JUIN 2014 www.magazine-litteraire.com
N°544 DOSSIER
SPÉCIAL POCHES NOTRE SÉLECTION DES MEILLEURS LIVRES POUR L’ÉTÉ
FICTIONS de la
PSYCHANALYSE
VISITE PRIVÉE OLIVIA ROSENTHAL N’IRA PAS AU PARC ZOOLOGIQUE DE PARIS
LE MAGAZINE DES ÉCRIVAINS JUIN 2014
GABRIEL GARCÍA ’’ MÁRQUEZ, COMMENT J’AI ÉCRIT « CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCÉE » 82
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INÉDIT
Gabriel García Márquez
Le récit du récit
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PORTFOLIO L’ÉTRANGE « CODEX SERAPHINIANUS » DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN ALL 7,70 € - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
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Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Conseiller de la rédaction Joseph Macé-Scaron Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Conception graphique de la couverture A noir. www.anoir.fr Directrice artistique Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Secrétaire de rédaction-correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Président-directeur général et directeur de la publication : Philippe Clerget Dépôt légal : à parution
Éloge du divan foley/opale
Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com
Par lau r ent N u n e z
O
n pourrait dire à ceux qui aiment la littérature, et sans trop de provocation : Vous voulez écrire, ne faire que ça ? Alors n’attendez plus : faites une psychanalyse. Non pour comprendre ce désir ou pour le diminuer, mais pour enfin ne plus céder dessus. Oui, allongez-vous sur un divan : vous serez débarrassés du misérable tas de secrets dont parlait Malraux. Car ce que vous direz alors, soyez certains que vous ne l’écrirez plus. Et vous pourrez l’inscrire au cœur de vos livres. C’était assurément une pierre, laide et lourde à porter : cela deviendra peut-être un joyau, au centre d’une couronne. Vous refusez toujours ? Vous craignez d’aplanir votre être, de vous ternir ou de vous lisser ? Vous craignez de ne plus rien avoir à écrire ! Rassurezvous : comme dit Quignard, « on ne sait jamais ce que notre passé nous réserve ». Puis votre moi n’est pas si facilement dépliable. Pour commencer, lisez alors ceux à qui la cure fut profitable : Perec, qui construisit sur le divan W ou le Souvenir d’enfance ; Leiris, qui y trouva le principe de L’Âge d’homme, ou Bataille, qui osa ainsi Histoire de l’œil, et W.-C. – un récit si terrible que personne jamais ne l’a lu. Après ces beaux exemples, comment craindriez-vous encore que l’analyse vous formate ? (D’ailleurs : lisez des ouvrages de psychanalyse. Lisez Freud et Lacan ; et vous verrez : vous lirez Juin 2014 544 Le Magazine Littéraire
différemment L’Étranger et L’Homme qui rit, Hamlet et Mrs Dalloway. Et La Nouvelle rêvée ! Et L’Homme au sable ! Votre bibliothèque refleurira de chefs-d’œuvre dont vous pensiez avoir épuisé le sens et la signification.) Oui, vraiment : consultez si vous voulez écrire. Suivez une psychanalyse plutôt que des ateliers d’écriture. Car vous n’avez pas besoin de tout savoir sur la focalisation zéro ; mais vous avez besoin de comprendre pourquoi plus personne n’utilise cette narration omnisciente. Vous apprendrez également à ne plus vous moquer de vos personnages, à vous méfier du premier jet comme des phrases toutes faites, à écrire des dialogues à double sens, à maîtriser la métaphore et la métonymie, à décrire sans ridicule des scènes érotiques. Vous céderez à la formulation – qui est le vrai narrateur de toutes les histoires. Vos récits s’éloigneront des récifs qui pourtant les firent naître. Vous n’aurez plus envie d’écrire des romans pseudo-historiques, ou « inspirés de faits réels ». Vous aimerez la fiction pour ce qu’elle est – qui la sépare du réel bête et borné. « Fictions de la psychanalyse » : lorsque Le Magazine Littéraire propose un dossier qui porte ce titre, soyez certains qu’on n’a jamais vu un titre plus élogieux. R lnunez@magazine-litteraire.com
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Sommaire juin 2014
La vie des lettres
En couverture : illustration d’Ana Yael pour Le Magazine Littéraire. Vignette de couverture : girafes du zoo de Vincennes, dans leur parc provisoire (G. F. Grandin/MNHN). © ADAGP-Paris 2014 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
Retrouvez sur notre site www.magazine-litteraire.com Les trésors du Magazine : hommage à Gabriel García Márquez (lire aussi p. 82-84). R Enquête sur un choc culturel : l’édition française doit désormais compter avec les agents littéraires – considérés pendant longtemps comme une espèce exotique, associée au monde anglophone. R
Ce numéro comporte 6 encarts : 2 encarts abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 lettre Sophia Boutique sur les abonnés, 1 encart Le Nouvel Observateur et 1 encart Musée Balzac sur une sélection d’abonnés, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique.
