L'écriture de soi

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quand guy debord contre-attaque

DOM 6,60 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 7,50 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 900 CFP - TOM/A 1400 CFP - MAY 6,50 €

www.magazine-litteraire.com - Avril 2013

dossier

l’écriture de soi Des Confessions à l’autofiction L Textes inédits d’Hervé Guibert L

enquête internet change-t-il notre façon de penser ? M 02049 - 530 - F: 6,00 E

entretien jeffrey eugenides : « Le roman n’est pas arrivé au bout de son histoire »


Éditorial

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La sérénité du pourceau Par Joseph Macé-Scaron

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eureux ceux par qui le scandale L’Économie du ciel sont de arrive, ils auront table ouverte au grands livres, même si nous grand banquet des médias. C’est ce avouons une préférence pour L’Imitation. Dans ce que nous pourrions penser à la roman, Chessex met en suite de cette fameuse et fumeuse scène un personnage, affaire où nous avons vu une femme faire porter au cochon tous les vices de notre commune humanité. ­Jacques-Adolphe, ayant pris S’agissait-il de littérature ? Peut-être ou peut-être pas. Benjamin Constant pour modèle. Histoire déranAprès tout, on parle bien de paysage pour désigner geante d’un homme qui se ces plaines vides du nord de l’Europe où l’envol d’une condamne à l’échec pour oie fait figure d’événement. S’agissaitavoir oublié que l’image il d’écriture de soi ? Des journalistes « Toast à la chair n’est identique qu’à elleont bien tenté de rattacher ce wagon porcine/ Viande chère marchandise à l’Orient-Express du même. La force de Chessex à mon cœur/ roman qui dit « je ». Un coup d’œil est que, même dans ses La rosée n’est pas rapide – cela ne méritait pas davanromans, il reste au plus plus fine/ Que ton tage – permettait de comprendre près de l’écriture de soi. fumet à mon âme » qu’il était moins question ici d’auto« Ce journal, écrit Constant, Allegria, Jacques Chessex fiction que d’autofriction. est une espèce d’histoire, et j’ai besoin de mon hisontaigne, qui apparaît, bien sûr, dans notre dossier sur l’écriture toire comme de celle d’un autre pour ne pas de soi (et non l’écriture sur soie, pour dif- m’oublier sans cesse et m’ignorer. » férencier, encore une fois, notre propos du vacarme rasset publie un roman inédit de Chessex, éditorial), nous rapporte l’anecdote de Pyrrhon qui, Hosanna (1). Texte court et magnifique où lors d’une tempête en mer, enjoignait à ses compal’écrivain assiste à l’enterrement d’un voignons d’« imiter la sérénité du pourceau » qui voya- sin. Une cérémonie protestante, donc pour les geait avec eux. L’ignorance du pourceau était la rai- tutoyeurs de Dieu, dirait Gide. L’écrivain revisite l’exson de sa sérénité, tandis que la raison embarrasse pression « mourir de sa belle mort », sans ironie, en le voyageur d’une angoisse inutile qui se traduit par se découvrant dans un décor en jaune et noir, ciel et une double perte : celle du temps présent et celle du tombe, calciné et emmiellé. « Que je sois enfin bénéréel immédiat. Penser, c’est toujours penser ailleurs ficiaire de ma chute à moi », demande-t-il, lui qui, et autre chose, nous dit l’auteur des Essais. Il n’y a sans l’aimer, estime Dieu nécessaire. Au point pas de présent pour la raison. L’incapacité à le vivre d’échanger sa vie avec celle de son voisin ? Un souprovoque une incapacité équivalant à vivre la réalité hait inutile puisqu’il apparaît clairement dans ce jusqu’à en perdre le repos. « Quand je danse, je texte que Chessex et lui sont de la même race, de la danse, quand je dors, je dors… » Et c’est peut-être même fibre, de la même famille, celle « des fronts là ce qui caractérise, d’abord, l’écriture de soi. D’en- fermés et des cœurs en lutte », de ce même terroir trée de « je », nous nous trouvons dans le présent, vaudois qui fait commerce de bétail, de tabac, mais dans le réel. L’écriture de soi nous rappelle qu’il y a surtout de charcuterie : « Le cochon sous toutes ses un monde dans chaque seconde, qu’il y a un univers formes, lard, jambon, pied, jarret, saucisson, saudans chaque phrase. cisse au chou et au foie, tête marbrée, côtelettes oast à la chair porcine/ Toast à la chair por- fumées, terrine, oreille, atriaux […] (2). » cine/ Viande chère à mon cœur/ La rosée j.macescaron@yahoo.fr n’est pas plus fine/ Que ton fumet à mon (1) Hosanna, Jacques Chessex, éd. Grasset, 100 p., 12 €. âme » Ainsi parlait ­Jacques Chessex, écrivain à vif, (2) Un Juif pour l’exemple, Jacques Chessex, éd. Grasset, dans Allegria, recueil de poésie. Monsieur ou 102 p., 12,10 €. capman/sipa

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

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Sommaire

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Sur www.magazine-litteraire.com

Un crochet par Barcelone

Avec la Roumanie, la capitale catalane était l’invitée du Salon du livre : retour sur une cité éminemment littéraire, hier comme aujourd’hui.

