LES COLLECTIONS
LES ANGLAIS La nation impériale
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HORS-SÉRIE
Sommaire
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2017
Les Anglais La nation impériale
6 Carte : un État, trois pays,
une province
7 Chronologie 8 Écosse, pays de Galles, Irlande.
Le « premier empire britannique »
1. N AISSANCE
D’UNE NATION
18 Les Plantagenêts :
de part et d’autre de la Manche par M ARTIN AURELL ❙ Débat : Henri II, roi ou empereur ? par D AVID BATES, MATHIEU ARNOUX e t JEAN-PHILIPPE GENET
24 Et s’ils avaient parlé français ? par A UDE MAIREY ❙ Quiz : connaissez-vous l’anglo-normand ? 26 Guerre de Cent Ans :
la fin du rêve continental
par C HRISTOPHER FLETCHER ❙ Cartes : trois cents ans de repli
30 Pourquoi Shakespeare est
devenu grand
par F RANÇOIS-JOSEPH RUGGIU
Origine du papier : Allemagne Taux de fibres recyclées : 0 % Eutrophisation : PTot = 0,016 kg/tonne de papier Ce magazine est imprimé chez G. Canale & C. (Italie), certifié PEFC
4 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77
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Ce numéro comporte un encart abonnement L’Histoire sur les exemplaires kiosque France et étranger (hors Belgique et Suisse) et un encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse.
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE – HERITAGE-IMAGES/THE PRINT COLLECTOR/AKG
par J EAN-PHILIPPE GENET ❙ La province qui voulait quitter l’Empire romain par Y ANN RIVIÈRE ❙ Les quatre piliers de l’identité britannique ❙ Lord Macaulay, historien national
2. R ULE, BRITANNIA !
PARIS, ARCHIVES DE GAULLE/BRIDGEMAN IMAGES – PETER NICHOLLS/REUTERS LONDRES, APSLEY HOUSE, THE WELLINGTON MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
34 Un modèle de gouvernement par PHILIPPE CHASSAIGNE ❙ Une révolution, mais glorieuse ❙ Parlement : naissance d’une institution ❙ Élisabeth II : le règne le plus long 42 La tolérance, avant tout le monde ! par FRANÇOIS-JOSEPH RUGGIU 44 France-Angleterre.
3. A PRÈS L’EMPIRE 70 1914-2017.
1755-1815 : duel au sommet
L’art britannique de la guerre
par PIERRE SERNA ❙ Carte : une lutte pour la domination du monde
50 Un empire pacifique ? par PIERRE SINGARAVÉLOU ❙ Carte : un quart des terres émergées 58 Comment ils ont inventé l’industrie par FABRICE BENSIMON ❙ 1851-1951 : d’une « expo » à l’autre par P HILIPPE CHASSAIGNE
par B RUNO CABANES ❙ Ce que la Résistance doit aux Anglais entretien avec J EAN-LOUIS
CRÉMIEUX-BRILHAC
❙ Le sacrifice des diggers 78 Football, la fin du
« people’s game » par P AUL DIETSCHY
82 1964, les Beatles ou
la « British Invasion »
66 L’Irlande, une colonie comme
par O LIVIER JULIEN ❙ De gentils prolétaires qui ont réussi par B ERTRAND LEMONNIER
les autres ?
par GÉRALDINE VAUGHAN ❙ L’Angleterre a-t-elle affamé les Irlandais ?
86 L’Europe en solitaire par M AURICE VAÏSSE ❙ Débat : Brexit, so what ? entretien avec R OBERT TOMBS et JOHN HORNE ❙ Carte : un vote de classe ? 94 Lexique 96 A lire, voir et écouter
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08/10/2015 15:24
Écosse, pays de Galles, Irlande
Le « premier empire britannique » La domination des Anglais sur les îles Britanniques au Moyen Age a fini par forger une nation. Dont le Brexit a brutalement mis au jour les fragilités historiques. Par J EAN-PHILIPPE GENET Professeur émérite à l’université Paris-I,
Océan Atlantique
N o r v é g ie n s
Jean-Philippe Genet a notamment publié Les Iles Britanniques au Moyen Age (Hachette, « Carré histoire », 2005).
