SEPTEMBRE 2014 www.magazine-litteraire.com
N°547
Théâtre
Bernard-Henri Lévy jugé sur pièce par Philippe Tesson
Le nouveau Proust existe... en Norvège
Grand entretien avec Haruki Murakami
« Je me sens comme un conteur de la préhistoire »
La fiction face au terrorisme Le nouveau roman de Thomas Pynchon
DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
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Le dossier
Sagan ? Que reste-t-il de
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Israël-Gaza
Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 4 rue de Mouchy - 60438 Noailles Cedex Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@biwing.fr Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Secrétaire de rédaction-correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Émilie Cormier (54 58) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Élodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN- : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Directeur éditorial Maurice Szafran Directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution
Le silence assourdissant des écrivains
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Par M A U R I C E S Z A F R A N
e fracas des bombes. L’amoncellement des cadavres en cet été maudit. Ce n’est pas le lieu ici de l’exégèse politique, encore moins militaire. Quelques idées simples. Trop simples ? Droit incontestable des Israéliens à la sécurité ; horreur des massacres à répétition de civils palestiniens. C’est dit, constaté, répété, discours convenu et convenable ânonné depuis des décennies déjà. Mais que répéter d’autre, inlassablement, jusqu’à la nausée ? Impossible pourtant de renoncer, comme si les pierres et la lumière de Jérusalem, comme si les textes sur Jérusalem, exerçaient encore sur nous une irrésistible attraction. Nous voilà comme happés par ce trou noir, Israël-Palestine, cet endroit qui fut un jour pour tant d’entre nous un rêve. Une idée et des lectures plutôt, textes sacrés et littérature profane. Les livres à la place des bombes : idée ridicule, quasi stupide aujourd’hui. Alors des noms surgissent à l’esprit, des noms et des mots, des noms et des textes, des noms et des livres, des livres avant tout, pour certains d’entre eux des chefs-d’œuvre, les livres de ces romanciers, Amos Oz et A. B. Yehoshua, les deux « consciences » (quel fardeau pour un écrivain d’être devenu une conscience !), David Grossman, qui n’intervient plus, et on le comprend, qu’avec le désespoir d’un père ayant perdu un fils lors de la guerre précédente, la regrettée Batya Gour et sa formidable série de polars qui racontent si bien la société israélienne, Yoram Kaniuk, ce démystificateur du pays originel (quoi de plus essentiel pour un romancier que cette mise à nu ?), Etgar Keret et son humour ravageur, Haïm Gouri et ses descriptions du Tel-Aviv d’avant la ville high-tech, tant d’autres négligés, oubliés, qui nous ont permis depuis
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notre adolescence de ne pas (tout à fait) désespérer. Nous attendions donc, nous guettions « le » texte, celui qui interdirait le désespoir. Et puis ? Et puis rien ! Silence, l’encre est restée sèche, les idées en rade. Il aura fallu quelques semaines de bombardements mutuels et meurtriers pour admettre le quasi-silence des écrivains israéliens, nos éclaireurs dès l’instant où le Proche-Orient s’embrasait. Comme si Oz et Yehoshua, Grossman et Keret nous avaient cette fois abandonnés en rase campagne. Comme si eux aussi, et pour la première fois, ils étaient anesthésiés par la triple dévastation humaine, politique et militaire. Comme si leur puissance, leur influence culturelle étaient réduites à néant. Disparues, remisées pour un autre jour, plus tard. Quand ? Nul ne le sait. Les véritables raisons de cette atonie ? Le temps n’est plus, vraiment plus, à l’humanisme, au partage, à la civilité, toutes valeurs portées par ces écrivains israéliens. Ils sont dépassés ; ils ont perdu pied avec la réalité, celle des terroristes assassins et des nationalistes obtus, les seuls maîtres du jeu. Oz et les autres se souviendront toujours de la remarque d’un personnage (féminin) d’Opération Shylock, le chef-d’œuvre de Philip Roth qui permet notamment de si bien comprendre l’engrenage israélo-palestinien : « Le seul avenir de ces Juifs et de ces Arabes est fait de nouvelles tragédies, de nouvelles souffrances et d’encore plus de sang. La haine est trop grande de part et d’autre, elle est partout. Il n’y a aucune confiance et il n’y en aura pas pendant encore mille ans. » Philip Roth a écrit ces quelques phrases en 1993, il y a vingt et un ans. Rien à ajouter, rien à retrancher. Davantage de désespoir si c’est encore possible, voilà tout.
