AOÛT - SEPTEMBRE 2014 www.magazine-litteraire.com
N°546
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Sommaire
Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Directeur éditorial Maurice Szafran Directeur général et directeur de la publication : Philippe Clerget Dépôt légal : à parution
SPÉCIAL RENTRÉE
1981-1986. Critique de cinéma pour Télérama.
Trouver sa place Cette synthèse est aussi celle des moyens formels employés par l’auteur dans ses livres précédents. Cinq de ses huit premiers livres sont des romans (les autres sont des essais biographiques) ; les quatre suivants sont des récits. À la charnière, L’Adversaire marque non seulement le passage d’un genre à l’autre mais, pardelà, la nécessité de trouver les moyens formels d’affronter par l’écriture le vacuum intime de Jean Claude Romand. La fiction romanesque, que ce soit celle, foisonnante et débridée, qu’il pratiquait à l’époque de L’Amie du jaguar ou de Bravoure, ou
1982. Werner Herzog, essai (Ediling).
1983. L’Amie du jaguar (Flammarion).
1 9 8 4 . Bravoure (P.O.L). 1993. Je suis vivant et vous êtes mort (Seuil), biographie romancée de Philip K. Dick.
1995. Prix Femina pour La Classe de neige (P.O.L).
1998. La Classe de neige est adaptée au cinéma par Claude Miller.
2 0 0 0 . L’Adversaire (P.O.L). 2002. L’Adversaire est adapté au cinéma par Nicole Garcia.
2003. Réalise le documentaire Retour à Kotelnitch, qui nourrira l’écriture d’Un roman russe.
2005. RICHARD DUMAS / AGENCE VU
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Critique pour la revue Positif.
celle, existentielle et quasi kafkaïenne, de La Moustache ou de La Classe de neige, ne paraît plus convenir pour res tituer le bouleversement intime qu’a provoqué chez lui la confrontation avec ce simulacre identitaire qui tient lieu à Romand de subjectivité. De là est née la manière si particulière qu’a trouvée Carrère d’ap préhender la vie d’autrui à la lumière de la sienne. Cette rencontre initiale et fondatrice entraînera l’au teur dans l’inlassable exploration du paradoxe vou lant que l’évidente singularité de chaque vie n’exclue pas la perception intime de ce qui nous relie profon dément à autrui. Ainsi, dans Un roman russe, il entrelace le récit parfois douloureux de ses différends familiaux et de ses déconvenues amoureuses avec un film documentaire sur la vie quotidienne dans la petite ville russe de Kotelnitch. Dans D’autres vies que la mienne, il met sa plume au service de ses proches pour raconter avec compassion et délica tesse les épreuves qu’ils ont traversées, tout en réflé chissant à son rôle à l’égard de ceux dont il écrit la vie. Devant ces individus qu’il connaît et qu’il côtoie souvent de très près, il lui faut légitimer sa démarche d’écriture, « trouver sa place » face à eux. Cette conscience inquiète que sa position ne va pas de soi se traduit dans l’instabilité de la construction de récits dont il semble découvrir la fin – et la finalité – en même temps que le lecteur. Elle fait la marque d’une écriture à la fois tourmentée et consciente
Docteur en lettres modernes, ÉM ILIE B R I È R E enseigne à l’UQAM (Montréal). Elle s’intéresse notamment aux figures de l’enfance dans la littérature contemporaine.
Emmanuel Carrère à Paris en 2011.
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Fait un film de La Moustache.
2 0 0 7 . Un roman russe. 2009. D’autres vies que la mienne (P.O.L).
2 0 1 1 . Prix Renaudot pour Limonov (P.O.L).
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En couverture : © Hannah Assouline pour Le Magazine Littéraire © ADAGP-Paris 2014 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
Abonnez-vous page 75 Prochain numéro en vente le 28 août Dossier : Françoise Sagan R
/ / / Carrère Salter Mauvignier Vann Rosenthal Quignard Burnside Blas de Roblès Tesich Garcin
« Partout, le livre perdait du terrain » James Salter se rapproche d’une certaine manière de Raymond Carver – mais d’un Carver qui n’aurait pas eu besoin d’un éditeur aux ciseaux impitoyables, un Carver capable de réduire ses textes au plus juste. Cette quête de beauté formelle a un prix : la rareté. En une vie – qui fut aussi marquée par le journalisme, et le cinéma –, James Salter n’a produit que six romans, trois recueils de nouvelles, une autobiographie… De là l’événement que représente la parution, le 21 août prochain, d’Et rien d’autre, son dernier roman depuis… trente-quatre années. Mais ses livres vivent selon une temporalité différente du reste de la production éditoriale. Pas toujours bien accueillis à leur sortie, ils n’ont jamais cessé d’être réédités. Cette pérennité dit assez leurs qualités, en ces temps voués à l’éphémère. « Partout, le livre perdait du terrain, écrit-il dans Et rien d’autre. […] Tout continuait exactement comme dans le passé, et c’était toute la beauté de la chose. La gloire s’était émoussée, mais de nouveaux visages ne cessaient d’apparaître, désireux d’appartenir à ce monde, d’entrer dans l’édition, qui continuait à suggérer une certaine élégance, comme une paire de belles chaussures vernies et impeccablement cirées portées par un homme en Le Magazine Littéraire 546 Août-septembre 2014
faillite. » Suivre les péripéties du personnage de Bowman dans l’édition, c’est prendre la mesure du changement, sans passéisme (« la beauté de la
chose »). Et comprendre que James Salter écrit comme autrefois, quand le livre était encore une affaire cruciale où chaque mot comptait.
