HORS-SÉRIE
LES COLLECTIONS
LES CORSES 2 000 ans d’aventures et d’utopies
Pasquale Paoli à la bataille de Ponte-Novo contre les Français en 1769
Sommaire
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°81 - OCTOBRE-DÉCEMBRE 2018
Les Corses
2 000 ans d’aventures et d’utopies
6 Chronologie 7 Carte : une montagne dans la mer 8 Lexique 20 Moyen Age.
1. U NE ÎLE EN PRISE SUR LE MONDE
12 Le temps des statues-menhirs par J EAN GUILAINE et FRANCK LEANDRI 16 « Le cauchemar des Romains » ! par G IUSTO TRAINA ❙ Carte : des Phocéens aux Romains
par J EAN-ANDRÉ CANCELLIERI et VANNINA MARCHI VAN CAUWELAERT ❙ L’influence toscane par J EAN-ANDRÉ CANCELLIERI ❙ Sampiero Corso, au service des rois de France par H UGUETTE MEUNIER ❙ Comment Bastia devint capitale par V ANNINA MARCHI VAN CAUWELAERT ❙ Au secours des réfugiés grecs par H UGUETTE MEUNIER ❙ Carte : Terra del Comune, Terra dei Signori 28 Laboratoire de la nation libre par A NTOINE FRANZINI ❙ De Thomas More à Rousseau : îles, espaces d’utopies ❙ Boswell, l’Écossais qui fit la célébrité de Paoli
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4 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°81
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BASTIA, MUSÉE DE BASTIA, MEC.84.2.2/JEAN-ANDRÉ BERTOZZI ; © PARIS, ADAGP 2018 – HERVÉ CHAMPOLLION/AKG
Sous l’emprise de Gênes
2. L E BASCULEMENT VERS LA FRANCE
36 Comment la Corse est devenue
française
par MICHEL VERGÉ-FRANCESCHI
40 1789-1796. Une pièce maîtresse
contre les Anglais
par PIERRE SERNA ❙ Et si Paoli était un mythe ? par A NGE ROVERE ❙ Carte : 1794-1796, le royaume anglo-corse 48 Bonaparte est-il vraiment corse ? par PIERRE SERNA 52 Pozzo di Borgo.
Pour le tsar, contre l’Empereur par MICHEL VERGÉ-FRANCESCHI
54 « Colomba » ou la beauté
du diable
par A NNE-EMMANUELLE DEMARTINI ❙ La découverte du bandit corse
3. C ENT CINQUANTE ANS
DE LUTTES POLITIQUES
60 Les Corses et la République :
violences et passions
par J EAN-PAUL PELLEGRINETTI ❙ Dans l’empire colonial par P ASCAL BONACORSI ❙ 1958 : « opération Résurrection ». La Corse joue de Gaulle par M ICHEL WINOCK
74 Le premier département libéré ! par S YLVAIN GREGORI ❙ Contre Mussolini, le serment de Bastia par C ATHERINE BRICE 78 Que veulent les nationalistes ? par A NDRÉ FAZI ❙ Pour un statut d’exception ? ❙ 1980 : l’affaire Bastelica-Fesch ❙ 6 février 1998 : on a assassiné le préfet ! 84 Football : la mauvaise réputation par D IDIER REY
PASCAL POCHARD-CASABIANCA/AFP – DR
88 Une culture bien vivante ! par P HILIPPE-JEAN CATINCHI ❙ Alain Piazzola et Antoine-Marie Graziani, infatigables défricheurs 92 « Il faut désinsulariser la Corse ! » entretien avec J EAN-LOUIS FABIANI ❙ L’esclave corse devenu bey par G UILLAUME CALAFAT 96 A lire, voir et écouter
LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°81 5
« Le cauchemar des R omains » ! Pour les Anciens, la Corse n’était pas vraiment une île de beauté, mais une terre peuplée par des indigènes belliqueux et opiniâtres. Après sa difficile conquête par les Romains, elle fut destinée à accueillir des condamnés à la relégation. Par G IUSTO TRAINA Professeur d’histoire romaine à l’université Paris-Sorbonne, membre de l’Institut universitaire de France, Giusto Traina a notamment publié Carrhes, 9 juin 53 av. J.-C. Anatomie d’une défaite (Les Belles Lettres, 2011).
