N°549 - NOVEMBRE 2014
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M 02049 - 549 - F: 6,20 E - RD DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
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Aristote Comment
il nous aide aujourd’hui
Que faire de Sade
LE DOSSIER
Polémique
Années 30, le retour
Grand entretien
Paul Veyne Et aussi
Steiner, Blanchot, Oates…
Truffaut Un écrivain de cinéma
É D ITO Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 4 rue de Mouchy - 60438 Noailles Cedex Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Conseiller de la rédaction Pierre Assouline Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Secrétaire de rédaction-correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Directeur éditorial Maurice Szafran Président-directeur général et directeur de la publication Thierry Verret Dépôt légal : à parution
Modiano !
Par M A U R I C E S Z A F R A N et P I E R R E A S S O U L I N E
P
atrick Modiano a recu un cadeau de la librairie. Romancier et non écrivain et empoisonné de la part du comité encore moins homme de lettres, eût dit SimeNobel. Passe encore qu’il soit assailli non, dont on en a fait l’héritier, à juste titre. par les reporters du monde entier et qu’il doive Romancier parce que bon qu’à ça, eût dit Becsacrifier, s’il réussit à se faire violence, au rituel kett, et il faut le prendre comme un compliment. du discours de remerciement lors de la remise Il y a du ressassement dans cette obsession pour officielle à Stockholm, lui qui a déjà tant de mal une époque. Mais il faut saisir qu’elle lui permet à s’exprimer dès que l’auditoire dépasse trois avant tout de creuser ce qui lui est le plus cher : personnes. Le sale coup est aill’ambiguïté des situations, la leurs : dans le communiqué confusion des sentiments, le officiel par lequel les académiflou des atmosphères, tout ce ciens suédois ont justifié leur qui fait notre indécision en qui choix. Deux mots sont à retetemps de paix comme en nir : « mémoire » et « Occu- n’a cessé de creuser temps de guerre. pation ». Pas de problème le même sillon Le quinzième lauréat français pour le premier. Le second est des Nobel ajouterait : « Oui depuis quarante ans. c’est bizarre… » Car sa prose plus regrettable, ramenant encore et encore ses livres aux années noires. poétique relève d’un art tout musical. Comme Bien sûr elles n’en sont pas absentes ; bien sûr une chanson : toujours le même refrain mais avec elles il a créé son propre poncif ; et nul doute avec un autre point de vue. On a connu de plus qu’elles le hantent d’autant plus qu’il ne les a pas noirs ressacs. Le sien, pour n’être pas toujours vécues, étant né au lendemain de la Libération. lumineux, est nimbé d’une grâce qui a partie liée Mais, en inscrivant ce mot dans ses attendus, le avec la nostalgie sans être mélancolique. Une comité Nobel l’a réduit. Car son univers dépasse prouesse. On appelle cela « la magie Modiano » et transcende depuis longtemps la période 1940- faute d’en avoir pu définir ou dessiner les 1944 : son dernier roman en témoigne, ainsi que contours. Quant à en expliquer le mécanisme, Le Magazine littéraire l’annonçait le mois der- autant y renoncer, et c’est tant mieux. nier en couverture et dans ses colonnes. Réjouissons-nous de ce que des académiciens Mais basta ! Disons que ce malentendu est la suédois, plutôt bien inspirés depuis une quinrançon de la gloire et que le reste, une fois tues zaine d’années, l’aient couronné. Déjà traduit les trompettes de la renommée, demeure ce qui dans une trentaine de pays, il y sera désormais nous importe le plus : la littérature. En l’espèce également lu. Murakami, Roth et quelques une œuvre compacte, d’une remarquable homo- autres patienteront. Avec le sacre de Patrick généité, issue d’une plume qui n’a cessé de creu- Modiano, des centaines de milliers de lecteurs à ser le même sillon depuis quarante ans, insen- travers le monde, c’est tout le mal qu’on leur sible aux modes, à l’air du temps, aux pressions souhaite, vont découvrir une certaine France. R
Le prix Nobel récompense un pur romancier,
Novembre 2014 549 Le Magazine Littéraire
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Sommaire N°549
ADOC-PHOTOS
NOVEMBRE 2014
3 L’éditorial d e Maurice Szafran
Le magazine
Retrouvez sur notre site www.magazine-litteraire.com Hommage à Jean-Jacques Pauvert, éditeur d’exception et biographe de Sade, disparu le 27 septembre dernier. R En complément du dossier Sade dans les Balkans, par Maja Vukuši´c Zorica. R Le cercle critique Des comptes rendus exclusivement en ligne. R
Ce numéro comporte 3 encarts : 2 encarts abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique.