Mur d’Hadrien Danois
NORTHUMBRIE
Légendes Cartographie
York
ESTANGLIE
MERCIE
ESSEX
Londres
WESSEX
200 km
1066 Normands
Celtes (VIII siècle) Angles et Saxons Vikings (VIIIe siècle) (IXe siècle) Britons Anglo-Saxons Invasion Pictes Expansion Colonie Gaëls (dont Scots) anglo-saxonne e
Des îles et plusieurs peuples
Au moment de la conquête normande, la Grande-Bretagne se compose du royaume anglais peuplé d’Anglo-Saxons, Celtes, et Scandinaves ; du pays de Galles celte ; de l’Écosse unifiée en 843 par les Scots mais qui abrite aussi des Scandinaves et des Anglo-Saxons ; de l’Irlande divisée en plusieurs royaumes celtes. 8 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77
C
’est le paradoxe du Brexit : en tournant le dos à l’Europe au nom de l’« intérêt national du pays », le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord – telle est son appellation officielle – fait rejouer de vieilles fractures. En témoignent la demande, dès le 31 mars 2017, d’un nouveau référendum sur l’indépendance de l’Écosse ou la crispation des positions politiques en Irlande du Nord (le parti catholique Sinn Féin et les protestants orangistes). Le Royaume-Uni peut-il être désuni ? Dans leur volonté de se tourner vers l’avenir, les politiques ont parfois la mémoire courte : la construction de la « nation » est un processus long et complexe dans tous les pays européens, et c’est encore plus vrai pour le RoyaumeUni. Cette construction est-elle pour autant fragile ? QUATRE NATIONS POUR UN ROYAUME En France, on parle de Royaume-Uni, de GrandeBretagne, ou d’Angleterre, comme si ces mots désignaient le même objet. Anglais, Britanniques voire Anglo-Saxons sont des termes quasi interchangeables. Ils désignent pourtant des réalités bien différentes. Oublions « AngloSaxons », cher au général de Gaulle, qui suscite le rire outre-Manche où l’on sait ce qui sépare les Américains des Britanniques, et ne veut rien dire, à moins de désigner par là les anglophones, et remontons le temps.
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE
Soumission En 1292, le roi d’Écosse John Balliol rend hommage à Édouard Ier d’Angleterre (miniature du xive siècle). Le Royaume-Uni a été bâti par les Anglais par la force, de l’écrasement du pays de Galles en 1282 au partage de l’Irlande en 1920. Le Royaume-Uni est un État, la Grande-Bretagne est la plus grande de ses îles. Depuis les réformes de 1997-1999, font partie du Royaume-Uni trois pays, l’Angleterre, l’Écosse et le pays de Galles, ainsi qu’une province, l’Irlande du Nord. Ces trois dernières entités ont chacune un gouvernement et une assemblée représentative pourvue de pouvoirs législatifs : l’Écosse a son Parlement à Holyrood, un quartier d’Édimbourg, le pays de Galles son Assemblée nationale à Cardiff et l’Irlande du Nord son Assemblée à Belfast. Le Parlement britannique siège à Westminster, à Londres, si bien que l’Angleterre est le seul pays à ne pas avoir d’assemblée propre, d’où une certaine frustration. Les quatorze territoires britanniques d’outre-mer (surtout des îles des Caraïbes et de l’Atlantique mais deux d’entre eux sont contestés, les Falkland par l’Argentine et Gibraltar par l’Espagne), anciennes colonies qui n’ont pas accédé à l’indépendance, sont sous la souveraineté du Royaume-Uni ; l’île de Man et les îles Anglo-Normandes dépendent directement de la Couronne : les lois britanniques (et a fortiori européennes) ne s’y appliquent pas, ce qui, entre autres, leur a permis de devenir des paradis fiscaux. L’actuelle dénomination de « Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord » ne date que de 1927, quand l’indépendance de l’Eire (Irlande du Sud), acquise en 1922 après des troubles sanglants, a rendu caduque l’appellation de « Royaume-Uni de
LES PEUPLES
Anglo-Saxons
On regroupe sous ce nom les groupes germaniques, originaires du littoral entre Rhin et Jutland, qui, au vie siècle, s’installent en Angleterre, repoussant toujours plus vers l’ouest les populations romano-celtiques.
