enquête Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ?
M 02049 - 528 - F: 6,00 E
DOM 6,60 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 7,50 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 900 CFP - TOM/A 1400 CFP - MAY 6,50 €
www.magazine-litteraire.com - Février 2013
dossier
tennessee williams L’écriture du désir
exclusif Les nouvelles inédites de Don DeLillo
Éditorial
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Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution
Par Joseph Macé-Scaron
A
La créature et le créateur comme « absolu ». Dans sa passion n’ont-ils pas tous deux pour Stendhal, Dominique Fernan adopté la devise : « Montrer dez (1) ne veut pas, ne peut pas at qu’on souffre est interdit tendre : dès la première page, il livre aux gens d’esprit » ? au lecteur la clé qui va ouvrir toutes les serrures. L’amour n’est rien s’il n’est pas absolu. Et uel dommage que cette définition porte en elle-même la promesse de Michel Onfray ne l’échec. Chaque nation d’Europe a une capitale puisse pas entendre secrète : Bath en Angleterre, Richelieu en France, cette recommandation ! Le Urbino en Italie. Ces cités ne sont pas les plus impor philosophe vient de publier tantes, ni les plus spectaculaires, ni les un livre collectif sur la plus abouties, mais… elles résument monstruosité (2). Au pre Fouette cocher ! souvent mieux que les capitales l’esprit mier rang de ces monstres L’équipage de d’un pays. Dominique Fernandez fait, figure en bonne place Dominique Fernandez Donatien. La tentation est au fond, la même constatation à propos mène un train d’enfer des grands écrivains : une courte nou d’autant plus grande d’aller sur les routes velle, un roman apparemment mineur, chercher dans les œuvres stendhaliennes. en disent parfois davantage qu’un chefde ce dernier un point d’œuvre. Et de citer, notamment, La d’entrée pour comprendre Femme abandonnée de Balzac, La Douce pour Dos l’homme que la vie de l’auteur de Justine se trouve toïevski ou Le Compagnon secret de Conrad. S’agis ponctuée de trois ténébreuses affaires : celle dite de sant de Stendhal, il choisit dans les Chroniques ita- Paris, en 1763, celle d’Arcueil dite l’affaire de Rose liennes « San Francesco a Ripa », « la plus courte du Keller, en 1768, et l’affaire des bonbons à la cantha recueil », mais qui regroupe, en effet, quatre sujets ride à Marseille, en 1772. Il n’en faut pas plus pour de prédilection du romancier : la France, l’Italie, la faire de Sade un Gilles de Rais des Lumières, le pen vanité et la passion. Ce sont ces quatre montures qui dant masculin de la comtesse Báthory. entraînent notre berline sur les routes stendha Sade était-il sadique ? Après la camisole pour Freud, liennes, et l’on sait combien il est agréable de voyager faut-il passer les menottes à Sade ? Une fiche de po avec Dominique Fernandez, qui nous fait découvrir lice dans un ouvrage philosophique, n’est-ce pas un toujours de nouveaux espaces, mais surtout déplace coup de pistolet au milieu d’un concert ? Les textes les bornes de notre esprit. qui ont fait de Sade l’homme de toutes les vertus l n’est pas besoin d’être stendhaliste, ni même justifient-ils que le pendule reparte nécessairement stendhalien, pour se plonger dans ce diction dans le sens opposé ? Les « dégénérés au sang bleu » naire, éblouissant d’érudition. Fouette cocher ! ne sont pas les seuls à porter le poids d’une époque L’équipage mène un train d’enfer. Ce livre est d’autant qui commence avec l’écartèlement de Damiens et plus riche qu’il contient de nombreuses piques de finit avec les massacres de Septembre qui sont fêtés Fernandez sur la paresse de notre époque. À ses yeux, comme des bacchanales politiques par ce que Stendhal est, d’entrée de je, notre contemporain Hannah Arendt appelait « the mob ». La critique pour absolu – à condition de bien le lire. C’est ainsi qu’à terrasser le monstre Sade doit-elle nécessairement l’entrée « Politique » il reprend la fameuse phrase sur adopter les armoiries du Pauvre Bitos d’Anouilh ? le coup de pistolet au milieu du concert qui, d’un livre En attendant, il y a quelques mois, Les Cent Vingt à l’autre, revêt un sens différent : « On conseille vive Jours de Sodome, qui venaient d’être traduits, ont fait ment aux jeunes romanciers de ne pas prendre à la leur apparition dans les librairies sud-coréennes. Surlettre un bon mot qui, observé dévotement, a vidé le le-champ, les autorités décidèrent de censurer le roman français d’une grande part de sa substance. » célèbre roman de Sade. j.macescaron@yahoo.fr Le « chapitre » consacré à Lamiel, le dernier texte de Dictionnaire amoureux de Stendhal, Stendhal, laisse entrevoir mille interprétations pos (1) Dominique Fernandez, éd. Plon-Grasset, 830 p., 25 €. sibles. Notamment quand Fernandez établit un subtil (2) Le Canari du nazi. Essais sur la monstruosité, parallèle entre le docteur Sansfin et le romancier. Michel Onfray (dir.), éd. Autrement, 238 p., 21 €. capman/sipa
Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com
Un coup de pistolet
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Sommaire
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Au chapitre 2013 Ce qu’il ne faut pas rater en cette rentrée littéraire.
