L’énigme Sparte

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Sommaire

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DOSSIER

ACTUALITÉS L’ÉDITO

3 L’autre Athènes

FORUM Vous nous écrivez 4 Les luttes des Noirs américains ON VA EN PARLER

A l’honneur 6 Emmanuel Le Roy Ladurie

« biographié »

ÉVÉNEMENT

Mai 68 1 0 A rchives du pouvoir

Entretien avec Philippe Artières et Emmanuelle Giry

ACTUALITÉ Polémique 20 Alain, antisémite honteux

Par Michel Winock

S ciences 22 L’expérience controversée de Milgram Par Olivier Postel-Vinay

A rchives 24 Mission Diagne : les photos Par Jean-Pierre Bat et Zénaïde Romaneix

P ierre Milza 26 Mort d’un « Rital »

32 Sparte, l’énigme

Par Marie-Anne Matard-Bonucci

PORTRAIT Jean Rouaud 2 8 et le cheval blessé

34 De Xénophon à Hollywood. Le « mirage spartiate »

FEUILLETON

Dans le secret des manuscrits 3 0 La magie arabe

Par Patrice Brun

Chronologie Lexique

Par Jean-Charles Coulon

France Culture Vendredi 30 mars à 9 h 05 Timothy Tackett est l’invité d’Emmanuel Laurentin, dans la séquence « La Fabrique mondiale de l’histoire » (cf. p.76). En partenariat avec L’Histoire.

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Une cité pas comme les autres ?

Par Stephen Hodkinson

COUVERTURE : Buste en marbre dit du roi Léonidas, ve siècle av. J.-C., découvert au sanctuaire d’Athéna Chalkioikos (Sparte, Musée archéologique ; Konstantinos Kontos/La Collection) ; Sois jeune et tais-toi, sérigraphie de l’Atelier populaire, 1968 (Beaux-Arts de Paris). RETROUVEZ PAGE 96 les Privilèges abonnés ABONNEZ-VOUS p age 97 Ce numéro comporte deux encarts abonnement L’Histoire sur les exemplaires kiosque France + étranger (hors Suisse et Belgique), un encart abonnement Édigroup sur les exemplaires kiosque Belgique et Suisse et un message abonnement Le Nouveau Magazine littéraire sur les exemplaires abonnés.

L’HISTOIRE / N°446 / AVRIL 2018

Pas si austères, les Spartiates !

Par Adrien Delahaye

Carte : la plus grande cité du monde grec

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Drôles de familles !

Par Aurélie Damet

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Leuctres : la défaite fatale Par Nicolas Richer

Carte : instabilité géopolitique

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Les derniers feux Par Maurice Sartre

SPARTE, MUSÉE ARCHÉOLOGIQUE ; KONSTANTINOS KONTOS/L A COLLECTION

Par Juliette Rigondet


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L’ATELIER DES CHERCHEURS

GUIDE LIVRES

76 « Anatomie de la Terreur » de Timothy Tackett Par Guillaume Mazeau

78 La sélection de « L’Histoire » Bande dessinée

8 4 « La Déconfiture »

de Pascal Rabaté Par Pascal Ory

Revues 86 La sélection de « L’Histoire »

60 Poitiers, 732.

La défaite de la « Chaussée des Martyrs » PARIS, BNF, FRANÇAIS 2608 FOLIO 99V/TALL ANDIER/BRIDGEMAN IMAGES – QUINT LOX LIMITED/LISZT COLLECTION/PHOTO12 – NORTH WIND PICTURE ARCHIVES/AKG

