nouvelle formule
mai 2014 www.magazine-litteraire.com
N°543
Inédit « Le sens de ma vie » La dernière autobiographie de Romain Gary
Enquête les fausses valeurs de la pensée anti-système
LE MAGAZINE DES ÉCRIVAINS grand entretien avec Tom Wolfe Carnet de voyage Marseille, par Rebecca Lighieri DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN ALL 7,70 € - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
M 02049 - 543 - F: 6,20 E - RD
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Baudelaire Maxime Gorki Colette Albert Cohen Marguerite Duras Camus Doris Lessing
tout
sur leur
mère Les vénéneuses Les adorées Les ambiguës
É d ito
Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Conseiller de la rédaction Joseph Macé-Scaron Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Conception graphique de la couverture A noir. www.anoir.fr Directrice artistique Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Secrétaire de rédaction-correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Président-directeur général et directeur de la publication : Philippe Clerget Dépôt légal : à parution
De la brièveté foley/ opale
Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com
Par lau r ent N u n e z
N
ous connaissons tous ces faux prophètes, intellectuels désabu sés, qui expliquent très sérieu sement qu’on n’a plus le temps de lire, et qu’il faut désormais offrir des œuvres raccourcies, des livres brefs – quelque chose de plaisant pour sept ou huit stations de métro. Ne fuyons plus ces folles personnes, parce qu’elles sont comme des pendules arrêtées, qui donnent tout de même l’heure exacte deux fois par jour. Peut-être notre époque a-t-elle en effet besoin, pour mieux réfléchir, de formes brèves – mais plus exactement fragmentées, explosées. C’est dans le seul blanc de la page que le lecteur contemporain peut se retrouver, pour savourer et digérer la phrase qu’il vient de lire. Deux livres le prouvent. Ils sont anciens mais viennent de paraître.
Le premier est du poète Martial – ou du poète Prigent, on ne sait trop. Ce sont en tout cas « les Épigrammes de Martial, recyclées par Christian Prigent ». Le terme vous choque ? Pri gent l’a choisi : et c’est qu’en effet il a mis beau coup de lui dans ces vers latins, où quelque chose swingue à nouveau – et c’est la langue, qui est comme la mer de Valéry, « toujours recommencée ». Recyclées, donc, ces 650 épi grammes : c’est-à-dire interprétées, actualisées. « Elle veut m’épouser ; mais moi non : très/ Vieille. Si un peu plus vieille : on verrait » ; « Je t’ai dit “Monsieur”. Va pas plastronner :/ Mai 2014 543 Le Magazine Littéraire
Je dis ça souvent même aux employés ». Impos sible, ici, de dévoiler plus d’insolence et d’obs cénité. « J’ai voulu plutôt retrouver quelque chose de cette bonne humeur désinvolte et mal élevée qui fait des poèmes de Martial des boules d’énergie jubilatoires. » À lire Pari réussi : le lecteur DCL pioche, picore, rit, rou épigrammes, git, s’interrompt – et puis Martial, recyclées reprend. par Christian Prigent, éd. P.O.L., 270 p., 9 €.
La seconde œuvre dé cousue, c’est Le Livre des Tables, qui décrit les séances spirites de Victor Folio, 768 p., 8,40 €. Hugo à Jersey, vers 1853. Dialogues inédits avec l’au-delà, avec Napoléon, avec Molière. Dialogues impossibles avec Jésus, avec l’ombre, avec la mort. Huit cents pages de fragments, tout de même : alors on s’impatiente, on fronce les sourcils. Le blanc de la page nous rend à nous-mêmes : on est forcé d’y repenser, on oscille entre le texte et sa compréhension. Mais chaque phrase garde son mystère. « Le ciel est le grand oublié », « Puons tous », « En l’aimant de toute ma haine ». L’au-delà dicte à Hugo ce que nos yeux lisent – comme Martial dicte à Prigent ce que nous avons sous les yeux. « Auteur », « autorité » : voilà deux mots qui étaient de la même racine. Mauvaises herbes. Ce genre de livre rase tout cela. R lnunez@magazine-litteraire.com R Le
Livre des Tables, Victor Hugo, éd.
