entretien avec Michel Serres « J’ai assisté à la victoire des femmes »
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dossier
la trahison L
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Vivre en infidèle : Genet, Sartre, Michaux
Les grandes figures Judas, Ganelon
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avant-première Quatre romancières qui vont marquer la rentrée littéraire
Quand le lecteur désobéit à l’auteur
PHILOSOPHIE
Les animaux ont-ils des droits ?
Éditorial
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Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.
Ce que penser veut dire… Par Joseph Macé-Scaron
Rédaction
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a liberté de penser sans la liberté de la Montesquieu évoque, lui, la pensée est une grosse farce contemfaculté de séparer, « sans poraine. Sans le déploiement de la laquelle il n’est guère de pensée possible ». seconde, la première revient tout bonGisèle Berkman nous nement à dire ce qui vient à l’esprit montre aussi combien le pour mieux se vider la tête. Et, précisément, se vider destin de la pensée est frala tête, c’est laisser le maximum de « temps de cergile. Pour preuve, la « fable veau disponible » afin de recueillir toutes les insanités cérébrale » portée sur un de la bêtise mondialisée. On fait souvent le reproche pavois par l’esprit du temps. à la philosophie d’avoir élu domicile dans « les nuées » Impossible de ne pas avoir – qui donnèrent son titre à une pièce vu fleurir des livres ou des d’Aristophane se moquant de Socrate. Pourquoi la pensée dossiers dans la presse sur Gisèle Berkman, avec son nouvel essai, est-elle « raillée » le cerveau, mis à toutes les La Dépensée (1), montre au contraire et « désavouée » ? sauces éditoriales. La pencombien la philosophie peut être salubre Comment en sortir ? sée se trouve « appauvrie, dès qu’il s’agit d’appréhender nos Lisez Gisèle Berkman. voire trahie d’être ainsi résombres temps. Comme le souligne duite à un outillage neurod’entrée de jeu l’auteur, rien ne nous interdit de penser ; encore faut-il jouir de cet otium, nal qui en constituerait à la fois le principe, le matéqui n’est pas oisiveté, pour bénéficier de ces « larges riau et la finalité ultime ». Dans son improbable tranches de temps » (Rimbaud) que la pensée dialogue avec Jean-Pierre Changeux (2), Paul Ricœur réclame. Or la pensée, aujourd’hui, est « désavouée, met à bas, d’une pichenette, le fragile édifice : « Le dévalorisée, raillée », elle est synonyme d’improduc- cerveau ne pense pas à la façon d’une pensée qui se tivité, et donc elle paraît une perte de temps. Notre pense. Mais vous vous pensez le cerveau. » époque répond par la négative à la question posée ue faire ? Penser sans compter. Comment ? En sortant la pensée de la pure contemplation par Foucault dans un entretien, en 1981 : « Est-il donc où l’on aimerait la cantonner, afin d’entreimportant de penser ? » Penser n’est plus une activité prendre l’analyse critique systématique de tout ce qui mais une inactivité – et une inactivité subalterne. et accord général sur le « déficit » de la pen- se donne, aujourd’hui, comme évident ou allant de sée a conduit Gisèle Berkman à donner du soi. Au passage, d’ailleurs, l’auteur malmène non sans marteau contre les idées reçues : « J’ai choisi, raison les mots « humanisme » et « humanités », nouécrit-elle, d’appeler dépensée ce mélange singulier veaux schibboleth depuis que l’homme est conside discrédit, de peur, d’inappétence, d’inhibition déré, précisément, comme une donnée jetable. aussi, qui grève aujourd’hui l’activité de penser. » Ce que penser veut dire. La réponse se trouve – en S’appuyant tantôt sur son expérience d’enseignante, partie – dans cette magnifique phrase de Blanchot, tantôt sur des événements qui ont marqué les esprits citée dans cet ouvrage qui, à tous les paragraphes, sans pénétrer notre réflexion, réfléchissant sur ce que donne… à penser : « L’homme est l’indestructible Foucault appelait les « rognures du temps » (comme qui peut être détruit. » une publicité pour un jean), revisitant Descartes, j.macescaron@yahoo.fr Diderot, mais aussi Nietzsche, Blanchot ou Deleuze, La Dépensée, Gisèle Berkman, éd. Fayard, 260 p., 19 €. la philosophe interroge la représentation de la pen- (1) (2) La Nature et la règle. Ce qui nous fait penser, sée. Quand, pour Rousseau, le fait de penser est asso- Jean-Pierre Changeux et Paul Ricœur, éd. Odile Jacob, cié au fait de replier deux choses l’une sur l’autre, 352 p., 23,90 €. capman/sipa
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Sommaire
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Perspectives : Les animaux ont-ils des droits ?
Deux articles inédits : « Le destin littéraire de Judas », par Alexandra Ivanovitch, et « John Le Carré et les traîtres du roman d’espionnage », par Xavier Lapray.
Sur les scènes d’Avignon
Suivez le Festival d’Avignon avec notre envoyé spécial, Christophe Bident, (sur le programme de cette édition, lire aussi p. 22).
Le cercle critique Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.