Britons
Les populations celtiques de l’île jusqu’au ixe siècle (non compris les Pictes et les Scots). La Bretagne et les Bretons du continent sont dits eux Brittany et Bretons.
Gaëls
Les Gaëls, présents en Irlande et en Écosse, sont considérés comme celtes en raison de leur langue (le gallois).
Pictes
Population indigène de langue celtique distincte des Britons, qui vit au nord de l’Écosse avant l’invasion des Scots qui unifient le royaume en 843.
Scots
Population irlandaise parlant la langue celte gaélique, distincte des Britons. Les Scotti s’installent au iiie siècle sur les côtes ouest, au nord du mur d’Hadrien, et ont donné leur nom à l’Écosse (Scotland).
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 9
Un modèle de gouvernement Si la reine Élisabeth II ne dispose que de pouvoirs symboliques, le souverain britannique a été, pendant plusieurs siècles, un acteur politique majeur. Son influence s’est fortement réduite à partir du xixe siècle. Par P HILIPPE CHASSAIGNE
Henri VIII Un des grands souverains de la Renaissance,
NOTE 1. « Twinkle, Twinkle, Little Star », Punch, 8 février 1967.
Henri VIII (1509-1547), représenté sur cette médaille en majesté, tenta de gouverner sans parlement. Mais la rupture avec Rome en 1534 l’obligea à rechercher son appui. Le parlement, pourtant encore loin d’être une « représentation nationale », sauva ainsi son existence.
34 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77
E
n février 1967, à la veille de la visite d’État du président du Conseil soviétique Alekseï Kossyguine à Londres – la première d’un dignitaire soviétique depuis la révolution d’Octobre ! –, le magazine satirique britannique Punch publiait le texte, totalement inventé, d’une note des services diplomatiques russes expliquant à Kossyguine qui était la reine Élisabeth II : « chef d’État, chef des forces armées, chef de la fonction publique, détient tous les pouvoirs. Aucune Constitution, celle-ci restant délibérément non écrite, et transmise oralement d’un monarque à l’autre. Nomme personnellement tous les personnages fantoches [ministres], inaugure et clôt les sessions du Parlement entièrement à sa volonté, peut le dissoudre comme elle le souhaite. […] Aucune loi adoptée sans le consentement du souverain, système judiciaire entièrement soumis à la tyrannie monarchique »1. Punch voulait ainsi souligner le fossé qui existait entre les pouvoirs nominaux de la reine, inchangés ou presque depuis la fin du Moyen Age, et la pratique institutionnelle. De fait, si on s’en tient à la lettre des institutions, chacun des éléments avancés était exact. On le sait bien, néanmoins : ces pouvoirs sont désormais purement formels et la fonction avant tout cérémonielle, ce qui n’était pas le cas quatre ou cinq siècles plus tôt, et même encore au début du xixe siècle. Comment en est-on arrivé là ? Il faut remonter à la Glorieuse Révolution de 1688 pour voir les premières limitations au pouvoir monarchique. « Glorieuse » car elle n’entraîna pas mort d’homme, et encore moins de roi, à la différence de l’exécution de Charles Ier en 1649, celle-ci vit Jacques II, soupçonné de tendances absolutistes et, pire encore, de confession
TIMOTHY MILLETT COLLECTION/BRIDGEMAN IMAGES
Professeur à l’université Bordeaux-Montaigne, Philippe Chassaigne a notamment publié une Histoire de l’Angleterre, des origines à nos jours (Flammarion, rééd. « Champs », 2015). Il publie en octobre 2017 Victoria, reine d’Angleterre (Gallimard, « Folio biographies »).