Retour sur scène
Focus sur la pièce Tristesse animal noir, de la contemporaine allemande Anja Hilling, mise en scène par Stanislas Nordey au Théâtre de la Colline.
Le cercle critique Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.
Ce numéro comporte 3 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique et 1 encart Polka sur une sélection d’abonnés.
Boiry pour le magazine liTTéraire – LFI/CoSmoS – AKG-ImAGeS
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Perspectives : Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ?
rita mErCEdES pour le magazine liTTéraire
Entretien : Alessandro Baricco
Le dossier 46 Tennessee
Perspectives 8 Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ? pages coordonnées par Patrice Bollon 9 De l’artisanat aux beaux-arts 10 La cote fluctuante de Vermeer 12 « Les chefs-d’œuvre ne sont pas si rares »,
48 50 54 56
entretien avec Charles Dantzig
14 Des points aveugles en chaque panthéon 16 Le point de vue de Laurent Le Bon,
directeur du centre Pompidou-Metz 17 Bibliographie L’actualité 18 La vie des lettres Édition, festivals,
spectacles… Les rendez-vous du mois
28 Le feuilleton de Charles Dantzig
40 41 42 44 44
Vie et mort de Paul Gény Marc Graciano, Liberté dans la montagne Philippe Vilain, La Femme infidèle William T. Vollmann, La Tunique de glace Jeffrey Eugenides, Le Roman du mariage Pia Petersen, Un écrivain, un vrai Siri Hustvedt, Vivre, penser, regarder Mathieu Bénézet, Œuvre (1968-2010) Roberto Juarroz, Dixième poésie verticale
En couverture : illustration d’Enki Bilal pour Le Magazine Littéraire, d’après une photo Corbis. © ADAGP-Paris 2013 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
Abonnez-vous page 83
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Dossier : Tennessee Williams
3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs
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Admiration : Wagner vu par Vincent Borel.
Février 2013
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Le cahier critique 30 Marie NDiaye, Ladivine 31 Vincent Borel, Richard W. 32 Philippe Besson, De là, on voit la mer 33 Cécile Wajsbrot, Sentinelles 34 Frédéric Boyer, Rappeler Roland 35 Philippe Artières,
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n° 528
Février 2013 528 Le Magazine Littéraire
58 60 62 64 66 70 72 76 78 80 82
Williams
dossier coordonné par Catherine Fruchon-Toussaint, avec Juliette Einhorn Le ventre de l’Amérique, par Liliane Kerjan Une Europe nommée Désir, par John S. Bak Aux bords de la folie, par Xavier Lemoine Une homosexualité chuchotée puis affichée, par Georges-Michel Sarotte Es-tu déjà monté dans ce vieux tramway ? par Simonetta Greggio Le rire, « mon refuge le plus sûr », par Marie Pecorari Les mythologies intérieures, par Agnès Roche-Lajtha Tout un peuple dans les nouvelles, par Agathe Mélinand Retour de flamme sur les planches, par Muriel Maalouf Peintures et visions en toile de fond, par Sophie Maruéjouls-Koch Avec le cinéma, un couple infernal, par Catherine Fruchon-Toussaint Une anguille électrique, par Marie Pecorari Restituer la nervosité d’une langue, par Jean-Marie Besset « Ceux qui ignorent le moment approprié de leur départ », par Tennessee Williams « Le plus grand dramaturge américain », entretien avec Thomas Keith
Le magazine des écrivains 84 Admiration Richard Wagner, par Vincent Borel 86 Grand entretien avec Alessandro Baricco 90 Visite privée « Écrivains : mode d’emploi »,
par Laurent Nunez
94 Inédit « La famélique », de Don DeLillo 98 Le dernier mot, par Alain Rey
Prochain numéro en vente le 21 février
Dossier : Les vampires
Perspectives
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Qu’est-ce qu’un chef Longtemps clé de voûte du discours esthétique, le terme de « chef-d’œuvre » paraît désormais désuet. L’écrivain Charles Dantzig vient pourtant d’y consacrer un livre. Cette notion aurait-elle toujours un usage ? Et qu’en disent les sciences humaines ? Les réponses sont diverses. Pages coordonnées par Patrice Bollon, illustrations Boiry pour Le Magazine Littéraire
S
ur le Net, on ne compte pas les sites, en toutes les langues, où sont répertoriées les dix, vingt, vingtcinq, cinquante ou cent « plus grandes œuvres » de la littérature, de la peinture, de la musique, du cinéma, de la pensée, etc., du siècle, voire depuis le commencement du monde ! Bien que, post modernisme oblige, ces énumérations soient présentées le plus souvent comme de simples playlists subjectives, du genre « Voici ce que nous aimons, et vous ? », et que l’expression ne soit plus guère à la mode, il n’est pas difficile de reconnaître dans ces listes des classements de ce qu’on appelle communément des
« chefs-d’œuvre », soit des œuvres censées avoir plusieurs qualités. D’abord, comme le dit Le Petit Robert, être « accomplies en leur genre », c’est-à-dire parfaites ; ensuite, être universelles, s’imposer à tous, quelles que soient l’époque et la culture auxquelles on appartient ; enfin, cela va de soi après ce que nous venons de dire, être éternelles, insensibles au temps qui passe. Pour résumer tous ces attributs en une seule formule : elles doivent être dotées d’une valeur supérieure « objective ». On pourrait s’arrêter là et broder, ainsi que s’y est longtemps employée et que s’y emploie encore une certaine vulgate kantienne (1), sur la valeur d’un « Beau » subjectif dans son
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Une définition ambiguë
De l’artisanat aux beaux-arts
-d’œuvre ? é tablissement mais universel en quelque sorte de droit parce que « désintéressé ». Il y a décidément là beaucoup d’affirmations qui méritent réflexion. Et, d’abord, quant à l’adjectif « parfait ». Que veut-il dire exactement, par rapport à quels critères, quel(s) système(s) de valeurs ?
