10 grandes voix de la littérature étrangère

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extrait inédit le nouveau roman de Laura kasischke

numéro spécial

DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70 € - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €

Zadie Smith

Richard Powers

www.magazine-litteraire.com - Août 2013

Lídia Jorge

grandes voix de la littérature Mo Yan

trang re

Alice Munro

Orhan Pamuk

Laura Kasischke

Enrique Vila-Matas

John Irving

Arnaldur Indridason


Éditorial

3

Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique  Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo  Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice  Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing  Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire  Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution

Une encyclopédie vivante Par Joseph Macé-Scaron

L

alcool fort. Tiens, comme orsque nous avons entrepris l’année Arnaldur Indridason, dont dernière de publier une présentation le dernier roman policier des dix romanciers étrangers qui ont joue avec l’un des trésors marqué l’année littéraire, nous ne de la littérature islandaise : nous attendions pas à un tel succès. le Codex Regius, ou le L’exercice était téméraire. Mais vous avez été nom­ « Livre des rois ». breux, très nombreux, à nous demander de pour­ Bienvenue à Lídia Jorge, suivre cette promenade littéraire. Nous sommes donc au rendez-vous cet été, avec une des plus hautes figures toujours le même souci de vous livrer de nouvelles de la littérature portugaise, entrées dans cette encyclopédie de la qui en compte beaucoup. littérature qui ne cesse – et ne cessera Elle est certainement, Pour paraphraser jamais – de s’ouvrir, de se transformer, aujourd’hui, un des écri­ Shakespeare, d’évoluer, bref, de vivre. vains qui a le plus le goût il y a plus de mondes Sélectionner dix écrivains étrangers est de l’humain. Loin de tour­ dans la littérature une démarche forcément arbitraire : ner le dos au monde qu’il n’y en a pourquoi ne pas avoir retenu cette contemporain, elle l’em­ dans le monde. romancière, ce nouvelliste ? Nous en poigne, l’essore et en fait sortir la violence, la corrup­ avons conscience et devons bien concé­ der que nous cherchons aussi à vous présenter des tion, le mensonge et tous nos misérables petits tas approches différentes, nouvelles, riches, contrastées, de secrets. Lídia Jorge, c’est aussi un style superbe, afin de vous renforcer dans l’idée, pour paraphraser manuélin. Shakespeare, qu’il y a plus de mondes dans la litté­ Entrez ici Richard Powers. Ne serait-ce que pour vous remercier d’avoir écrit Le Temps où nous chanrature qu’il n’y en a dans le monde. ntrez donc ici John Irving, l’ours lutteur de tions. Entrez ici Alice Munro, qui met à vif, au scalpel, la littérature américaine, qui a signé cette les drames de nos existences terrés dans nos vies année – de notre point de vue – son roman quotidiennes. La romancière canadienne excelle le plus ambitieux depuis Le Monde selon Garp, un également dans l’art de la nouvelle, comme le livre qui se consume comme le bûcher de nos iden­ ­montre son dernier recueil, Trop de bonheur : « Sur tités et qui interroge le lecteur, mais surtout l’auteur, le quai de la gare, un chat noir croise obliquement leur chemin. Elle déteste les chats. Plus encore les homme fragile. Bienvenue à ces deux romancières raffinées, Laura chats noirs. Mais elle ne dit rien et réprime un fris­ Kasischke et Zadie Smith, qui sont entrées toutes son. Comme pour récompenser cette retenue, il les deux avec fracas dans le paysage littéraire, et ce annonce qu’il fera le voyage avec elle jusqu’à ­Cannes, dès leurs premiers romans. Si vous n’avez pas si elle le veut bien. C’est à peine si elle peut ré­pondre encore lu À moi pour toujours et Sourires de loup, tant elle éprouve de gratitude. » précipitez-vous. nfin, nous ne dirons pas bienvenue à En­ rique Vila-Matas puisqu’il est, ici, chez lui ! Entrez ici les Prix Nobel. Orhan Pamuk, qui n’est pas Non, Vila-Matas n’est pas un hétéronyme seulement la voix d’Istanbul et de toutes les Byzance mais aussi, comme le fut Antonio Tabucchi, un de Borges (à moins que cela soit l’inverse dans une romancier qui possède au plus haut degré la interprétation toute borgésienne). Même s’il écrit conscience du devoir qu’entraîne son métier d’écri­ dans Air de Dylan : « On vit pour com­prendre que vain. Les récents événements qui secouent la Turquie la vie répète toujours le même scénario, la même nous apportent la preuve que Pamuk est bien por­ histoire. » Plus on le fréquente avec assiduité et plus teur d’une vision. De même que l’auteur de Pereira on aimerait l’avoir comme ami tant il développe chez les lecteurs que nous sommes bien davantage prétend avait pressenti les malheurs de son pays. Autre prix Nobel : Mo Yan, qui se rattache au mou­ que le goût de la connaissance : l’intelligence du vement littéraire chinois de la quête des racines. Un cœur. j.macescaron@yahoo.fr capman/sipa