Ce numéro comporte 5 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque (sauf Suisse et Belgique), 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et en Belgique, 1 encart 4 pages Centre des monuments nationaux, 1 encart Esprit Yoga et 1 encart Femme majuscule sur une sélection d’abonnés.
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En complément du dossier
pancho POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
Grand entretien : Michel Serres
Perspectives 8 Les animaux ont-ils des droits ? pages réalisés par Patrice Bollon 10 Quand l’éthologie remet en cause
44 46 48 50 52 54 56 58
le « propre de l’homme »
12 Entretien avec Peter Singer 14 Bibliographie L’actualité 16 La vie des lettres Édition, festivals,
spectacles… Les rendez-vous du mois 24 Le feuilleton de Charles Dantzig Le cahier critique 26 Patrick Modiano en Quarto 27 Florence Seyvos, Le Garçon incassable 28 Christian Prigent, Les Enfances Chino 29 Agnès Desarthe, Comment j’ai appris à lire 29 Marie Cardinal, L’Inédit 30 Michel Leiris et Jacques Baron, 32
36 36 38 40 40
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Dossier : La trahison
Le dossier 42 La trahison dossier coordonné
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Cortázar à l’opéra, par Charles Dantzig.
Juillet-août 2013
3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs
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n° 533
Correspondance Antonio Tabucchi, La Nostalgie, l’Automobile et l’Infini. Lectures de Pessoa Silvia Baron Supervielle, Lettres à des photographies Alain Fleischer, Sade scénario Gaïto Gazdanov, Le Spectre d’Alexandre Wolf Sofi Oksanen, Quand les colombes disparurent Osamu Hashimoto, Le Pèlerinage Kazushige Abe, Sin semillas Stephen Greenblatt, Quattrocento Antoine Émaz, Caisse claire Yves Namur, Ce que j’ai peut-être fait
En couverture : Le Baiser d’Auguste Rodin, vers 1882 (Erik et Petra Hesmerg/Musée Rodin). En vignettes : Michel Serres (photo Serge Picard/Agence Vu) et illustration de Denis Dubois pour Le Magazine Littéraire. © ADAGP-Paris 2013 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
Abonnez-vous page 41
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60 62 64 66 68 70 72 74 76 78 80 81
par Alexandre Gefen et Guillaume Métayer Caïn, par Robert Kopp L’art des portraîtres, par Adrien Goetz Ganelon, par Christopher Lucken Chez Mme de Lafayette, par Camille Esmein Chez Shakespeare, par Yan Brailowsky Le génie des intrigues, par Anne Duprat Dans le mélodrame, par Florence Naugrette Les traîtres mots de Borges et James, par Belinda Cannone M le mouchard, par András Kányádi Un extrait inédit d’Hédi Kaddour Genet, ou « l’autre monde », par Éric Marty Nécessité de la tricherie, par Claude Javeau Talleyrand, par Alain Laquièze Ces barricades dont on fit des lambris, par François Cusset Julien Benda, par Pascal Engel « Le beau mandat d’être infidèle à tout », par Jean-Pierre Martin Quand les personnages se pourvoient en justice, par Mathieu Simonet Kafka et Max Brod, par Claudine Raboin Traduttore, traditore, par Jean-Louis Backès « Lira bien qui lira le dernier », par Marc Escola
Le magazine des écrivains 84 Grand entretien avec Michel Serres 90 Bonnes feuilles de la rentrée Kinderzimmer, de Valentine Goby 92 Une sainte, d’Émilie de Turckheim 94 L’Échange des princesses, de Chantal Thomas 96 L’Invention de nos vies, de Karine Tuil 98 Le dernier mot, par Alain Rey
Prochain numéro en vente le 25 juillet
Dossier : Dix grandes voix de la littérature étrangère
Perspectives
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Les animaux ont-ils Tant qu’il s’agissait de lointaines bêtes menacées d’extinction, nous étions chagrinés pour la forme. Remettions-nous en cause pour autant nos rapports aux animaux ? Nous y sommes aujourd’hui contraints, face notamment à une industrie de la viande dont les pratiques sont devenues intenables éthiquement et écologiquement. Par Patrice Bollon, illustrations Denis Dubois pour Le Magazine Littéraire
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ans Nous sommes tous des cannibales, le recueil récemment paru des c hroniques qu’il avait données entre 1989 et 2000 au quotidien italien La Repubblica (1), Claude Lévi-Strauss note qu’il se pourrait qu’à quelques siècles d’ici les étals de nos boucheries, avec leurs pièces de viande sanguino lentes pendues à des crocs, passent pour le comble de notre barbarie, à nous, hommes modernes « civilisés ». La remarque paraît choquante. Elle l’est moins si l’on considère les 45 milliards d’animaux abattus chaque année dans le monde pour notre alimentation et élevés dans des conditions souvent épouvantables
– poules entassées à sept dans des cages de 45 cm sur 45 cm, veaux bloqués dans des boxes, truies immobilisées, etc. –, que dénoncent régulièrement, sans grand effet d’ailleurs, des reportages ou des livres. Et cette remarque prend encore une autre tournure si l’on songe à ce que la biologie et la génétique nous ont appris sur nous. Sur l’arbre généalogique des primates supérieurs, Homo sapiens n’est en effet jamais – pour reprendre la formule du géographe et biologiste américain Jared Diamond – que « le troisième chimpanzé », le produit d’une bifurcation à partir du gorille, intervenue il y a six à huit millions d’années, qui, outre l’homme, a donné les chimpanzés pygmées et
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Définitions
Sortir d’une terminologie humaine, trop humaine
des droits ? communs. Et la « distance géné tique » qui nous sépare de ces der niers implique moins de 2 % de nos gènes, ce qui les rend plus proches sur ce point de nous que des gorilles (2) ! Quant aux porcs, nous partageons avec eux pas moins de 95 % de notre ADN – ce qui fait ainsi de nous, quand nous en mangeons, comme l’insinuait Lévi-Strauss, plus ou moins des anthropophages. Bien sûr, il ne faudrait pas faire dire à ces chiffres plus qu’ils ne peuvent signifier : nous ne savons toujours pas comment les gènes interviennent
(1) Nous sommes tous
des cannibales, Claude Lévi-Strauss, éd. du Seuil, « La Librairie du xxie siècle », mars 2013. (2) Le Troisième Chimpanzé, Jared Diamond, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marcel Blanc, éd. Gallimard, 2000, repris en Folio essais, 2011. (3) Cf. La Fin de l’exception humaine, Jean-Marie Schaeffer, éd. Gallimard, 2007.