Le règne de l’opinion L’histoire du terme (lire encadré ci-dessus) montre bien que gît là un des problèmes majeurs soulevé par son évolution. Quand il désignait ces « ouvrages que faisait un aspirant ou une aspirante pour se faire recevoir maître ou maîtresse dans le métier qu’ils avaient appris » (Littré), il r envoyait en effet à des normes
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Le mot « chef-d’œuvre » apparaît vers le xiie siècle en Europe dans le vocabulaire des corporations et autres guildes, qui, dans les villes libres, organisaient l’exercice des métiers artisanaux de tout ordre, aussi bien la boulangerie que la charpenterie, l’orfèvrerie, etc., mais aussi d’art appliqué, la peinture ornementale, la sculpture, etc. Il désignait ces objets que les apprentis, compagnons et artisans/ artistes venus d’ailleurs devaient présenter à un jury afin d’obtenir le titre de « maître » et le droit, qui en découlait, de s’installer et de faire commerce de leur production. Ces objets devaient être parfaits, conçus dans les règles de leur métier ; et, s’ils étaient parfois banals, ils visaient, dans certains cas, à l’exceptionnel. Ces deux caractères, d’accomplissement et d’originalité, expliquent que le mot soit passé à partir du xvie siècle dans les arts pour nommer ces œuvres supérieures, fixant les canons de beauté de leur discipline. Les musées, qui ouvrent à partir de la fin du xviiie siècle (le Louvre en 1793, la National Gallery de Londres en 1824, etc.), les présenteront ensuite comme un « legs culturel » de l’humanité. Pareille évolution n’est pas sans rendre problématique le mot. Dans son acception artisanale, le chef-d’œuvre était évalué selon des critères sinon indiscutables – car les corporations avaient aussi pour objet d’encadrer la concurrence –, du moins définis clairement par une instance unitaire. Avec la substitution, au système des corporations (abolies en France par la Révolution), de cet « espace public » né de l’installation progressive de sociétés libérales, l’appellation de chef-d’œuvre se prononce au terme d’une dialectique complexe entre une opinion esthétique collective, « le goût » d’une époque, les jugements des uns et des autres – en particulier de la critique d’art, apparue au xviiie siècle et triomphante au xixe – et les qualités de l’œuvre elle-même. Une ambiguïté qui favorise les dénonciations P. B. de l’idée de chef-d’œuvre.
Parfait, universel, éternel : ces trois anciens critères du chef-d’œuvre, exorbitants, ont fait le lit du relativisme. (1) Mais Kant
n’est pas le kantisme : voir le livre, toujours à méditer, de Gérard Lebrun, Kant sans kantisme, éd. Fayard, 2009.
esthétiques, autant que techniques, précises, interprétées, de surcroît, par des jurys uniques et localisables. Ce n’est plus du tout le cas quand le mot déborde le champ de l’artisanat pour s’appliquer aux arts. D’abord, parce qu’à ces derniers on a attribué des destinations diverses, l’imitation de la nature, la création d’une émotion, la forme autonome, l’élévation morale, etc. Depuis la généralisation de la photographie, le premier de ces buts ne vaut plus guère – encore qu’il n’ait pas vraiment disparu, plutôt
changé de sens ou d’application –, mais les autres ? Certains ont beau citer à tort et à travers la phrase de Gide selon laquelle « c’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature », une grande œuvre n’est-elle pas celle qui apporte un espoir ou une liberté nouvelle au monde, qui a donc une portée éthique au sens large du terme ? Bref, la question demeure… À quoi est venue se superposer une évolution d’ensemble de nos sociétés vers l’individualisation – le mot d’« auteur » n’a pris son sens contemporain qu’à partir du xixe siècle – et la libéralisation/démocratisation, qui a fait apparaître ce phénomène jusqu’alors inédit qu’est
La vie des lettres
Elisabeth Miller/sipa
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Manifestation d’Occupy Wall Street, le 30 septembre 2011 à Liberty Square (Manhattan).
militantisme Occuper Wall Street,
mais aussi la pensée
Le linguiste Noam Chomsky tente de tirer les conséquences théoriques et politiques du mouvement Occupy Wall Street : il peine toutefois à éviter le registre de l’incantation. Le beau chantier reste ouvert.