Par Gabriel Martinez-Gros

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LA PLANCHE DE JUL

Classique 89 « Qu’est-ce que la féodalité ? »

de François Louis Ganshof Par Florian Mazel

SORTIES Expositions

9 0 Mondes tsiganes au musée

de l’Histoire de l’immigration Par Henriette Asséo

92 L’épopée du canal de Suez à l’IMA Par Huguette Meunier

66 L es crétins des Alpes Par Antoine de Baecque

Cinéma 93 « Peau d’âme » de Pierre

Oscar Lévy et Olivier Weller Par Antoine de Baecque

Médias 9 4 « Inkotanyi » de

Christophe Cotteret sur Arte Par Hélène Dumas

95 La sélection de « L’Histoire » CARTE BLANCHE

9 8 Si la thèse est bonne… Par Pierre Assouline

70 C hangement climatique. L’autre

découverte de Christophe Colomb

Par Jean-Baptiste Fressoz

Le vendredi 6 avril 2018 à 23 heures sur Public Sénat, Fabrice d’Almeida reçoit Philippe Artières (cf. p. 10) dans l’émission « L’info dans le rétro ». Rediffusion le samedi à 8 h 30 et à 15 h 30 et sur publicsenat.fr En partenariat avec « L’Histoire ».

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L’AFP comme source

Le 16 juin, le ministre de l’Intérieur ordonne l’évacuation de la Sorbonne, occupée depuis le 13 mai. Cette photo prise et légendée par l’AFP témoigne des affrontements entre étudiants et CRS sur le boulevard Saint-Michel. Le gouvernement en a acheté un tirage, d’où sa présence dans les archives de l’État.

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Événement

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MAI 68 : ARCHIVES DU POUVOIR

Grévistes par millions, jeunesse dans la rue, service public à l’arrêt, économie paralysée : en 1968, l’État fait face à une crise sociale majeure qui menace de le déstabiliser. Au travers de documents d’archives en grande partie inédits, les Archives nationales invitent à redécouvrir Mai 68 du point de vue de l’État.

AFP – ARCHIVES NATIONALES, 729AP/NC/10 (PP. 291-293) – PATRICE NORMAND/OPALE/LEEMAGE – DR

Entretien avec Philippe Artières et Emmanuelle Giry

L’Histoire : L’histoire de Mai 68 est aujourd’hui bien connue, mais les travaux des chercheurs ont principalement porté sur la contestation. Avec cette exposition qui s’ouvre aux Archives nationales, vous prenez le contre-pied en l’abordant du côté de l’État ? Philippe Artières : Nous avons souhaité comprendre ce que Mai 68 a fait de l’État, non pas seulement en tant que gouvernement, mais comme appareil (selon les mots de Louis Althusser). Comment s’est-il comporté ? Est-il sorti modifié de ces événements ? Et nous avons été sidérés en préparant cette exposition par la capacité de l’État, une fois l’inquiétude première dépassée, à résister, en réprimant, bien sûr, mais aussi en inventant des solutions pour surmonter la crise. Emmanuelle Giry : Les documents versés aux Archives nationales, ceux des administrations

centrales, permettent de livrer cet éclairage sinon nouveau du moins renouvelé sur Mai 68, en donnant à entendre la voix de l’État. Nous avons commencé nos dépouillements par les archives de la présidence de la République, qui sont non seulement celles du général de Gaulle, mais des services de l’Élysée, en particulier le secrétariat général de Bernard Tricot. Puis, nous avons continué avec

Récolte printanière

Pavé ramassé par le secrétaire général du rectorat de Paris, Pierre Bartoli, dans la cour de la Sorbonne évacuée.

les archives du Premier ministre, Georges Pompidou, et des membres du gouvernement – Christian Fouchet à l’Intérieur, Alain Peyrefitte à l’Éducation nationale – et des services des administrations centrales : Affaires sociales, Justice, Fonction publique… Ce dernier ministère, alors dirigé par Edmond Michelet, est tout à fait important puisque lui revient de négocier, pour la fonction publique, l’équivalent du protocole de Grenelle. P. A. : Dans les archives ministérielles, on trouve non seulement les archives de cabinet, comme les notes échangées entre le ministre et les membres de son cabinet (citons par exemple Arlette de La Loyère au cabinet d’Alain Peyrefitte), mais aussi les documents des différents services administratifs au sein des ministères. La direction du Travail et de l’Emploi du ministère des Affaires sociales, et Jacques Legrand, son chef, sont très mobilisés par exemple pendant la période.