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

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Août 2013 534 Le Magazine Littéraire


Sommaire

5

6

14

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40

50

62

72

82

88

Arnaldur Indridason

Roller/Divergence – Stéphane Lavoué pour le magazine littéraire – Matsas/opale – Beauregard/signatures – Zazzo/pasco & co – Hawthorne/ap/sipa – Zofer/afp – Kets/reporters/rea – Williams/rex features/sipa – Bastien/divergence

n° 534

Alice Munro

John Irving

Orhan Pamuk

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron Islande 6 Arnaldur Indridason Sur l’île aux remords,

Lídia Jorge

Richard Powers

Laura Kasischke

Zadie Smith

Août 2013

Mo Yan

Enrique Vila-Matas

États-Unis 30 Laura Kasischke D’une si douce atrocité,

États-Unis 72 Richard Powers À fleur de cerveau,

par Alexis Brocas 8 Mille nuances de gris, par Hubert Prolongeau

32 Entretien avec Laura Kasischke,

74 Symphonies d’un « faiseur d’écho »,

35 Dans les angles morts de la glace,

76 Entretien avec Richard Powers,

par Juliette Einhorn 12 À mots comptés, par Juliette Einhorn

36 Esprit d’hiver, extrait du nouveau roman

78 Un temps pour déchanter,

États-Unis 14 John Irving Champion en contorsions,

Chine 40 Mo Yan Celui qui n’en pense pas moins,

Royaume-Uni 82 Zadie Smith La louve aux voix mêlées,

16 Entretien avec John Irving,

42 Trop officiel ou trop subtil ?

84 Zadie dans le rétro,

18 Un camarade incomparable,

44 Entretien avec Mo Yan, par Serge Sanchez 46 Gaomi, berceau devenu royaume,

86 Aux carrefours de Londres,

10 Les chauds-froids d’une nation,

par Alexis Liebaert

par Alexis Liebaert

par Edmund White

20 Le carnaval d’une Amérique affolée, par Juliette Einhorn

Portugal 22 Lídia Jorge Les racines enchevêtrées, par Maria Graciete Besse

24 Le pays qui prenait congé, par Pierre Léglise-Costa

26 Tous les spectres du Portugal, par Maria Graciete Besse

28 Des nuits trop parfaites pour être claires, par Alain Nicolas

Ce numéro a été coordonné par Hervé Aubron et Thomas Stélandre, avec Alexis Brocas (séquences Arnaldur Indridason et Richard Powers), Laurent Nunez (Lídia Jorge) et Bernard Quiriny (Enrique Vila-Matas). Avec la collaboration de Jeanne El Ayeb (SR et correction). Photos de couverture : Williams/Rex Features/Sipa – Cannarsa/Opale – Matsas/Opale – ScanPix Sweden/Reuters – Hawthorne/AP/Sipa – Ozer/AFP – Beauregard/Signatures – Stéphane Lavoué pour Le Magazine Littéraire – Matsas/Opale © ADAGP-Paris 2013 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

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Août 20 13 534 Le Magazine Littéraire

par Kéthévane Davrichewy

par Minh Tran Huy

par Véronique Ovaldé

de Laura Kasischke, en avant-première

par Christian Garcin

par Noël Dutrait

par Yinde Zhang 48 Restituer le parfum du santal, par Chantal Chen-Andro

Canada 50 Alice Munro Comment dévient nos vies,

par Geneviève Brisac 54 Des mythologies profanes, par Héliane Ventura 56 Lisez Munro ! Lisez Munro ! par Jonathan Franzen 60 Mûrir comme un « ananas rugueux », par Florence Seyvos