I
ntellectuel engagé ? Noam Chomsky, 84 ans, représente aux États-Unis une espèce en voie de disparition, comme Edward Said (mort en 2003) ou l’historien Howard Zinn, auquel il rend ici hommage : un universitaire militant, un penseur activiste, un théoricien de terrain. Sa critique inlassable de l’impérialisme américain a fait de ce linguiste, surtout depuis le 11 septembre 2001, la référence majeure de la nouvelle protestation mondiale, chacun de ses best-sellers percutants enfonçant le clou de son anarcho-marxisme, tendance volontariste et empiriste. Ce dont témoignent les interventions réunies dans ce mince volume, traduit sans délai, dialogues impromptus et laïus informels tenus par Chomsky devant la piétaille du mouvement social Occupy qui agita l’Amérique d’Obama à l’automne 2011. Son diagnostic n’est pas neuf : pris dans une spirale de désindustrialisation, de financiarisation, de délocalisation et de précarisation
(le patron de la Réserve fédérale, Alan Greenspan, ayant prôné dans les années 1990 « l’insécurité croissante du salariat » comme clé de la prospérité), sur fond de désastre écologique et de translation à droite de l’échiquier politique mondial, le vieil Occident a vu la bulle spéculative immobilière exploser à la fin de 2008, et feu l’État-providence réserver ses premiers secours aux banques et aux conglomérats, « trop grands pour se per mettre d’échouer » (« too big to fail »). Le « paradis social-démocrate » de l’après-guerre devenu un « complexe étatico-entrepreneurial » (« state-corporate complex »), il ne restait alors aux plus lucides, ou aux plus radicaux, faute de partis politiques à qui se fier, qu’à occuper le terrain, occuper un square près de Wall Street ou les places publiques de plus de mille villes nord-américaines, à y planter leurs tentes bricolées et leurs slogans colorés « contre les 1 % » de la ploutocratie globalisée. Tout l’inverse de la réaction
d roitière, l’année précédente, du Tea Party, ce sursaut moins spontané de petits Blancs xénophobes dûment soutenus par les milieux financiers. Occupy renvoie ainsi à plusieurs mois d’assemblées générales, de débats participatifs et de bibliothèques nomades, avec solutions concrètes et collectives contre l’éviction des voisins surendettés ou la violence policière de quartier, et même, dans l’Ohio, l’autogestion par leurs ouvriers de dizaines d’usines en faillite – sans qu’on puisse en conclure pour autant, comme le fait Chomsky, que « confier » General Motors à ses travailleurs aurait pu être pour Obama, quand il nationalisa en 2010 le géant automobile, une véritable « option ». Ce qu’inaugure Occupy n’en est pas moins un « élan de solidarité » et de colère de rue sans précédent, dans lequel Chomsky, vieil optimiste indécrottable, voit le début de la fin de « l’idéo logie du chacun pour soi » et de la société anomique et atomisée.
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nouvelles collections
Belfond en de beaux fonds Après avoir republié les écrits portègnes de Roberto Arlt, les éditions Belfond lancent une collection « Vintage », dévolue aux ouvrages devenus introuvables, qu’il s’agisse de « classiques tombés dans l’oubli, de textes injustement méconnus ou de curiosités littéraires », écrit Françoise Triffaux, responsable du département étranger. Les deux premiers ouvrages viennent de paraître : Les Délices de Turquie, chef-d’œuvre du Néerlandais Jan Wolkers, et Les Saisons et les Jours, roman du Vieux Sud américain de Caroline Miller et prix Pulitzer 1934…
En 1437, à la fin de la guerre de Cent Ans, les pillards du bastard de
Pangbourne village est un enclos résidentiel de luxe près de Londres,
Bourbon prennent d’assaut la ville de Chaumont. Mais un adversaire, surgi de nulle part et aux techniques de combat inconnues, leur tient tête – qui s’avère être une femme… originaire d’Asie.
où une dizaine de familles aisées – directeurs généraux, financiers, magnats de la télé – vivent en parfaites harmonie et sécurité. Jusqu’au jour où l’on découvre que tous les enfants viennent d’être kidnappés et leurs parents sauvagement massacrés. Deux mois après les faits, les enlèvements ne sont toujours pas revendiqués. Les enquêteurs sont dans l’impasse. Impuissants, ils se repassent avec effarement la vidéo tournée sur la scène du crime. La froideur méticuleuse des assassinats ajoute à l’impression d’être en
Pourtant, tout au long de cette spectaculaire Bastard Battle, c’est dans
présence d’une tuerie hors norme.
l’écriture de Céline Minard elle-même qu’ont lieu les plus extraordinaires collisions et anachronismes. Le récit d’action y est revisité par
La police décide de faire appel à un psychiatre, le docteur Richard Greville, pour reprendre l’enquête.
Frédérique Roussel – Libération
souple
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Février 2013 528 Le Magazine Littéraire
Éditions tristraM
6,95 €
978-2-36719-007-5
Bastard Battle a reçu la mention spéciale du Prix Wepler en 2008
extrêmes de la logique ultra-sécuritaire.
J.G. Ballard, né à Shanghai en 1930, est mort à Londres en 2009. Deux de ses romans ont été adaptés au cinéma par Steven Spielberg (Empire du Soleil ) et David cronenberg (Crash).