James Salter à Paris en octobre 2008.
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SPÉCIAL RENTRÉE
À LIRE Autour
du monde, Laurent Mauvignier,
éd. de Minuit, 384 p., 19,50 €. Lire page 28.
Paroles et points de vue s’entrecroisent dans chaque livre du romancier, quel qu’en soit le cadre : une famille en deuil, un stade en panique, une réunion d’anciens de l’Algérie, ou le déferlement du tsunami japonais.
Repères 1967.
U
Naissance à Tours.
Par J ULIETTE E I N H O R N
1999. Loin d’eux (aux éditions de Minuit, comme tous ses livres).
ne vie vaut-elle plus qu’une bière ? Cette question qui taraude Ce que j’appelle oubli, récit-phrase, résonne dans l’œuvre d’un écrivain qui porte ses personnages dans son ventre : à leur place, en leur nom, Laurent Mauvignier, né à Tours en 1967, porte sa voix nourricière – êtres tuméfiés qui parlent du dedans, à toutes les personnes, dans un flux diluvien à la Thomas Bernhard. Auprès d’un père peintre de l’industrie métallurgiste, puis éboueur, il a vécu de l’intérieur cette vie ouvrière de labeur et de peine. Pour autant, Tony et les autres parlent de trop loin pour que l’écho de leurs déchirures s’ancre dans le seul enracinement biographique. La liquidité, la rotondité du style, tout en monologues cadencés, parions une bière, en revanche, sur sa source : diplômé des beaux-arts en 1991, Laurent Mauvignier versera dans son verbe des modulations et saillies, des volumes propres aux arts plastiques… Si, en fac de lettres, il saute par la suite dans le grand bain d’Artaud, Genet, Céline, c’est surtout en frottant sa plume aux ateliers de François Bon (sur les pas d’un compagnon d’écriture, Tanguy Viel), qu’il amorce le chemin qui le mènera, en 2008, à la Villa Médicis. Si les romans polyphoniques sont légion, ceux de Mauvignier, qui a fait de l’alternance des points de vue sa marque de fabrique, poussent très loin le procédé : rarement le feuilletage des narrateurs aura été rendu si nécessaire et empathique. L’auteur d’Autour du monde donne la parole à ceux qui ne l’ont pas ou plus, êtres de peu et de silence. Après Nathalie
2000.
Sarraute, il fait avec le monologue ce que fait Céline avec les points de suspension, prêtant voix à tous ses personnages dans une démocratie littéraire : un morcellement de flux de conscience qui se contredisent, se prolongent, et, en étageant la remémoration, prêtent forme à ce qui n’en a pas. Dans Loin d’eux, les parents, la tante, l’oncle et la cousine de Luc, qui s’est donné la mort, se partagent un je mis en pièces, « un imparfait qu’[ils] n’encaisserai[en]t jamais » : le père, encombré par le deuil de son épouse, tait sa douleur pour épanouir celle de sa femme ; son corps à elle devient le théâtre de leur commune souffrance ; le père, encore, qui voudrait savoir ce qui, du faisceau de causes qui ont mené son fils à ce geste, « ce que de cet ensemble il [peut] extraire comme étant sa part à lui » – les « mots « enfouis » ? Des voix qui font résonner les stigmates de la catastrophe, la rage à comprendre de l’après, mais aussi les symptômes de l’avant, donnant aussi la parole à celui qui est tombé en lui-même, « [leur] petit dormant dans la mort ».
Apprendre à finir (prix du Livre Inter 2001 et Wepler 2000).
2002. Ceux d’à côté.
2004. Seuls. 2005. Le Lien, dialogues.
2006. Dans la foule (prix Fnac).
Sept. 2008-sept. 2009. Villa Médicis.
2008. Scénario de Seule, de Fabrice Cazeneuve
2009. Des hommes (prix des libraires et des librairies Initiales) manque de peu le Goncourt.
2010. Nommé chevalier de l’Ordre des arts et des lettres.
2011.
Vies en quinconce L’œuvre à venir ne poursuivra dès lors qu’un dessein : rédimer la mort de Luc, accoucher les êtres de ce qui ne peut se dire – terminer la phrase de Luc laissée en suspens sur le post-it retrouvé par sa mère, ou tendre à Claire, qui s’est fait violer (Ceux d’à côté), le mouchoir dans lequel faire tenir sa vie. Les objets, chez Mauvignier, jouent le rôle d’indices. Les êtres n’y parlent pas comme ils le feraient dans la vie – l’écrivain, pour lui, doit se situer en dehors du monde,
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JEAN-LUC BERTINI/PASCO & CO
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Dans le flot des voix
Laurent
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Mauvignier en mars 2005.
Ce que j’appelle oubli, d’après un fait divers survenu en 2009. Scénario de Chien de guerre, de Fabrice Cazeneuve.
2012. Tout mon amour, pièce qui sera mise en scène au Théâtre Garonne, à Toulouse, par Rodolphe Dana, du collectif Les Possédés, et repris au Théâtre de la Colline, à Paris.
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David Vann
La sélection naturelle
Repères 1966.
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David Vann naît sur l’île Adak, en Alaska.
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1980. Suicide de son père, James Edwin Vann. David a 13 ans.
1985.
Ne venez pas lui parler des vertus du grand air. Espaces sauvages et étouffant huis clos familial : telle est l’imparable équation de l’auteur américain, hanté par le suicide de son père.
Il entreprend de faire le récit de ce traumatisme, sans succès pendant dix ans. C’est lors d’une traversée en voilier, de la Californie à Hawaï, que le roman Sukkwan Island prend forme. Le manuscrit est refusé par tous les agents américains.