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Sommaire SEPTEMBRE 2014
La vie des lettres En couverture : Françoise Sagan photographiée par Georges Dudognon en 1957. © G. Dudognon/Adoc-photos. © ADAGP-Paris 2014 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
Retrouvez sur notre site www.magazine-litteraire.com D’autres livres de la rentrée, avec des comptes rendus exclusivement en ligne. Théâtre et poésie : leur actualité chroniquée par Christophe Bident et Jean-Yves Masson. En complément du dossier Des archives vidéo et deux articles inédits : l’art saganien de la formule, par Paul Chambenoit, et Sagan lue en Chine, par Duan Huimin.
6 Critique Fonds perdus, le nouveau roman de Thomas Pynchon, par Marc Weitzmann 10 Enquête Knausgaard, le génie norvégien en kit, par Pierre Assouline 14 Mo Yan et Ma Jian Deux partis chinois 16 Éric Reinhardt, L’Amour et les Forêts 18 Aurélien Bellanger, L’Aménagement du territoire 19 Christophe Donner, Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive 20 Serge Doubrovsky, Le Monstre 21 Siri Hustvedt, Un monde flamboyant 22 Paul Harding, Enon 23 David Peace, Rouge ou mort 24 Débat Sur les Cahiers noirs de Heidegger 26 Portrait Frédéric Worms 28 La chronique de Philippe Lefait 32 Théâtre BHL jugé sur pièce, par Philippe Tesson 34 Cinéma Houellebecq acteur
Le magazine des écrivains Ce numéro comporte 7 encarts : 2 encarts abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Faton, 1 encart RSD, 1 encart Sciences humaines, 1 encart Salon de Chaville sur une sélection d’abonnés, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique.
ONT ÉGALEMENT COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Aliette Armel, Clémentine Baron, Marie Baudet, Maialen Berasategui, Patrice Bollon, Laure Buisson, Juliette Einhorn, Jeanne El Ayeb, Jean Hurtin, Jean-Yves Masson, Arthur Montagnon, Bernard Quiriny, Maxime Rovere, Thomas Stélandre, Noémie Sudre, Camille Thomine, Aliocha Wald Lasowski.
38 Grand entretien avec Haruki Murakami : « Parfois je me sens comme un conteur de la préhistoire » 46 Le feuilleton de Charles Dantzig : Meurtre d’une bibliothèque 48 Admiration Les Métamorphoses de Christophe Honoré, par Marie Darrieussecq 50 Point de vue L’Écosse, nouveau chapitre, par Patrick McGuinness 54 En avant-première Les extraits d’un entretien-fleuve avec David Foster Wallace 58 Visite privée Le tombeau des nineties, par Emmanuel Adely 62 Cadavre exquis Épisode VIII : Mon dernier détective en date, par Dominique Fabre 98 Le dernier mot d’Alain Rey
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Grand
DAVID MOIR/REUTERS
3 L’éditorial de Maurice Szafran
JEAN-LUC BERTINI/PASCO & CO.
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Point
de vue L’Écosse, nouveau chapitre
Le dossier Françoise Sagan 66 Introduction par Alexandre Gefen 68 Une grande autofiction ? par Nathalie Morello 71 Portfolio par Nathalie Froloff 74 À l’heure des jeunes filles en fleurs, par Ann Jefferson 76 La fabrique d’un phénomène, par Olivier Bessard-Banquy 78 Le choix d’un pseudo, par Anne Berest 80 Une honnête personne, par Josyane Savigneau 82 Les accroche-cœurs d’une lectrice, par Claude Burgelin 84 Sagan ou le non-style, par Gilles Philippe 86 L’art des petits riens, par Alain Vircondelet 90 Au cinéma, par Baptiste Roux 94 Un talent comique, par Ève-Alice Roustang 96 En chansons, par Bruno Blanckeman
Abonnez-vous page 36 Prochain numéro en vente le 25 septembre Dossier : Charles Baudelaire
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entretien avec Haruki Murakami
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WANG ZHOU BJ/IMAGINECHINA
/ / / festivals expositions théâtre cinéma
ROMANS
À LIRE La
Route sombre, Ma Jian, traduit de l’anglais
parutions
(États-Unis) par Pierre Ménard, éd. Flammarion, 448 p., 22 €.
Mo
/
En Chine
En cette rentrée, le prix Nobel Mo Yan et l’intransigeant Ma Jian incarnent deux grandes postures littéraires face à l’État chinois.
