DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
Baudelaire
Poète et journaliste • Réac et révolutionnaire Son portrait par Antoine Compagnon et Yves Bonnefoy
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Le dernier
M 02049 - 548 - F: 6,20 E - RD
OCTOBRE 2014
www.magazine-litteraire.com
N°548
Modiano et Ernaux
par Pierre Assouline
Duchamp
Le dilettante surdoué par Serge Bramly
DOSSIER 40 PAGES
É D ITO Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 4 rue de Mouchy - 60438 Noailles Cedex Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@biwing.fr Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.
La France hors champ
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Par M A U R I C E S ZAFRAN
Q
ui obtiendra le Goncourt ? Galli- littérature des sentiments et des âmes. Pourquoi mard et ses cavaliers ? Grasset et ses pas, elle ne manque pas de charme, cette littéchampions ? Un « petit » éditeur, rature… Mais n’est-elle pas désuète ? Comment car ce serait un « joli » coup ? Qui raflera le comprendre cette impasse assumée, cette zone Femina ? Faut-il se battre jusqu’à l’essouffle- d’ombre de notre littérature ? Je ne citerai pas ment pour le Médicis ou le Renaudot ? C’est de noms, ne mettrai personne en cause, mais vrai, d’excellents romans sont en compétition, pourquoi nos « grands » romanciers s’abset Le Magazine littéraire a pris tiennent-ils soigneusement de soin, grand soin, d’en faire la s’attaquer aux maux, dourecension, de les critiquer, leurs, fractures ou non-dits de comme à l’accoutumée en la société française, de les tritoute liberté, sans chercher turer, de les raconter, de les l’équilibre, en respectant avec mettre en perspective et en scrupule nos envies et nos pièces, à l’inverse des romangoûts, nos colères et nos déciers américains, italiens, allegoûts. Puissions-nous long- de s’attaquer aux maux, mands ou espagnols ? En France, bien peu osent, temps, grâce à vous, chers lec- douleurs, fractures comme s’il existait une crainte, teurs, continuer à améliorer ce une terreur de se brûler aux journal, un journal pour les ou non-dits de feux de la politique et de l’idéoécrivains, pour la littérature et la société française ? logie. De l’engagement forcené pour les livres ! Voilà rappelés les termes de notre mission. Une mission jour- et aveugle, les romanciers sont passés à l’esnalistique, cela va de soi, mais aussi culturelle : quive. Y a-t-on gagné ? Pas sûr… Il ne faut offrir chaque mois une vision de la littérature, certes pas regretter l’imperium de la littérature mais aussi une vision littéraire de nos sociétés engagée d’antan. Oui, elle fut trop souvent et du monde environnant. C’est à cela que nous abrutissante, pourvoyeuse de schématismes et allons plus que jamais nous atteler, vous le dé- d’œillères et, s’il fallait choisir, qu’à Dieu ne plaise, entre Sartre et Proust, nous n’hésiterions couvrirez numéro après numéro. C’est pourquoi on m’autorisera une remarque : pas longtemps. Ce n’est pas pour autant qu’il s’il fallait se défier de cette rentrée littéraire faille se détourner, se désintéresser des tour2014 – une rentrée de bonne facture –, c’est ments qui vrillent notre société, au risque de précisément parce que les livres et leurs auteurs, simplement fermer les yeux. Il n’y a aucun à quelques exceptions près, ne nous parlent doute : le Magazine aura l’occasion de revenir guère de la… France. Le plus fréquemment, sur cet enjeu majeur, et plus vite qu’on ne pournous restons encore cantonnés à une micro- rait le croire. R
Pourquoi nos « grands » romanciers s’abstiennent-ils soigneusement
Octobre 2014 548 Le Magazine Littéraire
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Sommaire 3 L’éditorial d e Maurice Szafran
La vie des lettres En couverture : illustration d’Enki Bilal pour Le Magazine littéraire © ADAGP-Paris 2014 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
Retrouvez sur notre site www.magazine-litteraire.com R À découvrir, en textes et en images, le troisième volume du Manifeste incertain du dessinateur-écrivain Frédéric Pajak, hanté par les figures de Walter Benjamin et d’Ezra Pound (éd. Noir sur blanc). R En complément du dossier Baudelaire selon Paul Valéry (un texte de Michel Jarrety) et selon Yves Bonnefoy (la version intégrale de l’article d’Odile Bombarde).