Par T H O M A S S T É L A N D R E
2008. Gagne sa vie comme marin, enseigne la littérature, publie quelques articles dans The Guardian et Esquire. Et, alors qu’il perd espoir de voir un jour son texte édité, l’envoie à un concours de nouvelles, le Grace Paley Prize. Il gagne. Sukkwan Island est publié aux Presses de l’université du Massachusetts dans le volume Legend of a Suicide. Avec 3 000 exemplaires vendus, le livre connaît une carrière modeste, mais reçoit les louanges de pointures comme Stewart O’Nan ou Robert Olen Butler.
E
n 1980, James Edwin Vann propose à son fils David, installé en Californie avec sa mère, de passer une année avec lui en Alaska. L’adolescent refuse. Quinze jours plus tard, le père se suicide d’une balle dans la tête. Ce traumatisme a rendu David Vann insomniaque pendant quinze ans et a donné matière à son premier texte, publié en 2008 par les Presses de l’université du Massachusetts, dans le volume Legend of a Suicide – qui comprenait par ailleurs d’autres nouvelles. Le succès est confidentiel, avant que l’éditeur Harper Collins ne rachète les droits et lui offre une plus grande visibilité. En France, c’est Gallmeister, petite maison spécialisée dans la littérature américaine, qui a misé sur le texte, renommé Sukkwan Island. Dès sa parution, il galope en haut de la liste des meilleures ventes. Il y était question d’un père et d’un fils partis pour un an vivre dans une cabane sur une île de l’Alaska, avec cette dédicace : « À mon père, James Edwin Vann, 1940-1980 ».
2010. Repéré en France par l’éditeur Oliver Gallmeister pour sa collection emblématique de nature writing, le roman touche un large public dès sa parution. Sukkwan Island remporte le prix Médicis étranger, une consécration.
2011. Désolations.
« La croyance en l’innocence, c’est chiant »
2013. Impurs.
2014. Parution simultanée des traductions du roman Goat Mountain et de l’enquête Dernier jour sur Terre, publiée aux États-Unis en 2011.
L’Américain fait en cette rentrée l’objet de deux traductions, deux propositions entre lesquelles Le Magazine Littéraire s’autorise à ne pas trancher. Un roman d’un côté, Goat Mountain, le quatrième de son auteur, dont on lira ici les saisissantes premières pages, et une enquête à teneur personnelle de l’autre, Dernier jour sur Terre. Sans échafauder des
David Vann à Paris en janvier 2010.
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complémentarités factices, constatons les ponts, pour comprendre les obsessions qui habitent déjà l’œuvre en marche. Si Goat Mountain est adressé cette fois « à [s]on grand-père », la figure du père surplombe encore la meurtrière partie de chasse. C’est lui qui tient le braconnier dans sa ligne de mire, lui qui propose au fils de jeter un œil au viseur, lui qui tend l’arme. Sur la toile du fait divers, Dernier jour sur Terre ne raconte pas autre chose : « Après le suicide de mon père, j’ai hérité de toutes ses armes à feu. J’avais 13 ans. » Un héritage en chimère, au travers duquel David Vann a gagné salut et reconnaissance dans l’écriture, dépliant l’origami d’une histoire qu’il revit dans chacun de ses écrits, d’une manière chaque fois différente. L’insularité affichée par le premier titre de l’auteur vaut aussi pour sa position dans le champ littéraire : on l’a sans doute trop vite assigné, sinon cantonné, au genre du nature writing. Malgré l’attention qu’il porte aux décors, l’écrivain ne se reconnaît pas dans ce sensible courant fondé sur la bonté du monde sauvage. Plutôt anti-Thoreau. « La croyance en l’innocence, le moi enfant, […] c’est tellement chiant, disait-il au Nouvel Observateur l’an dernier. Moi, je fais de la tragédie. Je ne décris la nature qu’à partir de ce que les personnages projettent dessus. » Si ses paysages sont des miroirs, acceptons leur cruauté. David Vann est né en 1966, sur l’île Adak, en Alaska. Croyez-le ou non, le mot « adak » dérive de l’aléoute adax, qui signifie « père ».
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27/06/14 13:38
Pascal Quignard
« Ne deviens pas toi-même » Avec Mourir de penser, l’écrivain poursuit son cycle « Dernier royaume ». Loin d’asséner une morale ou une philosophie, cette méditation s’apparente à une marqueterie de fragments tour à tour érudits et sensuels, valant tout autant par leurs éclairs que par leurs fêlures.