LES AUTEURS Philippe Artières est directeur de recherche au CNRS au sein de l’Institut d’anthropologie du contemporain à l’EHESS.

Emmanuelle Giry, archiviste paléographe, est conservatrice du patrimoine aux Archives nationales.

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Actualité

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Alain, antisémite honteux Dans son Journal inédit, le philosophe avoue sa haine des Juifs. Une opinion qu’il n’a jamais exprimée publiquement.

Prof de khâgne Le philosophe Alain est photographié dans sa classe au lycée Henri-IV en 1932. Parmi les élèves qui ont suivi les cours de ce professeur hors pair, on compte notamment Raymond Aron.

I

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l s’appelait Émile Chartier ; dès ses premiers articles, il s’est fait appeler Alain. Professeur de philosophie, il est devenu le prof de khâgne le plus célèbre de France. Point de thèse, mais plus de 5 000 « Pro­ pos », de la philosophie au jour le jour distribuée dans les jour­ naux, recueillie dans des livres qui ont connu le succès, notam­ ment entre les deux guerres mondiales. Écrivant dans une obscure simplicité (point de jargon mais

une concision parfois impéné­ trable), penseur officieux du ­radical-socialisme, ex-président du Comité de vigilance des in­ tellectuels antifascistes fondé au lendemain du 6 février 1934, il a acquis une influence notable au­ près d’un public lettré, ses élèves et anciens élèves, des hommes politiques aussi qui ont admiré ses leçons de sagesse, de modé­ ration, de démocratie. Sa philo­ sophie politique était résumée dans le double impératif d’obéir et de résister : « Résistance et

obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance, il assure l’ordre, par la résistance il assure la liberté. Obéir en résistant, c’est tout le secret. Ce qui détruit l’obéissance est anarchie ; ce qui détruit la résistance est tyrannie. » Champion de l’individua­ lisme, il récusait à la fois le col­ lectivisme à gauche et l’autori­ tarisme sous toutes ses formes à droite. Nombre d’électeurs de la IIIe République se recon­ naissaient dans sa profession de foi : « Je suis né radical ; mon père

ANDRÉ BUFFARD/ROGER-VIOLLET

Par Michel Winock*


/ 2 1 l’était ; mon grand-père maternel aussi ; et non seulement d’opinion, mais de classe comme dirait un socialiste ; car ils étaient de petite bourgeoisie et assez pauvres. J’ai toujours eu un sentiment très vif contre les tyrans, et une passion égalitaire. »

Fuite devant l’événement

Patatras ! Dans le Journal inédit que publient Les Équateurs, Alain fait l’aveu inattendu de son antisémitisme : « Je voudrais bien, pour ma part, être débarrassé de l’antisémitisme, mais je n’y arrive point ; ainsi je me trouve avec des amis que je n’aime guère, par exemple Léon Blum. […] En réalité quand je lis avec indignation le mauvais style de Bergson, je n’oublie point qu’il est juif pour écrire si mal. » (28 janvier 1938). Contrairement aux antisémites assurés, les Céline, les Rebatet, les Brasillach, les Drieu La Rochelle, les Maurras, lui, Alain, est un antisémite honteux, qui ne dirait jamais du mal des Juifs publiquement, et ne préconiserait aucune politique antijuive. Il écrira, du reste, en 1947 : « A la pensée qu’un Juif n’a pas tous les droits, il faut bondir. » Oui, mais, dans ce Journal, on ne le voit nullement « bondir » ni après la Nuit de cristal en Allemagne ni à l’annonce du statut des Juifs par Vichy qui atteint pourtant nombre de ses anciens collègues et disciples. Ce Journal, à vrai dire, écrit entre 1937 et 1950, ne réagit qu’exceptionnellement aux événements politiques. L’antisémitisme d’Alain n’est pas obsessionnel. Sur plus de 800 pages, on rencontre environ une dizaine d’occurrences qui s’y prêtent. Très imbu de lui-même, le diariste est surtout préoccupé de livrer là une suite de petits essais sur la littérature, le théâtre, la musique, la philosophie, qui peuvent ravir ou ennuyer, c’est selon, mais qui restent presque toujours intemporels, comme issus d’une conduite de fuite face à l’événement. Mais s’il revient à l’actualité, le lecteur a parfois de quoi être perplexe. En 1940, Alain