Pour Lévi-Strauss, il est possible que les étals de nos bouchers apparaissent à l’avenir comme une terrible barbarie.
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e débat sur la « question animale » recourt à un certain L nombre de termes qu’il importe de définir – certains d’entreeux paraissant être des synonymes alors qu’ils n’en sont pas, d’autres étant des mots courants mais dotés d’un autre sens. Les défenseurs des animaux dénoncent ainsi souvent les visions anthropocentriques du monde. Par là ils désignent ces doctrines qui majorent ou bien considèrent de façon exclusive les intérêts de l’homme ou de l’humain (en grec, anthropos), au détriment de ceux des animaux. L’anthropomorphisme procède, lui, de projections sur les animaux de comportements ou de caractères de l’homme. Bien que proches, ces deux notions diffèrent profondément : l’anthropocentrisme est une négation de l’animal, l’anthropomorphisme une vision naïve – quoique l’on puisse se demander dans quelle mesure on peut y échapper – de celui-ci. Un degré de plus dans l’anthropocentrisme constitue ce que certains, pour rappeler le racisme, nomment le spécisme, ou espécisme, soit la vue selon laquelle une espèce particulière, Homo sapiens, serait supérieure à toutes les autres. Dans la même veine, certains parlent d’humanisme, au sens dépréciatif du terme de surévaluation des humains aux dépens des non-humains – ces deux derniers termes étant d’ailleurs devenus avec le temps des sortes d’« appellations garanties ». Enfin, il y a des défenseurs des animaux qui ont pris l’habitude de les nommer « animaux non humains » – les « animaux humains » étant bien sûr les hommes. Cette périphrase peut faire sourire comme relevant du « politiquement correct ». Sur le plan scientifique, elle est pourtant la seule rigoureuse car elle intègre le concept darwinien d’évolution et l’idée de continuité du vivant qui P. B. en découle.
dans notre développement, et le 1,6 % d’ADN qui nous distingue des chimpanzés peut avoir, et a eu appa remment, des conséquences incal culables. En même temps, ces écarts dérisoires ne peuvent manquer de jeter un doute sur l’idée occidentale classique, qui traverse toute notre pensée, selon laquelle il y aurait un gouffre ontologique infranchissable entre nous et ceux que nous appe lons indistinctement les « animaux ». Ce qui, du fait de l’« exception humaine » que nous représente rions (3), nous autoriserait à les trai ter selon notre bon vouloir, à les élever dans les pires conditions, puis à les envoyer à l’abattoir pour satisfaire nos estomacs ou à les employer comme cobayes pour nos
expérimentations scientifiques ou médicales, en leur inoculant des virus mortels pour en étudier la pro gression ou en les disséquant à vif sans anesthésie afin d’étudier leurs mécanismes.
Éthique, écologie, biologie et éthologie Or c’est ce statut de purs « moyens pour nos fins », de quasi-« choses » sans conscience ni intelligence dans lequel nous avons enfermé les ani maux, à l’exception – mais avec bien des limites – de nos « amis » domes tiques, qui vole aujourd’hui en éclats. Et pour plusieurs raisons. D’abord, comme nous venons de le voir, des raisons éthiques, mais aussi écolo giques, puisque l’on sait que
La vie des lettres
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anniversaire Alcools, cent ans d’âge
Aujourd’hui centenaire, le recueil d’Apollinaire fait l’objet d’une réédition enrichie d’inédits. Paraît aussi une dense et novatrice biographie du poète.
perdre pour le lecteur, tant les anecdotes abondent, le génie d’Apollinaire est poly graphe et ses affinités électives sont nom breuses (il a aimé Marie Laurencin, a été l’ami de Max Jacob, de Picasso ou d’André Salmon, a côtoyé Schwob, Gide, Chagall ou Cocteau, a salué, outre les cubistes, Matisse et le Doua nier Rousseau, a adoubé les jeunes Breton et Soupault). Avec élégance et clarté, Laurence Campa nous plonge dans un tourbillon de voyages, d’amours et de revues.
