Le suaire de Turin : la vraie histoire d’un faux

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mensuel dom/s 7,20 € tom/s 950 xpf tom/a 1 600 xpf bel 7,20 € lux 7,20 € all 7,90 € esp 7,20 € gr 7,20 € ita 7,20€ MAY 8,70 € port. cont 7,20 € can 9,75 $can ch 12 ,40 fs mar 60 dh TUN 6,50 TND issn 01822411

le suaire de turin

la vraie histoire d’un faux

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www.histoire.presse.fr

événement :

un président, pour quoi faire ?


’sommaire N°372-février  2012

’actualité

’Feuilleton

on en parle 18 La vie de l’édition L’homme en vue En tournage

les grandes heures de la presse 86 Le manifeste des « 343 salopes »

portrait 20 Gerd Krumeich, un amour de Jeanne

’GUIDE

Par Daniel Bermond

expositions 22 La grande soif d’Alexandrie lee/leemage

Par Juliette Rigondet

23 La légende d’Hannibal Par Bastien Stisi

’événement

8 Un président, pour quoi faire ? Par Michel Winock

Depuis 1792, chaque nouvelle République a posé la question : régime d’assemblée ou président ? Retour sur les relations d’amour-haine entre les Français et leur président.

françafrique 24 Les mallettes africaines de la République Par Jean-Pierre Bat

livre 26 Louise Élisabeth, peintre de la reine Par Joël Cornette

27 Agenda : les rencontres du mois 28 Clemenceau au cœur

Entretien avec Michel Drouin

cinéma 30 Les gens de la place Tahrir

Par Jean-Noël Jeanneney

la revue des revues 88 Cimetières sous la lune Génocide rwandais Les Amériques en ligne les livres 90 « Un succès philosophique : l’“Histoire de la folie à l’âge classique” de Michel Foucault », de Philippe Artières et Jean-François Bert Par Hervé Duchêne

91 La sélection du mois le classique 96 « Le xixe siècle à travers les âges » de Philippe Muray Par Guillaume Cuchet

’CARTE BLANCHE

98 « Outrancièrement » Par Pierre Assouline

Par Antoine de Baecque

31 Spielberg à cheval Par Gene Tempest

médias 32 Jean Lebrun, « narrateur national » Par Daniel Bermond

33 « Les lundis de l’histoire » : bel anniversaire ! couverture :

La Déposition par Giovanni Battista Della Rovere, début du xviie siècle, Turin, galerie Sabauda (De Agostini/Leemage).

retrouvez page 37 les rencontres de l’histoire Abonnez-vous page 97

Ce numéro comporte trois encarts jetés : Manière de voir (abonnés), L’Histoire (kiosques France et export, hors Belgique et Suisse) et Edigroup (kiosques Belgique et Suisse).

concordance des temps 34 La pierre et le pouvoir

Par Dominique Iogna-Prat

bande dessinée 36 Juifs et Polonais Par Pascal Ory

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www.histoire.presse.fr 10 000 articles en archives. Des web dossiers pour préparer les concours. Chaque jour, une archive de L’Histoire pour comprendre l’actualité.


’dossier

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’recherche

68 Vous serez tous citoyens romains ! Par Maurice Sartre

212 : Caracalla accorde la citoyenneté à tous les habitants de l’empire. Un fait unique dans l’histoire.

Le suaire de turin

jakarta, wayang museum

l’illustration

Crédit

74 Les Hollandais sont-ils arrivés à Java ?

La vraie histoire d’un faux

40 Les tribulations d’un linceul

Entretien avec Andrea Nicolotti 42 Document : souvenir de Lirey 45 Le chanoine érudit 48 Document : petite leçon de paléographie 48 L’archiviste du Vatican

52 Une peinture en très piteux état

60 Moyen Age. Des faux par milliers

Par Romain Bertrand

Le récit surprenant des premiers contacts entre Hollandais et Javanais au tournant du xviie siècle.

80 François et Jean, nés filles au xixe siècle Par Gabrielle Houbre

Sous le Second Empire, des femmes, travesties en hommes, ont pu convoler avec d’autres femmes.