Le
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Conférence consultative du peuple chinois, Pékin, 2013.
L’esquive ou l’exil
La vie des lettres
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Mo Yan.
Clan du sorgho rouge, Mo Yan, traduit du chinois par Sylvie Gentil, éd. du Seuil, 23,50 €. En vente le 18 septembre. Une version intégrale inédite de ce roman.
Yan, le lieu de la fiction, Yinde Zhang,
éd. du Seuil, 318 p., 21 € (en vente le 18 septembre). Petit
précis à l’usage de l’amateur de littérature chinoise contemporaine, Noël Dutrait,
éd. Philippe Picquier, 144 p., 13,50 €.
L
orsqu’en 2000 Gao Xingjian a reçu le prix Nobel de littérature, l’Association des écrivains chinois s’est fendue d’un communiqué dénonçant une manœuvre politique visant à récompenser un exilé. À l’époque, le nom de Mo Yan, son vice-président, circulait déjà parmi les contrepropositions chinoises. Lauréat en 2012, il a quant à lui subi les foudres occidentales, l’accusant de ne dénoncer ni la censure, dont il explique qu’elle stimule la créativité des écrivains, ni le totalitarisme. Existerait-il alors deux littératures chinoises, la première esclave du pouvoir, la seconde engagée et permise par l’exil ? Ma Jian, que nous avons rencontré, a quitté la Chine
en 1986, juste avant l’interdiction d’un recueil de nouvelles sur le Tibet. Son verdict est sans appel : « La Chine est une société totalitaire, et la littérature qu’on y produit est inévitablement touchée. De mon point de vue, le premier devoir d’un auteur qui vit dans une société construite sur le mensonge ou la prend pour objet est de dire la vérité. Si notre génération d’écrivains ne se bat pas pour ça, la génération suivante sera aussi réduite au silence ou emprisonnée. » Cependant, Mo Yan et Ma Jian partagent certains thèmes. Tous deux accordent ainsi une large place aux femmes et ont récemment critiqué les dérapages du planning familial, le premier dans Grenouilles, le second dans son nouveau roman, La Route sombre. Mais, tandis que Mo Yan met en scène un personnage inspiré par sa tante, médecin opiniâtre et truculente apôtre de la politique de l’enfant unique, Ma Jian raconte la tragédie de Meili, forcée de fuir son village avec un mari préférant la misère et la clandestinité à l’absence de descendance masculine. « Je voulais montrer, dit Ma Jian, que Meili se bat. Elle résiste aux hommes, qui tentent d’envahir
son vagin, et au gouvernement, qui veut s’approprier son ventre. » Critique rabelaisienne d’un côté, « J’accuse » teinté d’une mince lueur d’espoir de l’autre, les deux romans reflètent finalement deux façons de survivre à l’impensable. Mais l’exil n’offre pas toujours la liberté, comme en témoigne l’accueil réservé à La Fuite, écrite par Gao Xingjian juste après Tiananmen pour un théâtre américain. Refusée parce qu’elle privilégiait l’introspection à l’hagiographie du mouvement, elle a fait déclarer à son auteur qu’il n’avait jamais cédé à la censure en Chine et qu’il ne comptait pas commencer ailleurs. Or la pièce a été publiée, en Chine, dans un ouvrage sur les élites en exil, sous couvert de dénonciation de leur opposition au parti. L’Occident a aussi ses sujets sensibles : lors de la parution de Grenouilles, la presse française s’est ainsi beaucoup plus focalisée sur la politique de l’enfant unique que sur la dénonciation des conséquences économiques et humaines de la GPA. Reste enfin la question cruciale des échanges entre la Chine et l’Occident, qui passe
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prise par l’écrivain Ma Jian : la « route sombre » que suivra l’héroïne de son roman du même nom. Ma
Jian.
J.-L. BERTINI / PASCO & CO.