Tous métiers et tous styles Ce qui en émerge se révèle parfois cocasse : que l’on s’imagine le poète écrivant des ar ticles financiers dans le Guide des rentiers pour la défense des petits capitalistes ou ré digeant des critiques-canulars sous le nom de Louise Lalanne, croupissant brièvement à la Santé pour recel de statuettes volées au Lou vre au moment de la disparition de La Joconde, ou sévissant à la Censure de retour du front. Le livre de Laurence Campa a surtout le mérite de nous rappeler la multiplicité des talents d’Apollinaire. Avant Alcools, il a publié trois livres, l’un sous le manteau (le récit des Onze mille verges), les deux autres sous la forme du conte (L’Enchanteur pourrissant et L’Hérésiarque et Cie), et soupiré de ne pas recevoir le prix Goncourt. Après, il a touché au théâtre et a même rêvé de cinéma. Il a été journaliste, éditeur (entre autres du cata logue de l’Enfer de la Bibliothèque nationale), a publié dans d’innombrables revues (La Revue blanche, Le Mercure de France, L’In« Hommes de l’avenir transigeant) sans jamais parvenir à se faire souvenez-vous de moi/ accepter par le cercle de La NRF, et en a fondé Je vivais à l’époque quelques-unes (Le Festin d’Ésope, Les Soirées où finissaient les rois ». de Paris). Difficile de tout aimer de sa verve complaisance. C’est bien l’événement de multiforme : de l’art cocardier des années cette saison apollinarienne, autant que la ré troubles qui voient se superposer les corps édition d’Alcools – augmentée de quelques des femmes aimées au décor ravagé des tran textes d’Apollinaire à propos de son recueil, chées, des poèmes-conversations aux qua du frontispice réalisé par Picasso, d’un petit trains du Bestiaire, de la veine érotique au lexique de Michel Décaudin, de poèmes- défi calligrammatique, on aura tendance à pri hommages, et d’une préface de feu Paul Léau vilégier telle ou telle voix. Ses filiations biolo taud – et bien davantage que la reparution giques et littéraires sont tout aussi hétéro d’un étonnant et quelque peu médiocre re clites : dans la vie, il est le petit-fils d’un cueil de récits mêlant les différentes traditions officier polonais de l’armée du tsar devenu du mythe de don Juan, Les Trois Don Juan. camérier du pape, peut-être fils d’une ama Grande eût été la tentation de l’inventaire trice de casinos ; dans l’imaginaire, il descend pour la biographe, et grand le risque de se de Verlaine comme de Villon, est inspiré par
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gallimard
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i l’on voyageait à rebours et que l’on prenait une photographie de l’année 1913, on y verrait l’art sur tous les fronts : le musicien Stra vinsky et son Sacre du printemps, Proust et Du côté de chez Swann, l’ensorce lante Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France, composée par Cendrars et colorée par les Delaunay, le premier readymade de Duchamp et la parution des Peintres cubistes, de Guillaume Apollinaire. D’Apolli naire la postérité a surtout retenu Alcools, son premier recueil de poèmes, qui distille sa mélancolie singulière, ses errances à tra vers l’Europe et l’amour, chamboule la poésie et préfigure les révolutions littéraires à venir. Le bouleversement des vers – les aspirants bacheliers le savent (ils savent moins que le poète n’avait pour tout diplôme que celui de sténographe, qui lui servit un bref temps à officier dans des banques) – passe par le mélange de l’ancien et du moderne, d’étranges collages surréalistes avant l’heure (superposant par exemple les figures du Christ et de l’aviateur, de la ceinture de Vénus et de Paris), l’affranchissement des mètres (le fameux vers libre né à la fin du siècle précé dent et comparé par un grincheux à une « anguille tronçonnée qui sursaute et se convulse avant de mourir ») et de toute ponc tuation. Salué par une partie de ses pairs, sus pecté par son époque de « fumisterie » au mieux, de « juiverie » au pis, il s’adressait dans un de ses poèmes à la nôtre : « Hommes de l’avenir souvenez-vous de moi/ Je vivais à l’époque où finissaient les rois ». L’année sui vante, son destin épousait enfin celui de la France : engagé volontaire dans une guerre imprévue, il fut artilleur puis fantassin près du front, où il reçut la nouvelle de sa natura lisation, quelques jours avant d’être touché à la tête par un obus. Mais il ne mourut ni de la trépanation ni des gaz au poumon ; c’est la grippe espagnole, en 1918, à la veille de la victoire, qui l’emporta. Du grand bric-à-brac de sa courte vie (Duha mel, croyant l’insulter, avait taxé Alcools de brocantage), Laurence Campa, éditrice des Poèmes à Lou et membre du centre de re cherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, a tiré une biographie qui ménage la part belle à la légende et à l’incongru, sans
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hypertextes
harlinge/roger-viollet
Les fâcheux
Apollinaire à Yvetot, en 1913. Portrait d’Apollinaire paru dans La Phalange, 15 décembre 1907.