découvre ainsi Mein Kampf, et lui qui avait toujours nourri une passion contre les politiques de la force, le voilà plein d’indulgence et même, sur certains chapitres, d’admiration pour le Führer : « un sérieux admirable », un « esprit moderne », « un penseur extraordinaire » ! Comment expliquer cette trahison du clerc, comment comprendre l’antisémitisme assumé d’Alain ? Il n’est rien dans sa doctrine radicale-­socialiste, rien dans la tradition des radicaux, dont furent Jean Zay, Pierre Mendès France ou Pierre Cot, qui prête au soupçon d’antisémitisme. Deux pistes peuvent nous y aider. En premier lieu, la ferveur d’Alain pour la société rurale, à ses yeux le fond de la civilisation contre la ville, refuge des banquiers, des rentiers et des rêvassiers. Le village, voilà le monde réel. C’est là que la démocratie s’enracine : « C’est là que les meilleurs sont découverts et poussés en avant. » Le citoyen par excellence qui y vit, c’est le petit propriétaire, un homme libre. Écologiste avant l’heure, il loue les lenteurs de l’agriculture, réglée par les saisons, ennemie de la vitesse, garante des permanences, respectueuse de la nature. Dans ce Journal inédit, Alain reprend sans cesse son idéal de « structure paysanne », qui doit remplacer la civilisation « mécanique » à bout de souffle. « Tout sera paysan. » Entre cette utopie réactionnaire et l’antisémitisme, il n’y a pas de relation de nécessité causale évidemment. Mais, dans la vision d’Alain, il y a entre les deux une certaine cohérence. Car la ville abhorrée, c’est là que les Juifs prospèrent. En exposant son idéal de civilisation rurale, n’en vient-il pas à évoquer l’intervention maléfique du Juif : « Si quelque banquier juif invente alors la lettre de change pour permettre à l’agriculteur de venir manger et boire ses champs, alors tout recommencera » ? Le monde « sans banquiers et sans dividendes » dont il rêve, c’est un monde sans Juifs.

« Je voudrais bien pour ma part, être débarrassé de l’antisémitisme mais je n’y arrive point »

Journal inédit,

1937-1950, édité par Emmanuel Blondel, Les Équateurs, 2018, 832 p., 32 €.

La seconde piste à explorer serait celle du pacifisme d’Alain. Après l’arrivée de Hitler au pouvoir, les persécutions antijuives, l’immigration des Juifs allemands et autrichiens, on a vu se développer dans les journaux de droite et d’extrême droite français l’idée selon laquelle les Juifs veulent se venger de Hitler, que la guerre qui vient est une « guerre juive ». Alain est profondément munichois. En compagnie de Jean Giono et de Victor Margueritte, il télégraphie à Daladier le jour précédant la conférence de Munich, il supplie son camarade Blum, il écrit à Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères : la paix à tout prix ! Or le lien chez lui, comme chez d’autres, et même à gauche, entre la défense de la paix et la conviction d’un « bellicisme » juif n’est pas une invention. Le 13 décembre 1938, on peut lire sous sa plume : « Paix, problème juif. » Et après la prise du pouvoir par Pétain, Alain y va de ce propos ahurissant : « La question d’antisémitisme se brouille. De tous côtés on s’aperçoit que les Juifs se maintiennent en des postes importants. » Ici encore, évitons les généralisations : maints pacifistes de 1938 sont devenus résistants. Pas lui. Apprend-il que la France Libre vient de naître outre-Manche, il écrit carrément, le 23 juillet 1940 : « Pour moi, j’espère que l’Allemand vaincra ; car il ne faut pas que le genre de Gaulle l’emporte chez nous. Il est remarquable que la guerre revient à une question juive. [Hitler] presque toujours prévoit juste. Pour moi je ne crois pas absurde de faire débarquer 400 000 hommes en Angleterre. » Drôle de paix. n * Conseiller de la direction de L’Histoire L’HISTOIRE / N°446 / AVRIL 2018