Ce numéro comporte 4 encarts : 2 encarts abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 catalogue Rue des étudiants sur une sélection d’abonnés, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique.
ONT ÉGALEMENT COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Christophe Bident, Évelyne Bloch-Dano, Patrice Bollon, Laure Buisson, Olivier Cariguel, Juliette Einhorn, Jeanne El Ayeb, Bernard Fauconnier, Marie Fouquet, Jean-Baptiste Harang, Jean Hurtin, Vincent Landel, Alexis Liebaert, Pierre-Édouard Peillon, Bernard Quiriny, Maxime Rovere, Thomas Stélandre, Noémie Sudre, Camille Thomine, Albane Thurel, Aliocha Wald Lasowski. Octobre 2014 548 Le Magazine Littéraire
6 Portrait Alice Munro, la Nobel subliminale, par Alexis Brocas 10 Actualité Patrick Modiano et Annie Ernaux, Géographies de la mémoire, par Pierre Assouline 12 Philippe Bordas, Chant furieux 13 François Vallejo, Fleur et sang 14 Julien Gracq, u n roman inédit 16 Nelly Kaprièlan, Le Manteau de Greta Garbo 17 Christine Montalbetti, Plus rien que les vagues et le vent 18 La chronique de Philippe Lefait 20 Henning Mankell, Une main encombrante 21 Claire Messud, La Femme d’en haut 22 Dave Eggers, Un hologramme pour le roi 22 John Banville, La Lumière des étoiles mortes 24 Shakespeare, u ne biographie virtuose 26 Castoriadis, le parcours d’un Titan 29 Jean Starobinski, Interrogatoire du masque 32 Théâtre J on Fosse mis en scène à Amiens 33 Expositions Rêver les Grecs et les Mayas regg Araki adapte Laura Kasischke 34 Cinéma G
Le magazine des écrivains 36 Grand entretien a vec Olivier Rolin et Patrick Deville : entre Russie et Mexique, les histoires et la géographie 44 Le feuilleton de Charles Dantzig : Paul Veyne face aux inhumanistes 46 Admiration C harlot a cent ans. Son portrait par Kafka, Lovecraft, Sartre, García Lorca, Maïakovski, Soupault, Barthes… 50 Visite privée M arcel Duchamp, la peinture en vacance, par Serge Bramly 54 Cadavre exquis É pisode ix : La piste Barbéris, par Christine Montalbetti 98 Le dernier mot d’Alain Rey
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Portrait : Alice
JEAN-LUC BERTINI POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
N°548
DEREK SHAPMAN/HANDOUT/EPA/MAX PPP
OCTOBRE 2014
Munro, alors que paraît son dernier livre.
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Grand
entretien avec Olivier Rolin et Patrick Deville.
Le dossier Le dernier Baudelaire 56 Introduction p ar Robert Kopp 58 Entretien avec Antoine Compagnon 64 Bonnes feuilles : De l’infamie de la photographie, p ar Antoine Compagnon 68 Nouveaux avatars du poète moderne, par Karin Westerwelle 71 Poe comme seconde peau, par Karl Philipp Ellerbrock 74 Révolutionnaire ou réactionnaire ? par Pierre Glaudes 78 Le critique d’art, par Stéphane Guégan 82 Une prose longtemps négligée, par Robert Kopp 85 Illuminations nocturnes, par Pierre Brunel 88 « Assommons les pauvres ! », par Steve Murphy 92 Bonnes feuilles : « Le cygne » et les signes, par Yves Bonnefoy
Abonnez-vous page 43 Prochain numéro en vente le 23 octobre Dossier : Sade R
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RÉCITS
Patrick Modiano et Annie Ernaux
G éographies de la mémoire
Il explore de nouvelles périphéries urbaines, tandis qu’elle revient sur les lieux de sa vie et de son écriture. R
Par PIER R E A S S O U L I N E
À LIRE R Pour
que tu ne te perdes pas dans le quartier, Patrick Modiano,
éd. Gallimard, 160 p., 16,90 €.