«
J
’aurais passé ma vie à chercher des mots qui me faisaient d éfaut. Qu’est-ce qu’un littéraire ? Celui dont les mots défaillent, bondissent, fuient, perdent sens », écrit Pascal Quignard dans La Barque silencieuse. Comment décrire une littérature dont l’objet même est ce qui échappe au langage et déborde tout récit ? Comment approcher son travail si « toute œuvre véritable, comme tout individu véritable, est d’abord un “ce qui n’est pas” » ? Comment présenter un écrivain qui semble accumuler les contradictions, alterne des récits presque proustiens (comme Les Escaliers de Chambord ou Terrasse à Rome) et des textes délibérément fragmentaires, volontiers sibyllins, voire énigmatiques (1) ? Un écrivain qui pratique autant l’extrême crudité de la description que l’ostentation lettrée du style, qui alterne tous les genres, essai, poésie, critique d’art, traduction, fiction et érudition, qui unit mémoire et expérimentation, fascination pour le monde romain et pour la Chine classique, qui réfléchit à la fois sur le sens métaphysique de l’érection masculine, le geste du centurion Longin et les mœurs félines, en travaillant tour à tour au côté de cinéastes (comme Alain Corneau pour Tous les matins du monde ou encore Benoît Jacquot), de peintres (Gérard Titus-Carmel, Aki Kuroda, Jean-Paul Marcheschi) et de musiciens (comme Jordi Savall) ? Comment comprendre une pensée qui combine la philosophie de Levinas et la tradition janséniste, les aphorismes de La Rochefoucauld et les concepts de Lacan, en appelle tour à tour à Maurice Scève, à
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cerner soudain un personnage et son environnement dans une phrase à la fois fulgurante et elliptique. Ici Vivian, femme de Bowman dans Et rien d’autre : « Elle appartenait à ce monde qui buvait trop, possédait de grandes maisons, des voitures avec des bottes maculées de boue et des sacs de croquettes pour chien dans le coffre, un monde trop fortuné et imbu de lui-même. »
JULIEN CHATELIN/DIVERGENCE
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eaucoup d’idéalistes partent à la guerre pour revenir en cyniques – certes, la vision d’un carnage vaccine contre toute fièvre de l’absolu. En ce sens, l’Américain James Salter, 89 ans, est une exception. Sa guerre, il l’a faite dans le ciel de Corée, à bord des premiers chasseurs américains à réaction. Et, comme le montrent les premières pages de son autobiographie Une vie à brûler, cette guerre-là n’était pas exempte de beauté, d’ivresse ou de reflets littéraires. « Entrant et sortant d’un énorme soleil qui semblait brûler noir dans le ciel, nous foncions » ; « Dans n’importe quelle situation, il était prêt à engager l’ennemi. En ce sens, il était comme don Quichotte »… Salter, qui a frôlé la mort et les MiGs soviétiques, ne donne pas dans l’illusion chevaleresque dénoncée par Cervantès. En revanche, il a vu la poésie surgir dans des moments inattendus. Redescendu sur terre et rendu à la vie civile, James Salter attrapera cette même poésie dans Un sport et un passe-temps, et la relation qui unit Dean à Anne-Marie, une femme qui est aussi la France entière. Il déploiera cette poésie dans le personnage éclatant de Nedra – tout le contraire d’une femme idéale, une femme épanouie jusque dans ses trahisons – et dans le lyrisme foisonnant, qu’il regrettera plus tard, de son roman suivant, Un bonheur parfait. Avant de la livrer, ébarbée et cristalline, dans ses œuvres ultérieures : l’autobiographie Une vie à brûler, et ce dernier roman, Et rien d’autre, à paraître en France en cette rentrée. La trajectoire de James Salter peut se décrire comme un mouvement spiralé vers l’épure, vers cette parcimonie syntaxique qui lui permet aujourd’hui de
JEAN-LUC BERTINI / PASCO & CO
ONT ÉGALEMENT COLLABORÉ : Aimé Ancian, Hubert Artus, Maialen Berasategui, Anne-Julie Bémont, Chloé Brendlé, Émilie Brière, Laura Derajinski, Marie-Laure Delorme, Éric Faye, Marie Fouquet, Alexandre Gefen, Fabien Gris, Nadine Gudimard, Jean-Baptiste Harang, Jean Hurtin, Mooréa Lahalle, Vincent Landel, Arnaud Laporte, Arthur Montagnon, Catherine Richard, Victor Pouchet, Bernard Quiriny, Marin de Viry, Aliocha Wald Lasowski
Par ALEX IS B R O C A S
B
Laurent Mauvignier
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CE NUMÉRO A ÉTÉ COORDONNÉ PAR Juliette Einhorn, Jeanne Ferney et Thomas Stélandre, avec Alexis Brocas et Laurent Nunez
Bientôt nonagénaire, il est considéré comme le grand maître américain par nombre de ses cadets. L’ancien pilote de guerre pèse ses mots et ne se laisse pas brusquer par l’hyperactivité éditoriale : Et rien d’autre est son sixième roman – et un chef-d’œuvre de plus.
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94 Les livres qu’il faut aussi lire… 96 … Et ceux qu’on peut éviter 98 Au rayon non-fiction
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Par ALEX ANDRE G E F E N
Chercheur au Centre d’étude de la langue et de la littérature française (CNRS-université ParisSorbonne), ALEX ANDRE G E F E N a récemment dirigé, avec Bernard Vouilloux, l’ouvrage collectif Empathie et esthétique (éd. Hermann). Il publie en cette rentrée une anthologie de Vies imaginaires chez Folio.
Louis-René des Forêts, au dialecticien chinois Kongsouen Long et au poète antique Lycophron ? Avançant comme « l’araignée qui file son filet de prédation sans connaître la proie », l’écrivain s’est donné pour programme depuis Les Ombres errantes (prix Goncourt 2002) un cycle, « Dernier royaume », dont le huitième volume, Mourir de penser, paraît en cette rentrée. Il y retrace l’aventure d’une pensée qui, d’aphorismes en scènes poétiques, de méditations en portraits, joue des époques, des espaces et des vies possibles. À travers d’anciennes et parfois énigmatiques anecdotes, les « petits traités » de Quignard nous racontent les fêlures du sujet, la hantise de la mort, les paradis de l’amour, le goût du silence ou de la musique, la haine de la société et la fascination pour la « part maudite » d’infini que recèle la sexualité. Ce parcours est à la fois livresque et humain, car l’écrivain ne sépare pas les récits et les êtres : « Où sont rangés les livres ? Dans les corps qui les lisent. » Il traverse et brouille les siècles avec indifférence puisque « le temps n’a pas de direction, comme il n’a pas de mesure », comme l’explique l’écrivain à Jean-Pierre Salgas.