BD Dans cette vignette d’Astérix en Corse (1973), Goscinny et Uderzo
mettent en scène la dispute entre Obélix et le chef de clan corse Ocatarinetabellatchitchix, dont le nom, à la terminaison « gauloise » en -ix, évoque une chanson de Tino Rossi.
16 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°81
L
e premier centre urbanisé de l’île, que les Grecs appelèrent Alaliê et les Romains Aleria (actuelle Aléria), a été fondé vers 565 av. J.-C. au centre de la plaine orientale de Corse par des colons grecs venus de Phocée, en Asie Mineure, qui avaient fondé auparavant Massalia (actuelle Marseille). Ils nommaient l’île Kyrnos. Vers 540 av. J.-C., les Phocéens furent attaqués par une coalition navale d’Étrusques et de Carthaginois. Battus, ils abandonnèrent leur colonie, laissant la Corse aux Étrusques. Apparemment, les premiers Romains qui mirent le pied en Corse venaient de la cité étrusque de Caere (Cerveteri). Ils s’appelaient Kailie et Klavtie (Caelius et Claudius) et laissèrent leurs noms sur deux coupes de céramique grecque de la seconde moitié du ve siècle av. J.-C., retrouvées dans la nécropole préromaine d’Aléria. Les relations entre Rome et la Corse au ve siècle av. J.-C. sont également confirmées par l’épisode du général romain Galerius Torquatus qui, au cours d’une guerre, avait violé la fille du roi d’une cité étrusque et fut exilé en Corse1. Selon le célèbre savant grec Théophraste (v. 371v. 287 av. J.-C.), des Romains venus à bord d’une petite flotte auraient essayé de fonder une base navale en Corse2. A cette époque, l’île était encore contrôlée par les Étrusques, mais l’influence romaine se faisait sentir. En revanche, dans la première partie du iiie siècle av. J.-C., la Corse se retrouva sous la domination de Carthage, grande rivale de Rome qui, à la tête d’un empire méditerranéen, s’appuyait sur ses centres urbains côtiers. Au début de la première guerre punique (264 av. J.-C.-241 av. J.-C.), durant laquelle Rome et Carthage se disputèrent la maîtrise de la Méditerranée
ALÉRIA : PORT PROSPÈRE ET CAPITALE DE PROVINCE
S
SÉBASTIEN AUDE/CORSE AÉRO VISION – ALÉRIA, FORT DE MATRA, MUSÉE JÉRÔME CARCOPINO ; R. MERLO/DE AGOSTINI PICTURE LIBRARY/BRIDGEMAN IMAGES
ituée au centre de la plaine orientale de l’île, Aléria fut fondée vers 565 av. J.-C. par des colons grecs de la cité ionienne de Phocée (actuelle Foça en Turquie). Battus par les Étrusques alliés aux Carthaginois lors d’une bataille navale vers 540 av. J.-C., les Grecs abandonnèrent la cité qui se transforma en port de commerce. Conquise en 259 av. J.-C. par les Romains, elle devint sous l’empire la capitale de la province Corse-Sardaigne et se dota d’un forum, de temples et d’un amphithéâtre. Le site reste à explorer en grande partie.