U
n malaise s’installe, un certain trouble nous enveloppe, puis nous envahit avant de nous hanter durablement. C’est la magie Modiano, dès l’entame. Rien à expliquer, sinon cela n’en serait pas. Un homme trouve un carnet d’adresses perdu et insiste pour le ramener à son propriétaire. Mais, en le feuilletant, il tombe sur un nom pour lequel il manifeste une intense curiosité. Son insistance n’est donc pas gratuite.
RICHARD DUMAS
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/ La vie des lettres 10
Patrick Modiano, en 2004.
Dès la première page de ce roman sans dédicataire, fait inhabituel chez cet écrivain, tout est installé, à commencer par l’atmosphère. On s’y croit, on y est. On y croit. Ce n’est pas pour rien que Modiano passe pour l’héritier de Simenon. L’incipit (« Presque rien »), puis l’identité du personnage principal (Jean Daragane), enfin le mot sous l’empire duquel se placera l’action (« légère »). Là où tant de romanciers se perdraient à définir ce que peut bien être un ton de maître chanteur, deux mots surgissent, mais si justes qu’ils se suffisent : « une voix molle et menaçante ». De quoi en faire un leitmotiv. En quelques lignes, tout est joué dans la plus extrême économie de moyens. En avançant en âge, Modiano se dépouille. Le grand art est d’y parvenir sans donner la moindre impression d’assèchement. Le spectre de la solitude est déjà là, qui planera sur tout le roman. D’autres personnages surgissent. Autant d’identités : Gilles Ottolini, Chantal Grippay, Maurice Caveing, Annie Astrand… Modiano se livre à sa passion du cadastre. Rien ne l’enchante comme de trouver des vieux annuaires dans un marché de province. Il se délecte des numéros de téléphone d’autrefois. Ses livres sont pleins d’adresses : cette fois, un 42 rue de l’Arcade, une rue Laferrière, un 18 rue Alfred-Dehodencq, et un 73 boulevard Haussmann à la sonorité si proustienne – on imagine sans mal qu’il recèle quelques-uns de ces immeubles à double issue qui fascinent l’auteur, comme l’était celui où, jeune homme, il rendait visite à son père à son bureau, entrant rue Lord-Byron et ressortant aux Champs-Élysées. On l’imagine se royaumer en une pléiade d’annuaires périmés. Jean Daragane, l’anti-héros de ce roman, est un homme en retrait. Il ne cherche pas à se faire de nouveaux amis, bien que sa courtoisie naturelle l’empêche de se montrer indisponible. L’Histoire naturelle de Buffon suffit à son bonheur. Il est de ces piétons de Paris qui savent distinguer un charme d’un tremble et s’arrêtent pour parler aux arbres ; ils seront toujours là, tel un point fixe, le seul susceptible de le raccrocher tant à la nature qu’à la culture. Une guerre ne modifierait en rien ses rapports avec un arbre ; il y verrait une balise rassurante dans un paysage dévasté. Jean Daragane incarne mieux que tout autre la fameuse maxime du naturaliste : « Le style est l’homme même », que la vox populi a dégradée en « Le style, c’est l’homme ». Gilles Ottolini, l’homme qui vient troubler sa solitude, est un jockey raté devenu un parieur compulsif, auteur du Flâneur hippique aux éditions du Sablier. Un détail suffit à préciser l’époque sans lourdeur : l’usage d’un téléphone portable. Les voici donc les deux partis à la recherche de ce mystérieux personnage qui n’est qu’un nom, Guy Torstel. Chemin faisant, notre anti-héros s’apercevra que Le Magazine Littéraire 548 Octobre 2014
Olivier
Rolin et Patrick Deville, réunis à notre invitation, le 1er septembre dernier.
