ d’une histoire marquée par sa singularité. De Nominoë aux manifestations des bonnets rouges, Joël Cornette retrace dix-sept siècles d’histoire.


IIIe SIÈCLE

Ve-VIe SIÈCLE

MUR DE L’ATLANTIQUE Le pouvoir impérial

ROIS DE LÉGENDES Des Vies de saints

MUNICH, BAYERISCHE STAATSBIBLIOTHEK, BSB CLM 10291, FOLIO 172R – QUIMPER, MUSÉE DES BEAUX-ARTS/BRIDGEMAN IMAGES

romain tente de protéger les côtes des invasions nordiques. Il fait ériger des fortifications en Armorique. On voit ici notamment les forts de Benetis (Vannes), Aleto (Alet), Mannatias (Nantes). Copie d’un document de 425.

rapportent les récits légendaires des premiers rois bretons. Ici, Dahut, fille du roi Gradlon, bâtisseur de la ville d’Ys, est précipitée dans les flots par son père sur ordre de Dieu pour la punir de son irréligion (Évariste Luminais, 1884).

Par J OËL CORNETTE

Ces peuples « avaient une telle abondance d’hommes que, tous les ans, ils quittaient l’île en grand nombre, accomMembre du comité scientifique de L’Histoire, pagnés de leurs femmes et de leurs enfants, et ils passaient professeur à l’université Paris-VIII, Joël Cornette chez les Francs, qui leur permettaient de s’établir dans la a notamment publié Histoire de la Bretagne et des Bretons partie la plus déserte de leur empire » (Guerres de Justinien, (Seuil, « Points histoire », 2015). livre VIII). Déjà romanisés, ces Bretons qui parvenaient en Armorique de plus en plus massivement (ils se trouvaient aussi chassés par les Angles et les Saxons) étaient déjà des chrétiens même si leur christianisme différait sensiblement de celui des Francs. Grâce à ce sang neuf, l’Armorique, devenue près la chute de l’Empire romain, la Bretagne « historique » fut d’abord « Bretagne » (Britannia), développa un ensemble d’inscomposée de trois petits royaumes, titutions qui se différencièrent fortement de celles du la Domnonée, la Cornouaille et le reste de la Gaule : pour longtemps, la péninsule appaBro Waroc (« le pays de Waroc »). rut plus solidaire des terres celtiques d’outre-Manche Aux ixe et xe siècles, elle devint un que de la Gaule continentale dont elle cessa d’être une royaume, puis un duché jusqu’au province périphérique. Leur langue et leur religion xve siècle. Défaite militairement indiquent que la majorité de ceux qui traversèrent la en 1488 par les armées de Charles VIII, elle fut peu à peu, Manche semblait venir du sud-ouest de l’Angleterre et non sans résistances et vicissitudes, intégrée au royaume du pays de Galles. C’est ainsi que ces hommes et ces femmes issus de France. Divisée en cinq départements pendant la Révolution, elle fut amputée de la Loire-Atlantique en de terres d’outre-Manche fusionnèrent avec les 1941. Au mépris d’une histoire multiséculaire dont voici Armoricains indigènes, engendrant ceux qu’il convient quelques dates emblématiques. désormais d’appeler les « Bretons ».

A

IIIe -VIe siècle : naissance des Bretons VIe -IXe siècle : l’échec des Francs Le témoignage de Grégoire de Tours (539-594) L’île Brittia [la Grande-Bretagne], écrit au milieu du vie siècle l’historien byzantin Procope de Césarée, renfer- est l’un des seuls que nous possédions sur cette période mait trois peuples : les Angles, les Frisons et les Bretons. confuse et obscure des temps mérovingiens, à l’aube de LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°76 9


Arthur, Nominoë et les autres

Le grand mythe des rois bretons La royauté bretonne a été éphémère. Mais les ducs d’abord, puis le celtisme du xixe siècle firent de Nominoë et surtout d’Arthur de prestigieux ancêtres, capables de rivaliser avec les puissants souverains francs. Par A MAURY CHAUOU