ONT ÉGALEMENT COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Clémentine Baron, Maialen Berasategui, Christophe Bident, Catherine Capdeville, Philippe-Jean Catinchi, Jean Hurtin, Pierre-Édouard Peillon, Victor Pouchet, Maxime Rovere, Josyane Savigneau, Thomas Stélandre, Camille Thomine, Lisa Vignoli. Novembre 2014 549 Le Magazine Littéraire
6 Spécial François Truffaut L’homme qui aimait les livres, par Pierre Assouline 10 Une œuvre de relieur, par Emmanuel Burdeau 12 Les films de Truffaut de ma vie, par Patrick Besson 14 L’OuLiPo s’expose, par Serge Bramly 18 Philosophie Aristote toujours d’attaque : rencontres avec six chercheurs 26 Le feuilleton de Charles Dantzig : Picasso écrivain 28 Avant-première Alberto Moravia, lettres d’amour à Lélo Fiaux 32 Cadavre exquis É pisode x : Libre, par Caroline De Mulder 34 Grand entretien a vec Paul Veyne : « Je me suis dit : “Tu sauras si tu es un salaud” » 40 Portrait Adrien Bosc 98 Le dernier mot d’Alain Rey
Dossier : Q ue
PAOLO VERZONE/AGENCE VU
En couverture : François Truffaut photographié par Pierre Zucca lors de la promotion de Baisers volés, en 1968. © Succession Pierre Zucca. Vignette de couverture : portrait anonyme de Sade (xviiie siècle, coll. particulière). © Adoc-Photos. © ADAGP-Paris 2014 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
faire de Sade.
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Grand
entretien avec Paul Veyne.
Critiques
Le dossier S ade
42 Joyce Carol Oates, Maudits 43 Caroline De Mulder, Bye Bye Elvis 44 Gonçalo M. Tavares, deux nouveaux livres du prodige portugais 45 Arnon Grunberg, L’Homme sans maladie 46 J. R. R. Tolkien, l a nouvelle traduction du Seigneur des Anneaux 48 Kaoutar Harchi et Minh Tran Huy, par Philippe Lefait 50 Les années 30 sont de retour, un collectif lu par Michel Winock 54 Le « Cahier de L’Herne » Blanchot, par Pierre Assouline 56 Élisabeth Roudinesco, Sigmund Freud en son temps, par Sarah Chiche 58 George Steiner (avec Laure Adler), Un long samedi, par Marc Weitzmann 60 George Orwell, Correspondance 62 Rendez-vous
64 Introduction p ar Hervé Aubron 66 Un effeuillage progressif, par Michel Delon 72 « L’art d’envelopper les ordures », par Jean-Christophe Abramovici 74 La Philosophie dans le boudoir, par Catriona Seth 76 À mourir de rire, par Florence Lotterie 78 « Sade a donné à voir autrement », entretien avec Annie Le Brun 82 Sue et Sade, par Judith Lyon-Caen 84 L’idole des poètes, p ar Laurence Campa 86 À Charenton, aliéné ou thérapeute ? par Éric Marty 90 Essayer de nouvelles positions avec Philippe Sollers, Stéphane Audeguy, Chantal Thomas et Jean-Baptiste Del Amo. 95 Avant-première : Sade à Rome, de Pierre-Henri Castel
Abonnez-vous page 53 Prochain numéro en vente le 27 novembre
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Isabelle Adjani
et François Truffaut sur le tournage d’Adèle H, 1975.