Traduction de l’anglais par Robert Louit
souple 8
ÉdiTions TRisTRam
5,95 €
978-2-36719-005-1
Sauvagerie
Dans ce bref roman magistral, J.G. Ballard explore les conséquences
J.G. Ballard
un texte exultant. Bastard Battle absorbe toutes les énergies de la
geste de chevalerie et du film de sabre, dans un bréviaire contemporain qui fait la nique aux siècles. »
GRAPHISME : THIERRY DUBREIL – PHoTo : vADIMonE / foToLIA.coM
GRAPHISME : THIERRY DUBREIL – D’APRÈS PHOTO : FONTANIS / ISTOCKPHOTO
« Céline Minard ne se contente pas de raconter une page moyenâgeuse, inspirée d’événements historiques réels. Elle ose tout, dans
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la langue de François Villon et de Rabelais, le vieux français dynamité par l’énergie des mangas.
Céline Minard Bastard Battle
comment ces « sept samouraïs » – en prévision des représailles du bastard – vont enseigner aux habitants le maniement du sabre, l’art du kung-fu, celui de la savate, au milieu de ripailles incessantes.
souple
Témoin des événements, Denysot-le-clerc raconte comment cette com-
battante et six autres soldats de fortune libèreront bientôt la ville. Et
Même si Chomsky se refuse ici à l’analyse fine, publique », valaient autant de coups de la réservant pour des livres plus fouillés, ces baguette magique. Ou même comme si, en quelques discours de circonstance, qui élec- régime néolibéral, le discours dominant, loin trisent manifestement leur auditoire, n’en d’être entonné seulement d’en haut, ne pasposent pas moins problème, au risque du sim- sait pas aussi par chacun de nous, contamiplisme. Ils manquent d’abord la spécificité du nant nos logiques, insinuant ses ambivalences mouvement Occupy, son refus entêté de au cœur de nos discours et de nos raisons. toute organisation hiérarchique et de toute Chomsky fait comme si, en un mot, comrevendication spécifique : rien à voir avec les prendre valait transformer, directement, ainsi protestations de la Grande Dépression qu’a que semble y croire encore ce rationaliste obsconnues Chomsky, où la démocratie croyait tiné, qui critiqua jadis nos Foucault et Derrida plus naïvement en son pouvoir de résistance pour leur méfiance jugée trop systématique au grand capital, ni avec les printemps arabes envers la logique rationnelle et l’humanisme de 2011, que l’auteur résume un peu vite à universel. Chomsky reste ici en deça de la « une réaction contre la politique néolibé- célèbre onzième thèse de Marx sur Feuerrale ». Pour que dure Occupy, « il nous faut bach, qu’il rappelle au passage : il ne faut pas, mettre en place des structures pérennes », dit-il, « cesser » de comprendre le monde et pose Chomsky comme l’évidence, alors que « commencer » de le transformer, mais coml’histoire de ce mouvement en 2011-2012, prendre toujours, tous ensemble, pour pouessaimant de ville en ville avant de se dis- voir alors transformer – transparence ou soudre peu à peu sous les continuité de l’esprit à l’action, et gradualisme de coups de l’hiver, des médias Rationaliste obstiné, dominants et de la lassiscientifique, qui peinent ici Chomsky croit qu’il tude populaire, en fait tout à convaincre, en une ère où suffit de comprendre la belle raison est moins sauf une évidence. Et si, pour transformer. dans les années 1960, les que jamais exempte d’efpremières manifestations fets de pouvoir, et où la contre la ségrégation ou la À lire pieuse intelligence, désorguerre du Vietnam furent mais si largement partagée, Occupy, Noam Chomsky, très minoritaires, bien avant traduit de l’anglais (États-Unis) par Myriam peut aussi signifier l’imde devenir majoritaires, Dennehy, éd. de L’Herne, 120 p., 15 €. puissance. Ainsi que le sugrien ne dit pour l’heure que gère d’ailleurs Chomsky, un « mille Occupy » fleuriront dans les mois qui peu plus tard, devant un parterre d’universiviennent. Ni que les réformes de gauche et taires proprets. On pourrait ajouter, au risque de bon sens martelées ici par Chomsky (abo- de charger la barque, que l’indignation (qui lir les droits de l’entreprise comme personne donne son nom de code aux Occupy de notre morale ou le financement privé des cam- vieille Europe) ne constitue, quoi qu’en dise pagnes électorales, rendre possible de « révo- notre mentor, ni une action ni une revendicaquer nos élus »…) seront obtenues par les tion – insuffisante à elle seule. Et que l’altersimples vertus de la pédagogie critique et de native n’est en aucun cas, comme le propose l’éducation populaire. S’il suffisait d’expliquer en préface son complice Jean Bricmont, entre l’injustice pour la faire reculer, ou de décrire les Lumières rationnelles et libérales (dont le système inique pour en faire accepter une relèveraient Occupy aussi bien, ajoute alternative viable, on le saurait depuis long- Chomsky, que David Ricardo et Adam Smith !) temps. « Notre mission première consiste à et l’hydre extrémiste et populiste. Libéralisme descendre dans la rue pour faire comprendre (politique) ou nazisme : on aimerait ne plus aux gens de quoi il retourne », répète en être réduit à une alternative si caricaturale. Chomsky. Il estime que l’essentiel est là. Le pouvoir, décrétait au xviiie siècle David Comme si les sondages indépendants (le Pew Hume, est toujours déjà « entre les mains du Research Center est cité) révélant que les iné- peuple », selon une autre citation elliptique galités sociales sont devenues la