Ont également collaboré à ce numéro : Aliette Armel, Clémentine Baron, Maialen Berasategui, Christophe Bident, Évelyne Bloch-Dano, Laure Buisson, Catherine Capdeville, Olivier Cariguel, Charles Dantzig, Juliette Einhorn, Jeanne El Ayeb, Bernard Fauconnier, Marie Fouquet, Alexandre Gefen, Jean-Baptiste Harang, Philippe Lefait, Jean-Sébastien Létang, Jean-Yves Masson, Arthur Montagnon, Pierre-Édouard Peillon, Véronique Prest, Hubert Prolongeau, Alain Rey, Thomas Stélandre, Camille Thomine, Aliocha Wald Lasowski. Juin 2014 544 Le Magazine Littéraire
6 Sélection Des poches-surprise pour l’été 16 Photographie Alix Cléo Roubaud et Françoise Huguier 19 Milan Kundera, La Fête de l’insignifiance 20 Samuel Beckett, Lettres 21 Joan Didion, Une saison de nuits 22 Anthologie Le polar sous le IIIe Reich 23 Curzio Malaparte, Italie barbare 27 Colette, Un bien grand amour 28 Les mots des sans-voix, par Philippe Lefait 30 Exposition Van Gogh par Artaud 32 Théâtre Un temps bis, d’après Beckett
Le dossier 36 Fictions de la psychanalyse, introduction par Sarah Chiche 38 Mes personnages devraient-ils consulter ? par Marie Darrieussecq 40 Le divan et la plume, à fleurets mouchetés, par Éric Leroy du Cardonnoy 42 Henry Bauchau, par Karine Henry 44 L’Aimée de Lacan, par Jean Allouch 46 Perec et Des Forêts, à mots couverts, par Mathieu Larnaudie 48 Freud, un style réaliste, par Mikkel Borch-Jacobsen 50 Si j’avais un marteau... par Christophe Donner 51 Duras-Lacan, par Hélène Blaquière 52 L’irrévélable, par G.-A. Goldschmidt 54 Dans le cabinet de Hamlet, par Stéphane Legrand 56 Le sujet comme texte, par Anne-Emmanuelle Berger 58 Sigmund parle-t-il en Derrida ? par Marc Crépon 60 Lacan, la posture du potache, par Laurent de Sutter 62 Entretien avec Catherine Millot, par Hélène Blaquière 66 Mots croisés, par Julien Soulié
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Document
exclusif : « Le récit du récit », par Gabriel García Márquez.
colcanopa pour le magazine littéraire
3 L’éditorial de Laurent Nunez
Torregano/divergence
N°544
6 Sélection :
des poches-surprise pour l’été.