occidentale, le consul Lucius Cornelius Scipio occupa indigènes favorables à Carthage poursuivirent la résisla Sardaigne puis la Corse, qui représentaient un enjeu tance contre Rome. Une nouvelle révolte éclata en 181 av. J.-C. Titestratégique. Aléria fut prise en 259 av. J.-C. Les opérations militaires de Scipion lui valurent le triomphe Live raconte : « En Corse il fallut combattre les habitants « sur les Puniques, la Sardaigne et la Corse », qu’il célé- de l’île. Le préteur M. Pinarius [Marcus Pinarius Rusca, bra le 11 mars 258 av. J.-C., avec un grand nombre de gouverneur de Sardaigne et Corse] en tua près de deux captifs, corses pour la plupart. mille dans une bataille. Cette défaite les contraignit à donner des otages et cent mille livres pesant de cire » (Histoire UNE RÉVOLTE INDIGÈNE romaine, XL, xxxiii, 12). Le traité signé en 241 av. J.-C., après la victoire de De nouvelles opérations militaires y sont attestées Rome, ne prévoyait pas l’occupation romaine de la en 173 av. J.-C. Dès lors, les Romains commencent à Sardaigne et de la Corse. Ce n’est qu’en 238 av. J.-C. occuper également les régions intérieures de l’île. Mais que le consul Tiberius Gracchus contrôla les côtes c’est seulement après la conquête de la Macédoine en des deux îles. Mais, dès 236 av. J.-C., le consul Caius 168 av. J.-C. qu’ils purent se concentrer Licinius Varus dut réprimer une révolte indigène. sur le secteur occidental Les désordres continuèrent jusqu’à la fin de la qui comprenait les Alpes, deuxième guerre punique en 202 av. J.-C. : la Ligurie, la Corse et l’Espagne. durant tout le conflit, les communautés En 164 av. J.-C., le consul Manius Iuventius Mulet D ans les tombes des Thalna « venait de soucitoyens les plus fortunés d’Aléria, mettre la Corse et, comme il on a trouvé du riche mobilier y faisait un sacrifice, il reçoit et des vases de production grecque, une lettre lui annonçant que comme ce vase à boire en forme de mulet. le sénat avait décrété, en son >>>
NOTES 1. Théophile d’Antioche, dans PseudoPlutarque, Parallèles mineurs, 13b. 2. Recherches sur les plantes, V ; viii, 2.
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Comment la Corse est devenue française On le sait, c’est en 1768 que la Corse est cédée par traité à la France. Mais, en 1789, quand éclate la Révolution, c’est bien le peuple corse qui a choisi de faire partie de l’« empire français ». Par M ICHEL VERGÉ-FRANCESCHI Professeur à l’université de Tours, ancien membre du comité directeur et du conseil scientifique de la Fondation de l’université de Corse-Pasquale-Paoli, Michel Vergé-Franceschi a notamment publié Paoli, un Corse des Lumières (Fayard, 2005).
Conquête à l’épée En 1768-1769, Louis XV a conquis l’île et défait l’armée de Paoli. Ci-contre : L’Acquisition de la Corse en 1768 (dessin de Le Jeune gravé par David).
36 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°81
PARIS, BN/BRIDGEMAN IMAGES
E
n 1768, Louis XV, 58 ans, vient de signer avec Londres le désastreux traité de Paris (1763) qui met fin à la guerre de Sept Ans et laisse le royaume exsangue. La France a perdu le Canada, ses possessions en Inde, Minorque, Saint-Vincent... Ses ports (Le Havre, Saint-Malo) ont été bombardés. L’île d’Aix prise. Les escadres de Toulon et Brest ont été détruites. Mal en point face à l’Angleterre, le roi réclame alors à Gênes le remboursement des dépenses engagées à plusieurs reprises depuis 1738 en Corse pour que la Sérénissime, en manque d’argent, puisse y maintenir sa domination : envois de troupes et de vaisseaux ; création d’infrastructures militaires (routes, ponts, encasernements)… Mais Gênes, ruinée, ne peut rembourser. Elle doit signer à Versailles, le 15 mai 1768, un « traité de conservation de l’île de Corse à la République de Gênes ». Gênes abandonne ainsi à Louis XV l’exercice « provisoire » de sa suzeraineté sur l’île. Le duc de Choiseul, principal instigateur du traité, espère que la Sérénissime ne pourra jamais rembourser le roi. Le Premier ministre de Louis XV veut la Corse car il connaît tous les atouts géostratégiques de l’île (face à Toulon et Marseille)1. Il
RMN-GP (PARIS, MUSÉE DU LOUVRE)/JEAN-GILLES BERIZZI
s’agit donc pour lui d’un marché de dupes conclu « à la barbe des Anglais ». Mais Gênes, officiellement, ne renonce en rien à l’île dont la possession lui est indispensable. Ville-État, la République a besoin du garde-manger que constitue pour elle la Corse qui lui procure céréales, vins, châtaignes, huile d’olive, huîtres et poissons. En outre, l’île a été érigée en 1297 par le pape en « royaume » – puis par Gênes en 1637 – et régner sur un royaume permet au doge d’avoir en Europe un statut d’authentique souverain. Dès le 19 mai 1768, des troupes royales débarquent dans l’île. Le 24 mai, la municipalité de Bastia, capitale politique et économique de l’île, et port marchand prospère, se rallie à Louis XV. Le drapeau de Gênes y est retiré sans état d’âme et les couleurs du roi hissées. Bastia dédie même une inscription à Ludovico Francorum Navarrae et Corsorum regi christianissimo, « A Louis [XV] roi Très Chrétien des royaumes des Français, de Navarre et des Corses ». Le 30 juillet, avec ses canons, des milliers de cartouches, ses fantassins, grenadiers et chasseurs, le comte de Marbeuf, officier du roi, marche sur le col au-dessus de Bastia. La Corse a alors à sa tête un chef étonnamment moderne : Paoli qui, depuis 1755, tente de donner naissance à un premier balbutiement de démocratie. Malgré ses réclamations, Paoli n’a pu obtenir de Choiseul une copie du traité de 1768 : les États traitent d’État à État, or l’indépendance de la Corse n’a jamais été reconnue. Considérant son peuple humilié, Paoli s’insurge.