première de Chomsky : un peu plus de stratégie, pourpréoccupation des Américains valaient à eux tant, éviterait de confondre derrière ces mots seuls révolution. Ou encore comme si leur un postulat éthique avec le refrain d’un vœu lucidité, un peu exagérée par Chomsky, sur la pieux (« wishful thinking », comme on dit làquestion des déficits, dont les Américains bas). Car le peuple, s’il en est un, a besoin sondés savent qu’ils ne sont pas le fond du d’armes autant que de bons sentiments. Et le problème, valait abandon de cette priorité formidable élan de l’année dernière, qui n’a doctrinale par les experts de Washington. Ou pas dit son dernier mot, a besoin d’une véribien comme si des formules problématiques table analyse tactique autant que d’une adhéici récurrentes, telles que « pressions de la sion enthousiaste. On l’attend toujours. société civile » ou « mobilisation de l’opinion François Cusset
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Tristram tous azimuts Les éditions Tristram, qui se sont signalées, récemment, en publiant la traduction française de L’Autobiographie de Mark Twain, se dotent d’une collection de poche : « souple », sans majuscule, qui suivra une ligne éditoriale assortie à son nom. Il s’agit de publier des textes de toutes époques et de tous auteurs, classiques comme inédits. La collection n’en porte pas moins l’empreinte de Tristram, connue notamment pour ses éditions de Burroughs ou pour ses audaces en littérature française (Le Dernier Contingent d’Alain-Julien Rudefoucauld) : ainsi, parmi les premières parutions, signalons le turbulent et médiéval Bastard Battle de Céline Minard, deux courts romans de J. G. Ballard (Sauvagerie et Vermilion Sands) et un recueil du légendaire critique rock Lester Bangs (Pychotic Reactions & autres carburateurs flingués).
Critique
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Ladivine, Marie NDiaye, éd. Gallimard, 404 p., 18,50 €. Par Aliocha Wald Lasowski
U
Dans son nouveau roman, Marie NDiaye (ici en 2009) déploie l’énigme d’une femme et de ses deux prénoms : Clarisse et Malinka.
ne fois par mois, dans le plus grand secret, Clarisse Rivière se rend à Bordeaux pour y voir sa mère. Une fois arrivée dans le quartier Sainte-Croix, elle tourne dans la sombre rue du Port, devant une maison aux murs noirs. Là, le passé ressurgit et, auprès de sa mère, modeste employée de société de nettoyage (sa fille l’appelle « la servante »), Clarisse redevient Malinka. Entre silence douloureux et tendresse discrète, les deux femmes – « fleurs obscures dont la vie ne se justifiait pas » – se jouent l’une à l’autre une comédie tragique. Comment échapper à ce qui a si durement marqué ? La mère de Malinka ignore l’existence de Richard et de Ladivine, l’époux et la fille de Clarisse. Sur cette double et trouble identité, Marie NDiaye construit un récit au style épuré. Empli de mystères et d’inquiétante étrangeté, mêlant une fantaisie grave, envoûtante, avec une ironie douce-amère, pleine d’effroi, tissée d’incertitude, Ladivine développe une écriture
dramatique où le réel et le merveilleux s’inter pénètrent. Auteur d’une vingtaine de romans, nouvelles ou pièces de théâtre, dont Rosie Carpe (prix Femina 2001) et Trois femmes puissantes (prix Goncourt 2009), Marie NDiaye offre au lecteur une œuvre à la clarté fascinante. « Clarisse Rivière avait oublié le nom de la ville où elle avait grandi de même qu’elle avait oublié presque tout ce qui se rapportait à la vie de cette fille prénommée Malinka. » L’oubli du passé permet-il la métamorphose et la renaissance ? Sur une enfance obscure, solitaire et discrète, la jeune héroïne du roman semble vouloir tirer un trait. À l’image de son visage, « lisse, dégagé, plein d’assurance malicieuse ». Serveuse dans un restaurant chic de la ville, puis dans un café du centre, le Rainbow, ou une pizzeria, toujours gaie, astucieuse, Clarisse dissimule son secret derrière une élégance mélancolique : visage poudré, figure mince, yeux do ciles et perdus. Son mari, Richard, vend des voitures dans la nouvelle concession Alfa Romeo de Langon. Si son amour pour sa mère l’empoisonne, l’amour pour Richard la baigne de douceur et de gaieté. Quand leur enfant naît, celle-ci reçoit le prénom de Ladivine, le prénom de la mère de Clarisse. Un jour de visite des
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Le Magazine Littéraire 528 Février 2013
Olivier Roller/divergences images
Une femme lancinante
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parents de Richard, leur chien-loup s’allonge sur le lit du bébé. Au milieu de l’affolement général, seule Clarisse ressent une union secrète entre le chien et l’enfant. Quelques années plus tard, Ladivine, devenue une jeune femme charmante, s’installe à Berlin avec Marko Berger, dont elle a deux enfants, Annika et Daniel. Après que Richard a quitté Clarisse pour vivre à Annecy, le père de celui-ci meurt dans d’étranges circonstances, attaqué par son chien. Est-ce une vengeance de l’animal contre la famille de celui qui a abandonné son épouse, livrée à la souffrance par l’effroyable drame de la séparation ? Marie NDiaye nous fait partager les doutes et les angoisses de son personnage : « Clarisse n’a-t-elle pas fait de la vie de la servante un pain amer ? » Lorsqu’elle rencontre un inconnu « aux yeux délavés », Freddy Moliger, ancien prisonnier à la dérive, Clarisse lui