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mai 2014
N°543
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3 L’éditorial de Laurent Nunez
La vie des lettres
Retrouvez sur notre site www.magazine-litteraire.com R En complément de notre dossier : la mère sorcière chez Marie NDiaye, par Chloé Brendlé. R Les fantômes du Lutetia : alors que le grand hôtel parisien ferme pour trois ans de travaux, retour sur un lieu mythique pour la littérature française – un lieu d’intrigues éditoriales et un décor romanesque. R Enquête : l’essor de la micro-édition, le fin du fin du livre d’art, à tirage très limité. R Les trésors du Magazine : le témoignage de Charles Poncet sur l’appel à la trêve civile en Algérie lancé par Albert Camus le 22 janvier 1956, dont le manuscrit est mis en vente ce mois-ci (lire p. 14-15).
Ce numéro comporte 4 encarts : 2 encarts abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Philosophie Magazine sur une sélection d’abonnés, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique.
Ont également collaboré à ce numéro : Aliette Armel, Maialen Berasategui, Christophe Bident, Évelyne Bloch-Dano, Laure Buisson, Olivier Cariguel, Charles Dantzig, Juliette Einhorn, Jeanne El Ayeb, Alexandre Gefen, Jean-Baptiste Harang, Philippe Lefait, Alexis Liebaert, Jean-Yves Masson, Arthur Montagnon, Pierre-Édouard Peillon, Victor Pouchet, Véronique Prest, Alain Rey, Thomas Stélandre, Aliocha Wald Lasowski. Mai 2014 543 Le Magazine Littéraire
Le dossier
Enquête Dans
Fonds roland-barthes/archives imec
En couverture : Illustration de Pierre Mornet pour Le Magazine Littéraire. Vignette de couverture : Romain Gary en 1968 (Raymond Depardon/Magnum) © ADAGP-Paris 2014 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
6 Enquête E xiste-t-il une pensée « anti-système » ? par Patrice Bollon 14 Camus Un rêve de trêve aux enchères 16 Dino Buzzati, Chroniques terrestres 17 Enrique Vila-Matas, Impressions de Kassel 18 Ivan Tourgueniev, Terres vierges 19 J. M. G. Le Clézio, Tempête 19 Antonio Tabucchi, Voyages et autres voyages 20 Jonathan Dee, Mille excuses 23 Jean Echenoz, Caprice de la reine 24 Jean Hatzfeld, Englebert des collines 26 Claude Louis-Combet, par Philippe Lefait 28 Exposition Éclats de cathédrales 31 Théâtre Une orgie de Borgia
32
Dossier Tout
32 Tout sur leur mère, introduction par Alexis Brocas et Juliette Einhorn 34 Albert Cohen, par Aliette Armel 36 Romain Gary, par Myriam Anissimov 38 Colette, par Juliette Einhorn 39 Albert Camus, par Aliette Armel 40 Mme de Sévigné, par Nathalie Freidel 41 Émile Zola, entretien avec Cyrille Comnène 42 Charles Baudelaire, par Marie Fouquet 44 Doris Lessing, par Anne-Laure Brevet 46 Marcel Proust, par Chloé Brendlé 47 Maxime Gorki, par Nicolas Aude 48 La mère à l’œuvre, par Roland Gori 50 Roland Barthes, par Éric Marty 51 Dans les jupes des fils, par Martine Lavaud 52 François Mauriac, par Jean Touzot 54 Thomas Bernhard, par Mathias Verger 55 Louis Wolfson, par François Cusset 56 Marguerite Duras, par Chloé Brendlé 58 Violette Leduc, par René de Ceccatty 59 Georges Bataille, par Michel Surya 61 Gare aux marâtres, par Pierre Péju 62 Toni Morrison, par Marie Picand-Delabroy 64 Mots croisés : Duras, par Julien Soulié
la cuisine « anti-système ».
sur leur mère (ici Barthes dans les bras de la sienne).