À sauts et à gambades
(1) Pascal Quignard a
consacré à la question un essai, Une gêne technique à l’égard des fragments, éd. Fata Morgana,1986.
« Dès l’instant où le livre est refermé, la nuit doit être plus noire qu’elle ne l’était avant de l’ouvrir ou plus noire qu’elle ne l’était avant de l’écrire », note Quignard. Loin de proposer une morale ou une philosophie du monde, le cycle « Dernier royaume » collectionne à sauts et à gambades les singularités de l’histoire humaine. L’auteur y traverse les Le Magazine Littéraire 546 Août-septembre 2014
JEAN-LUC BERTINI / PASCO & CO
Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.
1975-1990.
Par ÉM ILIE B R I È R E
L
’œuvre d’Emmanuel Car rère n’a jamais manqué d’ambition, mais il est vrai que le projet qu’il s’est donné pour Le Royaume, son nouveau livre, frappe par sa démesure : retra cer, à travers le récit des vies de Paul et de Luc, la naissance du christianisme tout en interrogeant la nature de la mystique religieuse et la postérité des valeurs chrétiennes. À y penser, cette enquête aux origines historiques et psychologiques du christia nisme n’apparaît pas comme une soudaine toquade, mais comme la synthèse de ses récits précédents qui tous pourraient désormais être lus comme des études de cas préliminaires à cette vaste exploration du mystère le plus grand et pourtant le plus com mun de la psyché humaine : la foi. Non seulement celle que l’on accorde – ou non – à la légende de Jésus, mais celle qui relève de l’intime conviction de posséder une vérité du monde et de soi.
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James Salter
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Royaume, Emmanuel Carrère,
éd. P.O.L, 634 p., 23,90 €. Lire page 10.
9 décembre 1957.
À haute altitude
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6 Emmanuel Carrère. U n chemin de croix Le Royaume, extrait 14 James Salter. À haute altitude Et rien d’autre, extrait 24 Laurent Mauvignier. Dans le flot des voix Autour du monde, extrait 32 David Vann. La sélection naturelle Goat Mountain, extrait 40 Olivia Rosenthal. Sous toutes les coutures Mécanismes de survie en milieu hostile, extrait 50 Pascal Quignard. « Ne deviens pas toi-même » Mourir de penser, extrait 58 John Burnside. Le barde du b orderline L’Été des noyés, extrait 68 Jean-Marie Blas de Roblès. À vingt mille lieues L’Ile du point Némo, extrait 76 Steve Tesich. Les illusions perdues Price, extrait 84 Christian Garcin. Le globe et le labyrinthe Selon Vincent, extrait
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Le
Repères
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À LIRE
En se plongeant dans la vie des premiers chrétiens, l’auteur de L’Adversaire ne cherche pas seulement à surmonter une crise personnelle, il reformule une question qui a toujours été la sienne : en quoi croyons-nous ?
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4 Une rentrée (enfin) concentrée par Marin de Viry
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Une rentrée (enfin) concentrée Les éditeurs paraissent prendre conscience de l’impasse inflationnelle des précédentes années.
Par MA R IN D E V I R Y
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endance nette de la rentrée littéraire 2014 : l’« exofiction », fille révoltée de l’autofiction, qui prend la place de sa mère. Deuxième caractéristique : la ténacité, des sillons tenacement creusés. Le gros de la troupe littéraire est sourd, voire rétif au bruit des modes, et chaque écrivain continue de creuser afin d’atteindre sa truffe littéraire à lui. Troisième tendance : cette rentrée se fait sur fond de crise économique, imposant un resserrement des catalogues, l’élimination des scories des précédentes (faux scandales, provocations en peau de toutou, pseudo-phénomène magistral, prétendu génie incréé sorti du ruisseau, etc.), le renoncement à l’inflation des titres et à la politique des ballons d’essai. Il semblerait que les éditeurs aient assassiné au berceau nombre de candidats perdreaux de l’année qui, les années précédentes, auraient pu vivre une vie éphémère de moucheron littéraire (un roman et puis s’en va). De là un sentiment : les textes sont plus aboutis, car les éditeurs ont plus travaillé sur moins d’écrivains. La qualité des textes suit. Rentrée raisonnée, catalogues structurés, textes soutenus, éditeurs réfléchis. Cette rentrée fait penser à une hôtesse d’Air France dans les années 1960 : disciplinée, rassurante, mais érotique. Face à la crise de la librairie, les maisons forment le carré, et reviennent aux fondamentaux de la discipline éditoriale : travailler. Flotte dans les regards : « Nous ne sommes pas immortels. » Cette prise de conscience a quelque chose de sain, si ce n’est de gai.
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Critique littéraire, M A R I N D E V I R Y collabore à
arianne et à la Revue des M deux mondes. Il a notamment publié, aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, Mémoires d’un snobé.
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L’exofiction… Ce néologisme disgracieux qui fleure mauvais le transhumanisme définit un système narratif : je raconte un autre, qui a existé. Mais l’exofiction n’est pas une biographie-fiction à la première personne (« moi, Stendhal »), au sens où l’auteur se mettrait dans le crâne de son personnage réel en inventant ce qu’il a dû penser. Dans l’exofiction, l’auteur se décale, prend son personnage comme une matrice spirituelle, morale, intellectuelle, sensible, et l’écoute, tout en parlant de lui à la troisième personne. Son héros est un ex-vivant réinventé. L’auteur se raconte via un mort, bernard-l’ermite narratif.