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les traditions aussi bien tziganes qu’irlan daises et ne cache pas son admiration pour les feuilletons populaires (Fantômas). Venu à la poésie entre le symbolisme fin de siècle et le surréalisme de l’entre-deux-guerres, il occupe une place charnière et prophétique, est à la fois moderne et décalé, fasciné qu’il fut par le mouvement mais toujours à bonne distance des avant-gardes (qu’il s’agisse du balbutiant dada ou des futuristes italiens), cri tique d’art et inventeur du mot surréaliste avec sa pièce Les Mamelles de Tirésias (1917), mais pas théoricien pour un sou. C’est à Lau rence Campa qu’il revient d’avoir mis en mouvement l’image figée, depuis la seconde moitié du xxe siècle, de ce découvreur. Chloé Brendlé
Juillet-août 2013 533 Le Magazine Littéraire
À lire
Guillaume Apollinaire, Laurence Campa, éd. Gallimard, 784 p., 30 €.
Alcools, Apollinaire,
éd. Folio, 244 p., 4,40 €.
Les Trois Don Juan, Apollinaire, éd. Gallimard, « L’Imaginaire », 276 p., 9,50 €.
Quel est le point commun entre les Français Richard Millet, Yann Moix, Frédéric Beigbeder, l’essayiste américain Jonathan Evison et Jonathan Franzen, l’auteur des Corrections ? C’est d’avoir pris des positions contre la littérature numérique et la publication de « ebooks ». Si François Bon accompagne par le site Publie.net et ses six cents ebooks le renouvellement de « l’ensemble des strates de ce que l’écriture a toujours développé », si d’autres, comme Olivier Cadiot ou Camille de Toledo, réfléchissent à ce que peut devenir un livre « augmenté », l’ère des liseuses est pour certains celle d’une « post-littérature » (Millet) où s’éteindrait la valeur symbolique du livre. Accusée de briser l’économie du livre (pour Beigbeder, les ebooks entraîneront « la fermeture des librairies, des maisons d’édition, des suppléments littéraires dans les journaux et peut-être la fin de la critique littéraire »), de s’opposer « au sens de la permanence essentielle à l’expérience littéraire » (Franzen), de nous priver d’un objet esthétique, de nous interdire de partager nos goûts (puisqu’il m’est supposément impossible de voir ce que mon voisin lit dans le métro sur une liseuse ou de faire de ma bibliothèque numérique un objet décoratif), l’ère du Kindle ou du Kobo clive les lecteurs, les éditeurs, les écrivains, nous rappelant peut-être les combats menés contre le chemin de fer ou la photographie. Sans doute, cette mutation nous rend-elle à la fois sensibles aux fragilités d’un objet, le livre papier, qui nous semblait éternel, comme à ce mystère propre à la parole littéraire, conditionnée par son support historique, et pourtant toujours transformée et décontextualisée ; après tout, si, comme le faisait remarquer l’helléniste Florence Dupont, L’Iliade n’a été nullement conçue pour finir imprimée chez Budé mais pour être récitée lors d’un banquet, en quoi se trouverait-elle autrement trahie par sa transcription en encre électronique ?
Alexandre Gefen
Critique
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Aux échos de Modiano mondiale, cette période marécageuse et trouble dont Modiano, né en 1945, affirme être issu. Est effacé le Modiano sulfureux de La Place de l’étoile, livre en forme de brûlot provocateur, dans lequel le jeune écrivain règle ses comptes avec l’antisémitisme national en faisant tomber, l’un des premiers, le mythe d’une France unanimement résistante. Ce volume privilégie ainsi, à la satire mordante des premiers livres, le Modiano de la Extrait mélancolie et des mélodies en mode mineur qui marquent tous ses textes depuis Villa triste. à-bas, des fanaux rouges « Ces “romans” réunis pour la s ’égrenaient, et l’on croyait première fois forment un seul d’abord qu’ils flottaient dans l’air avant de comprendre qu’ils suiouvrage, affirme l’auteur dans son vaient la ligne d’un rivage. On avant-propos, et ils sont l’épine devinait une montagne de soie dorsale des autres, qui ne figurent bleu sombre. Les eaux calmes, pas dans ce volume. » On peut après le passage des récifs. éventuellement regretter que cette colonne se trouve ainsi Nous entrions en rade de Paamputée de ses premières ver peete. tèbres, pourtant essentielles. Le Rue des boutiques obscures, choix des textes réunis a donc l’in Patrick Modiano convénient d’émousser partiel lement les ruptures et les chan gements de ton qui ont marqué cette œuvre trop souvent réputée – à tort – monocorde. Mais il a le mérite de faire entendrede manière particulièrement nette les échos qui se tissent entre les livres d’un écrivain hanté par les faits divers tragiques, les person nages à l’identité trouble et les spectres du passé. Dans sa présentation, Modiano affirme, à propos de ces romans : « Je croyais les avoir écrits de manière discontinue, à coups d’oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l’un à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait tissée dans un demi-sommeil. » Une même sensibilité à la disparition semble ainsi animer le narrateur de Dora Bruder (1997) et celui de Rue des boutiques obscures (1978), qui affirme, à propos des Bottins et autres annuaires qui encombrent son bureau de détective privé, qu’ils « constituaient la plus précieuse et la plus émouvante bibliothèque qu’on pût avoir, car sur leurs pages étaient répertoriés bien des êtres, des choses, des mondes disparus, et dont eux seuls portaient témoignage ». Le choix des œuvres rassemblées ici est également dicté par la volonté de mettre en valeur le rapport de Modiano à l’autobiographie. On retrouve dans ce « Quarto » les trois livres qui marquent les jalons progressifs de son parcours vers une autobiographie plus directe : Livret de famille (1977), suite de récits au statut incertain où, aux dires de l’auteur, « l’auto Modiano avec biographie se mêle aux souvenirs imaginaires ». Puis sa femme, Dominique, Dora Bruder, où Modiano dévoile pour la première en 1970.