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Le magazine François Truffaut
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Célébré trente ans après sa mort
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François Truffaut, l ’homme Trois films par jour, trois livres par semaine : telles étaient les doses nécessaires au jeune Truffaut. Cette passion conjointe ne s’est jamais démentie et ne se cantonne pas aux nombreuses adaptations qu’il a signées.
Par PIER R E A S S O U L I N E
U
n écrivain raté, François Truffaut ? Il le disait lui-même, mais ce serait trop négatif de l’évoquer ainsi*. « Libraire raté » semblerait un meilleur hommage. L’important est de le situer par rapport aux livres. Certainement pas une pose ou une attitude qui auraient relevé d’un calcul. Sa passion littéraire, qui commence très tôt dans sa vie et ne s’est pas démentie jusqu’à son dernier souffle, a le sceau de la sincérité. Jamais il n’a cessé d’écrire : scénarios,
lettres, pamphlets, essais, critiques, articles, livres, projets. Jamais il n’a cessé de lire. Littérairement, c’est un classique jusque dans sa manière de créer des néologismes ; ainsi l’inépuisable épistolier prétend-il ironi quement « sévigner ».
De Dickens à Léautaud Il se réfugie tôt dans la littérature pour mieux s’y évader et se mettre à l’abri de la rumeur du monde, essentiellement constituée alors de tensions familiales et de pesanteurs Le Magazine Littéraire 549 Novembre 2014
BERNARD PRIM/MONIQUE PRIM - PIERRE ZUCCA/SUCCESSION PIERRE ZUCCA
Claude
Jade et Jean-Pierre Léaud dans Domicile conjugal, 1970.
qui aimait les livres scolaires. Les livres, il les approche dès son enfance pendant les longues promenades effectuées en compagnie de sa grand-mère, Geneviève de Montferrand, jusqu’aux librairies proches de l’hôtel Drouot et à la bibliothèque municipale du 9e arrondissement. Il se convainc tôt que la vraie vie est ailleurs, attitude qui conduit généralement à vivre par procuration, non à travers des personnes mais via des personnages ; la moindre des choses pour un jeune homme qui, selon ses proches, lit Novembre 2014 549 Le Magazine Littéraire
trois livres par semaine et voit trois films par jour. Il lit pour oublier, à commencer par sa mère qui, selon lui, ne le supporte que muet. Or quoi de plus muet qu’un adolescent plongé dans ses lectures ? La clé de ses relations tendues et complexes avec sa mère, il la trouvera plus tard dans les livres, et notamment là où il ne l’aurait pas cherchée spontanément, du côté de Léautaud, jusques et y compris dans son Journal littéraire. Il s’invente un monde grâce à Dickens ; c’est ainsi que son propre
roman des origines doit à David Copperfield et aux Grandes espérances. Fou de Balzac, passion qui ne s’est jamais démentie, le baiser sur l’épaule de Mme de Mortsauf suffit à le bouleverser. C’est un grand lecteur qui se définit comme un amateur de livres ; il envisage une librairie à l’image d’une cinémathèque pour les livres. Autant dire qu’il n’accorde pas la prime à la nouveauté. Si ses biographes Antoine de B aecque et Serge Toubiana évoquent le jeune spectateur en lui comme
* Les informations
contenues dans cet article sont redevables à « la » biographie de François Truffaut par Antoine de Baecque et Serge Toubiana (Gallimard, 1996), à sa Correspondance (Hatier, 1988) ainsi qu’au recueil de ses articles paru sous le titre Le Plaisir des yeux (Cahiers du cinéma, 1987, rééd. Champs/ Arts, 2008).