De l’autofiction à l’exofiction Un éditeur légèrement cérébral me résumait tout ça le week-end dernier : « Le paradigme de la diérèse est en train de changer. » Bigre ! La diérèse, voulaitil dire brillamment, c’est cette séquence logique qui vise à diviser pour mieux définir, à scinder pour éclairer. L’autofiction faisait déjà le ménage dans l’identité du narrateur : quand le je du narrateur est un autre, il ne risque plus d’être confondu avec le je que l’auteur supporte en lui-même, vaste concrétion complexe plus ou moins éruptive et crasseuse où la lumière ne pénètre jamais. Le je de l’autofiction, celui d’une Angot par exemple, se détache du moi pour se transformer en une représentation imaginaire et allégée du moi, conçu pour raconter des expériences particulières. L’intérêt narratif : le récit ne ploie pas sous le poids psychique de la personnalité réelle de l’écrivain (ses casseroles, son misérable tas de secret, son rapport défaillant au réel, toutes choses lourdes qui traînent dans le récit dans une ambiance pénible). Le je de l’autofiction est un véhicule léger d’exploration, assez proche dans son ingénierie d’un robot martien, et comme lui… pas très humain, un peu fonctionnel. Pourquoi cette forme de récit semble avoir lassé ? Parce que ça « manque d’incarnation », me disait un autre éditeur, non moins brillant que le premier mais plus terrien dans son expression. Le lecteur, voulait-il dire par là, sent bien que le je de l’autofiction est un je technique, une construction, un truc pour que le récit ait l’air vrai et, disons-le tout net : une facilité. Un moyen sournois d’échapper à la vraie difficulté, à l’héroïsme immortel que réclame l’art : convoquer tout le fatras de son moi,
Cette rentrée fait penser à une hôtesse d’Air France dans les années 1960 : disciplinée, rassurante, mais érotique. Le Magazine Littéraire 546 Août-septembre 2014
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Carrère Salter Mauvignier Vann Rosenthal Quignard Burnside Blas de Roblès Tesich Garcin
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Emmanuel Carrère
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Un chemin de croix En se plongeant dans la vie des premiers chrétiens, l’auteur de L’Adversaire ne cherche pas seulement à surmonter une crise personnelle. Il reformule une question qui a toujours été la sienne : en quoi croyons-nous ?
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Par É MIL IE B R I È R E
’œuvre d’Emmanuel Car rère n’a jamais manqué d’ambition, mais il est vrai que le projet qu’il s’est donné pour Le Royaume, son nouveau livre, frappe par sa démesure : retra cer, à travers le récit des vies de Paul et de Luc, la naissance du christianisme tout en interrogeant la nature de la mystique religieuse et la postérité des valeurs chrétiennes. À y penser, cette enquête aux origines historiques et psychologiques du christia nisme n’apparaît pas comme une soudaine toquade, mais comme la synthèse de ses récits précédents qui tous pourraient désormais être lus comme des études de cas préliminaires à cette vaste exploration du mystère le plus grand et pourtant le plus com mun de la psyché humaine : la foi. Non seulement celle que l’on accorde – ou non – à la légende de Jésus, mais celle qui relève de l’intime conviction de posséder une vérité du monde et de soi.
Trouver sa place Cette synthèse est aussi celle des moyens formels employés par l’auteur dans ses livres précédents. Cinq de ses huit premiers livres sont des romans (les autres sont des essais biographiques) ; les quatre suivants sont des récits. À la charnière, L’Adversaire marque non seulement le passage d’un genre à l’autre mais, par-delà, la nécessité de trouver les moyens formels d’affronter par l’écriture le vacuum intime de JeanClaude Romand. La fiction romanesque, que ce soit celle, foisonnante et débridée, qu’il pratiquait à l’époque de L’Amie du jaguar ou de Bravoure, ou
celle, existentielle et quasi kafkaïenne, de La Moustache ou de La Classe de neige, ne paraît plus convenir pour res tituer le bouleversement intime qu’a provoqué chez lui la confrontation avec ce simulacre identitaire qui tient lieu à Romand de subjectivité. De là est née la manière si particulière qu’a trouvée Carrère d’ap préhender la vie d’autrui à la lumière de la sienne. Cette rencontre initiale et fondatrice entraînera l’au teur dans l’inlassable exploration du paradoxe vou lant que l’évidente singularité de chaque vie n’exclue pas la perception intime de ce qui nous relie profon dément à autrui. Ainsi, dans Un roman russe, il entrelace le récit parfois douloureux de ses différends familiaux et de ses déconvenues amoureuses avec un film documentaire sur la vie quotidienne dans la petite ville russe de Kotelnitch. Dans D’autres vies que la mienne, il met sa plume au service de ses proches pour raconter avec compassion et délica tesse les épreuves qu’ils ont traversées, tout en réflé chissant à son rôle à l’égard de ceux dont il écrit la vie. Devant ces individus qu’il connaît et qu’il côtoie souvent de très près, il lui faut légitimer sa démarche d’écriture, « trouver sa place » face à eux. Cette conscience inquiète que sa position ne va pas de soi se traduit dans l’instabilité de la construction de récits dont il semble découvrir la fin – et la finalité – en même temps que le lecteur. Elle fait la marque d’une écriture à la fois tourmentée et consciente
Docteur en lettres modernes, É M I LI E B R I È R E enseigne à l’UQAM (Montréal). Elle s’intéresse notamment aux figures de l’enfance dans la littérature contemporaine.
Emmanuel Carrère à Paris en 2011.