Queen-in-Parliament Chaque année, le discours d’ouverture du Parlement, comme celui-ci d’Élisabeth II, le 8 mai 2013, symbolise
l’union du souverain, de l’aristocratie et du peuple. Écrit par le Premier ministre, le monarque doit le prononcer en qualité de chef d’État.
TOBY MELVILLE/REUTERS
catholique, abandonner son trône et s’enfuir en France, pour être remplacé conjointement par son gendre, proclamé roi sous le nom de Guillaume III d’Orange, et sa fille Marie II, tous deux protestants (cf. p. 36). LE BILL OF RIGHTS A l’issue de la révolution, le Parlement s’imposa définitivement face à la Couronne. Le Bill of Rights de décembre 1689 rappelait un certain nombre de droits constitutifs des libertés anglaises (droit de pétition, droit de détenir des armes, réunions fréquentes du Parlement, liberté des élections…). Désormais, la Chambre des communes devait se prononcer sur tout impôt à prélever, limitant d’autant la marge de manœuvre du souverain. Bientôt, le Parlement contrôla l’ensemble de ses revenus, avec l’instauration de la Liste civile (1697), la somme attribuée au monarque pour qu’il exerce ses fonctions représentatives en temps de paix, et organisa la succession dynastique avec l’Act of Settlement de 1701. Cette loi interdisait à tout catholique d’occuper le trône anglais (puis, après 1707, britannique), et faisait donc reporter la couronne sur Sophie de Hanovre, petitefille de Jacques Ier, ou ses descendants : elle décéda en juin 1714, et son fils George monta sur le trône britannique au mois d’août suivant, après la mort de la reine Anne, dernier souverain Stuart. La limitation des pouvoirs du souverain se fit toutefois progressivement, sans qu’aucun texte de loi ni, encore moins, une Constitution ne viennent la >>>
À SAVOIR
Vous avez dit « Constitution » ?
Si le Royaume-Uni n’a pas de Constitution au sens où nous l’entendons, le terme n’en est pas moins utilisé couramment pour désigner les institutions du pays. La « Constitution » britannique se compose d’un certain nombre de textes de natures et d’origines très diverses, le plus souvent rédigés en réponse à un problème précis, bien plus que pour énoncer de nobles principes intangibles. On citera la Grande Charte de 1215, qui rappelait les pouvoirs des barons face au roi, la Pétition des droits (1628), la Grande Remontrance (1641) et le Bill of Rights (1689) qui défendaient les droits du Parlement ; mais aussi les lois institutionnelles votées par le Parlement (réformes électorales, Parliament Acts), ainsi que les « conventions de la Constitution », pratiques institutionnelles consacrées par l’usage mais aucunement mises par écrit, comme l’existence d’un Premier ministre, ou les étapes de la procédure d’adoption d’un projet de loi. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 35
France-Angleterre
755-1815 : d 1 uel au sommet On l’appelait la « seconde guerre de Cent Ans ». Une approche globale nous montre aujourd’hui que c’est bien à une guerre totale, à l’échelle de la planète, que se livrent la France et l’Angleterre durant soixante ans. Par P IERRE SERNA Professeur à l’université Paris-IPanthéon-Sorbonne (IHRF/IHMC), Pierre Serna vient de publier Antonelle, aristocrate et révolutionnaire (Actes Sud, 2017).
Wellington vs Bonaparte Après avoir fait
ses armes lors des guerres coloniales en Inde, le général anglais écrase en 1815 l’armée de l’Empereur à Waterloo, entérinant la défaite définitive de la France (portrait de Thomas Lawrence, 1814). Page de droite : portrait par David, 1812.