avoue : « Je m’appelle Malinka, c’est mon vrai prénom, dit-elle plus fort et, cette fois, d’une voix ferme. » Tantôt apaisée par l’amour, tantôt rongée par la faute, Clarisse-Malinka semble vivre dans un monde chimérique. Entre le songe et la réalité, son univers hypnotique, désenchanté, est peint à travers un monologue intérieur que l’écrivain livre avec sensibilité et délicatesse. Avec une précision cinématographique, Marie NDiaye déroule son roman dans une temporalité déconstruite et lancinante. Oui, flottant comme dans un rêve, Clarisse Rivière traverse la vie « au gré du flux et du reflux d’une onde chaude ». Le point de vue de Ladivine succède alors à celui de Malinka : vision onirique d’un grand chien au poil roux croisé par hasard ; vacances familiales ennuyeuses à Warnemünde ou à Lüneburg ; parfum sucré des fleurs de tilleul tombées au mois de mai… Ladivine, professeur de français, et Marko, réparateur de montres, deviennent les héros du drame lorsque Clarisse Rivière disparaît. Quel secret derrière cette mystérieuse disparition ? Entre anxiété et incompréhension, un procès maudit va réunir les protagonistes autour d’un crime, autour de l’appétit de Clarisse Rivière pour une vie nouvelle. Pièce après pièce, Marie NDiaye reconstitue un puzzle envoûtant. Quelle en sera l’issue ? Pourquoi le sang innocent a-t-il coulé ? Comment guérir d’un chagrin silencieux ? Du sentiment de l’exil et de la solitude, l’écrivain compose un portrait de femme au tropisme triste, comme les héroïnes de la désillusion chez Mme de Staël ou Gustave Flaubert. Extrait
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lle songeait parfois, sans amertume, qu’il avait sans doute manqué cruellement à Richard Rivière et à Ladivine de l’entendre formuler ce qu’elle éprouvait ou pensait, qu’elle avait été à la fois aimante et lointaine, folle d’un amour indicible et difficile à aimer, et voilà qu’elle découvrait la parole et que Freddy Moliger ne voulait pas l’entendre. Ladivine, Marie NDiaye
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Février 2013 528 Le Magazine Littéraire
Wagner, de chair et de son Richard W., Vincent Borel, éd. Sabine Wespieser, 318 p., 22 €. Par Philippe Rolland
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n ce début de l’année 2013 – qui marque le bicentenaire de la naissance de Richard Wagner –, Vincent Borel publie un roman racontant la vie du compositeur. La passion de l’auteur pour la musique, pour l’opéra en particulier, ne date pas d’hier : elle lui a inspiré notamment Baptiste (2002), consacré à un autre grand musicien, Jean-Baptiste Lully. Sa connaissance de Wagner et l’admiration sans bornes qu’il lui voue sont perceptibles à chaque page de Richard W. Il est d’autant plus plaisant et salutaire de lire ce portrait musical que l’œuvre et la personnalité de Wagner ont suscité beaucoup de malentendus, d’enthousiasmes fanatiques et de farouches hostilités, si bien qu’on ne sait plus qui était Wagner et qu’on a le sentiment qu’il est infréquentable. Soit il est le Maître, « le dieu Richard Wagner » dont parle Mallarmé, un être désincarné, déifié, soit il n’est qu’un individu détestable parce qu’antisémite, pré-nazi, mégalomane, dépensier, manipulateur, arrogant, etc. Entre « Wagner le titan » et « Wagner la crapule », il y a tout un territoire à explorer pour le romancier mélomane qu’est Vincent Borel : à rebours de ce qu’il appelle le « mythe officiel », il prend le pari de mettre en scène un Wagner enfin non monolithique, vivant, complexe, charnel, pittoresque, et même attachant. Qu’on se rassure : il ne cherche pas à minimiser la haine que Wagner a exprimée contre les Juifs, même s’il remarque que le compositeur à la fin de sa vie prend ses distances à l’égard de l’antisémitisme. Les faiblesses et les défauts du personnage ne sont pas passés sous silence, mais ils sont inséparables de ses qualités : sa générosité, son idéalisme, son mépris des convenances, son charisme, la pugnacité avec laquelle il affronte l’incompréhension, les ennuis de santé, les époques de misère et d’errance. Dans ses relations avec les femmes, on le dépeint souvent odieux : Vincent Borel le montre au contraire en amant certes volage mais attentionné, avec Minna bien que leur mariage fût un échec, avec sa seconde épouse, Cosima (la fille de Liszt), qui avait vécu dans la soumission et qui s’épanouit auprès de lui. D’une plume alerte et empathique, l’auteur retrace les épisodes les plus connus de la vie de Wagner : le scandale de Tannhäuser à Paris, le soutien que lui procurent Franz Liszt, Hans von Bülow, Louis II de Bavière, l’amitié puis la brouille avec Nietzsche, la création du festival de Bayreuth… et insiste sur un aspect moins connu, le Wagner « politique », socialiste et anarchiste, ami de Bakounine, indigné par la morgue des aristocrates et la cupidité des bourgeois, participant au mouvement révolutionnaire à Dresde en 1849 au point d’être contraint à l’exil. Sans oublier, enfin et surtout, sa prodigieuse création musicale, la genèse des grands opéras dans laquelle intervinrent la vie amoureuse de l’auteur de Tristan, son osmose avec la nature, sa sensualité. À Debussy qui reprochait à Wagner d’être « un homme auquel il n’a manqué que d’être un peu plus humain pour être tout à fait grand », Borel apporte le plus beau des démentis. (Lire aussi l’article de Vincent Borel, p. 84-85.)