Le Magazine Littéraire 546 Août-septembre 2014
SPÉCIAL RENTRÉE
À LIRE Le
Royaume, Emmanuel Carrère,
éd. P.O.L, 634 p., 23,90 €. Lire page 10.
Repères 9 décembre 1 9 5 7 . Naissance à Paris.
1975-1990. Critique pour la revue Positif.
1981-1986. Critique de cinéma pour Télérama.
1982. Werner Herzog, essai (Ediling).
1983. L’Amie du jaguar (Flammarion).
1984. Bravoure (P.O.L). 1993. Je suis vivant et vous êtes mort (Seuil), biographie romancée de Philip K. Dick.
1995. Prix Femina pour La Classe de neige (P.O.L).
1998. La Classe de neige est adaptée au cinéma par Claude Miller.
2000. L’Adversaire (P.O.L). 2002. L’Adversaire est adapté au cinéma par Nicole Garcia.
2003. Réalise le documentaire Retour à Kotelnitch, qui nourrira l’écriture d’Un roman russe.
RICHARD DUMAS / AGENCE VU
2005.
Août-septembre 2014 546 Le Magazine Littéraire
Fait un film de La Moustache.
2007. Un roman russe. 2009. D’autres vies que la mienne (P.O.L).
2011. Prix Renaudot pour Limonov (P.O.L).
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« Ne deviens pas toi-même » Avec M ourir de penser, l’écrivain poursuit son cycle « Dernier royaume ». Loin d’asséner une morale ou une philosophie, cette méditation s’apparente à une marqueterie de fragments tour à tour érudits et sensuels, valant tout autant par leurs éclairs que par leurs fêlures.
«
J
’aurais passé ma vie à chercher des mots qui me faisaient défaut. Qu’est-ce qu’un littéraire ? Celui dont les mots défaillent, bondissent, fuient, perdent sens », écrit Pascal Quignard dans La Barque silencieuse. Comment décrire une littérature dont l’objet même est ce qui échappe au langage et déborde tout récit ? Comment approcher son travail si « toute œuvre véritable, comme tout individu véritable, est d’abord un “ce qui n’est pas” » ? Comment présenter un écrivain qui semble accumuler les contradictions, alterne des récits presque proustiens (comme Les Escaliers de Chambord ou Terrasse à Rome) et des textes délibérément fragmentaires, volontiers sibyllins, voire énigmatiques (1) ? Un écrivain qui pratique autant l’extrême crudité de la description que l’ostentation lettrée du style, qui alterne tous les genres, essai, poésie, critique d’art, traduction, fiction et érudition, qui unit mémoire et expérimentation, fascination pour le monde romain et pour la Chine classique, qui réfléchit à la fois sur le sens métaphysique de l’érection masculine, le geste du centurion Longin et les mœurs félines, en travaillant tour à tour au côté de cinéastes (comme Alain Corneau pour Tous les matins du monde ou encore Benoît Jacquot), de peintres (Gérard Titus-Carmel, Aki Kuroda, Jean-Paul Marcheschi) et de musiciens (comme Jordi Savall) ? Comment comprendre une pensée qui combine la philosophie de Levinas et la tradition janséniste, les aphorismes de La Rochefoucauld et les concepts de Lacan, en appelle tour à tour à Maurice Scève, à
Par A LE X A N D R E G EFEN
Chercheur au Centre d’étude de la langue et de la littérature française (CNRS-université ParisSorbonne), A LE X A N D R E G E F E N a récemment dirigé, avec Bernard Vouilloux, l’ouvrage collectif Empathie et esthétique (éd. Hermann). Il publie en cette rentrée une anthologie de Vies imaginaires chez Folio.
Louis-René des Forêts, au dialecticien chinois Kongsouen Long et au poète antique Lycophron ? Avançant comme « l’araignée qui file son filet de prédation sans connaître la proie », l’écrivain s’est donné pour programme depuis Les Ombres errantes (prix Goncourt 2002) un cycle, « Dernier royaume », dont le huitième volume, Mourir de penser, paraît en cette rentrée. Il y retrace l’aventure d’une pensée qui, d’aphorismes en scènes poétiques, de méditations en portraits, joue des époques, des espaces et des vies possibles. À travers d’anciennes et parfois énigmatiques anecdotes, les « petits traités » de Quignard nous racontent les fêlures du sujet, la hantise de la mort, les paradis de l’amour, le goût du silence ou de la musique, la haine de la société et la fascination pour la « part maudite » d’infini que recèle la sexualité. Ce parcours est à la fois livresque et humain, car l’écrivain ne sépare pas les récits et les êtres : « Où sont rangés les livres ? Dans les corps qui les lisent. » Il traverse et brouille les siècles avec indifférence puisque « le temps n’a pas de direction, comme il n’a pas de mesure », comme l’explique l’écrivain à Jean-Pierre Salgas.
À sauts et à gambades
(1) Pascal Quignard a
consacré à la question un essai, Une gêne technique à l’égard des fragments, éd. Fata Morgana,1986.
« Dès l’instant où le livre est refermé, la nuit doit être plus noire qu’elle ne l’était avant de l’ouvrir ou plus noire qu’elle ne l’était avant de l’écrire », note Quignard. Loin de proposer une morale ou une philosophie du monde, le cycle « Dernier royaume » collectionne à sauts et à gambades les singularités de l’histoire humaine. L’auteur y traverse les Le Magazine Littéraire 546 Août-septembre 2014
JEAN-LUC BERTINI / PASCO & CO
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Carrère Salter Mauvignier Vann Rosenthal Quignard Burnside Blas de Roblès Tesich Garcin
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Pascal Quignard
Pascal Quignard, juin 2012, à Paris. Août-septembre 2014 546 Le Magazine Littéraire
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Steve Tesich
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Disparu en 1996, l’auteur américain avait fait son trou à Broadway et à Hollywood. Mais son désenchantement se reflète dans son roman posthume, Karoo. Paraît aujourd’hui Price, récit doux-amer qui doit beaucoup à l’adolescence du jeune Yougoslave arrivé à 15 ans aux États-Unis, sans connaître un mot d’anglais.