LONDRES, APSLEY HOUSE, THE WELLINGTON MUSEUM/BRIDGEMAN IMAGES
R
arement dans la chronique du faceà-face entre la France et l’Angleterre l’intensité dramatique fut aussi forte qu’entre 1755 et 1815. L’enjeu est de taille : rien de moins qu’une lutte entre les deux superpuissances européennes pour la domination des espaces coloniaux et commerciaux en Amérique, en Afrique et en Asie. L’histoire diplomatique classique voyait en la période 1693-1815 – des guerres de Louis XIV à la bataille de Waterloo – une « seconde guerre de Cent Ans », remportée par la GrandeBretagne qui parvint, après Trafalgar, en 1805, à assurer sans partage son ascendant sur l’empire des mers. Dans une perspective globale, on considère aujourd’hui autrement la lutte à outrance que se livrent à partir de la guerre de Sept Ans (1756-1763) jusqu’à la défaite finale de Napoléon (1815) les deux grandes puissances du temps. Deux pays qui inventent de nouvelles manières de combattre, ce qui implique un engagement de plus en plus important de leurs sociétés. Les économies s’organisent autour d’efforts de guerre inconnus jusque-là, nécessitant toutes les forces
CHRISTIE’S IMAGES/BRIDGEMAN IMAGES – WASHINGTON, NATIONAL GALLERY OF ART, SAMUEL H. KRESS COLLECTION ; AKG
Suprématie navale La bataille de Trafalgar, le 21 octobre 1805, consacre la supériorité navale britannique face à la France continentale. L’amiral Nelson anéantit la flotte franco-espagnole. Héros national, il meurt au champ d’honneur (tableau du xixe siècle, école anglaise). vives des deux pays, dans la perspective d’une mondialisation des conflits. La victoire ne se joue plus seulement en Europe mais dans les espaces colonisés. A cette échelle, la chronologie est revue, des dates prennent une importance nouvelle. Dans cette séquence de soixante ans, cinq années marquent des tournants : 1763, 1783, 1793, 1803 et 1813. Cinq étapes d’un combat au sommet qui se conclut par la défaite de la France. 1763, FIN DE LA GUERRE DE SEPT ANS 1763 constitue une des pires dates de l’histoire de France. Le traité de Paris, qui met fin à la guerre de Sept Ans, entérine un bilan accablant : le royaume a perdu le Canada, l’Acadie, la Louisiane, ses possessions en Inde, les terres de l’embouchure du Sénégal, Minorque, Saint-Vincent, la Dominique, Grenade et Tobago. La déroute est totale. La blue water policy (« stratégie bleu marine ») a vaincu sur tous les fronts. Pis : la France s’est révélée incapable de relever le défi sur les champs de bataille européens, encaissant une série de défaites dont celle de Rossbach (5 novembre 1757). La Marine royale, surtout, a failli devant la combativité des Anglais qui ne cèdent rien sur ce qui fera le socle de la prospérité future : les routes maritimes pour le contrôle des espaces colonisés. Un retour huit ans en arrière, en 1755, s’impose pour comprendre la nouvelle stratégie mise en place au sommet de la société anglaise afin de remporter cette guerre d’un type nouveau. Pouvoir économique, pouvoir politique, puissance sociale et amirauté sont
intimement liés dans l’organigramme de l’État du roi George II. Des intérêts partagés au sein des élites les soudent dans une même compréhension des enjeux géostratégiques à l’échelle de la planète. La puissance de la Royal Navy est au service de l’expansion diplomatique anglaise qui assure le rayonnement de la couronne par la possession de territoires ultramarins. Il s’agit de faire des îles Britanniques les plaques tournantes du commerce européen d’abord, puis connectant les quatre continents. La nature de la guerre en sera changée. L’attaque de la marine française sur les côtes canadiennes durant l’été 1755 par le vice-amiral Boscawen, qui se solde par la prise de deux vaisseaux, le Lys et l’Alcibiade d’abord, puis de 400 navires de pêche avec leurs marins, constitue une rupture des règles de la guerre qui choque l’opinion française. La façon dont les combats sont menés par les Anglais et bientôt par les Français sur la ligne de front des lacs nordaméricains, puis le long des forts français de l’Ohio et du Missouri, indique une graduation dans la violence des affrontements. Le mélange des combats classiques entre armées de mercenaires et le soutien de milices civiles défendant
ENSEMBLE A ffiche de
la Seconde Guerre mondiale montrant des soldats de l’empire britannique d’origines variées.