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Grand entretien Olivier Rolin et Patrick Deville
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Rencontre avec Olivier Rolin et Patrick Deville
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Entre Russie et Mexique, les Ces deux-là voyagent beaucoup, dans l’espace comme dans le temps. Ils comptent aussi parmi les plus entêtés francs-tireurs français entre littérature et archives, fiction et histoire. Le premier relate le calvaire d’un bien réel météorologue soviétique, le second tisse, depuis le Mexique, les destins de Trotski et de Malcolm Lowry, l’auteur d’ Au-dessous du volcan.
Propos recueillis par J EA N-B A PTIS TE H A R A N G , photos J EA N-L U C B E R T I N I pour Le Magazine littéraire
O
livier Rolin et Patrick Deville publient deux livres qui ne se ressemblent pas mais s’assemblent bien. Ils ont le même éditeur, le même goût des voyages et de l’histoire. Le Météorologue de Rolin raconte la vie d’un bolchevik russe victime de la grande terreur stalinienne dans les années 1930 et l’immensité désertique et glacée des îles Solovki et de la mer Blanche. Avec Viva, Deville nous entraîne à la même époque à Mexico, où l’écrivain Malcolm Lowry et Trotski ne se sont pas rencontrés… Rolin et Deville revendiquent, à juste titre, l’exactitude et la véracité des faits qu’ils évoquent. Le premier, toutefois, ne se prévaut d’aucun genre littéraire, ni roman, ni essai, ni récit, quand le second veut inscrire son livre dans un cycle romanesque. Entretien croisé. Le Magazine Littéraire 548 Octobre 2014
Sommaire 58
Contre la modernité, tout contre
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Le tournant de la prose
Ainsi que l’analyse Antoine Compagnon dans son nouvel essai, le dernier Baudelaire est à la fois fasciné et dégoûté par les nouveautés les plus spectaculaires de son temps : le Paris remodelé par Haussmann (qu’il ne peut quitter), la presse (qu’il vomit, mais à laquelle il collabore), la photographie, qu’il juge nuisible mais qu’il scrute en détail… De fait, il semble ne plus croire dans le progressisme d’un Proudhon, qu’il soutenait autrefois, et s’en reporte plutôt au contre-révolutionnaire Joseph de Maistre. Le même homme, pourtant, est un critique d’art à la pointe de son temps (même s’il sous-évalue peut-être Manet) et sans œillères : il se passionne pour le genre populaire de la caricature, remet en cause l’imagerie quasi religieuse de l’artiste romantique, ou s’investit avec enthousiasme dans la traduction de Poe – une activité alors encore contrainte et jugée peu gratifiante.
La forme du poème en prose, à laquelle Baudelaire se consacre alors, doit beaucoup à sa relation ambivalente avec la modernité. La prose clame peut-être que la versification classique a atteint un sommet, et que voici venu le temps de la régression dans la trivialité. Ce faisant, l’écrivain pessimiste invente la poésie moderne… Les poèmes en prose ont été longtemps négligés par les exégètes de Baudelaire, qui les considéraient comme des esquisses mineures. Tout au contraire, le poète semble avoir jugé que cette forme était alors la plus adéquate – par exemple pour dire ses flâneries nocturnes ou pour rendre sensible l’horreur politique et sociale de son temps, comme dans « Assommons les pauvres ! ». Yves Bonnefoy, qui publie ces jours-ci un recueil consacré à Baudelaire, nous éclaire sur la manière dont le poète met à l’épreuve certains procédés classiques, telle l’allégorie dans « Le cygne ».