HOISEUL E C T LE TRAITÉ DE VERSAILLES, UN MARCHÉ DE DUPES ?
L
e 15 mai 1768, jour de la signature du traité de Versailles, Gênes abandonne provisoirement sa suzeraineté à la France. Ce n’est ni un traité de vente pure et simple, comme pour Dunkerque en 1662 ; ni une vente à réméré (avec faculté de rachat), mais un jeu diplomatique : Choiseul (portrait d’après Van Loo, musée du Louvre) impose à la République le remboursement des dépenses faites par Louis XV en Corse sachant que Gênes ne pourra payer. Par peur de redevenir Génois, les Corses demandent à devenir Français en 1789.
UN VIDE JURIDIQUE Au cri de « Patria e Liberta », les patriotes remportent, contre toute attente, le 9 octobre 1768, la victoire de Borgo : 400 Corses armés de poignards et de fusils parviennent à arrêter les soldats du roi ; 500 soldats et officiers (dont 11 généraux) sont faits prisonniers « par des paysans », comme l’écrit l’historien Pommereul à Berne en 1779. « Cinquante Corses battirent huit compagnies de grenadiers », ricane-t-on en Europe. « Toute l’Europe est corse », reconnaît Voltaire (18 novembre 1768). « Le nom des Corses est désormais célèbre dans le monde entier », avoue même un prélat romain, le cardinal Torriegiani. Humilié, Louis XV doit rappeler en hâte ses généraux défaits que les Corses ont libérés n’ayant pas les moyens de nourrir des prisonniers de guerre en nombre. Il décide d’envoyer de nouvelles troupes. Le 17 mars 1769, Paoli procède à la levée en masse de tous les
hommes valides de 16 à 60 ans. Mais la Corse ne compte alors que 120 000 habitants dont 60 000 enfants et 30 000 femmes. Face à Louis XV qui règne sur le pays le plus peuplé d’Europe (25 millions de sujets), Paoli ne peut disposer que de 30 000 hommes au maximum. Lorsque le comte de Vaux, nouveau commandant en chef du roi, débarque à Saint-Florent, le 4 avril, il aligne 44 bataillons d’infanterie, 4 régiments de cava- NOTE 1. Choiseul est lerie, 1 compagnie de sapeurs, d’ouvriers du génie et le gendre du de miquelets basques, soit 22 000 hommes, outre l’ar- maréchal de camp Crozat tillerie. Paoli, lui, n’a pu réunir que les 2 000 hommes du Châtel qui a du Rostino, sa région natale, autour de Morosaglia, en servi en Corse du temps de montant vers Corte. Maillebois et Du 5 au 8 mai 1769, les paolistes « montrèrent […] qui a laissé une importante le courage le plus intrépide […] sans tirer » (Pommereul) corresponpour économiser leur peu de poudre – celle-ci n’étant dance sur la des pas fabriquée dans l’île. Le 8 mai, les « nationaux » ne Corse années 1730sont « qu’au nombre de 2 000 [lorsqu’ils] furent assaillis 1740. LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°81 37
Les Corses et la République : violences et passions Loin des clichés de clientélisme, de clanisme ou de violence endémique, Jean-Paul Pellegrinetti retrace l’histoire républicaine de la Corse, depuis la chute du Second Empire jusqu’aux victoires électorales des nationalistes.