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Paul Veyne
Je me suis dit : “Tu sauras si tu es un salaud”
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Le spécialiste de l’Antiquité romaine nous accueille chez lui, au pied du mont Ventoux. À 84 ans, il revient sur sa carrière, les amours et les engagements qui ont ponctué sa vie, dans un livre de souvenirs intitulé E t dans l’éternité, je ne m’ennuierai pas.
Propos recueillis par M A IA LE N B E R A S AT E G U I Photos P A OL O V E R Z O N E , A gence Vu
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Le magazine Grand entretien
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aul Veyne se plaît à raconter que sa vocation d’historien lui est venue par hasard. Enfant, alors qu’il se promenait dans sa Provence natale, il a mis la main sur un tesson d’amphore qui a provoqué sa fascination et a décidé de son destin. La suite est plus classique : Henri-IV, École normale, agrégation, Collège de France. Pourtant, ce fils de commerçants enrichis ne se considère pas comme un transfuge. Après avoir un temps enseigné à la Sorbonne, il est devenu maître de conférences à la faculté d’Aix et n’est jamais retourné vivre à Paris. Il habite désormais dans un petit village à une heure d’Avignon et se fait une fierté d’être l’un des derniers à lire Frédéric Mistral dans le texte. C’est que Paul Veyne n’est pas un historien comme les autres. Dénué de préjugés, beaucoup plus soucieux de vérifier par l’expérience la validité d’idées complexes que d’apprivoiser les codes sociaux, il a suivi sa propre route. Au début des années 1970, avant même de soumettre sa thèse au verdict universitaire, il a transformé ce qui ne devait être qu’une préface en un véritable manifeste : Comment on écrit l’histoire (éd. du Seuil). Il y insiste sur l’importance du récit et défend l’idée que le traitement quantitatif des données, alors très à la mode, ne saurait faire de l’histoire une science exacte. Spécialiste de l’Antiquité, il a récemment publié une traduction de L’Énéide (Les Belles Lettres) qui fait déjà autorité.
Dans son livre de souvenirs, Et dans l’éternité, je ne m’ennuierai pas, qui vient de paraître chez Albin Michel, Paul Veyne ne parle pas tant de l’histoire qu’il a écrite que de celle qu’il a vécue, temps court et temps À LIRE long mêlés : « Avec le nazisme, dit-il, j’ai entrevu E Et dans l’éternité, le chapitre le plus épouvanje ne m’ennuierai pas. Souvenirs, table de cinquante siècles Paul Veyne, d’histoire. […] J’ai coméd. Albin Michel, mencé à assister, en matière 272 p., 19,50 €. sexuelle et familiale, à une mutation de taille anthropologique. […] J’ai vu le début de la fin de l’illettrisme dans toute espèce humaine et la diffusion de l’informatique, le commencement de l’égalité entre tous les troupeaux humains et ceux de l’égalité des sexes, [et] le début d’un changement climatique. Je n’ose imaginer ce qui peut sortir de la biologie moléculaire… » Cette capacité à percevoir le vaste mouvement du monde qui l’entoure, cette certitude d’en faire partie alors même qu’il s’y sent étranger donne à ces souvenirs une saveur particulière. De son enfance provençale à son départ du Collège de France, Paul Veyne se raconte sans complaisance et Le Magazine Littéraire 549 Novembre 2014
avec un sens de l’autodérision. Il revient sur l’histoire de sa famille, en partie composée d’immigrés italiens qui ont tôt fait de s’intégrer en méprisant les étrangers plus fraîchement arrivés qu’eux, sur son père qui a bâti sa fortune en pratiquant un évergétisme moderne et sa mère qui ne rêvait que d’ascension sociale. Leur collaborationnisme le poussera très tôt à chercher des modèles hors des sentiers battus et à se poser sans cesse la question de l’engagement. Il aborde ensuite ses années d’École normale, durant lesquelles il se définit comme un « communiste sous protection américaine » et se forme grâce à l’émulation intense qu’il éprouve au Novembre 2014 549 Le Magazine Littéraire
milieu de ses camarades, parmi lesquels Michel Foucault ou encore Gérard Genette. Enseignant à l’université d’Aix en mai 1968, il assiste sourire aux lèvres à ce qui constitue à ses yeux la prise de conscience des étudiants de former une classe sociale. Plutôt solitaire – dans la stricte mesure, avoue-t-il, où il est aimé d’une femme –, il évoque aussi sa passion pour la montagne et les émotions fortes qu’elle procure, comparables aux extases nocturnes qu’il a vécues. Il revient enfin avec plus de franchise que de pudeur sur les drames personnels de ces dernières années, durant lesquelles il a vu mourir sa deuxième femme et son fils.