Le magazine des écrivains 68 Entretien avec Tom Wolfe : « Trop d’auteurs ne comprennent pas qu’il faut sortir de chez soi », propos recueillis par Alexis Liebaert 74 Le feuilleton de Charles Dantzig 76 Inédit Groucho, Jésus, ma mère et moi, extraits de l’ultime entretien accordé par Romain Gary 80 Admiration D. Belloc, par Mathieu Simonet 82 Portfolio Derrière les paupières des écrivains : la collection de Félicien Marbœuf 86 Cadavre exquis L’aventure générale, par Patrick Roegiers 90 Carnet de voyage D’une Marseille danubienne, par Rebecca Lighieri 96 L’atelier, avec le site « Le cercle des nouveaux écrivains » 98 Le dernier mot d’Alain Rey
Abonnez-vous page 66 Prochain numéro en vente le 22 mai Dossier : Fictions de la psychanalyse R
illustration Rita mercedes pour le magazine littéraire
Sommaire
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Enquête Existe-t-il
une pensée « anti-système » ?
Médiatiquement très visible et portée sur l’amalgame, une nébuleuse intellectuelle pioche à droite et à gauche pour justifier la nécessité d’un certain conservatisme social face à des élites qui seraient fatalement ultralibérales. R
Par Patr ic e B o l l o n , illustrations r ita m e r c e d e s pour Le Magazine Littéraire
Journaliste et écrivain, patrice B o l l o n est l’auteur d’une dizaine de livres, dont Morale du masque (éd. du Seuil, 1991), Cioran, l’hérétique (éd. Gallimard, 1997) ou Manuel du contemporain (éd. du Seuil, 2007).
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Enquête La pensée anti-système
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(1) Cf. Du bonheur
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d’être réac. Apologie de la liberté, du « mousquetaire corrézien » Denis Tillinac, éd. Équateurs, 2014. (2) Tel l’ancien responsable de Reporters sans frontières, Robert Ménard, élu récemment à Béziers avec le soutien du Front national. (3) Voir par exemple le dossier du Point du 28 novembre 2013 : « Les “néocons”. Nouveaux conservateurs à la française ». (4) Voir la une sensationnaliste du Nouvel Observateur du 9 janvier 2014, « La haine », et la myriade de sites de la même veine.
A
ujourd’hui, il devient à peu près impossible en France d’allumer un écran de télévision ou de se brancher sur une station de radio sans se voir happé par le flux des vitupérations d’un de ces soi-disant « iconoclastes » (Zemmour, Rioufol, Natacha Polony, Élisabeth Lévy, etc.), assurant offrir une « parole vraie » et « authentique ment critique » face à un monde asservi aux mensonges de « l’idéologie officielle de gauche » qui régnerait sans partage sur notre pays. Outre la contradiction de fond sur laquelle repose leur discours – Qui sont donc ces « héré tiques » installés bien au chaud dans les médias, souvent d’État ? –, leur parole prétendument « libre » est devenue en très peu de temps aussi conformiste, ratiocinante et prévi sible – en un mot, dogmatique – que celle qu’elle dénonce.