L’Allemagne, de Friedrich à Beckmann

Focus sur une grande exposition au Louvre, qui traverse un siècle et demi d’histoire (et d’imaginaire) en réunissant plus de deux cents œuvres allemandes, réalisées entre 1800 à 1939.

Le cercle critique

Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

ILLUSTRATION pANchO pOUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

ce numéro comporte 4 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart Sciences humaines sur une sélection d’abonnés et 1 encart Dulac sur une sélection d’abonnés.

mARTIN jARRIE pOUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE - hANS gEORg BERgER/AgENcE vU - STéphANE LAvOUé pOUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

Perspectives : La pensée prise dans la Toile

Le feuilleton de Charles Dantzig : Barbey d’Aurevilly

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Avril 2013

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Dossier : L’écriture de soi

Grand entretien : Jeffrey Eugenides

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs

Le dossier 44 L’écriture

Perspectives 8 La pensée

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prise dans la Toile

pages réalisées par Patrice Bollon Les réseaux sont-ils « intelligents » ? Les nouvelles conjugaisons du verbe savoir Entretien avec Jean-Claude Monod Bibliographie

L’actualité 18 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois

28 Le feuilleton de Charles Dantzig

Le cahier critique 30 Zadie Smith, Changer d’avis 31 Joan Didion, Le Bleu de la nuit 32 Jean Teulé, Fleur de tonnerre 33 Michel Quint, En dépit des étoiles 34 Pierre Rosenstiehl, 35 36 37 38 39 40 41 42 43

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n° 530

Le Labyrinthe des jours ordinaires Antoine Bello, Mateo Rachid O., Analphabètes Vincent Eggericx, Peau d’ogre Marianne Alphant, Ces choses-là François Taillandier, L’Écriture du monde Emmanuelle Bayamack-Tam, Si tout n’a pas péri avec mon innocence David Vann, Impurs Haruki Murakami, Underground Mo Yan, Le Grand Chambard Charles Lewinsky, Retour indésirable Patrick Laupin, Œuvres poétiques Alain Suied, Sur le seuil invisible

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de soi

dossier coordonné par Mathieu Simonet, avec Juliette Einhorn Quel pacte entre moi et moi ? par Claire Legendre À Port-Royal, par Agnès Cousson L’internationale des intériorités, par Arnaud Genon et Isabelle Grell Ces mots qui ne s’adressent qu’à moi, par Colombe Schneck Vrais monnayeurs, par Véronique Montémont Petit apologue, par Donatien Grau Par-delà le handicap, par Anne-Sarah Kertudo En souffrance, par Édouard Louis Des hétéroportraits, par Claude Arnaud Atelier avec des SDF, par Céline Rossli De vous à moi, par Anne Strasser Dans la halle aux murmures, par J. Einhorn Parfaire ce que la vie a d’inaccompli, par René de Ceccatty Personnel politique, par Solenn de Royer En BD, par Michel Olivès En littérature jeunesse, par Martin Page D’autres voix que la mienne, par T. Illouz Champs, contrechamps, par Joana Hadjithomas et Khalil Joreige Ce que capte un portable, par Arthur Dreyfus Postsecret.com, par Alexandre Gefen Avec des collégiens, par Chloé Delaporte Sujets à caution, par Mathieu Simonet

Le magazine des écrivains 84 Grand entretien avec Jeffrey Eugenides 90 Visite privée Guy Debord, par Cécile Guilbert 94 Inédit Lettres à Eugène,

d’Hervé Guibert et Eugène Savitzkaya

98 Le dernier mot, par Alain Rey En couverture : Montaigne (Bianchetti/Corbis), Marcel Proust (Adoc-Photos) et Hervé Guibert (Ulf Andersen/Gamma). En vignette : Guy Debord (collection particulière). © ADAGP-Paris 2013 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 89

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Prochain numéro en vente le 25 avril

Dossier : Stefan Zweig


Perspectives

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La pensée prise dans Machine à avachir ou formidable dopant pour l’esprit critique et l’érudition ? Les deux : la révolution numérique modifie profondément l’exercice de la pensée, pour le pire comme pour le meilleur. Encore faut-il parvenir à diagnostiquer ses exactes influences, avant que de porter sur elles des jugements de valeur. Pages réalisées par Patrice Bollon, illustrations Martin Jarrie pour Le Magazine Littéraire

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ans son Apologie du livre (1), l’historien américain, spécialiste des Lumières françaises, Robert Darnton rapporte un échange épistolaire entre deux érudits humanistes italiens de la fin du xve siècle, Niccolò Perotti et Francesco Guarnerio. La scène se déroule en 1471, à peine vingt ans après l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles par Gutenberg : « Mon cher Francesco, écrit le premier érudit au second, je n’ai cessé ces derniers temps de louer l’époque où nous vivons à cause du don superbe, divin même, de la nouvelle espèce d’écriture qui nous a été récemment apportée d’Allemagne.