H

âte-toi de reporter ces paroles à ton roi [Louis le Pieux] : les champs que je cultive ne sont pas les siens, et je n’entends point recevoir ses lois. Qu’il gouverne les Francs ; Murman [Morvan] commande à juste titre aux Bretons, et refuse tout cens et tout tribut […]. Aussitôt que la France apprendra ta criminelle réponse, elle frémira d’une juste colère, et se précipitera sur tes états […], et le vainqueur triomphant se parera de tes armes. » Ce furieux dialogue rapporté par Ermold le Noir dans ses Faits et gestes de Louis le Pieux1 traduit bien l’accès de fièvre entre Francs et Bretons dans les années 818-820 : incertain depuis le temps de Charlemagne lui-même, le contrôle de l’empereur des Francs sur les Bretons, assuré par une marche militaire centrée sur les comtés de Rennes et Nantes, requiert toutes les forces disponibles : l’insoumission bretonne n’est pas compatible avec la sécurité de l’Empire carolingien sur ses autres frontières. UN POUVOIR FORT Le ton véhément de l’abbé Witchaire, émissaire de Louis le Pieux envoyé auprès du roi breton Morvan, augure donc bien de l’issue du contentieux : Morvan meurt en combattant les armées franques, probablement près de Priziac, en 818. Wihomarc’h, un autre dignitaire breton, connaît le même sort en 825. Louis le Pieux pense bien alors pouvoir aboutir à la pacification et

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Héros Nous savons peu de chose

de Nominoë qui a longtemps fait figure de « père fondateur de la nation » bretonne. Il n’a en tout cas jamais porté le titre de roi. Il est ici sur une affiche de Xavier de Langlais (1906-1975), militant actif de la cause nationaliste bretonne.

RENNES, COLLECTION MUSÉE BRETAGNE (REPRODUCTION INTERDITE) ; DR

Professeur de classes préparatoires à Rennes et chercheur associé à l’université de Bretagne occidentale, Amaury Chauou a notamment publié Le Roi Arthur (Seuil, 2009).


Ascendance Arthur est couronné roi à Silchester, en présence des barons de Grande-Bretagne, selon cette miniature de la chronique

BNF, FRANÇAIS 8266 FOLIO 73V

(1480-1482) de Pierre Le Baud, un familier des ducs de Bretagne, très fidèle à l’Histoire des rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth.

à l’acculturation tant recherchées en intégrant les chefs de guerre bretons dans des liens de service et de fidélité. Il impose également aux moines bretons, jusque-là restés fidèles à des usages celtiques, la règle bénédictine partout en vigueur dans l’Empire carolingien. Mais, méfiant devant la capacité de résistance des aristocrates bretons, le Carolingien innove en nommant en 831 l’un d’entre eux, Nominoë, comme comte de Vannes et envoyé de l’empereur (missus) à la tête de ses frères de sang, alors que les territoires nouvellement soumis sont traditionnellement confiés à un commandement franc. Nominoë se comporte en gardien fidèle de la Bretagne, avant d’être obligé de défaire par les armes le successeur de Louis le Pieux, Charles le Chauve, qui tente de remettre en cause les équilibres locaux lors de la bataille de Ballon en 845. Un pouvoir fort émerge donc en Bretagne durant le ixe siècle. Jusqu’alors, et depuis les derniers feux de l’Empire romain, le paysage politique de cette périphérie au contact des territoires des Francs était pluriel : l’émigration des Bretons au ve siècle depuis l’île de Grande-Bretagne, entraînée par le repli des légions romaines chargées de défendre le cœur de l’empire, n’a abouti à aucune royauté unitaire. L’Armorique juxtapose alors trois royaumes (Domnonée au nord, Cornouaille au sud, auxquels s’ajoute rapidement le Vannetais) gouvernés par des roitelets qui incarnent avant tout des pouvoirs militaires et claniques. Nulle comparaison n’est possible avec la