Paul Veyne chez lui, en juillet 2014. Les photos accompagnant cet entretien sont extraites du film Paul Veyne en ses amours, à visionner sur Franceinter.fr et sur Dailymotion.
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Années 30, le retour ? Une
illusion d’optique
Crise financière, discrédit des élites, montée de la xénophobie et des extrémismes… Un nouveau livre accrédite la comparaison souvent opérée entre les années 1930 et le temps présent. Selon l’historien Michel Winock, c’est aller beaucoup trop vite en besogne. R
Par M I C H E L W INOCK
À LIRE R Les
années 30 sont de retour, Renaud Dély, Pascal Blanchard, Claude Askolovitch, Yvon Gastaut,
JULIEN PEBREL/MYOP
éd. Flammarion, 352 p., 21,90 €.
Rassemblement
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Critique Non-fiction
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du Front national, le 1er mai 2014, aux abords de la statue de Jeanne d’Arc, à Paris.
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L
’« éternel retour » est un des grands mythes de l’histoire humaine depuis l’Antiquité. C’est aussi une tentation de l’homme moderne un peu cultivé qui aime discerner dans le monde où il vit des correspondances avec ce qui est arrivé dans une période antérieure. Dans son roman Une fille, qui danse, Julian Barnes fait dire par
un lycéen à son professeur : « L’histoire est un sandwich aux rondelles d’oignon, m’sieur. […] Elle se répète, m’sieur. Elle radote. » Les quatre auteurs des Années 30 sont de retour nous confirment le « bégaiement » de l’histoire. Aujourd’hui est une réplique d’hier, selon eux : l’écho de la décennie 1929-1939. Il n’est pas douteux qu’il existe un certain
nombre d’analogies entre les deux périodes. La crise financière, bancaire, économique, partie en 2008 des États-Unis et de la faillite de la Lehman Brothers, avant de s’étendre au monde, ressemble bien au krach de la Bourse de Wall Street de 1929. Le marasme économique qui s’ensuit, le chômage de masse, la montée en puissance de l’extrême droite, le Le Magazine Littéraire 549 Novembre 2014
RUE DES ARCHIVES/TAILLANDIER
refoulement de l’immigration, le discrédit des acteurs politiques, la peur sociale, l’appel à l’autorité, oui, ce sont bien là des traits perceptibles aujourd’hui comme dans les an nées 1930. M’étant livré en 2013 à cet exposé d’évidences dans une interview parue dans Le Monde, à la suite d’un sondage sur le populisme, je subis peu après sur France Culture une semonce de la part de Stéphane Rozès, expert en sondages : Comment pouvais-je, moi historien, dire que nous étions revenus aux années 1930 ! Évidemment, je n’avais jamais dit cela : des analogies ne signifient pas similitude entre deux moments de l’histoire. Du reste, ces analogies que je constatais dans ce sondage d’opinion, je ne les arrêtais pas aux années 1930, puisque j’en observais un certain nombre à la fin du Novembre 2014 549 Le Magazine Littéraire
xixe siècle.
Donc, je ne reprocherai pas à nos quatre auteurs d’avoir mis au jour des ressemblances, mais d’avoir tenté de les répertorier systématiquement, quitte à larguer en chemin ce qui fait la différence profonde entre hier et aujourd’hui.