Une « hégémonie culturelle » ? Certes, ces « anti-politiquement corrects », ainsi qu’ils se qualifient eux-mêmes, ne disent pas tous tout à fait la même chose. Si certains d’entre eux s’annoncent ouver tement « réacs » et s’en glorifient (1) et si l’on en a vu depuis d’autres
faire leur coming out en faveur du Front national (2), la plupart s’en tiennent à un gros bon sens commun donné comme indiscutable parce que sanctionné par l’habitude – les « races » existent puisqu’il y a des visages plus foncés que d’autres, les délinquants sont des ennemis, jamais des victimes de la société, à karchériser sur pied, etc. – ou (et en même temps) à quelques imprécations vagues contre « le règne du Marché » qui relativise tout, et pour la réhabilitation de la République assimilatrice et le retour à des valeurs « absolues » et « éternelles » car transcendantes, à l’école, dans le maintien de l’ordre et les arts. Parler de « nouveaux conservateurs » ou de « réactionnaires », comme les magazines le font régulièrement (3), se conçoit, mais demeure une non-analyse. Quant à crier, comme d’autres (4), à la résurgence du « fascisme », cela non seulement ne concerne – et encore – que quelques excités de la blogosphère tentant vainement de conquérir une place dans le concert médiatique à des fins de survie matérielle, mais, en en faisant les outlaws qu’ils rêvent d’être, ne peut
que renforcer leur attrait. Surtout, on manquerait par là la dimension politique et sociale – la seule qui importe – de ce qui apparaît bel et bien comme une inflexion du climat intellectuel de l’époque. Se trouvet-on en présence, comme certains l’assurent, de la formation de ce qu’Antonio Gramsci appelait une nouvelle « hégémonie culturelle », soit d’un basculement de l’opinion vers « la droite » ? Le parallèle Le Magazine Littéraire 543 Mai 2014
Albert Camus D es ratures
pour biffer la guerre
Le 22 janvier 1956, l’auteur de L’Étranger lance dans la confusion un appel à la trêve civile en Algérie. Le manuscrit de cette exhortation pacifiste est mis en vente ce mois-ci.
A
«
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La vie des lettres
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parutions
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expositions festivals théâtre cinéma
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ucune cause ne mérite la mort de l’innocent. » Alger, dimanche 22 janvier 1956, milieu d’après-midi : Albert Camus lance un appel à la trêve civile. Un appel de raison, au-dessus des partis, à rebours de l’opinion publique belliqueuse. Que dit-il ? « Obtenir que le mouvement arabe et les autorités françaises, sans avoir à entrer en contact, ni à s’engager à rien d’autre, déclarent, simultanément, que, pendant toute la durée des troubles, la population civile sera, en toute occasion, respectée et protégée. » Une « mesure de simple humanité ». L’idée est belle. La voix de Camus s’élève dans un contexte politique instable et survolté, après des élections législatives organisées le lendemain du… premier de l’an 1956. Drôle de nouvel an, où les électeurs ne furent pas à la noce. Daté du 21 janvier 1956, le manuscrit de ce texte, qui figure dans le recueil de chroniques Actuelles III, va être vendu le 13 mai aux enchères par Artcurial. Même si les préparatifs enfiévrés et les retombées de l’appel sont établis mais varient selon les témoins, la mise au jour du manuscrit jusque-là quasi inconnu éclaire une période capitale. Il s’agit du point culminant des efforts de Camus pour enrayer la marche à la guerre entre Français et Algériens (1). Plusieurs récits livrés par des protagonistes (notamment Emmanuel Roblès, André Rosfelder, et Charles Poncet dans Le Magazine littéraire en avril 1990) ou le journaliste Yves Courrière (dans Le Temps des léopards en 1969) l’ont aussi relaté en détail. Au début de janvier 1956, deux éditoriaux de Camus dans L’Express diffusent sa proposition de trêve. Un « comité pour la paix », dénommé ensuite « comité pour une trêve civile », composé de « libéraux » européens et musulmans, le convie à prendre la parole. Il arrive à Alger le 18. Mais les esprits sont échauffés. Les menaces de mort fusent, deux « gorilles » le protègent lors de son séjour algérois, qui dure jusqu’au 25 janvier. « La causerie suivie de débat, d’Albert Camus » est programmée à seize heures au Cercle du Progrès, place du Gouvernement, située en bas de la Casbah. Il parle dans une salle archi-comble, F Page
du manuscrit de l’« Appel pour une trêve civile ». Le Magazine Littéraire 543 Mai 2014
Sommaire 34
Les adorées
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Tout sur leur mère Les adorées Les modèles d’ambiguïté Les vénéneuses
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Albert Cohen portera l’amour maternel à son plus haut degré, en l’assimilant à une passion « biblique ». Colette transforme Sido en un rêve de maturité sensuelle. La mère de Romain Gary lui lègue le don de l’affabulation, quand celle de Camus incarne une morale de l’abstention. Dans les lettres à sa fille, Mme de Sévigné, surnommée « la vraie mère », met en scène une dévotion malicieuse. Zola, quant à lui, jongle entre trois mères : la sienne, celle – illégitime – de ses enfants, et une épouse maternante.