(1) Apologie du livre,

Robert Darnton (2010), traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Sené, éd. Folio essais, 2012. (2) Voir L’Explosion du journalisme, Ignacio Ramonet (Galilée, 2011), éd. Folio actuel, 2013. (3) Voir les considérations à ce sujet de l’Américain Jeff Jarvis dans La Méthode Google. Que ferait Google à votre place ? (Télémaque, 2009), traduit de l’anglais (États-Unis) par François Durel, éd. Pocket, 2011.

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Un nouveau système d’écriture ien que peu d’entre nous en soient conscients, le numéB rique est plus qu’un simple support technique : c’est un nouveau système d’écriture – le premier, disent même certains, à être apparu depuis la naissance de l’écriture il y a cinq mille ans. S’il permet le multimédia, la raison en est qu’il repose sur un codage en langage binaire (en 0 et 1) des chiffres, mots, mais aussi sons et images, ces derniers étant ramenés à des informations physiques, pour en tirer des séries aptes à être traitées puis retraduites en sens inverse par ces « machines universelles » – ainsi que le mathématicien britannique Alan Turing (1912-1954) les avaient ima­ P. B. ginées – que sont les ordinateurs.

Vertige

Les chiffres d’une révolution

la Toile […] Cependant, je vois que les ­choses ont tourné de manière diffé­ rente de ce que j’avais espéré. Car, à ­présent que n’importe qui est libre d’imprimer ce qu’il veut, on ignore souvent le meilleur et on écrit au contraire, simplement pour le diver­ tissement, ce qu’il serait préférable d’oublier ou, mieux encore, d’effacer de tous les livres. Et même quand on écrit quelque­chose qui mérite d’être lu, on le tord et le corrompt au point qu’il vaudrait bien mieux se passer de tels livres, plutôt que d’en avoir mille exemplaires qui répandent des faus­ setés de par le vaste monde. » Comme on le voit, l’idée qu’une nou­ velle technologie intellectuelle, ici l’imprimerie, puisse avoir des effets

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de décadence dans nos sociétés ne date pas d’Internet ou de ce qu’on nomme plus généralement le « lan­ gage » ou l’« écriture numérique » (voir encadré en haut). Mais cette angoisse prend aujourd’hui une ampleur inaccoutumée du fait de la vitesse et de l’universalité de la diffu­ sion de cette technique (voir encadré ci-contre). Car le numérique ­correspond bien à une « révolution industrielle et culturelle ». Non content d’avoir déjà emporté en moins de trente ans des secteurs entiers, tels ceux de la musique, de la presse (2), des agences de voyages, bientôt des compagnies d’assu­ rances, bref, de tous les « intermé­ diaires (3) », il ne concerne en

elon une enquête du Crédoc publiée en juin 2012, 88 % des S Français possèdent un téléphone portable (contre 4 % en 1997, il y a seize ans) et 29 % un smartphone. Malgré la crise, ces pourcentages sont en hausse, notamment chez les seniors. Les Français sont 29 % à naviguer sur le Net avec leur mobile, soit dix fois plus qu’il y a dix ans. Ils adressaient en moyenne, en 2007, 14 sms (les « Short Message System » apparus il y a vingt ans, en 1992) par semaine ; ils en envoient aujourd’hui 108. Par ailleurs, 81 % des Français ont un ordinateur chez eux, 78 % sont connectés à Internet (qui ne date que de 1991), et 42 % ont participé à des réseaux sociaux (deux fois plus qu’il y a trois ans). Les Français, enfin, ont reçu en 2012 une moyenne d’un million et demi de mails par jour sur 68 millions de boîtes à lettres électroniques. Si la France compte parmi les pays européens les mieux équipés en la matière, l’essor des « nouvelles technologies de l’information et de la communication » (NTIC) s’opère désormais principalement dans les pays en développement : 75 % de la population mondiale, soit 6 milliards de personnes, ont aujourd’hui accès à un téléphone portable (contre un milliard en 2000), plus qu’à l’eau courante ou à l’électricité ! Au point qu’on a pu dire que le monde en développement est désormais plus « mobile » que le monde développé. La plus forte augmentation des connexions à Internet a lieu en Afrique­et au Moyen-Orient, où le nombre des internautes a été multiplié respectivement par 25 et 19 en dix ans. On estime que le trafic mondial des données mobiles croîtra de 1 100 % dans les cinq ans à venir, de 1 million de téra­octets (un téraoctet = mille milliards d’octets) par mois à 11 millions en 2016 ! Des chiffres vertigineux qui donnent une idée de l’importance, de l’universalité et de la vitesse de diffusion de cette « révolution numérique », comparable aux deux grandes révolutions précédentes de la communication : celle de l’apparition du premier alphabet phonétique complet­ en Grèce vers 750 av. J.-C., et celle de l’invention, en AlleP. B. magne au xve siècle, de l’imprimerie.