MA JIAN
Photo
par une soumission de bon ton aux exigences d’un partenaire commercial indispensable. À l’honneur au Salon du livre de Paris en 2004, à Francfort en 2009 ou à Londres en 2012, la Chine a exigé l’éviction de certains auteurs et a imposé les intervenants de certaines tables rondes, suscitant l’indignation des médias. Ces manifestations permettent donc aux éditeurs de conquérir de nouveaux marchés, mais ne sont pas toujours propices au partage, comme le déplore Ma Jian. « Ce que les auteurs officiels craignent le plus, ce sont les exilés, parce qu’ils mettent en péril leur sécurité et leur petit confort. Il y a quelques années, au festival de Saint-Malo, il y avait tout un groupe d’auteurs chinois, et nous avons beaucoup parlé de littérature. À Londres, l’un des auteurs que j’avais rencontrés a tout fait pour m’éviter. Il m’a dit “Ta barbe a poussé. J’ai des courses à faire”, puis il est parti. C’est un exemple parmi tant d’autres, mais cette hostilité est palpable. » Étrangement, les termes du débat ont toujours porté sur la nécessité d’une littérature d’engagement en milieu totalitaire. Mo Yan a d’ailleurs
ses défenseurs, pour qui l’accuser de collaborer avec le pouvoir reviendrait à se priver d’un auteur de génie à l’univers foisonnant, mais aussi à enterrer un peu vite un roman comme Le Pays de l’alcool, dans lequel les élites locales se livrent avec délectation au cannibalisme. Mo Yan a à sa manière abordé cet enjeu de l’engagement lors de son discours de réception du prix Nobel : « Pour un écrivain, la meilleure façon de parler c’est l’écriture. Tout ce que j’ai à dire, je l’écris dans mes œuvres. » Pourtant, chercher à déterminer si Mo Yan est un écrivain suffisamment révolté, c’est présupposer que la dénonciation du scandale contribue à affaiblir un État totalitaire, ce qui n’a rien d’évident. Les années 1990 ont ainsi vu fleurir un certain type de journalisme d’investigation dénonçant notamment la corruption des élites locales. Le pouvoir central n’a pas toujours intérêt à censurer les démarches de ce type, ne serait-ce que pour disposer d’informations sur ses cadres, et peut ainsi jouer les redresseurs de torts. Ma Jian luimême a pu, dans des conditions
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Dans une interview, en 2009, Mo Yan déclarait : « Si le pouvoir politique interdit la parution ou la diffusion d’un livre, j’estime que cela va à l’encontre de la liberté de penser qui doit s’exercer dans une société moderne. Ceux qui contrôlent les publications en Chine se montrent maintenant plus intelligents. Ces dix dernières années, il ne semble pas y avoir une seule interdiction officielle à la publication d’un livre, mais en coulisse il y a des critiques. Toutefois cela n’a rien à voir avec ce qui se passait autrefois, quand un livre pouvait vous valoir l’exil. » Il y a deux ans et demi, après la parution de Beijing coma à Taiwan – faute de pouvoir être édité en Chine –, Ma Jian a été officiellement banni de son pays natal sans l’ombre d’une explication. Preuve s’il en faut qu’il reste en Chine des sujets tabous, et que la subversion, fût-ce celle d’un génie littéraire comme Mo Yan, ne se confond pas toujours avec la liberté. MAIALEN BERASATEGUI
de surveillance extrême, suivre les familles de migrants le long du Yangzi Jiang. Ses photos sont parfois insoutenables. « Chaque fois que les femmes me parlaient, elles étaient interrogées par la police. J’avais l’impression d’être perpétuellement en fuite : je devais sans cesse changer de lieu, sans jamais pouvoir utiliser mon téléphone portable. J’ai pu partager leur sentiment d’être assiégées dans leur propre pays. » La répression du gouvernement porte en réalité beaucoup plus largement sur la critique du pouvoir central – notamment sur la question des migrations internes –, les indépendantismes, et surtout sur l’appel à une réaction populaire, ce qui suffit à faire de la Chine l’un des États les plus répressifs en matière de liberté d’expression. Depuis Internet, la situation s’est aggravée pour tout ce que le gouvernement était encore en mesure de contrôler, notamment la presse et la littérature.
LITTERATURES EUROPEENNES COGNAC
du www.litteratures-europeennes.com
20 au 23 nov. 2014
Centre de congrès La Salamandre Cognac
Entrée libre 15
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Haruki Murakami
Parfois je me sens comme un conteur de la préhistoire
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Le marathonien japonais, réglé comme du papier à musique, publie un nouveau roman, consacré à un personnage souffrant de sa fadeur chronique. Visite à Hawaï, où l’écrivain réside le plus souvent : « On s’ennuie beaucoup ici. » L’idéal pour lui, dit-il.