royauté sacrée que représente le pouvoir franc ou la royauté wisigothique d’Espagne. C’est l’historiographie régionaliste bretonne, parfois exaltée, du xixe siècle, qui a fait de Nominoë le « père de la patrie » (Tad ar Vro), un unificateur des Bretons et un infatigable patriote. L’historien Arthur de La Borderie n’écrit-il pas : « Les vieux saints avaient fondé le peuple NOTES breton. Nominoë l’a constitué en nation2 » ? De fait, tué 1. Ermold en 851 lors d’un raid mené en pleine Francie occiden- le Noir, Faits gestes de tale, fondateur d’une dynastie poursuivie par son fils et Louis le Pieux : Erispoë (851-857), puis son neveu Salomon (857-874), Poème, éd. F. Guizot, coll. Nominoë est une personnalité complexe qui a incarné des Mémoires une réelle souveraineté. relatifs à l’histoire Les dénominations changeantes de sa charge de France, dans l’administration carolingienne prouvent toute- 1824, fois qu’elle n’a jamais été assimilée par la chancellerie chapitre III, pp. 63-64. franque à un office de nature royale, alors qu’Erispoë Ce long poème et surtout Salomon sont nettement désignés du terme en forme de panégyrique a de rex par les clercs impériaux. été composé L’entreprise de Nominoë inaugure quatre décen- vers 826 pour la cour nies de paix précaire, marquées par plusieurs alliances carolingienne. formelles entre le Carolingien et le souverain breton 2. Arthur de en place, notamment le traité d’Angers après une nou- La Borderie (1827-1901), velle victoire remportée par Erispoë contre l’ost royal le « Lavisse breton », est de Charles le Chauve en 851. l’auteur d’une L’ancienne marche militaire franco-bretonne dispa- monumentale raît au profit d’un royaume breton institué sur une base Histoire de Bretagne en ethnique, comme l’avait été la Bavière avant lui. Le roi 6 volumes des Bretons Salomon gouverne désormais des territoires (1896-1914). LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°76 23


L’arsenal de Brest Au xviiie siècle, l’arsenal, bien intégré à la ville et dominé par le bagne, construit, arme et répare une grande partie des vaisseaux du roi (peinture de Van Blarenberghe, 1774, musée des Beaux-Arts de Brest).

Sur toutes l es Passage obligé du trafic maritime entre le nord et le sud de l’Europe, la Bretagne abrite au xvie siècle une centaine de ports actifs. Ses petits navires transportent tous les produits possibles, dont les toiles, véritable or blanc de la province. Par O LIVIER CHALINE

44 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°76

S

i les Bretons se sont lancés sur toutes les mers du globe, c’est d’abord parce qu’ils ont su s’accommoder de celles, difficiles, qui baignent leurs rivages. Ceux-ci, couvrant plus de 2 000 km en comptant les îles, ont été propices à la naissance de nombreux havres de fond de ria ou d’estuaire et de quelques ports plus importants. Mais c’est aussi la puissante « fin des terres » (le Finistère, finis terrae en latin) entre Manche et Atlantique qui a valu aux Bretons d’être à la fois le long d’une route maritime majeure et en position de maîtriser la navigation dans les raz (les courants marins violents).

ANGELO/LEEMAGE

Professeur à l’université Paris-Sorbonne, Olivier Chaline a récemment publié La Mer et la France. Quand les Bourbons voulaient dominer les océans (Flammarion, 2016).


Barque de Plougastel Les populations côtières utilisent quotidiennement différents types de bateaux aux voilures singulières pour la pêche, le transport des marchandises ou pour l’acheminement des personnes (F. Perrot, 1837, musée des Beaux-Arts de Brest).