Le magazine des écrivains 70 Grand entretien avec David Carkeet : « La linguistique peut aider tout le monde », propos recueillis par Marie Fouquet 76 Le feuilleton de Charles Dantzig : Les Feux de Saint-Elme, de Daniel Cordier 78 Admiration Pierre Soulages, par Charles Juliet 82 Document exclusif Le récit du récit, par Gabriel García Márquez 86 Portfolio Un grimoire de nulle part : le Codex Seraphinianus 90 Cadavre exquis Épisode vi : L’horizon, par Kéthévane Davrichewy 92 Visite privée Je n’irai pas au zoo de Vincennes, par Olivia Rosenthal 96 L’atelier, avec le site « Le cercle des nouveaux écrivains » 98 Le dernier mot d’Alain Rey
Abonnez-vous page 75 Prochain numéro en vente le 26 juin Dossier : Faites vos jeux ! R
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Sélection Des poches-surprise
pour l’été
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Focus Notre sélection poches
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Pages coordonnées par A lexis B r o c a s & J u l iette E i n h o r n , illustrations C o l c a n o pa pour Le Magazine Littéraire
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L
e livre de poche, c’est le conservatoire de nos classiques. Nous avons tous en tête certaines couvertures emblématiques : celle du Père Goriot et son portrait pathétique, celle du Voyage au bout de la nuit, où Tardi ajoute ses ombres à la nuit célinienne, La Peste en collection Pourpre… Le livre de poche, c’est aussi le paradis de nos modernes ; ceux qui atteignent des chiffres de vente suffisants, ou dont les mérites littéraires sont assez grands pour prétendre au passage à ce format. À eux un supplément d’éternité, pour une nouvelle
vie souvent plus brillante que la première. Un auteur comme Hélène Grémillon le sait bien, qui a vu son Confident, vendu à 15 000 exemplaires à sa sortie, atteindre les 500 000 tirages en poche. Mais le livre petit format, qui assure la pérennité des fonds, c’est aussi bien davantage : un monde éditorial à part – et à part entière –, avec ses curiosités (ces « beaux poches » cartonnés qui fleurissent à Noël), ses nouvelles collections (citons les Carnets de l’Herne, ou Tristram Souple), ses salons (Lire en poche, en automne, à Gradignan), ses inédits…
C’est aussi le lieu des essais et de la théorie – les collections Champs Flammarion, la nouvelle collection de sciences humaines Armand Colin poche, les semi-poches de Champion classiques, aussi pointus que des publications scientifiques – et le creuset où s’ébat souvent la poésie. Un monde en soi, pour adapter le livre aux manchons des dames, depuis le xviie siècle, inventé notamment pour les ouvrages clandestins, mais qui n’a connu son essor qu’au xxe siècle. N’en déplaise aux tristes prophètes, le poche, innovation
éditoriale majeure, témoigne d’une belle résistance à l’heure où le secteur du livre connaît une décrue sur laquelle on n’en finit pas de gloser. Pour rendre compte de ce fourmillement éditorial, nous avons laissé quelques-unes de nos plus vives plumes choisir, parmi les titres sortis cette année, des ouvrages curieux, inattendus, hybrides ou méconnus. Le 23 avril avait lieu la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur. Mais c’est tous les jours que la littérature côté pile se trouve au format poche. R A. B . & J. E . Le Magazine Littéraire 544 Juin 2014
expositions théâtre festivals cinéma
/ parutions
/ La vie des lettres 16
Sans
Photographie Images
titre (Autoportrait au pinceau lumineux), Alix Cléo Roubaud, vers 1979.
légendées
Deux livres éclairent des parcours de femmes photographes : un essai sur l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud et un autoportrait de la reporter Françoise Huguier.
À lire Une
image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud, Hélène Giannecchini, éd. du Seuil, « La
Librairie du xxie siècle », 218 p., 23 €. R Au
doigt et à l’œil. Autoportrait d’une photographe, Françoise Huguier, avec Valérie Dereux, éd. Sabine Wespieser, 256 p., 20 €.
À voir
Du 4 juin au 31 août Françoise
Huguier. Pince-moi, je rêve,
Maison européenne de la photographie, Paris (4e).
jacques roubaud, hélène giannecchini
quelque chose noir, 5 et 8 sur 17, 1980-1981, Alix Cléo Roubaud.
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H Si
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epuis que la photographie, invention technique, a accédé au rang de discipline artistique, elle entretient des relations étroites avec la littérature. La conjugaison de l’image et des mots, modes d’accès au réel, ne cesse de renvoyer à des questions essentielles : celle de leur inscription dans le temps ou de la nature de la vérité qu’ils peuvent transmettre. « Si le monde est réel, écrit Alix Cléo Roubaud, il est la somme de toutes les traces. L’image est le sol de la croyance en [sic] le réel », et Hélène Giannecchini intitule Une image peut-être vraie l’essai qu’elle publie sur la photographe disparue en 1983 à l’âge de 31 ans. « Publiquement, [Alix Cléo Roubaud] sera une photographe qui écrit », morte avant d’avoir rencontré le succès. Le mari d’Alix, le poète Jacques Roubaud, l’a fait connaître en publiant, en 1984, son Journal, accompagné de certaines de ses photographies, mais « les images d’Alix sont nouées au Journal alors qu’il n’était destiné qu’à les diffuser ».