Romans, Patrick Modiano, éd. Gallimard, « Quarto », 1 088 p., 23,50 €.
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uelques mois après la sortie du dernier roman de Modiano, L’Herbe des nuits, Gallimard fait paraître ce « Quarto », qui rassemble une dizaine de ses œuvres, choisies parmi les quelque vingt-cinq romans et récits qu’il a publiés au long de quarantecinq années d’écriture, depuis la parution, en 1968, de La Place de l’étoile. Modiano serait-il en passe de devenir un « classique » ? On pourrait le penser, rares étant les écrivains qui entrent de leur vivant dans cette prestigieuse collection. Le volume renferme près de 1 100 pages de texte et un très riche cahier iconographique, présentant une soixantaine de photos et documents. Il débute sur Villa triste (1975) pour s’achever sur son avant-dernier roman paru, L’Horizon (2010). Toutes les œuvres majeures publiées durant cette période y figurent : Livret de famille, Rue des boutiques obscures (son prix Goncourt), Dora Bruder (récit qui retrace l’enquête menée par Modiano, à la recherche des traces laissées par une jeune fille juive disparue dans les camps de concentration nazis) et Un pedigree, son récit autobiogra phique, aussi poignant que lapidaire. On y trouve aussi certains romans généralement moins mis en valeur au sein de la production modianesque (Chien de printemps, Remise de peine, Accident nocturne). Trois œuvres importantes manquent cependant à l’appel, celles qui consti tuent la première période de Modiano et que l’on a coutume d’appeler la « trilogie de l’Occupation » – La Place de l’étoile, Les Boulevards de ceinture et De si braves garçons. Ce choix, peut-être dicté par des considérations éditoriales (conserver cert aines œuvres majeures en vue d’une future « Pléiade », qui serait l’étape suivant logiquement ce « Quarto » ?), donne une certaine couleur au volume, qui estompe quelque peu l’importance de la Seconde Guerre
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dr/archives patrick modiano
Par Maryline Heck
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Le petit frère de Buster Le Garçon incassable, Florence Seyvos, éd. de l’Olivier, 174 p., 16 €. Par Évelyne Bloch-Dano
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Modiano à Vienne, en 1965.
fois certains épisodes clés de sa vie, souvent traumatiques (la fugue, le passage au commissariat de police en compagnie de son père), sans le voile de fiction dont il les avait nimbés jusque-là, dans des livres où il leur donnait une forme romanesque. Enfin, Un pedigree (2005), œuvre cette fois strictement autobiographique, qui retrace son enfance et son adolescence, écrite « comme un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute », ajoute Modiano, « pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne […] : tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie ». L’iconographie participe de cette démarche d’éclairage autobio graphique, proposant diverses photos de famille et documents relatifs aux figures parentales (affiches de spectacles de la mère actrice, carte d’identité flamande du grand-père maternel, passeport vénézuélien du grand-père paternel, etc.), mais aussi des photographies de lieux liés à son histoire, tels ces collèges de Savoie ou de banlieue parisienne où le jeune Patrick fut mis en pension par des parents toujours prompts à se débarrasser de lui. Les documents les plus singuliers sont ceux, jusqu’ici inédits, relatifs à des « personnages » de ses romans inspirés par des personnes réelles. On nous donne ainsi à voir le visage de Rubirosa (ami de jeunesse du père, dont le nom apparaît dans Rue des boutiques obscures), de Frede (qui conserve sa fonction d’artiste de music-hall dans Remise de peine) ou encore de Freddie McEvoy (devenu Pedro McEvoy dans Rue des boutiques obscures). « Ces “romans” sont une sorte d’autobiographie, mais une autobiographie rêvée ou imaginaire », écrit Modiano dans son avant-propos. Les amateurs de ses livres trouveront à n’en pas douter dans ce volume quelques pièces supplémentaires leur permettant de recomposer le puzzle particulièrement complexe des rapports que l’écrivain entretient avec le réel et la fiction.