De nombreux traits dont cette décennie n’a pas le monopole Les rapprochements auxquels ils s’évertuent sont souvent tirés par les cheveux. Ainsi, selon eux, on assisterait à un « retour en force » du « catholicisme intransigeant », tout comme dans les années 1930 la religion se lançait « à l’assaut du politique ». Si les catholiques ont été le fer de lance des « manifs pour tous » contre le mariage des homosexuels, cela ne peut masquer le profond déclin du catholicisme et de la pratique
religieuse en France depuis un demisiècle : le pourcentage de « messalisants » en 2012 ne dépassait pas 5 % de la population. Selon un sondage de l’Ifop d’avril 2011, 45 % des Français déclaraient ne pas croire en Dieu, contre 20 % en 1947. Entre 1990 et 2010, le nombre de mariages religieux a été divisé par deux, celui des baptêmes est passé de 472 000 à 70 000. Le mouvement de fond, amorcé depuis longtemps, est celui de la « déshérence religieuse » (Henri Mendras). Pour justifier leur comparaison, nos auteurs localisent dans les années 1930 de nombreux traits dont cette décennie n’a pas le monopole. Les années 1880-1890 ont connu la crise bancaire (le krach de l’Union générale), la régression économique, le chômage, les scandales
Le colonel de La Roque sortant de la messe des Croix-de-Feu en l’église Notre-Dame de Paris, le 13 mai 1935.
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Sommaire
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Déflagration
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Réverbérations
90
Reformulations
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Le marquis a-t-il rêvé d’être l’écrivain ultime, celui dont personne ne pourrait prolonger l’héritage ? Son œuvre a pourtant engendré une vaste postérité. Au xixe siècle, il est secrètement lu par bien des écrivains et des artistes, dont il a pu influencer les imaginaires, selon la thèse d’Annie Le Brun. Au xxe siècle, Sade devient, par l’entremise d’Apollinaire et des surréalistes, l’emblème d’une totale liberté créatrice. Sur le plan théorique, bien des grandes figures se sont mesurées au marquis : Blanchot, Bataille, Klossowski, Lacan, Deleuze… On s’attardera ici sur la lecture – et les omissions – de Foucault.
FH Légende
avec début en gras et suite en maigre.
CRÉDIT
Le point de vue de plusieurs auteurs d’aujourd’hui. Selon Philippe Sollers, Sade interroge notre capacité à encore lire. Le romancier JeanBaptiste Del Amo évoque un volcan toujours tutélaire. Stéphane Audeguy nous ment en prétendant ne comprendre « presque rien » au marquis. Chantal Thomas y distingue une écriture tendue entre enfermement et voyage, immobilité et mouvement. Pierre-Henri Castel nous invite enfin à ne pas sous-estimer sa très sérieuse philosophie de la destruction.
PHOTO BÉATRICE HATALA
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Sade Déflagration Réverbérations Reformulations
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Si les turpitudes personnelles de Sade ont été d’emblée célèbres en son temps, ses textes, dissimulés ou diffusés clandestinement, n’ont pas été révélés d’un bloc. Au fil des découvertes, les contours de son œuvre ont beaucoup évolué. Sade ne peut du coup être réduit à un système monolithique. Ainsi, La Philosophie dans le boudoir est à la fois affirmée et ambiguë. Quand il cherche à définir son propre style, l’écrivain est aussi tranché qu’elliptique. L’une des meilleures manières de le lire sans le schématiser consiste peut-être à le considérer comme un auteur comique.
Le Magazine Littéraire 548 Octobre 2014
Que faire de Sade
F Le rouleau manuscrit des Cent Vingt Journées de Sodome (que Sade, à la Bastille, dissimulait dans un godemiché). Acquis par l’Institut des lettres et manuscrits (après trente ans de querelles), le musée en fait la pièce maîtresse d’une exposition consacrée au libertinage, qui inaugure ses nouveaux locaux.