La vie des lettres

Jacqueline salmon/artedia/leemage

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Légende avec début en gras et suite en maigre.

édition Lévi-Strauss transalpin

Un recueil de l’anthropologue paraît : seize textes inédits en France, qui avaient été publiés dans le quotidien italien La Repubblica.

I

l fut un temps en France où les grands journaux s’honoraient de publier des chroniques régulières de grands esprits qui n’étaient pas seulement de grandes signatures. Des intellectuels de renom braquaient leur regard décalé sur l’actualité et cela produisait souvent des étincelles. On peut dire que, si cette tradition a vécu en France (où sont les Aron et les Revel ?), elle continue d’enrichir réguliè­ rement les pages de grands quotidiens

a­ llemands et italiens, ce qui contribue à les maintenir dans l’excellence. Ainsi La Repubblica, dans les archives de laquelle l’éditeur et anthropologue Maurice Olender a eu la bonne idée d’aller fouiller. De sa moisson chez les Romains, il a ramené un bouquet de seize textes (on n’ose parler de « papiers » comme pour un vulgaire journaliste) que Claude LéviStrauss écrivit en français entre 1989 et 2000. Il venait de prendre sa retraite du Collège de France, laissant sa chaire à sa fidèle disciple

Françoise Héritier. On ignore les conditions précises de cette production réunie dans Nous sommes tous des canni­bales ; mais il est probable qu’il s’était lui-même fixé comme cahier des charges, en accord avec le directeur Eugenio Scalfari, de mettre un événement de l’actualité en résonance avec une réflexion historique, philosophique et, naturellement, anthropologique plus large et plus personnelle – et moins technique que ses comptes rendus pour la revue L’Homme.

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Pour donner peut-être de la main au recueil, a contrario, que des tribus salarient des et parce qu’il complète bien la thématique ethno­logues pour les aider à se défendre d’ensemble, l’éditeur a placé en ouverture devant des tribunaux qui essaient de les un texte peu connu, qui ne fut pas destiné exproprier. On retrouve cette liberté d’esprit, au quotidien italien mais que Les Temps presque choquante ici, lorsqu’il met sur le modernes­avaient publié en 1952. « Le père même plan l’excision et la circoncision, consiNoël supplicié » est une méditation sur l’in- dérées comme deux mutilations égales (« des quiétude de l’Église face à la paganisation des agressions du même type »), la seconde fêtes de Noël, au détournement de sens de dérangeant moins car elle appartient au patrila fête de la Nativité. Dans une langue simple, moine culturel judéo-chrétien. Lévi-Strauss nous convie à débar­rassée de tout jargon une promenade inattenstructuraliste, il rebrasse Les obsèques de vieux éléments, revivifie due, qui passe de la double de lady Di peuvent d’anciens usages, analyse perspective rationalisme/ être l’occasion d’une les mythes qui fondent les relativisme à un mythe des leçon d’ethnologie. rituels, afin de mesurer le Indiens Seneca, sans jamais chemin parcouru depuis À lire oublier que chacun appelle les Saturnales de l’époque bar­barie ce qui n’est pas de Nous sommes tous des romaine. Nul doute qu’il son usage ; cette proposicannibales, Claude Lévi-Strauss, serait aujourd’hui horrifié éd. du Seuil, « Librairie du xxie siècle », tion de Montaigne, moins par l’empire croissant de 268 p., 22 €. spectaculaire que « Nous Halloween en France pour sommes tous des canni­ des raisons rien moins que mercantiles ; et il bales », aurait aussi bien pu servir de titre au aurait du mal à convaincre les joyeux fêtards recueil, lequel a une allure de fourre-tout : la du bout de l’an que le réveillon est en réalité pratique du cannibalisme dans toutes les un repas offert aux morts où les invités sociétés y côtoie des réflexions sur La Mort ­tiennent le rôle des défunts… de Narcisse de Poussin, la sagesse des vaches folles ou le démontage d’un mythe des Indiens Un pessimisme tonique Tatuyo de la région du Vaupès dans ses rapPlusieurs textes lui sont également inspirés ports avec l’argile et les nains réputés sans par sa lecture de récents ouvrages d’ethno­ anus. On ne s’étonne de rien, mais tout de logues étrangers, quitte à leur administrer par- même on ne s’attendait pas à retrouver la prinfois une correction fraternelle. Ainsi avec celui cesse Diana. Ayant suivi le discours prononcé de ses collègues qui prétend démontrer que à ses obsèques par le comte Spencer, son les Japonais font beaucoup de choses « de ce frère, l’ethnologue a été frappé par le fait que qui paraît naturel et convenable » à l’inverse cette apparition faisait renaître le rôle de des Européens, et réciproquement. Lévi- ­l’oncle maternel. Ainsi s’enchaîne sa pensée : Strauss nous invite à prendre du recul et à voir « […] dans le passé de notre société et même que la ligne de démarcation passe plutôt entre dans le présent de maintes sociétés exotiques, le Japon insulaire et l’Asie continentale ; l’oncle maternel fut ou reste une pièce ­surtout, il nous engage à réfléchir au paradoxe majeure de la structure familiale et sociale. japonais en vertu duquel une certaine rigidité Considérant que le comte Spencer réside en externe correspond à une grande souplesse Afrique du Sud, on conviendra que le hasard des consciences individuelles. Ce que le lec- fit bien les choses : “The Mother’s Brother in teur attend précisément de lui : le pas de côté South Africa”, tel est en effet le titre du cé­lèbre pour nous rappeler combien nos structures article­ paru en 1924 dans le South African mentales communes nous rapprochent de Journal of Science où Radcliffe-Brown mit en peuples dont tout nous sépare. Avec la dis- lumière l’importance de ce rôle et chercha, tance et la hauteur autorisées par ses travaux. l’un des premiers, à comprendre quelle Sans oublier la liberté de ton que lui offre sa ­pouvait être sa signification. » situation, unique dans le monde universitaire « Lucidité » et « pessimisme tonique » : ainsi Maurice Olender qualifie-t-il son auteur dans et intellectuel, en France et à l’étranger. Il a des pages saillantes sur l’évolution des son avant-propos. Raison de plus pour le relations entre les ethnologues et les peuples regretter, jusques et y compris dans son qu’ils étudient. Le profane y découvrira que humour si subtil qui lui fait par exemple écrire des chercheurs sont tenus pour des parasites, à propos de l’excision : « Si vagues sont nos voire des exploiteurs ; si bien qu’une certaine connaissances sur le rôle vicariant des zones méfiance, sinon une vraie défiance, régit ces érogènes qu’il vaut mieux avouer que nous rapports : « Un informateur ne contera à la n’en savons rien. » Il est vrai que l’auteur n’hérigueur­un mythe que moyennant un contrat site souvent pas à s’exprimer, avec ce qu’il faut en due forme lui reconnaissant la propriété d’humilité, depuis ce qu’il appelle « mon littéraire », assure-t-il, avant de souligner, incompétence ». Pierre Assouline