La fontaine Paoli à L’Ile-Rousse au début du xxe siècle.
LÉON ET LÉVY/ROGER-VIOLLET – MÉDIATHÈQUE MUSICALE DE PARIS/ROGER-VIOLLET – MINISTÈRE DE LA CULTURE-MÉDIATHÈQUE DU PATRIMOINE, DIST. RMN-GP/ATELIER DE NADAR
1848, DÉCEMBRE
1871, MARS
CITADELLE BONAPARTISTE A près
LA SAILLIE DE CLEMENCEAU L a fidélité
l’élection de Louis Napoléon Bonaparte, le chant patriotique L’Ajaccienne se diffuse dans l’île pour célébrer le retour de la « sainte famille ». Le 2 décembre 1851, le coup d’État du neveu de Napoléon Ier est bien accueilli.
des Corses au bonapartisme, même après la chute de Napoléon III, conduit Georges Clemenceau à demander à la tribune de l’Assemblée nationale de rendre la Corse à l’Italie. Sa proposition est rejetée.
Par J EAN-PAUL PELLEGRINETTI
Napoléon Bonaparte1 à la présidence de la République, revêt une résonance toute particulière sur la terre des Professeur d’histoire contemporaine à l’université Bonaparte. Elle est saluée comme une ère nouvelle par Côte d’Azur-Nice, directeur de publication des de nombreuses familles corses. Le retour des « exilés » revues Études corses et Cahiers de la Méditerranée, sur la scène politique devient le symbole d’une réhabiJean-Paul Pellegrinetti a notamment publié, avec litation nationale. Un nouveau chant, L’Ajaccienne, se Ange Rovere, La Corse et la République (Seuil, 2004). diffuse dans toute la Corse. Dans une île en proie à d’importantes difficultés agricoles, le neveu de Napoléon Ier incarne l’espoir et la modernité pour les forces vives de la société. Aussi, lors du coup d’État du 2 décembre 1851, l’île n’enregistre aucune réaction d’hostilité contre lui. Son arrivée au pouvoir ouvre aux représentants ue depuis l’extérieur, la Corse, qui s’est souvent illustrée par diverses des grandes familles insulaires de nouvelles perspecformes de violences lors des der- tives d’ascension sociale. C’est notamment le cas de nières décennies, semble repo- Denis Gavini qui, en 1861, devient préfet des Alpesser, en matière politique, sur une Maritimes, en charge de réaliser l’intégration du nouspécificité fort éloignée des autres veau département dans l’Empire français. C’est aussi départements. Dans les médias celui de la famille Abbatucci dans laquelle Jacques nationaux, comme ce fut déjà le devient, dès janvier 1852, garde des Sceaux. Son fils cas dans la presse de la fin du xixe siècle, la « question Jean Charles occupe les postes de maître des requêtes corse » alimente l’actualité. au Conseil d’État (1853) puis de conseiller d’État Pour en démêler l’écheveau, il est nécessaire de de 1857 à 1873. Citons encore Joseph Marie Pietri, comprendre de quelles passions s’est accompagnée préfet de police à Paris en 1866. « Préfet à poigne », l’intégration de l’île à la République, de la chute de Pietri est un homme clé du régime. Il instaure dans les Napoléon III en 1870 à la victoire des nationalistes villes un service d’agents de renseignement financé en 2017. par des fonds secrets du ministère de l’Intérieur, La révolution de 1848, qui voit en février la chute dont certains sont même d’anciens repris de justice de Louis-Philippe et en décembre l’élection de Louis d’origine insulaire. >>>
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FLNC L e Front de libération nationale de la Corse a été fondé en 1976 et a annoncé la fin de ses actions violentes en 2014. Cagoules, mitraillettes et voix faussées : l’organisation clandestine se caractérise par sa forte dimension scénique, comme ici en 1997.
Que veulent les nationalistes ? Qui sont les nationalistes corses ? Que réclament-ils ? Quels sont les moments majeurs de leur mobilisation ? Itinéraire(s) d’une mouvance contestataire. Par A NDRÉ FAZI
78 LES COLLECTIONS DE L’HISTOIRE N°81
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epuis sa victoire aux élections législatives de juin 2017 et aux élections territoriales de décembre 2017, la coalition nationaliste Per a Corsica (« Pour la Corse ») occupe une position politique dominante en Corse. Ce succès vient consacrer une progression initiée dix ans plus tôt, marquée par la conquête de la mairie de Bastia en 2014 et celle de la collectivité territoriale de Corse en 2015. Elle symbolise le passage d’un nationalisme contestataire à un nationalisme institutionnalisé. Au demeurant, le nationalisme corse contemporain reste un mouvement relativement jeune.