Par B ERNARD Q UIRINY
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uand on tape Steve Tesich sur YouTube, on tombe tout de suite sur la cérémonie des oscars du 14 avril 1980, où il reçoit des mains de Neil Simon l’oscar du meilleur scénario pour La Bande des quatre de Peter Yates. Il a 38 ans mais il a conservé une allure juvénile d’étudiant lunaire, avec sa coupe de cheveux maladroite et ses grosses lunettes carrées. Avait-il jamais rêvé se trouver un jour sur cette scène, lui, l’émigré yougoslave, bercé dans sa jeunesse par le cinéma américain, les westerns avec John Wayne et les aventures de Tarzan ? À première vue, cette consécration incarne le rêve américain à l’état pur et témoigne qu’en Amérique tout est possible, y compris conquérir Hollywood quand on sort de nulle part. Mais, comme dans tout bon scénario, un tel triomphe ne doit survenir qu’au terme d’une douloureuse série d’épreuves et, de ce point de vue, Steve Tesich a été servi. Épreuve d’une enfance modeste dans la Serbie d’après guerre, d’abord, où les maisons en ruine et les tanks à l’abandon font office de terrain de jeux pour les écoliers. Douleur de grandir sans son père, ensuite, puisque son géniteur, Rade Tesich, après avoir été porté disparu pendant la guerre, n’a pas
jugé bon de rejoindre sa famille une fois le conflit terminé. Épreuve de l’émigration et du déracinement, enfin, quand la famille Tesich décide d’entamer une nouvelle vie aux États-Unis, en 1957. L’adolescent, qui voyait l’Amérique comme une terre promise, déchante, l’arrivée à East Chicago, Indiana, étant la première désillusion de sa vie. « Ce fut un choc. Ça n’avait rien à voir avec le légendaire Ouest américain. » Comme il ne parle pas un mot d’anglais, il fait un passage en classe d’adaptation. C’est dire si les premiers mois dans sa nouvelle patrie sont difficiles. Mais Steve Tesich s’accroche, porté par un optimisme inexpugnable et par sa foi intacte dans le rêve américain.
H La Bande des quatre (Breaking Away), film de Peter Yates (1979) pour lequel Steve Tesich recevra l’oscar du scénario.
Militant pacifiste
20TH CENTURY FOX/ THE KOBAL COLLECTION
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Carrère Salter Mauvignier Vann Rosenthal Quignard Burnside Blas de Roblès Tesich Garcin
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Les illusions perdues
Très vite, ses premières années sur le continent prennent des allures de revanche sur l’adversité. Pour apprendre l’anglais, il dévore les sitcoms à la télé vision. Studieux et enthousiaste, il rattrape son retard, prend sa place au tableau d’honneur, se surpasse dans le sport (il pratique assidûment la lutte, comme Garp, le héros de John Irving, avant de se passionner pour le vélo) et entre à l’université, où il se spécialise dans la littérature russe. Les années 1960 sont pour lui un immense champ de promesses, avec l’esprit de contestation et les fraternités à l’œuvre chez les étudiants et les militants contre la guerre du Viêtnam. Avec un mélange d’ironie et de sincérité, Steve Tesich s’engage passionnément dans la vie politique des campus et prend part au mouvement pacifiste. Pour lui, s’engager est d’abord une manière d’observer le monde, d’où son attention aux détails sociologiques qu’il relève, déjà, avec un œil d’écrivain (« Tous les a ctivistes Le Magazine Littéraire 546 Août-septembre 2014
SPÉCIAL RENTRÉE
À LIRE Price,
Steve Tesich,
traduit de l’anglais (États-Unis) par Janine Hérisson, éd. Monsieur Toussaint Louverture, 544 p., 21,90 €. Lire page 82.
Repères 1942. Naissance de Stojan Tešic´ à Užice, en Yougoslavie.
1957. Sa famille rejoint son père aux États-Unis, dans l’Indiana.
1967. Il s’inscrit en doctorat de littérature russe à Columbia et fréquente les ateliers d’écriture. Participe au mouvement pacifiste.
1969. Première pièce de théâtre, The Predators.
1970. Deuxième pièce, The Carpenters, montée à l’American Place Theatre, avec lequel il collaborera tout au long des années 1970.
1977. Rencontre le réalisateur Peter Yates, qui lui ouvre les portes de Hollywood.
1980. Oscar du meilleur scénario pour La Bande des quatre, de Peter Yates.
1982. Il adapte Le Monde selon Garp pour George Roy Hill et publie son premier roman, Summer Crossing (qui paraît aujourd’hui en France sous le titre de Price).
Steve Tesich à New York, en 1982, l’année où il publie Price (Summer Crossing en anglais). Août-septembre 2014 546 Le Magazine Littéraire
ROBERT MC ELROY / GETTY IMAGES
1985. Il abandonne le cinéma et revient au théâtre.
1 er j u i l l e t 1 9 9 6 . Crise cardiaque. Il meurt à 54 ans.
1998. Sortie posthume de Karoo, son deuxième roman.
2012. Traduction française de Karoo.
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