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hypertextes Kafka parachuté dans le 9-3

Pas de littérature sans pastiches et mélanges, parodies et contrefaçons, sans ce que Gérard Genette appelle la « littérature au second degré ». De toutes les formes de récriture et de « transtextualité », la parodie potache est l’une des plus heureuses. Les délicieux « Boloss des Belles Lettres, la littérature pour tous les walouf » renouvellent l’exercice en ligne, avec une reprise des grands classiques version fiche de lecture pour lycéens adeptes de l’idiolecte des cités. Métamorphose de La Métamorphose : « des fois tu te réveilles putain t’as le gros seum dans ton calbut’ tout te brise les yekous ta daronne qui gueule comme une pintade. » La Princesse de Clèves, dans une version que n’aurait pas imaginée Marie Darrieussecq : « y a une gentille zouz mademoiselle de chattes OUPS lapsus révélateur lool !! de chartres je voulais dire. » L’exercice est faussement léger et facile : il suppose en réalité une formidable dextérité linguistique. Il a constitué pour les écrivains non seulement un jeu mais aussi un atelier essentiel et productif, dont témoignent seuls les Pastiches et mélanges proustiens. À défaut de pouvoir vous appuyer pour goûter du « Boloss » sur le Dictionnaire argot-français d’EugèneFrançois Vidocq, plus adapté à la langue de Villon qu’à celle du 9-3, vous pouvez vous aider du « Petit Momo (non illustré) », un efficace dictionnaire « caillera », lui aussi en ligne, et prendre la mesure du travail des deux trublions animant ces parodies qui sont autant d’hommages à cette extraordinaire vertu de la grande littérature : l’incapacité à être pleinement résumée, l’impossibilité à être vraiment traduite. Alexandre Gefen bolossdesbelleslettres.tumblr.com/ fr/wikisource. org/wiki/ Pastiches_et_Mélanges www.leboucher.com/pdf/vidocq/dicoargot.pdf michel.buze.perso.neuf.fr/lavache/petit_ momo.htm


Critique

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Zadie dans le rétro Changer d’avis, Zadie Smith, traduit de l’anglais par Philippe Aronson, éd. Gallimard, 424 p., 24,90 €.