Turquie 62 Orhan Pamuk Le rêveur en éveil, par Thomas Stélandre 64 Fils d’une étoile filante, par Aliette Armel 66 La vigie myope d’Istanbul, par Jean-Baptiste Harang 68 Entretien avec Manuel Carcassonne 70 Une voix rétive à la joliesse, par Valérie Gay-Aksoy

par Alexis Brocas

par Pierre Assouline

par Olivier Saison

par Olivier Saison

par Émilie Frèche

par Vincent Landel

par Vanessa Guignery

Espagne 88 Enrique Vila-Matas Joueur en réseau, par Bernard Quiriny

92 Du moi comme auberge espagnole, par Pierre Senges

94 Une librairie revue et corrigée, par André Gabastou

96 Histoires et géographies, par Emmanuel Bouju

98 Entretien avec Enrique Vila-Matas, par Robert Derain

Prochain numéro en vente le 29 août

Dossier : Marcel Proust

Abonnez-vous page 61 Ce numéro comporte 3 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart La Croix sur une sélection d’abonnés.


Islande

6

L’auteur islandais de La Cité des jarres est l’un de ceux qui a inoculé la fièvre du roman noir à l’Europe du Nord. Sous l’œil mélancolique de son héros récurrent – un policier usé et traumatisé – se révèlent une histoire et une culture très singulières, mais aussi les folies de la globalisation.

Arnaldur Indridason

Sur l’île aux remords

D * Chef de rubrique au Magazine Littéraire, Alexis Brocas collabore aussi, entre autres, à Alternatives internationales. Il a notamment publié Le Rêve du cachalot (éd. Sarbacane, 2010).

À lire

Le Livre du roi, Arnaldur Indridason,

traduit de l’islandais par Patrick Guelpa, éd. Métailié, « Bibliothèque nordique », 320 p., 22 €. (Lire p. 11.)

Par Alexis Brocas*

Depuis James Ellroy, nous savons que le polar peut saisir tous les enjeux et traumas d’une nation. Depuis Indridason, nous savons qu’il n’est pas besoin pour cela de polars hyper­ trophiés, d’intrigues déme­surées, de personnages en foule, de crimes spectacu­laires. Trois cents pages sur la mort d’un petit immigré (Hiver arctique) ou sur l’assassinat d’un Père Noël suffisent. Les romans d’Indridason emportent tout un pays au détour de leurs phrases laconiques. En Islande, le passé est fixé dans la langue même, intacte depuis le Moyen Âge. « Les anciennes sagas, nous expliquait l’écrivain, sont de vastes histoires de familles, de péripéties, de meurtres, de chaos, et elles furent écrite sur des parchemins en cuir, extrêmement rares. Il fallait donc être très concis. Jamais elles n’utilisent deux mots quand un seul suffit, et je m’inscris dans cette tradition. » Dès lors, il paraît logique­qu’Indridason choisisse, pour enjeu de son dernier polar, l’un de ces inestimables manuscrits : le Codex Regius, ou « Livre des rois », fondement de l’identité islandaise. En vérité la quête avait commencé bien des romans plus tôt. Peut-être même dès la naissance d’Erlendur, cet enquêteur emblématique, que l’on croit d’abord taillé sur le patron d’autres enquêteurs hantés. Car Erlendur porte en lui un drame irrésolu (la disparition de son frère, quand il était enfant), parcourt sans cesse, à la manière des fantômes, sa propre existence brisée (son divorce, ses enfants, qu’il a plus