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DOSSIER

S parte

Le « mirage spartiate » Par Patrice Brun

L’HISTOIRE / N°446 / AVRIL 2018

PARIS, MUSÉE DU LOUVRE ; ERICH LESSING/AKG

De Xénophon à Hollywood


DR

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Présentée comme cité modèle tant par Robespierre, Barrès que les nazis, Sparte a été décrite égalitaire, aryenne, eugéniste, démocratique, guerrière, vertueuse, austère… C’est que, faute de sources, elle est le miroir de tous les fantasmes depuis l’Antiquité. Au détriment de la vérité historique.

P

endant plusieurs siècles, Sparte a été la plus puissante cité grecque (polis*). Elle contrôlait notamment un territoire de 7 500 km2 dans le Péloponnèse, région qui donna aussi son nom à l’alliance de cités qu’elle mena entre la fin du vie siècle et 371 av. J.-C. – la « ligue du Péloponnèse ». Au ve siècle av. J.-C., les Spartiates s’illustrèrent contre les Perses, lors de la seconde guerre médique. Que ce soit lors de la bataille des Thermopyles (480 av. J.-C.), où la résistance héroïque de Léonidas et de ses soldats permit à la flotte grecque de se replier à temps, ou lors de celle de Platées (479 av. J.-C.), où ils jouèrent un rôle clé dans le triomphe – définitif – des Grecs, les Spartiates gagnèrent une solide réputation militaire. La ligue du Péloponnèse fit ensuite triompher Sparte sur Athènes et la ligue de Délos en 404 av. J.-C., ouvrant une trentaine d’années d’hégémonie spartiate dans le monde grec, jusqu’à ce que Thèbes et ses alliés y missent fin lors de la bataille de Leuctres (371 av. J.-C.). Si l’effondrement de Sparte ne fut pas définitif, jamais la cité ne put retrouver son lustre d’antan. Bien sûr, les contemporains, même s’ils comprenaient que quelque chose avait changé, ne pouvaient sentir les conséquences à long terme de cette déroute militaire. Les Spartiates euxmêmes, drapés dans leur honneur et leur gloire passée, mirent beaucoup de temps à saisir que la puissance de leur cité appartenait au passé.

L’AUTEUR Professeur d’histoire ancienne à l’université BordeauxMontaigne, Patrice Brun est notamment l’auteur de Le Monde grec à l’époque classique, 500-323 av. J.-C. (Armand Colin, 2003, rééd., 2016).