STR OLD/REUTERS
Maître de conférences en science politique à l’Université de Corse, André Fazi a notamment publié La Recomposition territoriale du pouvoir. Les régions insulaires de Méditerranée occidentale (Albiana, 2009) et de nombreux articles relatifs au nationalisme corse (https://www.wmaker.net/andrefazi).
Victoire Ayant remporté en 2017 les élections législatives et territoriales, la coalition nationaliste Per a Corsica (« Pour la Corse »), conduite par Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni (au centre), triomphe politiquement dans l’île.
pieds-noirs étaient avantagés au niveau des prêts bancaires et de la distribution des terres, ce qui a rapidement engendré des tensions dans les plaines de l’est de l’île1. Au niveau identitaire, plus de 23 000 Corses ont quitté l’île entre 1954 et 19622 : la recherche d’opportunités économiques était le premier motif de cet exode, majoritairement orienté vers le sud-est et la région parisienne. Parallèlement, le développement touristique attiUN NOUVEAU RÉGIONALISME rait de nombreux travailleurs du continent, et des Un second régionalisme apparaît dans les groupes financiers extérieurs concevaient des projets années 1960 dans le contexte d’un processus de moder- de dizaines de milliers de lits. Tout cela a contribué nisation lancé par l’État. Le programme d’action régio- à populariser l’idée d’un danger fatal pour la terre, la nale adopté par le gouvernement en 1957, et fondé sur langue et l’identité corses. NOTES Au niveau politique, deux grands réseaux de 1. Ailleurs, le développement du tourisme et de l’agriculture, susnotables – l’un rattaché à la droite, l’intégration cita en effet des angoisses diverses et rapatriés, profondes dans l’île. l’autre aux radicaux de gauche – exer- des souvent Au niveau économique, la capaçaient une domination hégémonique, d’origine corse cité des Corses à profiter de la moderde plus en plus mal vécue. En outre, et installés pour moitié dans les le processus de modernisation était deux villes nisation était très incertaine. Le texte gouvernemental revendiquait exprespiloté de façon très centralisée, ce qui d’Ajaccio et Bastia, n’a pas sément l’idée de « colonisation intémettait en question le réel pouvoir des généré de réactions de rieure », et favorisait une logique élus corses. ségrégative. L’indépendance de l’AlC’est à Paris, en 1963, qu’apparaît rejet saillantes. 2. Loin du gérie a donné lieu à l’arrivée en Corse la première organisation politique chiffre de de 12 000 à 17 000 rapatriés. Or ces représentative de ce nouveau régiona- 244 000 habitants, lisme, L’Union corse-L’Avenir (UCA), fourni par le recensement qui apparaissait notamment comme de 1954, la la continuation de l’engagement asso- population de Corse colonie Depuis l’indépendance ciatif d’étudiants ayant commencé la Corse d’alors de l’Algérie et le rapatriement de 12 000 fut plus à se rencontrer à la fin de la guerre sérieusement à 17 000 agriculteurs pieds-noirs dans l’île, d’Algérie. En Corse, le premier groupe estimée entre les autonomistes ont développé l’idée 000 et régionaliste, le Comité d’étude et de 150 suivant laquelle la Corse vivrait dans une 160 000 situation coloniale (affiche de 1973). défense des intérêts de la Corse >>> habitants.
PASCAL POCHARD-CASABIANCA/AFP – COLLECTION DIXMIER/KHARBINE-TAPABOR
Entre le Premier Empire et la Ve République, la Corse a connu très peu de mobilisations contestataires. Un premier mouvement autonomiste est apparu durant l’entre-deux-guerres, mais il refusait de se présenter aux élections et son impact fut principalement culturel, notamment avec le journal A Muvra (« Le Mouflon »). Pis, ses sympathies pour l’Italie fasciste (cf. p. 74) eurent pour conséquence de renforcer l’affirmation de l’identité française de la Corse.
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