ou moins laissés sombrer) et résout des ­drames qui troublent l’histoire collective faute de trouver des solutions à ceux qui ont dévasté la sienne. Il ne manquerait plus qu’il boive et porte chapeau mou ! Erlendur, ­pourtant, n’a rien d’un cliché. C’est, simplement, un homme du passé : en témoigne son ­horreur des anglicismes, sa passion pour l’histoire, ses regrets permanents… Outre le passé de l’Islande, les polars d’Indridason contiennent aussi son actualité et ­prennent le pouls de ses évolutions sociales – s’inscrivant de fait dans une tradition réaliste sociale policière. À tel point qu’il serait tentant de les soumettre à un classement thématique. L’entreprise pacifiée à la scandinave ? Vous la découvrirez dans Betty, polar non erlendurien où un narrateur hautement diplômé tombe amoureux de la femme du patron, hélas bien plus maligne que lui. Le racisme ? Dans Hiver arctique, sur l’assassinat d’un petit métis. La finance, qui fit le rêve économique islandais avant que le pays se réveille couvert de dettes ? Elle se cache derrière La Muraille de lave, où elle côtoie une peinture acide du relâ­chement des mœurs, comme s’il existait un lien entre libre-échange et échangisme, comme s’il s’agissait de décrire la fièvre consommatrice qui s’empara récemment de ce pays jadis pauvre. L’Islande est une jeune nation, indépendante depuis 1944. En lui rappelant qu’elle n’est pas innocente, Indridason participe à sa croissance.

Arnaldur Indridason, en 2008.

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États-Unis

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Depuis le triomphe mondial du drolatique Monde selon Garp, l’ancien champion de lutte a persévéré dans ses lubies fantaisistes. Si l’auteur demeure un conteur rodé, il a néanmoins laissé monter en lui, ces derniers temps, des humeurs plus sombres, aux confins du tourment.

John Irving

Champion en contorsions

J

* Diplômé de langues orientales, longtemps journaliste politique, Alexis Liebaert a dirigé le service Culture de L’Événement du jeudi et de Marianne.

Dernière parution

À moi seul bien des personnages, John Irving,

traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun et Olivier Grenot, éd. du Seuil, 480 p., 21,80 €. (Lire p. 20.)

Par Alexis Liebaert*

Jusqu’au Monde selon Garp, John Irving n’était qu’un écrivain américain comme il y en a tant. L’un de ces professeurs qui profitent de leur temps libre pour assouvir leur passion pour l’écriture. Il avait, bien sûr, ses propres stigmates – un père qu’il ne connaîtra jamais, et une sévère dyslexie non diagnostiquée qui ne l’aidera pas dans ses études, mais sera compensée, au pays du sport roi dans les universités, par ses talents de lutteur. Son premier roman, Liberté pour les ours !, fut certes accueilli par une critique favorable, mais ne recueillit pas la faveur du public, pas plus que ses deux opus suivants. Et puis vint Le Monde selon Garp. Un succès qui dépassait le simple succès, un livre comme un cri de ralliement, que tous les jeunes de l’époque – nous sommes à la fin des années 1970 – s’arrachaient. Un livre culte. On y trouvait déjà tout ce qui soustend l’œuvre de l’écrivain-lutteur : la lutte donc, l’absence du père, la marginalité sexuelle et les… ours. Bref, tous ces thèmes que l’on allait retrouver dans ses œuvres majeures, L’Hôtel New Hampshire, L’Œuvre de Dieu, la Part du diable, Une prière pour Owen, Je te retrouverai. Tout cela avec une ébouriffante capacité à se renouveler en restant toujours fidèle à son univers et à son goût pour les histoires agrippant le lecteur et ne le relâchant que le livre terminé. Pour preuve, son dernier roman, À moi seul bien

des personnages, livre d’un auteur au sommet de son art. Il serait pourtant un peu réducteur de limiter l’œuvre d’Irving à celle d’un écrivain américain lambda mais doué, exploitant en boucle un certain nombre de sujets qui lui tiennent à cœur. S’il est vrai que l’auteur de Dernière nuit à Twisted River est un vrai raconteur d’histoire, un storyteller comme l’on dit làbas, ses romans ont, depuis les années 1990, gagné en noirceur et en complexité, évoquant dans la mémoire du lecteur averti certains textes de Charles Dickens. Rien de très surprenant venant d’un écrivain qui confie volontiers : « Le xixe siècle m’a toujours parlé », et affirme, sans se soucier le moins du monde d’éventuelles réactions offusquées : « Je n’aurais jamais songé à devenir écrivain si j’avais eu comme seule référence la littérature contemporaine […]. Je ne me suis jamais entiché de Hemingway ou de Fitzgerald, de Faulkner, ils ne me parlaient pas. » Mais impossible de comprendre John Irving sans évoquer ses engagements. Il accepte d’ailleurs volontiers (chose rarissime chez un écrivain américain) de se voir qualifié d’« écrivain engagé ». Seulement pour quatre livres, précise-t-il : À moi seul bien des personnages, Le Monde selon Garp, L’Œuvre de Dieu, la Part du diable et Une prière pour Owen. Quatre romans sur dix-neuf : disons alors un grand écrivain qui sait prendre parti.