EXTRAIT « Pour Alix, la photographie amoureuse permet de détourer un moment, de le sortir du flux de l’existence pour le garder. En cela, l’acte photographique est une possession […]. Alix ne cache pas sa volonté de possession : les modèles posent, elle choisit savamment le cadre. L’image est érotique, elle le sait et l’écrit… » Hélène G i a n n e c c h i n i
Depuis 2008, Hélène Giannecchini a entrepris un travail d’archivage des 600 tirages conservés : « Alix ne voulait pas d’œuvre posthume, elle seule devait tirer les photographies », et elle jetait systématiquement les négatifs. Hélène Giannecchini chemine à travers cette masse documentaire. Elle l’analyse avec une grande finesse. Elle interroge ses sources théoriques, principalement Wittgenstein et Gertrud Stein. Elle induit, elle déduit. Elle se confronte aux démons quand Alix Cléo Roubaud, avec la série Si quelque chose noir, se rapproche du style japonais rakki tai, le « style pour dompter les démons ». Elle découvre la résistance à la mort dans un détail – un œil – de la série Le Baiser : « J’y vois un appel sourd, qui bouleverse tout : il ne l’attire plus mais tente de s’arracher à elle, ce regard cyclope est la dernière chose qu’elle n’a pas absorbée, qui lui permet de n’être pas confondu dans les ténèbres. » Le Magazine Littéraire 544 Juin 2014
Sommaire 38
Transferts
La littérature a nourri la psychanalyse : lecteur infatigable, Freud a tiré profit de l’acuité descriptive de certains écrivains, sans toujours reconnaître cette dette. En un geste romanesque, Lacan osera baptiser Aimée la patiente étudiée dans sa thèse. À l’inverse, des écrivains démontrent que l’analyse peut constituer le ferment d’une œuvre : Louis-René Des Forêts, Perec, Bauchau… Pour Marie Darrieussecq, écriture et psychanalyse partagent une quête du mot juste et du bon tempo.
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Fictions de la psychanalyse Transferts Fables Déplacements
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Dossier coordonné par S a r a h c h i c h e
Fables
La psychanalyse ne serait-elle qu’une grande fable ? Le terme n’est pas forcément polémique : il peut certes stigmatiser des manipulations inavouées (le « cas » comme fiction ?) ou un certain moralisme – ce que clame Christophe Donner. L’on peut aussi simplement envisager la part essentielle du récit dans la psychanalyse, ce qui permet d’éviter malentendus et rendezvous manqués (comme entre Lacan et Duras). Les notions de traduction, d’interprétation et de projection sont stratégiques : voir la manière dont Hamlet déboussole ses analystes.
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Fictions de
Déplacements
Plutôt que de perpétuer la rivalité entre littérature et psychanalyse, ou de départager leurs mérites respectifs, sans doute vaut-il mieux déplacer leur ligne de démarcation. Par exemple, considérer Freud comme un pionnier de la théorie moderne du texte ; mesurer combien, chez Derrida, la langue et la folie sont intimement liées ; rire avec Lacan, chez qui la blague ésotérique n’est pas une afféterie, mais un parti intellectuel et littéraire, à sa manière. Catherine Millot reconnaît elle volontiers que ses livres sont « des poursuites » de sa propre analyse.
Sarah Chiche
est écrivaine, psychologue clinicienne (diplômée de l’université Paris-Diderot) et psychanalyste. Née en 1976, elle est l’auteur de plusieurs romans, dont L’Emprise (Grasset, 2010), et d’un essai sur Fernando Pessoa et la mélancolie, Personne(s), (éd. Cécile Defaut, 2013). Elle vient de préfacer, dans la « Petite Bibliothèque » de Payot, une traduction inédite des Trois essais sur la théorie sexuelle de Sigmund Freud, ainsi qu’un diptyque constitué de La Peau de chagrin de Balzac et d’« Un cas de névrose démoniaque au xviie siècle » de Freud.