32
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Les modèles d’ambiguïté
Crocodile affectueux, la mère est un archétype ambivalent. Baudelaire érige à la sienne, figure mélancolique du spleen, un tombeau poétique. Dédoublée en grand-mère, celle de Proust est à la fois sévère et caline, tandis que la martyre de Gorki conjugue imageries religieuse et révolutionnaire. Barthes affronte le deuil de sa mère en en faisant, paradoxalement, une figure neutre, quand Doris Lessing rhabille la sienne des vêtements les plus contrastés.
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Les vénéneuses
Celle qui a le pouvoir de donner la vie peut aussi instiller la mort. Thomas Bernhard fait de la haine l’essentiel instinct maternel tandis que Louis Wolfson atomise, par le langage, celle qui lui a donné le jour. Pour Violette Leduc comme pour Duras, régler ses comptes avec la mère peut être la marque d’une violente passion. Chez Toni Morrison, le comble de l’amour maternel n’est plus de donner la vie mais de la reprendre. Et si le couple premier était celui qui unit la mère à son fils ? Une fusion délétère chez Mauriac, qui peint une mère dévoratrice, tandis que Bataille sanctifie sa mère dans la débauche et la folie.
Tout sur
Dossier coordonné par A le x i s B r o c a s & J u li e t t e E i n h o r n
É
crivain, toujours tu chériras ta mère – ou la vomiras, ou affecteras à son égard une impossible indifférence ; qu’importe, tu n’écriras jamais sans elle ! Parce qu’elle t’aura appris la langue et le monde, ta relation à ta mère se lira dans ton rapport au verbe – et tu en joueras parfois à foison. Dévoratrice ou dévorée, fantasme ou tombeau, la mère transparaîtra bien sûr à travers tes figures féminines – derrière laquelle se lira celle de la première aimée. Elle t’apprendra l’idéal, et en retour, tel Pagnol, tu lui édifieras un Château littéraire. Et ainsi, tu renoueras peut-être sans le savoir avec tes ancêtres chasseurscueilleurs et leur culte matriarcal, avec l’Antiquité qui fit de la terre une mère éplorée nommée Déméter ou Cérès sur nos rivages, Coatlicue chez les Aztèques… La mère symbolise la fécondité. Est-ce à dire qu’il faut vivre sous l’astre d’une mère bienveillante pour espérer une belle moisson textuelle ?
Tuer la mère ou la faire (re)vivre ? « Nous ne nous sommes jamais aimés de ton vivant, tu le sais bien », écrivait à sa mère, peu après sa mort, l’un des romanciers les plus féconds : Simenon. Un écrivain reconnu par tous, sauf par sa mère. Bien sûr, il serait tentant de voir dans les deux cents et quelques romans de Simenon autant de tentatives de conquérir un cœur maternel fermé. Mais ce serait céder à ce lieu commun qui estime toute écriture conditionnée par la mère, et réduit la littérature à un sous-produit œdipien. Sous-entendre que seules certaines mères font les écrivains. Lesquelles, alors ? Celles qui martyrisent leur enfant, comme la mère de l’écrivain Jean-Yves Cendrey, auteur d’un cycle autobiographique qui déconstruit magistralement la figure maternelle ? Celles qui poursuivent leur progéniture d’une vindicte irrationnelle, comme la mère de Michel Houellebecq ? Le Magazine Littéraire 543 Mai 2014
Pierre mornet pourl le magazine littéraire
leur mère
Celles qui, au contraire, chérissent leurs enfants à plume et s’ébaudissent de leurs tentatives – telle la mère de Pasolini, institutrice, qui l’initia à la poésie. Il est tentant, pour le critique, de voir en la mère la créatrice première derrière le créateur – et de réduire celui-ci en créature. D’autant que la psychanalyse, pour peu qu’on accepte de la mal comprendre, nous fournit tout l’attirail pour conduire une telle opération. Plutôt que d’édicter des lois sur la génération des artistes, nous avons choisi d’étudier, un à un, quelques Mai 2014 543 Le Magazine Littéraire
cas singuliers d’écrivains qui laissent affleurer dans leurs œuvres la figure de leur mère. D’abord subie, la relation à la mère devient, par le moyen de l’écriture, affaire de construction de soi. Mythification, mysti fication ou mystique : dans le secret de la création, c’est l’écrivain qui reprend le pouvoir sur sa génitrice pour en faire ce qu’il veut. En s’appropriant sa mère, il la tue ; en l’écrivant, la fait-il vivre ? La littérature témoigne de toutes ces petites résurrections et de ces A. B. & J. E . petites morts.