John Irving en 2013 à Paris.

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Portugal

Olivier Roller/Divergence

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L’écrivaine invoque sur un mode polyphonique les multiples strates du xxe siècle portugais, en privilégiant le regard des femmes sur une société patriarcale, d’abord figée puis tourmentée.

Lídia Jorge

Les racines enchevêtrées

L

Par Maria Graciete Besse*

Dernière parution

La Nuit des femmes qui chantent, Lídia Jorge, traduit du portugais par Geneviève Liebrich, éd. Métailié, 324 p., 22 €. (Lire p. 29.) Lídia Jorge à Paris, en 2004.

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Lídia Jorge est l’une des figures majeures de la littérature portugaise, auteur d’une œuvre importante qui, à ce jour, compte pas moins de dix romans, quatre recueils de contes, une pièce de théâtre, deux livres pour enfants et un essai. Née en 1946 à Boliqueime, dans le sud du Portugal, elle fréquente le lycée de Faro avant de poursuivre des études à la faculté des lettres de Lisbonne. En 1969, elle accompagne son ­premier mari dans les colonies portugaises, où se déroulent, depuis 1961, les guerres d’indépendance. De retour au Portugal, elle enseigne pendant quelques années, avant de se consacrer entièrement à l’écriture. Petite-fille de paysans, elle reçoit d’un arrière­grand-père une malle de livres qui cons­ tituent la nourriture essentielle de son ado­ lescence. Lorsqu’elle évoque sa formation littéraire, l’écrivaine cite Pessoa, figure in­contournable dans l’espace littéraire portugais. Cependant, au long de son parcours, elle s’éloigne de l’héritage pessoen, choi­ sissant de privilégier le domaine sociolo­ gique, pour faire la « chronique du temps qui passe » et réfléchir sur la liberté, la violence, la vulnérabilité, le secret, la corruption. Couronnée par de nombreux prix littéraires, Lídia Jorge affirme souvent que ses romans lui permettent de témoigner sur le monde qui l’entoure. Malgré la diversité des thèmes et des motifs qui jalonnent ses récits, il y a une

* Professeur de portugais et directrice adjointe de l’UFR d’études ibériques et latino-américaines à l’université Paris-IV, Maria Graciete Besse a publié de nombreux romans, recueils de poésie et essais, pour l’essentiel en portugais.


États-Unis

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Dans l’Amérique pavillonnaire, rien ne dépasse, tout paraît lisse et bien rangé. Que peut-il bien arriver ici ? L’incroyable, sinon le pire. Dans l’abyssale monotonie couve une horreur insidieuse, toujours prête à surgir. Laura Kasischke sait lui donner forme, à la lisière du fantastique.

Laura Kasischke

D’une si douce atrocité

S

* Écrivaine, journaliste et scénariste d’origine géorgienne, Kéthévane Davrichewy a récemment publié les romans La Mer Noire (2010) et Les Séparées (2012) chez Sabine Wespieser.

À paraître

Esprit d’hiver, Laura Kasischke, traduit de l’anglais (États-Unis) par Aurélie Tronchet, éd. Christian Bourgois, 294 p., 20 €. En vente le 22 août. (Lire le compte rendu de Véronique Ovaldé p. 35 et un extrait en avant-première p. 36-38.)