Naissance d’un mythe Au moment où elle quitte la « grande histoire », néanmoins, Sparte commence à devenir un mythe. Cela a inspiré à François Ollier le titre de son ouvrage de 1933, Le Mirage spartiate, où il met en valeur l’idéalisation et la déformation de l’image de la cité dès l’Antiquité. Car si aujourd’hui le mythe correspond dans notre esprit à une catégorie bien différente de l’histoire – celle de la légende, d’un passé recomposé à l’extrême par la licence poétique ou par l’imagination des hommes –, il n’en allait pas de même dans la Grèce antique. Pour les Grecs, le mythe était l’histoire d’avant l’histoire, transmise par la tradition orale, ou par l’intermédiaire d’un texte, de préférence entouré de quelque mystère. Mais il n’est pas moins crédible que l’histoire avec laquelle il se mêle de manière inextricable. Il ancre le présent dans le passé en lui donnant un sens : pour les Athéniens, par exemple, la guerre contre les Amazones n’était pas moins vraie que la bataille de Marathon. On attribue souvent au moraliste Plutarque (v. 46-v. 125 ap. J.-C.) la première formulation du mythe de Sparte. Il décrit notamment les qualités presque surhumaines des Spartiates et l’austérité qui régnait dans la cité dans ses Vies de Lycurgue, Lysandre ou Agésilas et dans les

Soldats légendaires

A l’image de Léonidas, héroïque lors de la bataille des Thermopyles (480 av. J.-C.), peinte par David en 1814, les Spartiates deviennent au xixe siècle des modèles de patriotisme. Ici, les soldats spartiates, reconnaissables à leur manteau pourpre, se préparent pour le combat.

Note * Cf. lexique, p. 39. L’HISTOIRE / N°446 / AVRIL 2018


L’Atelier des chercheurs

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Changement climatique

L’autre découverte de Christophe Colomb A la fin du xve siècle, avec l’achèvement de la conquête de Madère et des Canaries et le début de celle des Caraïbes, apparaît l’idée que le climat peut être transformé par le déboisement. La colonisation est interprétée comme une modification profonde du couvert végétal et donc du cycle de l’eau qui règle pluies et sécheresses.

E L’AUTEUR Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences au CNRS (centre Alexandre-Koyré). Son prochain livre Le Climat fragile de la modernité (avec Fabien Locher) paraîtra au Seuil en 2019.

n juillet 1494, lors de son second voyage vers ce qui ne s’appelle pas encore l’Amérique, la flotte de Christophe Colomb navigue entre Cuba et la Jamaïque sous les pluies diluviennes de l’été tropical. L’expédition est en péril : les trombes d’eau submergent les cales et la chaleur rend la conservation des aliments impossible. Le ravitaillement dépend du secours des Indiens. Dans cette situation critique, Christophe Colomb aurait eu la réflexion suivante : « Le ciel, la disposition de l’air et du temps à ces endroits sont les mêmes que dans les environs », à savoir que « chaque jour, à l’heure des vêpres, apparaît un nuage avec de la pluie qui dure une heure, quelquefois plus, quelquefois moins, ce qu’il attribuait aux grands arbres de ce pays1 ». La preuve que Colomb apporte du lien entre couvert forestier et précipitations est la suivante : il savait « par expérience » qu’il en avait été de même auparavant « aux Canaries, à Madère et aux Açores » mais que depuis que l’on y avait coupé les

Décryptage Bien avant le réchauffement climatique contemporain, le changement de climat a déjà fait l’objet de vastes débats en lien avec la déforestation, l’altération du cycle de l’eau et la colonisation de l’Amérique. Cet article part des premières chroniques de la conquête du Nouveau Monde pour voir dans quel contexte politique et théologique ces réflexions apparaissent.

L’HISTOIRE / N°446 / AVRIL 2018

Note 1. Fernando Colombo, Historie del S.D. Fernando Colombo; nelle quali s’ha particolare, & vera relatione della vita, & de’ fatti dell’Ammiraglio D. Christoforo Colombo, suo padre, Venise, Franceschi Sanese, 1571, pp. 117-118.