Par Laurent Morelle 61 Document : une forgerie du xiie siècle

64 Une relique si moderne ! Par Yann Potin 42 Lexique 65 Pour en savoir plus

Par Jean Wirth

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Vendredi 27 janvier à 9 h 05 « La Fabrique de l’histoire » d’Emmanuel Laurentin Retrouvez Gabrielle Houbre pour la séquence « L’atelier du chercheur » en partenariat avec L’Histoire


’événement président de la république

Un président, pour quoi faire ? dr

Par Michel Winock

La une du Petit Journal, le 13 mai 1931, jour de l’élection. Paul Doumer en sort victorieux. Page de droite : l’hôtel d’Évreux, baptisé « Élysée » par la duchesse de Bourbon à la fin du xviiie siècle, est la résidence présidentielle depuis 1848. Photo de 1885.

lee/leemage

l’auteur Conseiller de la direction de L’Histoire, professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Paris, Michel Winock a récemment publié Madame de Staël (Fayard, 2010, grand prix Gobert 2011 de l’Académie) et fait paraître une édition nouvelle et augmentée de La Droite (Perrin, 2012).

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gusman/leemage

1848-1852 Louis Napoléon Bonaparte Élu président de la IIe République au suffrage universel, il rétablit quatre ans plus tard l’empire.

roger-viollet

1848, la première fois La monarchie, restaurée en 1814, était abattue : qui allait gouverner la France ? Au lendemain des journées de Février, un gouvernement provisoire, après avoir décrété l’instauration du suffrage universel (masculin), organise les élections d’une Assemblée constituante. Celle-ci, réunie le 4 mai, nomme une Commission exécutive et, en vue d’élaborer un projet constitutionnel, une Commission de Constitution. Présidée par le vicomte de Cormenin, elle compte, parmi ses dix-huit membres, Alexis de Tocqueville et son ami Gustave de Beaumont, avec lequel il avait entrepris son grand voyage d’Amérique. Dans sa séance du 27 mai 1848, Cormenin, abordant la question du pouvoir exéJusqu’à cutif, énumère les trois systèmes Napoléon : « 1) L’Assemblée elleBonaparte possibles même exerçant le pouvoir exécutif en 1804, par des délégués. 2) Trois ou cinq l’exécutif consuls ou directeurs. 3) Un présiest collégial dent ou consul. » Chose étonnante, la Commission parle d’une seule voix : « On aura peine à croire, écrit Tocqueville dans ses Souvenirs, qu’un sujet si immense, si difficile, si nouveau, n’y fournit la matière d’aucun débat général, ni même d’aucune discussion fort approfondie. On était unanime pour vouloir confier le pouvoir exécutif à un seul homme1. » L’un des membres de la Commission, Dupin aîné, propose alors qu’il porte le titre de « président de la République ». Adopté2 ! Le projet constitutionnel (suffrage universel, Assemblée législative unique, président de la République élu au suffrage universel), après avoir été examiné par les bureaux de l’Assemblée, est mis à la discussion par la Constituante en octobre. Là, point d’unanimité. Le modèle de la Convention reste prégnant dans bien des esprits ; la gauche, notamment Félix Pyat, sans désavouer le choix d’un « président », veut que celui-ci n’émane que de l’Assemblée unique et soit soumis à celle-ci. Jules Grévy, lui, l’assimile à un simple président du Conseil révocable. Victor Hugo, depuis son banc de député, s’agace : « Ils veulent l’État sans chef, ni consul, ni président, une assemblée unique, sept cent cinquante têtes gouvernant, l’agitation perpétuelle, l’instabilité en permanence, les coups de majorité, c’est-à-dire les coups de vent, faisant tout, la loi, le­

1871-1873 Adolphe Thiers Nommé par l’Assemblée, il est renversé par la majorité monarchiste en 1873.