Par Kéthévane Davrichewy*

Saluée en France comme l’une des plus ­­ grandes romancières américaines, poétesse estimée aux États-Unis, Laura Kasischke est née dans le Michigan, où elle enseigne l’écriture à l’université. Je me souviens y avoir passé plusieurs semaines, non loin de la petite ville d’où elle est originaire. Je revois les maisons presque semblables, les pelouses vertes et régulières, longées de haies par­faitement taillées, les familles souriantes, comme sorties de publicités, et un garçon de là-bas qui ne pensait qu’à s’échapper. J’imagine que Laura Kasischke y a songé aussi. « On luttait contre l’ennui en buvant, raconte-t-elle. Avec des conséquences dramatiques, les accidents de voiture, les grossesses non désirées, les ­noyades dans les piscines. ­Prendre des ­risques me semblait vraiment excitant, c’est ce que j’éprouve encore en écrivant. » Très jeune, elle trouvait dans la lecture et l’écriture un exutoire à la monotonie. Fille unique, proche des adultes, elle recevait des confidences qui n’étaient pas destinées à une enfant, et sans doute ressentait-elle une sorte de jubilation à écouter des histoires horri­ fiantes et à soudain accéder à l’envers du décor. Dans ses romans, derrière les vies paisibles de la middle class , gronde une menace. Le quotidien atone dissimule des ambiva­ lences, des fantasmes et des tourments enfouis, des dangers intimes… Les personnages, saisis de trouble, sont au bord du

p­ récipice. Les catastrophes sont imminentes, les tremblements de terre sur le point de survenir. Les héroïnes – car ce sont le plus souvent des femmes, dociles et sages, parfaitement assorties à leur environnement – ne sont pas celles que l’on croit. Sous leurs conversations et leurs gestes de tous les jours, banals et mécaniques, les non-dits ­planent, l’ombre gagne… Elles ont tissé des toiles dans lesquelles elles se débattent, emprisonnées par elles-mêmes.

Laura Kasischke à Paris, en 2007.

« Avide de grands tourments » Laura Kasischke n’a pas quitté le Michigan. Aujourd’hui, elle habite avec son fils et son mari dans une maison en banlieue. Un jardin potager, un verger, une mare, décrit-elle. Entre son domicile et son travail, quelques heures d’écriture préservées chaque jour. Ses livres sont imprégnés de détails de la vie domes­ tique, du rôle de la mère de famille, du lien conjugal. L’intensité surgit d’un dérapage. De petits drames virent à la tragédie. Quelqu’un est menacé, va mourir ou disparaître. « J’écris pour qu’un tel événement se produise. Je suis avide de grands tourments, et j’aime employer des expressions très physiques, très concrètes pour les décrire. » Il arrive des choses extraordinaires à des personnages ordinaires. Car dans toute existence, même la plus banale, il y a un mystère. Les secrets qui sommeillent en chacun, les

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Chine

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Le Prix Nobel 2013 est « celui qui ne parle pas », si l’on en croit son pseudonyme – et l’on a pu lui reprocher de ne pas frontalement interpeller les autorités de son pays. C’est oublier sa verve intarissable, charriant des figures grotesques ou bouffonnes, en elles-mêmes subversives.

Mo Yan

Celui qui n’en pense pas moins

M * Christian Garcin publie, depuis 1992, aussi bien des romans (Les Nuits de Vladivostok, Stock, 2013) que des récits de voyage (En descendant les fleuves. Carnets de l’Extrême-Orient russe, coécrit avec Éric Faye, Stock, 2011) ou des portraits biographiques (Borges, de loin, Gallimard, 2012).

À lire

Le Grand Chambard, Mo Yan,

traduit du chinois par Chantal Chen-Andro, éd. du Seuil, 124 p., 17 €. (Lire p. 48.)

Par Christian Garcin*

Mo Yan a-t-il jamais écrit sur autre chose que sur lui-même, et jamais confié à ses personnages bavards et gloutons autre chose que le soin de freiner la course du temps en ra­contant à sa place (son pseudonyme, Mo Yan, signifie « celui qui ne parle pas »), et à peine modifiées, des fictions nourries de sa propre jeunesse ? Dans la postface de son roman Quarante et un coups de canon, il indique que « le but est de raconter, la narration est le thème principal, la narration est la pensée du livre. […] Si l’on doit absolument définir l’intrigue de ce roman, c’est précisément l’histoire d’un enfant qui raconte une histoire de manière intarissable ». Ce faisant, Mo Yan invalide par avance toute interprétation politique ou théorique de ses romans : la mécanique de la narration en est la seule justification.