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Grand entretien Haruki Murakami
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* Cet article a été
initialement publié dans l’hebdomadaire allemand Die Zeit le 16 janvier 2014.
okyo ? Pas du tout ! Pour rendre visite à Murakami, il faut aller à Honolulu. C’est là qu’il a choisi de vivre : dans un lieu aussi improbable que ses histoires. La lumière, les montagnes, la légendaire plage de Waikiki : le voyageur qui débarque là s’enfonce dans un rêve à 28 °C empli du parfum des fleurs tropicales. Le paradis sur terre. Mais il n’y a presque personne ici, sur la plage : depuis qu’une réglementation sévère a interdit d’y fumer, d’y boire ou d’y manger, les touristes commandent leur mai tai au bar de leur hôtel climatisé. La plupart d’entre eux viennent du Japon. Ils sont les héritiers des pilotes qui, un jour de 1941, mirent le cap sur Pearl Harbor. Savent-ils que leur compatriote, le célèbre écrivain, habite sur cette île ? N’importe quel étudiant recruté comme secrétaire aurait à se plaindre de l’état du bureau de Haruki Murakami, grand d’environ six mètres carrés. Sur l’étagère en métal presque vide, quelques livres japonais ; la table suffit tout juste pour l’ordinateur et pour une tasse thermos. C’est ici que Haruki Murakami reçoit deux fois par semaine les étudiants de l’université qui veulent un entretien, ou simplement une dédicace. Il bénéficie en effet à l’université de Honolulu, jusqu’à l’an prochain, d’un statut équivalant plus ou moins à celui d’« auteur en résidence ». Pas de charge d’enseignement ni d’atelier
de creative writing, seulement une conférence de temps en temps. Murakami porte des chaussures de jogging, un jean bermuda, une chemise à carreaux par-dessus son tee-shirt. Le destin a voulu que son apparence se compose de plusieurs personnes qui semblent n’avoir guère de dénominateur commun : son corps est celui d’un sportif d’une trentaine d’années, son visage celui d’un homme d’environ 40 ans. Pour l’état civil, il a fêté au début de l’année ses 65 ans. Murakami n’est pas seulement l’un des quelques auteurs dont le nom est cité chaque année parmi les favoris du prix Nobel de littérature, il fait aussi partie des dix auteurs actuellement les plus vendus au monde. Ce collectionneur passionné de disques a dirigé un club de jazz à Tokyo avant de se lancer, à 29 ans, dans la carrière d’écrivain. Parmi ses romans les plus connus, La Course au mouton sauvage, La Fin des temps, La Ballade de l’impossible, Chroniques de l’oiseau à ressort et Kafka sur le rivage, sans oublier de très nombreuses nouvelles publiées dans des revues, qu’il a réunies en recueils mais dont il reste encore beaucoup à traduire. En français : L’éléphant s’évapore (Belfond) et Après le tremblement de terre (10/18). Vient de paraître L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage. Par comparaison avec les Le Magazine Littéraire 547 Septembre 2014
JEAN-LUC BERTINI/PASCO & CO.
Propos recueillis par R ONA L D D Ü K E R (pour Die Zeit*), traduits de l’allemand par J E A N - YVE S M A S S O N
Haruki Murakami aux États-Unis, en 2005. Septembre 2014 547 Le Magazine LittÊraire
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Sommaire 68
Un personnage
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Une écriture
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Une touche-à-tout
Lorsque paraît Bonjour tristesse, en 1954, Sagan n’a pas 20 ans. D’emblée, elle s’impose comme un phénomène, orchestré par l’éditeur René Julliard, et tête de pont d’une génération de jeunes écrivaines moquant les convenances, dans le sillage de Simone de Beauvoir. Un « charmant petit monstre », selon les mots de Mauriac, est né, et il ne se fait pas prier pour mettre en scène ses frasques. Déjà, le piège se referme : la figure de jeune fêtarde argentée, sinon cynique, fait oublier sa réelle mélancolie et son ancrage littéraire, dès le choix de son pseudonyme, emprunté à Proust.
Les critiques ne la lâcheront pas tout au long de son existence : Sagan ne serait qu’une habile créature médiatique, sinon une supercherie. Elle n’aurait pas de style, ce qu’euphémiserait la « petite musique » qui lui est associée. Son art des « petits riens », son écriture tour à tour transparente et évanescente, ses chroniques d’une bourgeoisie désœuvrée pourraient pourtant être rattachés à la tradition française des moralistes. Elle-même fut lucide sur ses « petits romans », elle qui se targuait de « savoir lire » et qui évoqua finement son panthéon littéraire, de Rimbaud à Stendhal, de Dostoïevski à Sartre.