mers du monde

SELVA/LEEMAGE

La mer n’est pas, pour autant, leur seul horizon : en arrière de la Bretagne des flots et de l’estran (Armor, « près de la mer »), il en est une autre, terrienne et ignorant le littoral (Argoad ou Arcoat, « pays boisé »), tandis que, longtemps, une partie des marins ont été des paysans qui embarquaient pour la pêche proche ou le cabotage. MOYEN AGE : LE TEMPS DU CABOTAGE Dans l’histoire maritime bretonne, les horizons ne font pas que se dilater : ils s’ouvrent et s’articulent. Le cabotage commence par la desserte littorale, la mer étant le chemin le plus pratique. Au xiiie siècle, il s’étend dans le golfe de Gascogne jusqu’à Bilbao pour distribuer les merlus et les congres pêchés vers la pointe Saint-Mathieu et les sardines de la côte sud. La guerre franco-anglaise (guerre de Cent Ans) et l’effacement momentané des Normands aux xive et xve siècles stimulent les navigations de part et d’autre des raz. C’est le temps des ports de Penmarc’h et du Conquet, à l’extrémité du Finistère. Les Bretons transportent les vins de Bordeaux jusqu’à la mer du Nord et échangent leurs toiles, produits d’exportation majeurs, contre de la laine castillane. Les « rouliers des mers » de l’époque moderne, ce sont eux. S’ils

UNE FLOTTE DIVERSE

Bisquine

Bateau de pêche maniable, aussi utilisé pour le dragage des huîtres.

Brick

Voilier à deux mâts rapide et maniable très répandu, particulièrement prisé des corsaires.

Dundee

Bateau de pêche à voile utilisé en Bretagne pour la pêche au thon.

Frégate

Jaugeant entre 200 et 400 tonneaux, avec 60 à 120 hommes, elle sert à la grande pêche et aux voyages de plus en plus lointains. Fortement armée, elle peut aussi être reconvertie en bâtiment corsaire.

Goélette

Élégant voilier rapide à voiles triangulaires, très maniable, avec un petit équipage.

LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°76 45


« Bretonne e t républicaine » Fille d’instituteurs bretons, Mona Ozouf a été élevée dans le culte de l’école laïque, mais aussi des particularismes régionaux. Entretien avec M ONA OZOUF Philosophe et historienne, directrice de recherche au CNRS, Mona Ozouf a notamment publié Composition française. Retour sur une enfance bretonne (rééd. « Folio », Gallimard, 2010).

88 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°76

Huelgoat Mona Ozouf à l’École des filles de Huelgoat,

en 2014. L’historienne a légué la bibliothèque de son père à ce lieu de rencontres littéraires.

parle comme d’un trubard (un « traître »). Bref, l’école et la maison sont deux univers antinomiques. Et voilà qui m’inspire une grande perplexité : preuve, pour répondre à votre question, que la double appartenance ne va pas de soi. Il y a pourtant un élément commun, qui permet le passage d’un univers à l’autre : l’identité de gauche de la maison. Bien sûr, la Bretagne canonique, mélancolique, celle des druides, des chapelles, des fontaines, est présente, notamment dans la littérature de mon enfance. Mais le bretonnisme de mon père n’était pas du tout archaïque. Il célébrait surtout une Bretagne

PHOTOPQR/LE TÉLÉGRAMME/MAXPPP

L’Histoire : Comment être à la fois bretonne et fille de la République ? Cette double appartenance vat-elle de soi ? Mona Ozouf : Si j’ai été les deux à la fois, c’est à cause de la volonté militante de mon père qui a d’abord souhaité faire de moi une petite Bretonne. Ce que montrent le choix de mon prénom et la règle immédiatement édictée : on ne doit pas parler français à la maison. J’ai donc appris à lire dans l’histoire d’une petite fille élevée par des grenouilles, écrite en breton : Lizig, priñsezig an dour (Lizig, la petite princesse de l’eau). Mais d’un autre côté, j’entre très tôt à l’école républicaine, pour une raison prosaïque : ma mère, institutrice dans une école maternelle, réunit dans sa classe les enfants de 2 à 6 ans ; une troupe assez effrayante d’une soixantaine de bambins. Comme elle est inquiète de me confier à des jeunes personnes inexpérimentées, j’entre dans sa classe à 2 ans. A l’école de la République, on parle français, et j’apprends des choses qui n’ont nullement cours à la maison et, même, qui sont un objet de contestation : je revois ma mère lever un sourcil dubitatif à l’évocation de « nos ancêtres les Gaulois » et je l’entends me dire qu’on raconte aussi cette histoire aux petits Algériens et aux petits Tunisiens : le thème du colonialisme intérieur pratiqué par l’État français est déjà présent dans ma prime éducation familiale. L’école, c’est aussi le lieu où l’on rencontre des personnages différents. La maison et l’école n’ont pas les mêmes grands hommes : de Du Guesclin, passé au service du roi de France, et célébré à l’école, la maison