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Chaque mois, Le Magazine Littéraire publie le début d’un des textes postés sur le site « Le cercle des nouveaux écrivains », avec en regard les remarques et suggestions d’un professionnel (écrivain, éditeur, critique…).
L’atelier Là-bas
au fond du jardin
Un texte de laura pa u l u s , annoté et commenté par a l iette a r m e l
Cet incipit casse immédiatement les conventions de la correspondance. Il introduit de manière habile une des thématiques du texte : l’amertume et l’acidité des relations entre sœurs. Mais son obscurité peut décourager le lecteur. R
Le mot « informations » est réducteur et nuit à l’impact de la phrase, il induit un faux-sens que contredit le reste du texte : cette lettre récuse toute sensiblerie mais porte un récit et une vraie réflexion. R
Il n’y a eu aucune communication entre les deux sœurs pendant dix ans. L’auteur de la lettre projette sa propre attente, affirmant : « Je t’ai fait languir. » Elle révèle ainsi son enfermement en elle-même. Le « Tu ne le sais sans doute pas » est en revanche un peu maladroit. R
Cette réflexion montre efficacement la portée souvent insoupçonnée d’une simple phrase venue d’une personne avec laquelle on entretient une relation affective complexe.
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L’atelier Laura Paulus
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R
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R Cette introduction à la thématique suivante – le voyage non pas « autour de ma chambre » mais « dans mon minuscule jardin » – est bienvenue dans sa simplicité, et son explicitation est bien menée.
La platitude du « il y a » et la relative maladresse de la description qui suit casse le mouvement précédent. R
Il est difficile d’imaginer que la mort lente d’un plant de tomate dure dix ans… Le texte bascule alors du réalisme vers la fable ? R
Chère Anis, J’espère que ma langue amère ne suffira pas à diminuer l’acidité de ton souffle. Je ne te demande pas comment tu te portes. Les lettres devraient servir uniquement à transmettre des informations et non aux diverses sensibleries dont elles font fréquemment l’objet. Ce dont je vais te parler est capital. Je mets à profit ces dix années de silence et de réflexion. Je t’imagine surprise. Ne le sois pas. Je me suis préparée longuement à te répondre. À la manière d’une guerrière qui s’entraîne dans le seul but du combat. Jour après jour, j’ai affûté ma plume. Nuit après nuit, je créais de toutes pièces des songes qui remplaçaient le doux sommeil par des réflexions incessantes et infernales. J’ai patienté. Je t’ai fait languir. Tu ne le sais sans doute pas, mais ta dernière lettre a été à la fois une bombe et une clé. Tu as pulvérisé ma vie, et ouvert une brèche vers la vérité. Tu as écrit d’une main maladroite : « Ma chère sœur, prends du courage, quitte la maison familiale et pars à la découverte du monde. » C’est à ce conseil que je réponds maintenant, ma « chère » Anis. J’ai entendu ton appel, et je suis sortie. Je suis sortie de la maison. Un pied devant l’autre. Lentement. Lorsque j’ai levé la tête, j’étais dans le jardin. J’ai tout observé minutieusement. Je me suis rendu compte que l’endroit m’était totalement inconnu. Le lieu devenait lointain. J’étais allée « là-bas », au fond du jardin. Il y a trois plants de tomates, alignés, côte à côte. Le premier sur la gauche est le plus haut. Celui du milieu possède vingt-quatre feuilles, disposées de manière presque symétrique. Le dernier, vers la droite, est presque collé au mur. En choisissant d’épouser la pierre qui enfante l’ombre, il se meurt lentement, heureux de s’adosser à la fraîcheur. Si l’on ose faire quelques pas dans la terre, on arrive droit sur la profuse rhubarbe. Les tiges vert et rose s’étalent paresseusement, assistées de leurs esclaves feuillus qui les Le Magazine Littéraire 543 Mai 2014