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L

e président de la République a tous les pouvoirs de la royauté : il dispose de la force armée ; il nomme aux emplois civils et militaires ; il dispense toutes les faveurs ; il a tous les moyens d’action, toutes les forces actives qu’avait le dernier roi. Mais ce que n’avait pas le roi, et qui mettra le président de la République dans une position bien autrement formidable, c’est qu’il sera l’élu du suffrage universel. » Jules Grévy, futur président de la IIIe République – mais qui sera élu, lui, par le Parlement –, prononçait ces fortes paroles le 6 octobre 1848, lors de la discussion du projet constitutionnel de la IIe République à l’Assemblée constituante. Aux yeux de ce républicain, c’était un « pouvoir monarchique » que l’on était en train de restaurer sous un autre nom. D’où venait donc la volonté de ses collègues d’inventer un président de la République ? Il n’en avait jamais été question après la chute de Louis XVI en 1792, tant le rejet du pouvoir personnel était puissant. Dans un premier temps, un Conseil exécutif provisoire est mis en place, qui convoque une « Convention » – un terme emprunté aux États-Unis. La nouvelle assemblée vote la Constitution de 1793, qui attribue le pouvoir exécutif à un Conseil de 24 membres, choisis par le Corps législatif, « un, indivisible et permanent ». Cette Constitution de 1793 est provisoirement mise sous le boisseau, mais pendant toute la durée de la Ire République (1792-1804), l’exécutif est collégial. Successivement, le Comité de salut public, animé par Robespierre, un Directoire de cinq membres, puis un triumvirat consulaire dominé par Bonaparte, aux côtés de Cambacérès et de Lebrun, gouvernent la France. Mais déjà la

dictature bonapartiste était en marche. Par le coup d’État du 18 Brumaire (1799), la république commençait son agonie sous la botte d’un futur empereur. Il faut attendre les journées de février 1848 pour la voir renaître.

1873-1879 Patrice de Mac-Mahon Après son coup de force contre l’Assemblée et la victoire des républicains, il doit « se démettre ».

bianchetti/leemage

adoc-photos

La première République française, en 1792, n’avait pas de président. D’où vient l’idée, qui s’impose finalement en 1848, de confier le pouvoir exécutif à un seul homme ? Et comment ne pas donner un pouvoir disproportionné à celui que l’on décide, alors, de faire élire au suffrage universel ? Le casse-tête constitutionnel autour du statut du chef de l’État est, en France, un sport national.

1879-1887 Jules Grévy Il redonne la suprématie des pouvoirs au Parlement. Son second mandat est interrompu en 1887 par le scandale des décorations.


’actualitécinéma Il y a un an, Stefano Savona s’est mêlé à la foule des manifestants égyptiens. Bien plus qu’un reportage, un grand film.

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facelly/sipa

Les gens de la place Tahrir

En haut : une vue aérienne de la « place de la libération » au Caire le 29 janvier. En bas : un exemple de la diversité des manifestants filmés par Savona : une femme âgée, une jeune fille, un homme.

L

e Caire, fin janvier 2011, des milliers d’Égyptiens convergent vers la place Tahrir pour exiger le départ de Hosni Moubarak et demander l’instauration d’élections libres. Quelques jours après la chute de Ben Ali en Tunisie, divers groupes appellent à manifester sur la place via leur page Facebook : le 25 janvier, nommé « Journée de la colère », lance ce mouvement par un rassemblement d’environ 15 000 personnes. Le lendemain, le gouvernement annonce que les rassemblements ne seront plus tolérés. Pourtant, les manifestations ne cessent pas. Même les chars qui prennent position sur la place le 27 janvier n’empêchent pas une foule toujours plus nombreuse de confluer. Bientôt, la place Tahrir est constamment occupée. Le 1er février, ce sont plusieurs centaines de milliers de manifestants qui s’y retrouvent. Beaucoup demeurent sur place plus de dix jours, incarnant une forme de protestation qui fait le tour du monde sur les écrans de télévision ou les réseaux internet. Enfin, le 11 février, le départ de Moubarak est annoncé, provoquant joie, danses et chants de liesse.