R
apport Inserm sur les psychothérapies, Livre noir de la psychanalyse, brûlot anti-Freud de Michel Onfray… Ce qui s’écrit sur la psychanalyse lui est désormais largement défavorable. Les grandes maisons de littérature générale publient de moins en moins de psychanalyse. L’une après l’autre, les librairies dédiées au sujet mettent la clé sous la porte. Les psychanalystes ne lisent plus les travaux de ceux qui n’appartiennent pas à leur association et, par leurs prises de position archaïques dans les récents débats sur l’homoparentalité et le mariage pour tous comme dans ceux sur la prise en charge de l’autisme, certains ont réussi l’exploit de démontrer que la psychanalyse n’avait pas besoin d’ennemis extérieurs pour se discréditer. Prenons le parti d’aborder le problème par un autre bord – en s’arrêtant sur ce que, aujourd’hui, la psychanalyse fait écrire. En 1930, Freud obtenait le prix Goethe, un prix de littérature, dont il était d’ailleurs très fier, même s’il eût préféré avoir le Nobel de médecine. Tout en cherchant à faire reconnaître la psychanalyse en tant que science, il affirmait : « Mes observations de malades se lisent comme des nouvelles. » Il est fréquent d’entendre des écrivains confier que certains livres étaient en avance sur eux, leur écriture précédant des événements ultérieurs qui alors échappaient à la conscience. Mais, si l’on peut appliquer la littérature à la psychanalyse (1), appliquer la psychanalyse à la littérature, ramener la question de l’identité personnelle comme fiction en jeu dans la création des hétéronymes de Pessoa à un effet de la « psychose » du poète, ou interpréter les rapports de Kafka avec les femmes comme si on l’avait reçu sur le divan, c’est s’embourber dans la pathologisation grossière et psychologiser ce qui de l’œuvre d’art restera toujours impénétrable (2). Les récits de cas freudiens ne sont-ils que des fictions ? Le dispositif narratif de la cure, qui tresse, via le Le Magazine Littéraire 544 Juin 2014
illustration Ana Yael pour le magazine littéraire
la psychanalyse discours indirect libre, les points de vue de Freud et de ses patients, est supposé trahir les faits, de telle sorte que « la fameuse “expérience” sur laquelle est supposée reposer la psychanalyse n’est jamais qu’un pur effet stylistique (3) ». De là à estimer que la psychanalyse n’est que de la (mauvaise) littérature, il n’y a qu’un pas, que certains franchiront avec fureur en considérant que les productions psychanalytiques récentes axées sur la critique culturelle et l’essayisme moralisateur offrent une double dégradation et de la qualité littéraire et des prétentions scientifiques de la psychanalyse. Pourtant, certains psychanalystes, comme Bion et ses élèves (4), considèrent qu’un bon compte rendu d’analyse ne peut être fait qu’au discours indirect libre, les projections du patient et la façon dont l’analyste va héberger ces contenus projectifs se reflétant dans cette forme grammaticale et stylistique. Dès lors, la cure relèverait de l’intrication entre récits mis en actes par le patient et l’analyste et « narrativité » de ce qui, auparavant, ne pouvait s’exprimer que par le symptôme. D’autres, comme Pierre-Henri Castel dans son « cas Paramord (5) », estiment qu’il existe des modalités de l’écriture du cas clinique où précisément seule l’expression littéraire est susceptible de faire entendre les voix inaudibles de vies minuscules : il ne s’agit plus de centrer le propos sur le contenu Juin 2014 544 Le Magazine Littéraire
narratif du patient (ce qu’il raconte) mais bien, pour faire surgir la vérité de l’expérience, de s’attarder sur la façon, le ton, le phrasé, avec lesquels un patient va faire part de son vécu, à l’instar de ce qu’Elias Canetti appelait le « masque sonore » des personnages de son théâtre expressionniste. Certains écrivains confient qu’ils ont peur de commencer une analyse par crainte de perdre cela même qui permet à l’écriture d’advenir. Pourtant, Beckett devint Beckett après son analyse avec Bion. Et Bion ne serait peut-être pas devenu Bion si l’un de ses premiers patients n’avait été Beckett… Mais le dernier mot, dit sur le divan, ne se trouve dans aucun livre. Il est celui qui restera entre les lignes mais permettra, peut-être, à chacun, écrivain ou non, de n’être plus le personnage d’une histoire écrite par d’autres, mais bien une personne, auteur de sa vie. (1) Cf. Pierre Bayard, Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, éd. de Minuit, 2004, et Demain est écrit, éd. de Minuit, 2005. (2) « Kafka sans cesse », Georges-Arthur Goldschmidt, dans « Kafka, le procès du sujet », Figures de la psychanalyse, n° 16, éd. Érès, 2008, p. 11-21. (3) Le Dossier Freud. Enquête sur l’histoire de la psychanalyse, Mikkel Borch-Jacobsen et Sonu Shamdasani, éd. Les Empêcheurs de penser en rond, 2006. (4) La Psychanalyse comme littérature et thérapie, Antonino Ferro, éd. Érès, 2005. (5) Le Cas Paramord, Pierre-Henri Castel, dans La Fin des coupables, éd. Ithaque, 2012.