arbres « qui les encombraient il ne se génère plus autant de nuages et de pluie qu’avant ». Pourquoi Christophe Colomb se préoccupe-t-il de météorologie ? Et d’où lui vient cette idée a priori étrange que les arbres engendrent la pluie ? D’abord, le climat des Caraïbes revêt pour Colomb une importance fondamentale puisqu’il s’agit de rassurer ses lecteurs et ses patrons, Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille, quant à l’habitabilité de territoires situés dans la « zone torride » – supposée vide d’hommes – de la géographie antique. En dépit des comptoirs portugais d’Afrique occidentale, vivre dans la zone torride semble problématique. Par exemple, en 1507, la fameuse mappemonde de Martin Waldseemüller indique que « la zone torride n’est pas désolée » mais reste cependant « habitable avec difficulté ». Colomb a donc besoin de prouver non seulement l’habitabilité mais l’hospitalité et même la bonté des terres qu’il découvre. Et c’est pour cela qu’il rapporte dans son Journal de nombreuses observations sur le climat enchanteur des Caraïbes. La température à Cuba est décrite comme celle d’une « nuit de mai en Andalousie ». Mais l’expérience des pluies tropicales trouble l’image des îles caribéennes. Heureusement, explique Colomb, le déboisement – en lui-même très profitable – libérera les îles des forêts qui les « encombrent », il transformera leur climat car les arbres « génèrent nuages et pluie » et il le rendra analogue à celui des Canaries, de Madère et de Porto Santo. La culture du sucre et plus généralement la colonisation agricole constituent un objectif

EMMANUELLE MARCHADOUR/SEUIL

Par Jean-Baptiste Fressoz


NORTH WIND PICTURE ARCHIVES/AKG – RMN-GP (CHÂTEAU DE VERSAILLES)/GÉRARD BLOT

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essentiel de la seconde expédition de Colomb. En avril 1494, quelques mois avant la saison des pluies, le navigateur génois s’émerveille de la fertilité des sols d’Hispaniola et du succès extraordinaire des plans de canne à sucre qu’il a rapportés des Canaries. Dans ce contexte, présenter la saison des pluies comme un simple défaut météorologique corrigible permet de rabattre la nature caribéenne sur le modèle canarien.

Premier choc écologique Ensuite, comment Colomb a-t-il eu l’idée que la forêt « génère » la pluie ? La théorie du navigateur génois tient surtout à son expérience directe du premier « choc écologique » de l’histoire. Les îles de Madère et de Porto Santo (dans le même archipel), vierges d’hommes avant l’arrivée des Portugais en 1419, connaissent en quelques décennies des changements environnementaux extrêmement brutaux. Madère, « l’île du bois » (de madeira qui signifie bois en portugais), devient le centre mondial de production de sucre. Dans les années 1450, les capitaux européens

Observations de Colomb

Colomb (portrait) décrit les Caraïbes à l’aune de Madère et des Canaries, alors en pleine expansion économique grâce à l’exploitation du bois et à la production sucrière. D’où l’omniprésence dans son Journal d’un regard marchand sur la nature tropicale. En haut : arbres fruitiers à Hispaniola, 1572.

ainsi que le trafic des esclaves africains y convergent pour en faire la première économie de plantation de l’histoire. En 1500, l’île produit 2 500 tonnes de sucre par an et sa rivale, Chypre, 800 seulement. Or la production de sucre est très énergivore : au pic de production atteint vers 1505, on estime que les raffineries de Funchal (la capitale de Madère) consomment 500 hectares de forêt par an. Vers 1510, les collines autour de Funchal sont nues et un tiers de la surface de l’île a été déboisé, en particulier le long des côtes. En tant que marchand génois établi à Lisbonne dans la décennie 1470, Christophe Colomb a vécu en direct le boom sucrier. Mieux encore, en 1478, il épouse Felipa Moniz, la fille du conquistador de Porto Santo. Après son mariage, Colomb s’y établit quelque temps, puis s’installe à Madère. Or, dès les débuts de la conquête, les archipels de Madère et des Canaries se chargent d’anecdotes racontant leur transformation écologique soudaine. Par exemple, selon une chronique portugaise, le beau-père de Colomb aurait introduit des lapins à Porto Santo qui auraient L’HISTOIRE / N°446 / AVRIL 2018


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