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ouchante Zadie Smith. Cette romancière britannique de 38 ans s’est fait connaître par trois plantureuses sagas multiethniques, Sourires de loup, L’Homme à l’autographe et De la beauté, lui ayant attiré, outre d’importants succès de vente, les faveurs de l’intelligentsia anglo-saxonne, qui a applaudi ses peintures mi-tendres migrinçantes des classes défavorisées. Sa critique sociale, ses appels à une tolérance raciale exempts de prosélytisme ont valu à cette métisse née d’un Anglais et d’une Jamaïcaine d’être comparée à ­Dickens. Ses beaux traits de Whitney Houston songeuse ont fait le reste. Parallèlement à son trajet littéraire, elle exerce une activité journalistique ; Changer d’avis rassemble ses ­critiques littéraires et cinématogra­phiques, ses conférences, reportages, récits autobiographiques, parus dans la presse britannique et américaine. En tout, dix-sept « essais ponctuels » qui sont pour elle autant de mani­ festations d’« incohérence idéologique ». Manière de dire que cette individualiste ne se laisse enferrer dans aucun système et que, au fil des ans, « l’opinion que l’on croit sienne évolue ». Les textes sont classés en rubriques : Lire, Être, Voir, Sentir, Se souvenir, et offrent l’image d’un brassage culturel­ épanoui et revendiqué. On découvre Zadie Smith en lectrice passionnée, occupée à reproduire avec un peigne­et un verre d’eau le fameux « cocktail de zèbre » de Pnine, qu’elle a lu six fois dans l’espoir de percer les secrets de la création littéraire chez Nabokov. Dans la foulée, elle rend ­hommage à Zora Neal Hurston, l’auteur d’Une femme noire, qui entrait dans les soirées chic en criant « Noire devant ! » et qui lui a appris que « la couleur de la peau n’est pas une tragédie ». Ce qui n’empêche pas la question de l’appartenance sociale et culturelle d’occuper l’essentiel de ces textes. Kafka, auquel elle consacre des pages inspirées, la fascine. Elle s’arrête à la terrible question du Journal – « Qu’ai-je en commun avec les juifs ? C’est à peine si j’ai ­quelque chose de commun avec moi-même » –, qu’elle tend à toutes les dissidences comme le nœud gordien d’une angoisse contemporaine. Bien qu’elle se dise, sans com­plexes, noire et non métisse, elle répercute un malaise né d’un manque de ra­cines dont elle ne cesse de témoigner. L’issue est dans une mixité sociale et intellectuelle prônée bec et ongles. Vaste est l’éventail de ses lec­ tures, d’E. M. Forster à Evelyn

Waugh et à George Eliot, repères littéraires par temps de crise sociale auxquels elle s’arrime. Zadie Smith ne lit pas, elle dévore. Il faut qu’elle touche, qu’elle goûte, qu’elle mâche. Elle raconte qu’à la mort de son père elle a avalé un peu de ses cendres pour mieux se figurer sa mort. Lire, aussi bien, s’apparente chez elle à une activité organique : des écrivains, elle cherche la pulpe, le cœur battant, même si, à travers ses lectures, c’est elle-même qu’elle ­convoque pour se « tirer au clair ». L’ex-étudiante de Cambridge montée en graine tombe la robe en renversant le « colossal chevalet des ­dogmes ». Elle échappe à l’intellectualisme par l’empathie qu’elle établit avec tout ce qui est humain, quand elle tisse un lien émotionnel avec les choses lues, vues, rencontrées. Quand elle baisse la garde. À preuve, le récit qu’elle fait de la « vaste mer prolétaire » de son enfance à Wil­lesden, entre son père VRP « blanc British », sa mère jamaïcaine et son frère ­apprenti comique. Il y a aussi un croustillant « Noël chez le Smith », évocation à la fois critique et vibrante de Zadie Smith rassemble dans un recueil dix-sept « essais ponctuels ».

lewis/writer Pictures/leemage

Par Vincent Landel


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Extrait

J’

essaie de lire équilibré comme on dit qu’on mange équilibré ; si vos phrases sont trop amples, ou baroques, réduisez votre consommation de Foster Wallace, et ­mettez-vous à Kafka, comme l’on se fait une cure de légumes crus. Si votre esthétique est devenue si raffinée qu’elle vous empêche de coucher un seul mot sur le papier, arrêtez de vous inquiéter de ce qu’en dirait Nabokov : prenez donc du Dostoïevski, pour qui le style était moins important que la matière. Changer d’avis, Zadie Smith