Dossier
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Le Magazine LittĂŠraire 528 FĂŠvrier 2013
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Tennessee
Williams L’écriture du désir
T yousuf Karsh/CameraPress/gamma
Tennessee Williams en 1956, chez lui à New York.
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Par Catherine Fruchon-Toussaint, avec Juliette Einhorn
Tennessee Williams, à nouveau vivant ! Trente les interprètes les plus glamour de 1950 à ans après sa mort en février 1983, il renaît de 1970 : Elizabeth Taylor, Marlon Brando, Kathases cendres à l’image du Phénix, figure qu’il rine Hepburn, Paul Newman, Vivien Leigh, aimait tant et qui lui rappelait D. H. Lawrence, Richard Burton, Deborah Kerr, Montgomery l’un de ses maîtres. Si, aux États-Unis, son Clift, Ava Gardner, Burt Lancaster, sans oublier œuvre se joue sans cesse – en ce moment, la Anna Magnani… On pensait se satisfaire de belle Scarlett Johansson électrise les foules à quelques clichés : alcoolique, homosexuel, Broadway en incarnant la flamboyante Maggie dépressif, hystérique… Mais c’était compter de La Chatte sur un toit brûlant –, c’est en sans la prodigieuse vitalité d’un homme qui, France que la résurrection est manifeste. jour et nuit vissé à sa machine à écrire pour Après des décennies d’indifférence, ponc- dompter ses fantômes, celui de sa sœur pour tuées de quelques reprises éclairées, les met- commencer, a construit une œuvre tentateurs en scène semblent le redécouvrir avec culaire – très partiellement traduite en franéblouissement. Ainsi, depuis quatre ans, çais, composée d’une centaine de pièces, de nouvelles, de poèmes, Tennessee Williams Trente après sa mort, retrouve enfin sa place à d’essais, d’une corresponla star désaimée est l’affiche des théâtres, où dance volumineuse, d’un à nouveau considérée son nom, à une époque, journal intime qui couvre côtoyait ceux de Jeanne une trentaine de carnets. à sa juste valeur. Moreau, d’Arletty, d’EdConsidéré comme un wige Feuillère, etc., sous la direction de Peter géant des lettres américaines, honoré par des Brook ou l’impulsion de Jean Cocteau. Puis, dizaines de prix, dont deux fois le Pulitzer, l’oubli… jusqu’à ce récent regain. De La Rose président du Festival de Cannes, scénariste, tatouée à La Nuit de l’iguane, en passant par peintre, Tennessee Williams est un artiste La Ménagerie de verre et Soudain l’été der- multiple, complexe, dont on ne mesure pas nier, une quinzaine de productions ont encore la profondeur. récemment vu le jour en France. Avec, pour Voici donc venue l’heure de rendre homcertaines, l’audace de monter des textes mage à sa mémoire en analysant quelquesoubliés ou jamais créés tels que Baby Doll, unes des grandes figures et questions de son Tokyo Bar, Short Stories, Le Paradis sur terre. travail. De la folie au rire, de la femme à Mieux : la Comédie-Française a consacré le l’homosexualité, de la nouvelle au roman, de dramaturge en 2011, qui est devenu le tout la peinture au cinéma, de l’Europe aux Étatspremier auteur américain inscrit au réper- Unis, sont réunis dans les pages à venir toire avec Un tramway nommé Désir. autant d’articles de passionnés, universiOui, Tennessee Williams est de retour. Et il n’a taires, romanciers, metteurs en scène, jourpas fini de nous étonner. On croyait tout nalistes, traducteurs, qui dessinent les connaître sur l’écrivain qui a tant inspiré les contours d’une vie, d’une personnalité, cinéastes, Elia Kazan en tête, et a été joué par d’une écriture hors norme.
Février 2013 528 Le Magazine Littéraire
À lire
Tennessee Williams. Une vie, Catherine Fruchon-Toussaint, éd. BakerStreet, 350 p., 21,30 €.
Théâtre, roman, mémoires, Tennessee Williams, Catherine FruchonToussaint (éd.), éd. Robert Laffont, « Bouquins », 960 p., 30,50 €.