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cène d’ouverture : une jeune femme dans une chambre d’hôtelà Los Angeles. Étonnée d’être là, hésitante et souffrant de ce qu’on appelle une « coquetterie dans l’œil ». Une fille fragile, impressionnable, imaginative. Elle est venue pour enquêter sur Buster Keaton. Finalement, elle repartira sans avoir visité la maison où il a passé ses dernières années. Mais elle a senti dans l’air « quelques microparticules que Keaton avait lui aussi croisées ». C’est assez. En dévidant le fil de la vie du comique qui ne riait jamais, la narratrice rencontre un autre personnage qui, lui, éclate à tout bout de champ d’un rire sonore : son propre demi-frère, Henri. La construction en miroir du Garçon incassable a la nécessité des superpositions que l’inconscient tisse et bâtit. Car, si Florence Seyvos a commencé cette enquête sur Keaton, c’est bien parce que des similitudes inaperçues mais profondes rapprochent Henri et Joseph, dit Buster, en apparence si différents. « Buster » dans l’argot du music-hall désigne une chute spectaculaire : parce qu’il fut malmené par son père, artiste burlesque qui l’utilisa dès son plus jeune âge comme un projectile vivant, ce surnom devint l’empreinte même de l’acteur, son identité. Cette indifférence aux coups et aux malheurs, cette impassibilité ont fait son génie et sa gloire. Son corps, malgré les cascades vertigineuses, semble résister à la souffrance. De sa position de victime, il fait une force, pliant dans ses films, Le Mécano de la General ou Steamboat Bill Jr, la réalité aux dimensions de son imaginaire. Qui est-il vraiment ? Que ressent-il ? Alors qu’il fut une star du muet, le parlant verra sa chute dans la faveur du public : son langage est celui du corps, de l’inadéquation entre un personnage et une situation, il exclut la parole. À jamais, il est « the great stone face ». Henri a lui aussi éprouvé la dureté d’un père aimant mais décidé à éduquer ce fils prognathe et handicapé. De cette relation fusionnelle et contraignante sont nés à la fois le souci de bien faire et la résistance à l’autorité. Docile et rebelle, Henri suit son chemin lent vers l’autonomie. Il ne connaîtra peut-être pas la gloire d’un Keaton, mais il travaillera dans un CAT, prendra l’autobus et pourra aller seul au cinéma. Avec grâce et tendresse, Florence Seyvos dépeint les luttes de son jeune frère et les efforts de l’entourage pour réduire le fossé qui le sépare des gens « normaux ». Certaines scènes sont irrésistibles, et l’on est partagé entre le rire et les larmes, comme dans un film muet. Sauf qu’Henri, lui, se bat aussi avec le langage, son bégaiement et sa difficulté à trouver les mots autrement qu’en apprenant par cœur des phrases stéréotypées. Au fil des pages, le lecteur a le sentiment que le vrai héros, c’est lui. Dans Les Appa ritions, il inspirait déjà à sa sœur le personnage de José. Désormais, « elle n’a pas besoin de tourner la tête pour voir que c’est Henri qui marche à côté d’elle, qui marchera toujours à côté d’elle ».
Dossier
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Tromperie ou révélation ?
La trahison
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Dans notre expérience ordinaire, comme dans nos souvenirs littéraires, la trahison est, avant tout, théâtre. Usage et abus du masque, elle est essentiellement une dramaturgie du caché et de la révélation. Elle est aussi mise en évidence d’une position duplice, que la fameuse « double énonciation » théâtrale (ce discours entre les personnages qui tombe aussi dans l’oreille des spectateurs) a vocation à porter à son paroxysme. De cette dramaturgie profonde le roman a su tirer, dès son avènement, bénéfice. Par-delà même ses emprunts à la mise en scène de la confiance déjouée, il excelle souvent à faire osciller le lecteur d’un point de vue à l’autre, de l’éloge littéraire de la loyauté à la fascination pour la félonie : nul doute que la trahison doit autant à la littérature que la littérature à la trahison. Plus que ne le permettent la scène et ses contraintes, le roman, par sa capacité à saisir le temps long, explore minutieusement les
« Tr a h i s o n f i d è l e » Stèles, Victor Segalen (1912)
Tu as écrit : « Me voici, fidèle à l’écho de ta voix, taciturne, inexprimé. » Je sais ton âme tendue juste au gré des soies chantantes de mon luth :
C’est pour toi seul que je joue. Écoute en abandon et le son et l’ombre du son dans
la conque de la mer où tout plonge. Ne dis pas qu’il se pourrait qu’un jour tu entendisses moins délicatement !