Un empire pacifique ? 44 % des Britanniques se disent « fiers » de leur passé colonial. C’est qu’ils gardent l’image d’un empire libéral et bienveillant puis d’une décolonisation négociée. La réalité est beaucoup plus nuancée.
1700
1757
PLANTATIONS L ’économie de plantation
EN INDE L e 23 juin 1757, la bataille de Plassey
HERITAGE IMAGES/LEEMAGE – THE GRANGER COLLECTION NYC/AURIMAGES – LONDRES, NATIONAL PORTRAIT GALLERY ; AISA/LEEMAGE
(canne, coton, tabac) se met en place aux Amériques : ici, une exploitation de tabac en Virginie, avec son lot d’esclaves et ses maîtres blancs oisifs. Les Britanniques sont alors les premiers acteurs de la traite.
Par P IERRE SINGARAVÉLOU Professeur à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne
et membre de l’Institut universitaire de France, Pierre Singaravélou vient de diriger, avec Sylvain Venayre, l’Histoire du monde au xixe siècle (Fayard, 2017).
U
n Français, un homme intelligent ; deux Français, de la conversation ; trois Français, la pagaïe. » Et faut-il envier nos voisins d’outre-Manche : « Un Anglais, un imbécile ; deux Anglais, du sport ; trois Anglais, l’empire britannique » ? Dans L’Ame des peuples, publié en 1950, le savant anglophile André Siegfried définit ainsi l’habitus colonial des Britanniques dont il glorifie l’œuvre impériale : « Le monde, au xixe siècle, a été rendu habitable grâce au régime anglais, rajeuni par le libre-échange. […] Quand on quittait nos rivages, avant 1914, c’était pour entrer aussitôt dans une sorte de république mercantile internationale, qui fonctionnait sous l’égide britannique et où les méthodes britanniques prévalaient. Les étrangers bénéficiaient, tout comme les sujets de la reine, de
au Bengale marque le début de la conquête britannique du sous-continent indien. Celle-ci a été plus longue et difficile qu’on a bien voulu l’écrire en raison de la résistance de la population et des souverains locaux.
ce fair-play, et tous les Blancs profitaient de cette Pax Britannica, à la simple condition qu’ils en acceptassent les règles. L’Angleterre enseignait ainsi au monde une leçon de liberté, que le monde, hélas, n’a pas comprise. » Cette vision hagiographique d’un empire libéral et bienveillant habite encore aujourd’hui une fraction importante de l’élite politique britannique comme en témoignent les déclarations successives des derniers Premiers ministres. Le travailliste Gordon Brown, pourtant historien de formation, affirme en 2005 : « J’ai discuté avec de nombreuses personnes à l’occasion de ma visite en Afrique et le temps est révolu où la Grande-Bretagne devait s’excuser de son histoire coloniale. Nous devons célébrer notre passé. » Une conviction partagée par son adversaire le conservateur David Cameron, qui déclare en 2013 à la faveur d’une visite officielle en Inde : « Je pense qu’il y a énormément de choses dont il faut être fier dans le passé impérial britannique. » L’actuel ministre des Affaires étrangères, Boris Johnson, avait osé écrire en 2002 dans le Spectator : « L’Afrique est un gâchis. […] Le problème n’est pas que nous y avons été aux affaires, mais que nous n’y sommes plus. » Ce sentiment serait partagé par une grande partie de la population du Royaume-Uni, comme semble indiquer le sondage Yougov du 18 janvier 2016, qui a révélé que 44 % des personnes interrogées en GrandeBretagne se sentaient « fières » du passé colonial britannique tandis que 21 % affirmaient le « regretter », 23 % ni l’un ni l’autre et 13 % ne se prononçaient pas. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°77 51