éventent à la moindre brise. Ce sont là tous les végétaux qui poussent dans ce jardin. Seul un vieux couteau de jardinage oublié depuis longtemps, fiché profondément dans la terre, semble être le témoin muet de cet éden redécouvert. Juste après ta lettre a commencé pour moi une épopée d’un genre particulier. Pendant une année entière, je m’émerveillais du cycle de la nature. Chaque changement créait un autre monde. En vingt-quatre heures, soit mille quatre cent quarante minutes, soit quatre-vingt-six mille quatre cents secondes, je pouvais traverser des milliers de lieux différents. D’abord une faible lueur éclairait le haut des plants de tomates puis quelques heures après c’était la totalité du jardin qui devenait dorée comme la couronne d’un prince. Soudain, à la nuit tombée, c’était l’obscurité qui, à la manière d’une couverture, tantôt étoilée, tantôt opaque, enveloppait le paysage qui me ravissait tant. Si tu as assimilé cela, alors tu peux prendre la mesure de la joie qui me suffoquait, en sachant qu’à chaque seconde variait le vent, ou encore le soleil, que les saisons tournaient en boucle. Dans mon jardin se cachaient un nombre incalculable de jardins ! […] Au terme de la première année, j’eus peur. Peur que la seconde soit semblable. Pour mon plus grand bonheur, les facteurs climatiques n’étaient jamais les mêmes. Parfois des maladies surgissaient, créant un paysage désolé, mais un paysage neuf. Ô joie des
R C’est une épopée au sens où Peter Handke l’entend. Elle induit le fascinant pouvoir de l’immobilité qui libère un mouvement inédit du temps : seul l’abandon à la contemplation permet de le percevoir. R Bonne idée de marquer le changement d’atmosphère et de perspective par le changement d’objet contemplé : des plantes au couteau. R Autre thématique de cette fable : les effets ravageurs de l’habitude et de l’immobilité physique et affective.
millions, et des millions de jardins naissaient et mouraient instantanément sous mes yeux ! Je pleurais parfois, riais souvent et criais mon bonheur ! Et soudain, tout s’est dégradé. Au début de la troisième année, j’ai commencé à regarder plus attentivement le couteau. Il était là, immobile. Il me narguait. Il ne changeait pas d’état ou que trop lentement. L’usure tardait à le gagner. Il résistait aux changements climatiques. Figé à l’ombre du mur, il refusait le soleil. Il était un fanion, qu’on avait planté là pour me jeter à la figure mon imbécillité. Un malheureux hasard qui me donnait l’impression de contrer ma vie entière. Je l’ai regardé pendant un an. Il
À lire
restait planté là, contaminant le jardin entier. Le couteau était fourbe, il ne muait pas.
L’intégralité
Il n’y avait qu’un seul jardin ! L’attrait de la nouveauté s’était estompé. L’habitude m’avait prise à la gorge. […]
de ce texte ainsi que d’autres propositions de lecteurs sur le site « Le cercle des nouveaux écrivains » : www.lecercledesnouveauxecrivains.fr/
Le premier site d’aide à la création littéraire 1 Roman, essai, poème : vous publiez votre texte sur une
plateforme communautaire, dédiée à la lecture et à la réécriture.
2 Les autres membres du Cercle vous lisent, vous conseillent, et vous aident à retravailler votre manuscrit.
http://w w w.lecercledesnouveauxecrivains.fr/ Mai 2014 543 Le Magazine Littéraire
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