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PARTIE I
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Entretien avec Antoine Compagnon
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Le dernier Baudelaire Contre la modernité, tout contre Le tournant de la prose
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Baudelaire a été un poète-journaliste
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Antoine Compagnon publie un essai consacré à la dernière phase de la vie et de l’œuvre du poète. S’orientant vers la prose, Baudelaire entretient alors une forme d’« amour-haine » avec la presse, la photographie, la ville et tous les emblèmes de la modernité.
Propos recueillis par R O B E RT K O P P
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n 2011, Antoine Compagnon a consacré son cours du Collège de France à l’année 1966, annus mirabilis, année mémorable du point de vue littéraire, cinématographique, artistique, mais aussi pour sa réforme des universités, le passage des classes moyennes à la société de consommation, l’explosion des sciences humaines dans l’édition, les nouvelles collections de poche, etc. Une de ses leçons était consacrée à « Proust en 1966 », car cette année-là marquait un tournant important dans la réception d’À la recherche du temps perdu. C’est à regret qu’il a renoncé à une leçon sur « Baudelaire en 1966 ». En effet, le changement de la perception de Baudelaire par la critique d’alors n’est pas moins important, comme l’indique le titre devenu emblématique du livre de Charles Mauron, Le Dernier Baudelaire (éd. José Corti). De ce regret est né un autre cours, celui de l’année suivante, consacré entièrement à ce « dernier » Baudelaire, celui du Salon de 1859, du Peintre de la vie moderne et du Spleen de Paris. Ce Baudelaire-là n’était plus celui des Fleurs du Mal, premier recueil de la poésie moderne, et en même temps aboutissement d’une histoire séculaire de la poésie. Antoine Compagnon lui avait d’ailleurs consacré un autre livre, en 2003, Baudelaire devant l’innombrable. Les considérations sur la poétique de Baudelaire y occupaient une place importante. Cette fois-ci, il s’agissait du Baudelaire « antimoderne », celui qui est omniprésent à l’arrière-plan de l’ouvrage consacré à cette famille d’esprits (1), mais qui n’y est pas traité
pour lui-même. Par antimodernes Antoine Compagnon désigne, de Chateaubriand à Roland Barthes, ces modernes qui ont résisté à la modernité, qui ne se sont pas laissé prendre à ses mirages. Comme Maxime Du Camp, par exemple, qui, au moment de l’exposition universelle de 1855, a publié des Chants modernes, glorifiant la vapeur, le gaz et l’électricité – nouveaux mythes devant à ses yeux remplacer Vénus, Bacchus et Apollon. Baudelaire a une autre expérience de la modernité. C’est celle de la grande ville, de la fascination qu’elle exerce et de l’horreur qu’elle inspire ; c’est celle de la presse, qui ne connaît la littérature que sous sa forme industrielle et qui pourtant accueille ses poèmes en prose ; c’est celle de la photographie, une technique qui semble être la négation de la peinture et qui pourtant peut la servir. Ce sont ces ambivalences, ces ambiguïtés, ces contradictions mêmes qui font le dernier Baudelaire, un Baudelaire « irréductible », selon un mot de Walter Benjamin rapporté par Leiris. Il a servi de titre au livre qu’est devenu ce cours, B audelaire, l’irréductible, dont nous publions des extraits en avant-première ( p. 64-67) . En 2003, vous avez publié une première étude intitulée Baudelaire devant l’innombrable (2). Votre vision de Baudelaire, depuis dix ans, a-t-elle changé ? ANTOINE C OMPAG NON. Elle est devenue, me semble-t‑il,
plus large. Dans mon livre précédent, je me suis principalement intéressé aux Fleurs du Mal. Je n’ai d’ailleurs fait en cela que suivre la tradition, car c’est bien Le Magazine Littéraire 548 Octobre 2014