la famille britannique. Ce qui relie les pièces de ce recueil apparemment disparate, c’est la ­question de l’identité profonde, au-delà des castes, partout à l’œuvre. Elle adresse un bel hommage à Anna Magnani, qui suppliait : « Je vous en prie, ne retouchez pas mes rides. Il m’a fallu si longtemps pour les obtenir ! » Changer d’avis, c’est également retirer les fards, jeter bas les masques, caresser avec Tom McCarthy et Joseph O’Neill « les rites et les habits de la transcendance », même s’ils se révèlent aujourd’hui désespérément vides. À défaut de spiritualité, reste l’ontologie. Se montrer tel qu’on est, ­fidèle à son sang, sans honte, mais sans l’envers­de la honte qu’est la vanité, suffit à Zadie Smith, qui traque, sous la couleur de la peau, sous les leurres de l’American way of life, l’authenticité des êtres. Elle rit d’elle-même le jour où son père, vétéran d’Omaha Beach, lui raconte qu’il n’a été « qu’un homme ordinaire confronté à l’extrême », alors qu’elle voulait faire de lui, pour les ­besoins d’un magazine, un soldat Ryan. Quête, encore, d’une vérité humaine quand elle justifie la glossolalie des « métisses tragiques », double voix, noire et blanche, seule capable d’ouvrir le « monde post-racial » rêvé par Obama, toutes différences non pas niées, mais assumées. De là son admiration pour les personnalités « à voix bariolées », Shakespeare au premier rang, avec sa « Capacité Négative », celle de demeurer au sein des Incertitudes et des Mystères. Bref, tout sauf ­l’héroïsme idéologique, culturel, sexuel, spectre abhorré par l’auteur, qui cite le mot d’ordre de Frank O’Hara gravé sur sa tombe : « Naître et vivre de manière aussi variée que possible ». Dans son idéal d’ouverture à toutes les sensibilités, Zadie rate parfois le métro en trébuchant sur David Foster Wallace, poète abscons mort en 2008. Elle a beau déployer tout l’arsenal critique, son plaidoyer posthume s’enlise dans le verbiage universitaire. Dérapage typique des jeunes cervelles du King’s College nourries au lait de Derrida et de Robbe-Grillet, dont on connaît les ravages dans la perception du roman français de l’autre côté de l’Atlantique. Seule fausse note, au reste, dans un concert d’« avis » changeants et diaprés, où le goût des autres alterne avec le dégoût inspiré par la course au dollar, en contraste avec une poignante description de l’extrême misère dans un Liberia exsangue. Zadie Smith n’est jamais si inspirée que dans la « soutenance » de l’humain et dans le refus de ce qui l’aseptise et le dénature, comme l’usine à oscars de Hollywood. Dans un dernier contrepoint, elle brosse un émouvant portrait de Garbo à la fin de sa vie, quand l’icône, enfin délivrée d’une gloire qui lui pesait, se rendit à son homosexualité. Même coup de chapeau en direction de Katharine­ Hepburn, dont les canons hollywoodiens n’ont jamais eu raison de l’irréductible androgynie qui faisait le fond de sa person­nalité, et qui a travaillé toute sa vie à devenir ce qu’elle rêvait d’être, comme Zadie Smith elle-même : « un putain d’être humain ».

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Avril 2013 530 Le Magazine Littéraire

Joan Didion, ombres portées Le Bleu de la nuit, Joan Didion, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty, éd. Grasset, 240 p., 18,60 €.

Par Aliette Armel

S

on titre place ce récit sous le signe de l’intensité – celle de la lumière bleue des fins de journée avant le solstice –, mais aussi sous le signe de l’angoisse qui naît à l’approche de l’inéluc­ table : le raccourcissement des jours, « l’agonie de la lumière », commence dès le premier jour de l’été. Ce livre est un rempart érigé contre la peur. « Je vous raconte cette histoire vraie, annonce Joan Didion, rien que pour montrer que j’en suis capable. Que ma fragilité n’en est pas encore arrivée au stade où je ne suis plus capable de raconter une histoire vraie. » À 78 ans, Joan Didion est la femme de tous les succès : à Los An­ geles, où elle a vécu, à New York, où elle vit, elle est ­cé­lébrée comme une auteur proche du « nouveau journalisme » ­défini par Tom Wolfe, une scénariste et une essayiste dont les textes brossent les ­tableaux parmi les plus originaux et les plus justes de l’Amérique moderne. « Ce n’était pas censé lui arriver. » Ce constat émis par Joan Didion à propos de la fille de Vanessa Redgrave et Tony Richardson, morte peu après son vingt-et-unième anniversaire, s’applique aussi bien à sa propre situation. Confrontée à la mort brutale de son mari, elle doit affronter, à la même période, la maladie puis la mort de sa fille, Quintana Roo, à l’âge de 39 ans. Le Bleu de la nuit, où Joan Didion revit son itinéraire avec son enfant depuis le jour de son adoption, est aussi une réflexion sur le métier de parent, comme L’Année de la pensée magique (2007), tombeau littéraire de son mari, interrogeait le fonctionnement d’un esprit basculant dans l’irrationnel. Si les livres qui portent le récit de ces rencontres avec la mort valent une reconnaissance internationale à leur auteur, c’est en raison de la maîtrise dont ils font preuve dans l’analyse des situations et des sentiments tout autant que sur le plan de la construction. La forme circulaire du monologue intérieur, les répétitions incessantes épousent­ les obsessions, celles que porte tout être en proie à des questions existentielles. La langue coupante demeure légère en dépit de la gravité du sujet. L’acceptation de la perdition et des faiblesses, la recension impitoyable de leurs effets permettent de « garder le cap », malgré la mort de l’entourage, la maladie et la fragilité, la progression de la vieillesse inéluctable. Au fil des pages, Joan Didion se détache des souvenirs qui « ne servent qu’à mettre en évidence [son] inaptitude à jouir du moment quand il était là », pour ne pas renoncer à ce qui n’est pas encore perdu : l’image des « stéphanotis dans [la] natte de [sa] fille » le jour de son mariage ou « les semelles rouge vif de ses souliers quand elle s’agenouille devant l’autel ». Du Bleu de la nuit émergent des images de jeunes femmes d’une maturité étonnante depuis leur plus jeune âge, enveloppées d’étoffes douces, inventant des romances ou redoutant d’effrayants Hommes Cassés, et la figure d’une femme qui s’avance vers la fin de sa vie, seule, chancelante, pourtant résolument vivante.