Enfance Mona Ozouf et sa grand-mère sur la plage de Kerfissien à Cléder, été 1935. « La Bretagne vivait à la maison en la personne de ma grand-mère, et pourtant c’était elle qui m’entretenait de la France. »

COLLECTION PARTICULIÈRE MONA OZOUF

nouvelle, et même régénérée ; une Bretagne énergique, décidée à vivre autrement que dans la mémoire dévote de ses usages archaïques. Ce que la maison déteste par-dessus tout, c’est ce qu’on appelle les « bretonneries », c’est-à-dire la représentation sentimentale d’une Bretagne où les fiancés se tiennent par le petit doigt, la Bretagne des ajoncs d’or et des clochers à jour. Je crois que mon père aurait été comblé par la Bretagne que nous avons aujourd’hui sous les yeux. Peut-être pas totalement malgré tout, car il y avait sûrement aussi chez lui un rêve d’autonomie. Il y avait donc un passage entre les deux cultures. L’H. : Par la suite, quand vous grandissez et devenez de plus en plus républicaine, parisienne, comment cela se passe-t-il ? M. O. : De façon tout à fait classique, et qui ne me fait pas honneur. J’abandonne le parler breton ; si mon père avait vécu, il aurait maintenu avec force la pratique de cette langue à la maison. Mais il est mort très tôt. Ma mère s’est alors enfouie dans le travail pour tenir à distance le chagrin et c’est ma grand-mère qui m’a élevée. Or c’est elle qui était l’agent du français à la maison, elle qui était bretonnante et parlait un français approximatif ! C’est un processus classique : le français était pour elle la langue de l’ascension sociale, même si bien sûr elle n’aurait pas exprimé les choses ainsi. Elle aurait dit plutôt : « avec le français, on a moins de mal », ce qui résume tout. Ma prière du soir est donc bilingue : ma grand-mère se charge de la prière en

français – avec toutes ces obscurités extraordinaires pour moi, comme « le fruit de vos entrailles est béni ». Puis ma mère, pour rattraper cette trahison, me fait dire sa prière à elle qui est un hommage breton à mon père : un thème, une version, un exercice de grammaire. L’H. : Quand vous devenez normalienne puis professeur, où en êtes-vous de votre Bretagne ? M. O. : On ne se défait pas comme cela de l’identité bretonne. J’éprouve des remords aujourd’hui, mais aucun à l’époque. A l’adolescence, la vie s’étend devant vous comme un champ extraordinaire de possibles, surtout quand on a quitté la Bretagne pour Paris, et surtout pour ma génération qui a vécu la guerre, et qui en sort avec le sentiment que l’avenir est ouvert pour le meilleur. L’H. : Le communisme joue-t-il un rôle dans cet oubli ou ce semi-oubli ? M. O. : Oui, c’est un autre militantisme, et un militantisme qui prétend à l’universel, non au particulier. Mais il y a des choses qui demeurent : même en dehors de la Bretagne, les paysages où je me sens chez moi sont toujours ceux dont on sent l’ossature, où la pierre affleure, avec une certaine austérité minérale. C’est pour cela que le Quercy a pu être pour moi une patrie adoptive. L’H. : Quelle est la nature de votre remords ? M. O. : Simplement de ne pas avoir fait fructifier l’héritage culturel de mon père, et d’être maintenant incapable de suivre une conversation à plusieurs en breton. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE  N°76 89


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