Le García Márquez de Pékin ? On a pourtant beaucoup parlé de politique lors de l’obtention du Nobel : Mo Yan est membre du PC chinois et vice-président de l’Association des écrivains chinois, ce qui lui a valu d’être accusé sinon de collusion avec le gouvernement, du moins de tiédeur coupable à son endroit. Mais, comme Borges, Mo Yan récuse qu’un écrivain soit jugé sur autre chose que sur ses livres. Or, dans ses romans, nul ne peut le soupçonner d’une quelconque déférence à l’égard du régime chinois. Il dit d’ailleurs lui-même incarner un

courant qu’il qualifie de « critique par les ­œuvres » et considère que sa littérature « est une critique de la société et de la politique, de la corruption des officiels ». De fait, que ce soit dans Le Pays de l’alcool, où des cadres corrompus se nourrissent de nouveau-nés ­délicatement rôtis, dans Beaux seins, belles ­fesses, qui ­renvoie dos à dos tous les gouvernements, impérialiste, droitiste, maoïste ou capitalisto-­communiste, qui tous malmènent à peu près équitablement le petit peuple, dans La Mélopée de l’ail paradi­siaque, où sont ­décrits les effets de la poli­tique économique et de la répression poli­tique des années 1980, dans La Dure Loi du karma, qui évoque les ravages de la Révolution culturelle, ou encore dans Grenouilles, où sont exposés les méfaits de la politique de l’enfant unique, tous les ­romans de Mo Yan mettent en scène des gens de peu, la plupart du temps paysans pauvres ou « moyen-pauvres », selon l’ancienne dénomination en vigueur sous Mao, victimes de l’aveuglement du Parti, de la corruption des fonctionnaires, de l’indifférence ou de la ­violence des édiles et, plus globalement, de l’histoire collective, qui malmène aveu­glément les destins individuels.

Mo Yan en 2009, à Paris.

Ses romans du trop-plein donnent à voir la violence et la gloutonnerie de la société chinoise, la pornographie du capitalisme.

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mathieu zazzo/Pasco

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Les myriades d’histoires que nous raconte Mo Yan proviennent de son enfance et de son ­village natal de Gaomi, à travers des per­ sonnages clairement liés à sa famille, comme sa tante gynécologue de campagne, dans ­Grenouilles, ou d’autres passés au miroir déformant de la fiction, non parfois sans passerelles vers d’autres univers romanesques, ainsi qu’en témoigne ce « réalisme magique » à la chinoise (un passé quasi légendaire, une part d’irrationnel mêlée aux faits avérés, une communauté villageoise aux prises avec l’Histoire qui déboule, les premières manifes­ tations de la modernité technique et les destins individuels ballottés par la folie meurtrière

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Août 2013 534 Le Magazine Littéraire

des engagements collectifs), dont Beaux seins, belles fesses, par exemple, est l’emblème – Mo Yan ne cache pas sa dette envers García Márquez. Ses romans, nourris aussi bien d’humour que de tragédies, sont souvent romans du trop-plein, du corps gavé, de la gloutonnerie, comme Quarante et un coups de canon – où le corps du reste souvent explose par tous ses orifices. Ainsi, ce que Mo Yan nous donne à voir derrière sa verve et la puissance de son imaginaire et de sa langue (remarquablement rendues par les traductions de Chantal Chen-Andro et de Liliane et Noël Dutrait), c’est la violence et la gloutonnerie de la société chinoise contemporaine,

la pornographie de ce capitalisme qui dévore tout, y compris ses propres enfants – de manière très directe dans Le Pays de l’alcool –, la bouffonnerie tragique de l’existence et, avant tout, une proximité de cœur avec les gens simples. C’est bien entendu dans les grands romans que cet auteur prolifique et puissant donne sa pleine mesure, mais ­certains textes brefs, comme La Joie ou Le Grand Chambard, plus clairement auto­ biographique, permettent d’accéder en douceur à cet univers littéraire aussi riche qu’enthousiasmant, qui semble ne jamais devoir ­s’essouffler et suscite de livre en livre un ­plaisir de lecture toujours aussi intense.


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