Dossier

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De Montaigne aux

L’écriture

Hervé Guibert en août 1982, sur l’île d’Elbe. Il travaille alors à son livre Des aveugles.

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Le Magazine Littéraire 530 Avril 2013


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autofictions

de soi

L hans georg Berger/agence vu

Dossier coordonné par Mathieu Simonet, avec Juliette Einhorn

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Avril 2013 530 Le Magazine Littéraire

L’écriture de soi est un millefeuille de contra contra- intimes ; elle m’a évoqué l’importance de ses dictions. Elle évolue en fonction de critères propres carnets. Je lui ai suggéré d’aller à hhistoriques istoriques (les religieuses au xviie siècle l’APA (à Ambérieu-en-Bugey), ce lieu poéddevaient evaient contorsionner leur plume pour tique créé par Philippe Lejeune où chacun ss’autoriser ’autoriser à écrire sur soi alors que Dieu le peut déposer son journal intime. Je voulais lleur eur interdisait), en fonction de critères géo géo- qu’elle y fasse un voyage, et qu’elle me graphiques (au Vietnam, le « je » n’existe pas). raconte ce qui s’y était passé. Mercredi derL’écriture de soi implique toujours une forme nier, elle s’est rendue dans ce petit musée de de « coming-out ». Il faut réussir à se débar- l’écriture de soi. Elle y a retrouvé un journal rasser de certains préjugés (l’imagination intime du xixe siècle. Parmi les carnets qui lui serait le vêtement unique de l’écrivain). Une ont été confiés, elle est tombée sur celui de fois nu, plusieurs questions se posent (Faut-il « Philippe Rolland », né en 1978. Juliette a été publier cette écriture ? A-t-elle un intérêt lit- happée par la lecture de ce journal, elle a failli téraire ? La fiction pourrait-elle l’amplifier ?). rater son train de retour à cause de lui. Ce En pleine mutation, parfois collective, elle est nom ne lui était pas inconnu. Un collaboaujourd’hui partout (dans rateur du Magazine Littéla bande dessinée, les livres Leurs mensonges raire (qui avait notamment pour enfants, la presse, la Afin que les contributeurs de ce coordonné le dossier sur chanson, le cinéma, l’art dossier ne surplombent pas l’en- Queneau) porte ce prénom conceptuel, etc.) ; même jeu de l’intimité, qu’ils y soient de et ce nom. Était-ce lui ? Si les réseaux sociaux et les fait personnellement engagés, oui, imaginait-il, en déposmartphones s’en sont Mathieu Simonet a demandé à cha- sant son journal, qu’une de emparés. cun d’avouer, en regard de son ar- ses collègues aurait un jour Pour ce dossier, je souhai- ticle, un mensonge de son choix. connaissance de son tais réunir des écrivains et intimité ? des universitaires, en leur demandant de Hier, j’avais rendez-vous avec Juliette et Lauprendre des risques (en avouant notamment rent Nunez. À la fin de la réunion, Laurent un mensonge). Je voulais un dossier militant nous a proposé de descendre pour boire un (avec un appel à pétition, pour qu’on s’inté- café. Dans le hall de l’immeuble, Juliette lui resse à ce débat qui se joue aujourd’hui demande : « Philippe Rolland, qui collabore devant les tribunaux : quelle est la définition au Magazine Littéraire, il est né en 1978 ou d’un roman ?). Je voulais que tout le monde pas ? – Oui. » Juliette me regarde, consciente entre dans cette pièce de l’écriture de soi de ce que ce « oui » a d’étrange. Laurent pré(des collégiens, des SDF, les lecteurs de ce cise : « Philippe a été enterré vendredi dermagazine, qui peuvent déposer leurs contri- nier. » (Juliette a donc lu son journal entre butions sur le site www.ecrituredesoi.net/). son décès et ses obsèques.) On s’assoit, abaPour préparer ce dossier, j’ai notamment été sourdis. Je n’avais pas lu le dossier sur Queassisté par Juliette Einhorn, collaboratrice du neau. Nous remontons au bureau. Laurent Magazine Littéraire. Lorsqu’elle m’a écrit la me le tend. Dans le métro, je lis Philippe Rolpremière fois, elle m’a parlé des Carnets land, que je n’ai pas connu ; son article d’inblancs, mon premier roman publié au Seuil, troduction avait pour titre : « Queneau, qui racontait la disparition de mes journaux mode d’emploi ». M. S.


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