Joueuse, Sagan s’est souvent aventurée en dehors du roman. Son théâtre invente une curieuse synthèse entre noirceur et vaudeville : elle montre en tout cas un vrai talent satirique et comique. Très tôt adaptée au cinéma, elle multiplie les collaborations scénaristiques et s’essaie à la réalisation. Elle a également toujours été une parolière très active, écrivant des chansons pour Juliette Gréco, Dalida ou Johnny Hallyday.
PARTIE I
Une grande autofiction ? Sagan a souvent contesté l’indéniable part autobiographique de son œuvre, car elle y voyait un argument pour déprécier son envergure littéraire. À l’inverse, le personnage public qu’elle s’est inventé s’apparente à un masque de fiction.
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Françoise Sagan Un personnage Une écriture Une touche-à-tout
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S
Par N AT H A LI E M O R E L L O
agan, qui se défendait de vouloir mettre sa vie en mots, et qui protégeait résolument son être derrière le masque qu’elle avait adopté, a néanmoins écrit et publié sept textes dans lesquels elle se place comme sujet et objet de l’écriture. Si tous remplissent le contrat de lecture associé au pacte autobiographique défini par Philippe Lejeune, aucun ne reproduit le format classique du « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité (1) ». Il y a d’abord Toxique (court journal illustré sur grand format) et Des bleus à l’âme (journal et roman qui s’entrecroisent avant de se confondre), deux récits atypiques qui s’apparentent au genre de l’autopathographie – Sagan évoquait la douleur physique et mentale provoquée par l’intoxication médicamenteuse dans l’un, la dépression nerveuse dans l’autre. La romancière se montrait là affaiblie et désemparée – si différente de cette créature insouciante et irresponsable mythique – et aussi cherchant, et trouvant, dans l’écriture une voie vers un mieux-être.
Professeur de français à l’université de Swansea, au pays de Galles, N AT H A LI E M O R E L L O a publié Bonjour tristesse: A Critical Guide (Londres, éd. Grant & Cutler, 1998) et Françoise Sagan, une conscience de femme refoulée (New York, éd. Peter Lang, 2000). Elle a codirigé Nouvelles écrivaines, nouvelles voix ? (Amsterdam, éd. Rodopi, 2002), un recueil d’articles sur la littérature des romancières des années 1990.
Une autocritique lucide et vive
(1) Le Pacte
Réponses et Répliques, entretiens « imaginaires » reconstitués à partir de questions fréquemment posées par les critiques depuis la parution de Bonjour tristesse, ont donné à Sagan l’occasion de préciser, voire de corriger, nombre de ses propos dont elle disait qu’ils étaient régulièrement déformés une fois publiés. Ses réponses, tour à tour sérieuses, humoristiques ou cyniques selon la finesse et la pertinence de la question, témoignent de cette lucidité et vivacité d’esprit qui
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autobiographique, Philippe Lejeune, éd. du Seuil, 1975.
nourrissaient sa conscience des êtres et du monde, et de sa conviction réfléchie de tenir justes place et rôle dans le champ littéraire. Avec mon meilleur souvenir et … Et toute ma sympathie, recueils de souvenirs rédigés « sur le mode nostalgique et gai » comme on le lit sur la quatrième de couverture du second, rassemblent chacun des textes dans lesquels Sagan évoque « des moments heureux et des gens qu’elle a aimés », ainsi que, là encore, l’importance de la littérature et de l’écriture dans sa vie. Dans Derrière l’épaule enfin (dernier texte publié de son vivant), Sagan commente la relecture chronologique de sa production romanesque, fait sa propre critique, se remémore des moments ou des personnes que lui rappelle chacun des vingt romans relus. Est ici illustrée cette remarque introductive qui établit que sa chronologie personnelle est essentiellement liée à la publication de ses romans, qui sont « les seules bornes vérifiables, ponctuelles, et enfin presque sensibles de ma vie » (Derrière l’épaule). Quels que soient la forme choisie et le ton adopté, que Sagan évoque une période douloureuse ou heureuse, se montre abattue, combative ou réflexive, elle écrivait dans ses sept textes sa vérité et revendiquait une conception de l’existence et de l’écriture autre, sachant qu’elle serait immanquablement mal jugée et mal lue par la plupart des critiques, plus enclins, d’un roman à l’autre, à moraliser la femme-enfant terrible qu’à
Ses romans étaient jugés trop minces et légers, pas assez soignés ni aboutis, trop pressée qu’était la jeune femme de rejoindre sa clique de riches oisifs privilégiés. Le Magazine Littéraire 547 Septembre 2014