Le cinéaste italien Stefano Savona arrive sur la place le 29 janvier, et n’en repart qu’au lendemain de la chute de Moubarak. Durant quinze jours, il vit là et enregistre la foule, avec son appareil photo Canon 5D, qu’il utilise comme une caméra, plus un petit capteur sonore placé au milieu des groupes qui l’entourent. Ancien étudiant en égyptologie, rompu aux techniques du cinéma direct, il choisit de filmer au plus près la contestation politique. Sa méthode : s’approcher des gens, enregistrer les conversations, les gestes, les réunions, les défis, les heurts, les blessures et les morts dans ce qu’ils ont de plus concret. Ce film est constitué par la matérialité d’une révolte. Le rythme y est primordial : on sent respirer la foule ou les jeunes hurler leur haine ; on voit dialoguer les gens, assis en cercle, et d’autres s’enfuir sous les coups de feu de snipers isolés dans des immeubles en surplomb ; on entend les arguments s’échanger, la colère qui monte, les pierres qui volent, jusqu’à l’apaisement de la nuit quand la place occupée se repose et sommeille. Elle ne dort jamais que d’un œil, Un corps troublée par les échauffourées ou que réveillée par les appels à la prière. personne C’est un grand corps qui vit, que ne peut personne ne peut ni enfermer, ni étouffer étouffer, ni même calmer. L’autre caractéristique de cette place est la diversité des manifestants qui y campent : des paysans, des étudiants, des bourgeois, des employés, des pauvres, certains très religieux d’autres pas du tout, quelques révolutionnaires et une masse de simples témoins de l’événement en marche. Mais tout circule entre ces groupes et ces individus si dissemblables, les paroles, la nourriture, les couvertures, les téléphones, les pierres, l’argent, les idées, les prières et les slogans. Et la caméra de Savona. Jamais ce dernier n’intervient ouvertement, n’organise les rencontres, ne provoque un dialogue. Mais toujours il observe, il capte, il écoute, d’un bout à l’autre de la place. Ce n’est pas un reportage qui tenterait une analyse à chaud, mais un film mis en scène par le peuple lui-même, puisqu’il est constamment organisé, désorganisé, puis réorganisé par ses déplacements, ses mouvements, ses pauses ou ses paroles. En quelque sorte, un film mis en scène par l’histoire en train de se faire. Antoine de Baecque Historien et critique de cinéma

S. Savona, Tahrir. Place de la libération , en salles le 25 janvier.

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da n s l e s s a l l e s

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Spielberg à cheval

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igeons voyageurs, chiens, chameaux et surtout équidés ont participé massivement à la Grande Guerre. L’armée française a mobilisé à elle seule plus de 1,5 million de chevaux et mulets. Le réalisateur américain Steven Spielberg le rappelle avec son film War Horse. Il présente une guerre largement inconnue, celle des animaux. Son film s’inspire du livre pour la jeunesse de l’auteur anglais Michael Morpurgo (1982), également adapté pour la scène en 2007, avec de magnifiques marionnettes de chevaux, grandeur nature. Il raconte les parcours croisés du cheval Joey et de son jeune maître anglais Albert Narracott (interprété par Jeremy Irvine, photo), qui nous conduisent de la ferme au front. Joey commence la guerre avec la cavalerie anglaise, avant de servir dans l’armée allemande, avec un bref répit en zone occupée. De son côté, Albert, affecté dans l’infanterie, cherche son cheval tout au long de la guerre. En 1918, Joey, blessé, est conduit chez un médecin anglais qui déclare : « Il n’y a pas de vétérinaires. Il ne reste quasiment plus de chevaux. » Ce « cheval miraculé » devient dès lors un monument vivant d’une guerre héroïque qui aurait disparu avec les tranchées… C’est oublier qu’il y avait plus de chevaux sous les drapeaux en novembre 1918 qu’en août 1914. Contrairement à une idée reçue (que le film de Spielberg perpétue), la guerre moderne n’a pas aboli l’usage des chevaux. Au contraire, c’est la traction animale qui a rendu possible la guerre mécanisée. On ne trouvera pas ici les audaces du Spielberg d’Il faut sauver le soldat Ryan. Dans ce film à usage familial, la mort reste invisible. Quant à la blessure la plus présente du film, celle d’Albert, elle est due au gaz de combat et n’est donc pas une blessure sanglante. Il y a heureusement la musique toujours aussi émouvante de John William et quelques instants de beauté – notamment la splendeur du cheval qui court à grand galop à travers champs de blé et no man’s land – qui sauvent le film et nous rapprochent peut-être de la reconnaissance d’une identité nouvelle du front. Gene Tempest Doctorante, département d’histoire, Yale University