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rue des archives/rda
le « sujet » ne saurait être institué et désigné comme tel, et lorsqu’il affirme à son tour, dans le sillage de Freud et de Jakobson, que l’inconscient est structuré comme un langage, en ce qu’il obéit lui aussi au jeu de la substitution, métaphorique (symptôme) et métonymique (désir). Tout sujet, en tant que parlêtre, est pris dans les rets du langage. Si n’est pas écrivain, et surtout bon écrivain, qui veut, tout sujet est néanmoins en ce sens un proto-écrivain. D’où la tentation qui saisit tant de parlêtres d’écrire, pourvu qu’ils ou elles aient un accès suffisant aux trésors de la langue ; d’où encore la facilité qu’il y a à se prendre pour un écrivain, dès lors que nous sommes tous des rêveurs, donc aussi des rêvé-e-s. De ce que « parler », donc écrire, nous fait dire, être ou signifier, qui mieux que la littérature, qui en a fait son affaire, et la psychanalyse, qui en a fait sa clinique, nous permet de saisir le sens et les effets ? Psychanalyse Juin 2014 544 Le Magazine Littéraire
Sigmund Freud dans son bureau à Vienne, vers 1937.
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et littérature ont encore ceci de commun qu’elles sont toutes deux, quoique différemment, à la fois des sciences et des pratiques de la fiction. Elles offrent, pour le dire autrement, des savoirs pratiques sur les logiques du désir. On sait ainsi grâce à elles que ce dernier n’a à voir ni avec la réalité ni avec la vérité. Sans la littérature (ou ses héritiers, comme le cinéma) et la psychanalyse, qui saurait encore, à l’heure des mesures techniques de l’activité cérébrale et du retour des dogmes religieux, que la réalité humaine est tissée de fiction(s) et que fiction et vérité ne s’opposent pas ?
Lacan a raison de dire qu’il revient à la lettre de Freud lorsqu’il définit l’être humain comme « parlêtre » et considère que l’inconscient est structuré comme un langage.
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Grand entretien avec D avi d C a r k e e t « La linguistique peut aider tout le monde »
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Le feuilleton de C h a r le s D a n t z i g « Il n’y avait plus d’obstacle au bonheur » : les Feux de Daniel Cordier
Document exclusif
82 Le récit du récit Gabriel García Márquez
Comment « Gabo », disparu en avril dernier, commença par la fin Chronique d’une mort annoncée
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Admiration Pierre Soulages, l’œuvre aux noirs : un musée sous l’égide du peintre ouvre dans sa ville natale de Rodez par C h a r le s J u l i e t
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Portfolio Encyclopédie fantaisiste et cryptée conçue par un Italien en 1981, le Codex Seraphinianus connaît une seconde jeunesse
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Cadavre exquis Épisode vi : L’horizon par k é t h é va n e D av r i c h e w y
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Jacques Torregano/Divergence
Visite privée Je n’irai pas au zoo de Vincennes par O li vi a R o s e n t h a l
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L’atelier Diogène, la harangue
Le dernier mot d ’ A la i n r e y : Passer quel port ?