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e le dis pas. Car j’affirme alors, détourné de toi, chercher ailleurs qu’en toi-même le répons révélé par toi. Et j’irai, criant aux quatre espaces :
Tu m’as entendu, tu m’as connu, je ne puis pas vivre dans le silence. Même auprès de cet autre que voici, c’est encore,
C’est pour toi seul que je joue.
ambiguïtés de la constance, confronte, dans l’exigence autobiographique en particulier, les vérités du passé et les basculements du présent, court le risque, dans son idéal de transparence, de sauver la trahison, substituant subrepticement à la fidélité à soi dans le temps, l’identité à soi dans l’instant. La déloyauté devient, pour ainsi dire, contagieuse ; elle gagne jusqu’aux modes de narration eux-mêmes et les jeux subtils qu’ils engagent : les théoriciens du récit parlent de « narrateur non fiable » pour évoquer, par exemple, les romans de Henry James ou de Vladimir Nabokov (Feu pâle propose quatre hypothèses interprétatives concurrentes et exclusives et trois trahisons successives), ou encore le narrateur biaisé du Meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie, si finement étudié par Pierre Bayard (Qui a tué Roger Ackroyd ? éd. de Minuit, 1998). Pourtant, la finesse de l’aperception intime, dont le roman offre souvent l’exemple, souligne aussi, a contrario, la fragilité de nos moyens d’accès à l’autre, toujours traître en puissance parce qu’imperméable en profondeur. Toute forme de communication, tout passage d’un monde à un autre, toute transmission et tradition, cristallise alors les périls notoirement attachés à la traduction et au triste personnage du traduttore traditore. La fécondité essentielle de la trahison pour la littérature, que ce dossier espère mettre en lumière, s’inscrit alors pleinement dans la double définition de l’acte de trahir : révéler malgré soi et tromper malgré l’autre. La parole offre toujours la transcription trompeuse ou tronquée d’une pensée, mais, à un autre niveau, elle en révèle aussi souvent, à l’insu de son auteur, le vrai visage. Plus spécifiquement, toute avancée dans l’écriture n’est-elle pas aussi trahison de son destinataire au nom d’un universel abstrait de la parole littéraire et d’un discours qui renonce
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Dossier coordonné par Alexandre Gefen et Guillaume Métayer
L’Ellipse, René Magritte, 1948, musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles.
En partenariat avec « Les Bons Plaisirs » sur France Culture
Une émission présentée par Ali Rebeihi , tous les
jours entre 12 h et 14 h, à partir du 22 juillet.
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à une communication immédiate, comme le suggérait Derrida ? En réponse, ou en prolongement, la lecture ne peut donner la vie qu’avec la trahison… Ainsi, qu’elle soit amoureuse ou amicale, sociale, militaire ou politique, la trahison a toujours partie liée avec la littérature, moins peut-être en raison de la tendance de celle-ci à recueillir la trace des plus tragiques traumatismes, que parce qu’elle est toujours la rupture d’un contrat entre nous et le monde, contrat dont le langage a rédigé les clauses. Toute trahison n’est-elle pas d’abord et avant tout cela : la révélation de la faillibilité radicale du « monde » dont nous nous étions donné avec crédulité, à force de mots le plus souvent, la « représentation ». De cette inadéquation radicale nous avons peine à accepter l’irrémédiable fatalité. Aussi avons-nous tendance à trahir son anonymat. À cette simple béance de l’entre-deux, nous aimons donner une figure, un profil : au commencement de notre ère, elle s’est faite homme, elle aussi. C’est d’abord de cette angoisse
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première et récurrente que Judas serait le nom. Avant et après lui, mille personnages ont assumé ce rôle inquiétant, apaisant. Les philosophes semblent vouloir se rassurer en répétant que les sens nous trompent, comme pour mieux nous cacher que le logos, langage et raison, nous trahit. Il est dans sa nature de créer sans cesse des mondes trop habitables pour être vrais, dans sa nature aussi d’en apercevoir, parfois brusquement, les failles, puis de reprendre indéfiniment son travail d’épouse fidèle du réel, toujours dupée, toujours à l’œuvre. La double impulsion de tisser l’illusion et d’en constater les lacunes, puis de recueillir et de raconter l’expérience de cette déconvenue, est au cœur de la littérature comme la ligne même de son travail de Pénélope, ou plutôt de Sisyphe. Elle révèle certes, dirait-on, une faiblesse : la volonté trop humaine de n’être pas trompés, notre désir de croire au monde plus parfait, plus fiable et plus stable que nous avons créé, notre incompétence à vivre dans le monde comme il va, à nous frayer un chemin sans
contrat avec les choses et les êtres dans cette universelle fluidité qu’Héraclite révéla. Bref, à être à la hauteur de ce monde dont nous ne pouvons pas accepter la constante infidélité à soi et dont nous nous étonnons, dans des coups de théâtre joués d’avance, qu’il ébranle nos fictions, ruine nos concepts, trahisse nos fixations. C’est ce récit que nous fait sans cesse la littérature, en une initiation toujours inachevée. Ce n’est pas faute d’y impliquer tous ses pouvoirs, d’y associer tous ses effets, dans le récit comme dans le coup de théâtre, dans le brusque comme dans le lento, au rythme qui convient mieux aux contours de chaque déconvenue. Elle est experte également dans l’art de nous donner à croire et de nous montrer comment l’on a cru, car nous n’avons souvent été crédules que par elle et par la magie de ses « traîtres mots ». Et, en même temps, le lecteur n’aime rien tant que de sentir obscurément que ce n’est là qu’un pacte, et de voir craqueler, puis céder d’un seul coup, la surface de cette « fable convenue ».