S. Spielberg, War Horse , en salles le 22 février.

Hommage à Feyder 1616. Dans une petite ville de Flandre orientale, la cité se prépare à la kermesse annuelle quand un garde vient annoncer l’arrivée de l’ambassadeur d’Espagne et de sa suite armée, se rendant aux Pays-Bas. La femme du bourgmestre décide alors de jouer les hôtesses de charme afin d’éviter les pillages. Réalisé en 1935 par Jacques Feyder, La Kermesse héroïque obtint l’année suivante le Grand Prix du cinéma français. Projection du film lors du festival de cinéma Travelling Bruxelles, du 7 au 14 février à Rennes. Femme de tête C’est un événement en Grande-Bretagne. Le nouveau film de Phyllida Lloyd retrace des fragments de la vie de Margaret Thatcher, première et unique femme Premier ministre du RoyaumeUni de 1979 à 1990. La Dame de fer révèle un portrait intimiste et surprenant de l’une des personnalités féminines les plus influentes du xxe siècle, porté par l’actrice Meryl Streep. En salles le 15 février. Poésie et apartheid Dans les années 1960, dans une Afrique du Sud bâillonnée par l’apartheid, le film de Paula Van der Oest raconte le parcours de la fille du ministre de la Censure, Ingrid Jonker, qui trouve sa liberté d’expression dans la poésie. En salles le 22 février. Le passé du présent ouvrier Partant d’histoires locales, le réalisateur du documentaire De mémoires d’ouvriers Gilles Perret finit par raconter la grande histoire des ouvriers des montagnes de Savoie, les mutations subies et la menace de leur disparition par la logique économique de la mondialisation. Un documentaire saisissant. En salles le 29 février.

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’DOSSIER suaire de turin l’auteur Professeur à l’université de Genève, Jean Wirth est historien de l’art médiéval. Il vient de terminer une trilogie au Cerf : L’Image à l’époque romaine (1999), L’Image à l’époque gothique (2008) et L’Image à la fin du Moyen Age (2011).

Une peinture en La comparaison du suaire de Turin avec des Jean Wirth a mené l’enquête.

Par Jean Wirth

L’avis des historiens de l’art a été peu sollicité dans les querelles sur le suaire de Turin, sans doute parce qu’il peut paraître moins « scientifique » que celui des chimistes. Les historiens de l’art eux-mêmes manifestent

rarement, de leur côté, de l’intérêt pour une œuvre à ce point dégradée et, de surcroît, quasiment inaccessible. Sans prétendre combler cette lacune, j’aimerais proposer quelques pistes d’analyse du point de vue de ma discipline.

chalon-sur-saône, musée nicephore niepce/adoc-photos

L’absence de distorsion de la silhouette exclut qu’il puisse

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très piteux état œuvres d’art médiévales est riche d’enseignements. Et livre des conclusions surprenantes.

Notes * Cf. lexique, p. 42. 1. Cf. W. McCrone, « The Shroud of Turin : Blood or Artist’s Pigment? », Accounts of Chemical Research t. XXIII, mars 1990, pp. 77-83, consultable en ligne mcri.org/home /section/63-64 /the-shroud-of -turin.

une toile à l’ocre

I

l n’est pas question de reprendre ici l’interminable discussion sur l’authenticité du suaire*. Disons péremptoirement qu’il s’agit des restes d’une toile peinte a tempera vers 1355 pour la collégiale de Lirey en Champagne, comme l’ont déjà vu les enquêteurs diligentés par l’évêque de Troyes à

l’époque (cf. Andrea Nicolotti, p. 40) et plus récemment les chimistes les moins prévenus1. L’absence de distorsion de la silhouette exclut qu’il puisse s’agir de l’empreinte d’un objet tridimensionnel. Son état de conservation a accentué son aspect fanto­ matique qui favorise toutes les rêveries, ce qui s’explique

très bien : presque toutes les toiles médiévales peintes a tempera ont été détruites suite à leur dégradation rapide et le suaire n’aurait pas survécu s’il n’avait pas été considéré comme une relique*, d’autant plus qu’il avait été gravement endommagé par l’incendie de 1532 dans la Sainte-Chapelle de Chambéry. n

s’agir de l’empreinte d’un objet tridimensionnel Une toile à l’ocre

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Le suaire de Turin cliché de Secondo Pia, 1898 (Châlon-surSaône, musée Nicephore Niepce)


’recherche conquête de java

Les Hollandais sont-ils arrivés à Java ? Les Javanais et les Malais du xvie siècle savaient écrire l’histoire et tenaient même de grandes chroniques. Alors pourquoi n’ont-ils rien dit de l’arrivée des Européens sur leur île en 1596 ? Les leçons d’un silence.

Par Romain Bertrand

L

auteur

Décryptage

jakarta wayang museum

e 22 juin 1596, trône de son fils, âgé de quelques mois à une flottille de peine, les Hollandais se persuadent que quatre navires les Javanais complotent contre eux. La sihollandais, commantuation dégénère : Houtman fait bombardée par Cornelis de der les remparts de la cité, puis mettre à Houtman, fait son enla voile à la va-vite. Les vaisseaux errent En se penchant sur les trée dans la rade de la plusieurs mois durant le long des côtes de textes malais et javanais cité-État de Banten, L’auteur Java et de Bali, se livrant tout du long à de de contemporains de l’arrivée au nord de Java. Les Directeur sanglants pillages. Minés par les maladies recherche au Ceri des Hollandais à Java, coques et les équipa- (Sciences Po), et les dissensions, les équipages réclament Romain Bertrand a découvert ges ont souffert des spécialiste l’arrêt de l’expédition. Après une traverl’Indonésie que cet événement n’y était quinze mois passés en de sée émaillée d’incidents, la flottille regamoderne et pas mentionné. Se tournant mer : sur les 249 hom- contemporaine, gne les côtes hollandaises en août 1597. vers les documentations mes embarqués à l’île Romain Bertrand La vente du poivre laborieusement acquis vient de publier hollandaises et portugaises, de Texel, plusieurs di- L’Histoire à parts à Banten ne suffit pas même à rembourser il s’est intéressé à la façon zaines souffrent déjà égales. Récits la mise des armateurs. rencontre dont il avait au contraire été du scorbut et de mau- d’une En dépit de ce calamiteux bilan, la Orient-Occident, érigé là en un fait politique vaises fièvres. Selon xvie-xviie siècle Première Navigation des Hollandais de prime importance. Ceci les règles en usage en (Seuil, 2011). – ainsi que la nomme l’histoire coloniale l’a incité à revisiter l’archive monde malais, le maîclassique – fut considérée, à l’époque, coloniale des « premiers tre du port de Banten, cité for- comme un accomplissement digne de tous les élocontacts » pour écrire une tifiée de 40 000 hommes, vient ges. Occupés à établir la légitimité de la Grande histoire « à parts égales » de promptement s’enquérir des in- Révolte contre l’Empire hispanique de Philippe II, la rencontre entre Europe et tentions des nouveaux venus, et les historiographes des Provinces-Unies érigèrent Asie du Sud-Est. leur offre à cette occasion des vi- la découverte de la « route de l’Inde » en signe annonciateur de la défaite prochaine de l’armée des vres et de l’eau fraîche. Soucieux de se fournir rapi- Flandres – l’armée des Pays-Bas espagnols1. Depuis dement en poivre, le commandant Houtman se que Philippe II avait joint à la couronne d’Espagne rend quelques jours plus tard au palais du régent celle du Portugal, en 1580, les vaisseaux hollande la ville et entame des pourparlers commerciaux. dais se voyaient en effet privés d’accès à la péninLas, la négociation achoppe bien vite sur quantité sule Ibérique et aux Échelles du Levant : l’argent de points, financiers et diplomatiques. Incapables des épices leur échappait, qui assurait au Trésor esde maîtriser les tenants et les aboutissants de la si- pagnol de confortables rentrées. Briser à la source tuation politique locale, très tendue depuis la mort le monopole ibérique sur le négoce du poivre (un au combat du précédent souverain et l’accession au précieux condiment utilisé également comme méL’ H i s t o i r e   N ° 3 7 2   f é v r i e r   2 0 1 2 74


paris, bnf

un non-événement Mais la chose « fit-elle événement » de même manière côté malais et javanais ? Trouve-t-on mention des Hollandais dans les grandes chroniques de royauté insulindiennes du temps ? L’Histoire de Banten (la Sajarah Banten), composée par un scribe royaliste à l’orée des années 1660 n’évoque à aucun moment les Premières Navigations. Elle décrit en revanche avec un grand luxe de détails les intrigues et les conflits entourant la succession de Maulana Muhamad, mort l’année même de l’arrivée à Java des Hollandais. La Chronique de la Terre de Java (le Babad Tanah Jawi), achevée dans les années 1740 mais dont le « noyau ancien » fut peut-être rédigé dès les années 1620, n’en dit pas un mot. Les Hollandais n’apparaissent dans les chroniques javanaises qu’à compter du moment où leur présence prend le sens d’un défi militaire et d’une menace politique, c’est-à-dire lorsqu’ils s’emparent, en mai 1619, d’une petite cité lige de Banten : la principauté portuaire de Jakatra,

qu’ils renomment « Batavia » et dont ils font le principal point de rendez-vous de leurs navires en Insulinde. Et encore continuent-ils par la suite à être tenus par les élites javanaises pour de simples sudagar (« marchands ») : des êtres patauds, peu au fait des convenances aristocratiques, qui violent allègrement les règles ordinaires de l’alliance et de l’entrée en conflit. Dans tous les textes poétiques javanais de la période moderne, les marchands, autochtones comme étrangers, sont en effet considérés comme des êtres moralement inférieurs, que leur cupidité conduit à fouler aux pieds, non seulement les exigences palatines de l’honneur, mais aussi le goût de l’ascèse et du dépouillement propre aux gentilshommes. Ce constat documentaire pave la voie à un embarrassant questionnement. Dès lors que le fait même de leur « ­rencontre » n’eut pas la même per tinence pour les Hollandais et les Javanais, comment en tramer le récit sans léser la conscience historique de l’une des parties ? S’en tenir aux extraits des documentations qui, de part et d’autre, ont pour objet d’en détailler le déroulement, d’en prédire les effets ou d’en déplorer les conséquences, c’est s’exposer à agréer, sans même y prêter garde, deux prémisses fondamentales de l’européocentrisme. La première de ces prémisses tient pour acquise la validité universelle des versions européennes du temps et de l’espace3. L’histoire coloniale européenne ne s’embarrasse pas de considérations, autres que péjoratives, sur les manières malaise et javanaise de da-

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La flotte de Houtman gagnant Java en 1596 (gravure hollandaise de 1646). A droite, le marchand est accoutré comme un grand seigneur ; à gauche, le régent de Banten porte à la ceinture un kriss (dague à lame ondulée).

Page de gauche et ci-contre : figurines de bois du théâtre d’ombres javanais, le wayang golek (vers 1970). A gauche : Jan Pieterszoon Coen, le « fondateur » de Batavia ; à droite, Sultan Agung, souverain de l’empire de Mataram. Les Hollandais sont figurés comme des êtres grossiers, avec un nez protubérant et une dentition carnassière.

jakarta wayang museum

dicament) et des épices des îles Moluques revenait à porter un terrible coup à l’ennemi hispanique. Principal chroniqueur de la cour itinérante du stathouder Maurice de Nassau, Emanuel Van Meteren reproduit intégralement, dans ses Mémoires à propos des États néerlandais (1608), le récit de la Première Navigation publié par Willem Lodewijcksz en 1598. Dans son traité sur L’Antiquité de la République batave (1610), Grotius, alors historiographe des États de Hollande, lie quant à lui étroitement les revers de l’armée des Flandres et l’affirmation de la souveraineté hollandaise sur la scène internationale aux voyages vers les Indes orientales. Ce triomphalisme laisse également sa marque dans le domaine des arts. Dans son Retour à Amsterdam de la Seconde Expédition aux Indes orientales2, peint en juillet 1599, le maître mariniste Hendrick Vroom montre, alignés en rade de Texel sous un ciel lumineux, des navires pimpants, harnachés de velours et d’oriflammes d’apparat, entourés d’une nuée de chaloupes remplies de burghers (« citoyens ») endimanchés. C’est donc peu de dire que l’arrivée à Java des premières expéditions commerciales hollandaises « fit événement » en Europe.


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