À VOIR
Dossier coordonné par H ER VÉ A U B R O N
Jusqu’au 18 janvier 2015
E
Sade,
marquis de l’ombre, prince des Lumières. L’éventail des libertinages du xvie au xxe siècle, Institut des lettres
et manuscrits, 21, rue de l’Université, Paris (7e), www. museedeslettres.fr/
Portrait du marquis de Sade, anonyme, xviiie siècle, collection particulière. © ADOC-PHOTOS
ncore lui ? Y aurait-il donc encore du jus, du venin, du sérum de vérité (le liquide que vous voudrez) dans cette carcasse, deux cents ans après sa mort ? Eh bien oui, de Sade nous ne pouvons nous débarrasser. Il serait commode de n’y voir qu’une folle singularité. Un « cas » à la lisière de la littérature et de la psychiatrie, devenu sex-toy pour quelques maniaques confondant érudition et érotomanie. Une lubie tour à tour répugnante, amusante ou excitante, mais une lubie particulière, ne concernant qu’untel ou untel, et non l’humanité entière. Un monstre corvéable à merci dans la foire théorique. De fait, ses nombreux exégètes en firent ce qu’ils voulurent : un libérateur et un tyran, un athée et un mystique, un révolutionnaire et un féodal, un écrivain et un théoricien, un parodiste et un psychopathe… À se demander si Sade n’était qu’un modèle abstrait, sans conséquence, que l’on pouvait triturer indéfiniment sur le papier, en tout cas destiné à y rester, bien cantonné aux enfers des bibliothèques ou aux reliures pleine peau de La Pléiade. Il y a toutefois un hic : les délires qui nous environnent. Sade n’est pas incidemment devenu un objet théorique au xxe siècle, si versé dans l’horreur et la destruction de masse. Nous ne disons pas que Sade annonçait le nazisme ou le fascisme, mais que la voracité, la volonté de toute-puissance, la persécution à grande échelle (qui Novembre 2014 549 Le Magazine Littéraire
constituent bien des pulsions à l’œuvre dans ses livres) ont pris leur pleine mesure au xxe siècle. Et ce n’est pas fini : il pourrait être instructif, par exemple, de considérer à l’aune sadienne l’État islamique et la mise en scène de ses exactions. Sans aller jusqu’à ces extrémités, l’ultralibéralisme, sa rapacité et sa jouissance de la destruction, le désastre écologique qui en découle, ne seraientils pas l’horizon naturel de Sade ? Certains le soutiennent (1). À l’heure où le relativisme et l’autoritarisme nous prennent en étau, à l’heure où nos corps font l’objet d’un commerce de moins en moins masqué (de la pornographie à la génétique), Sade semble avoir eu la prescience de ce qui arrivait – sans qu’on sache, encore une fois, s’il cherchait à le prévenir ou à l’accélérer. Quelques années après la mort de Sade, son crâne a été prélevé pour être étudié de près. Il en existe toujours des moulages, mais l’original a, lui, disparu (2), roule on ne sait où, s’échange entre on ne sait qui. Peut-être, oui, faut-il désormais jouer à la balle avec la tête de Sade, passer les doigts sur l’ossement crasseux, se le passer de main en main, afin d’expérimenter nos limites (individuelles et collectives), jusqu’à trouver la règle du jeu H. A . – celle de ses écrits, celle de ce monde-ci. R P.-S. : Il serait difficile de ne pas saluer ici Jean-Jacques Pauvert, disparu le 27 septembre, alors que nous imprimons. En 1947, il fut le premier (à 19 ans !) à publier Sade sous une enseigne officielle. Il est aussi l’auteur de la biographie Sade vivant, récemment rééditée par Le Tripode. Nous lui dédions ce dossier. (1) Tels Dany-Robert Dufour (dans La Cité perverse.
Libéralisme et pornographie, 2009, éd. Folio essais), ou Pierre-Henri Castel, à lire plus loin. (2) Ce qui inspira à Jacques Chessex Le Dernier Crâne de M. de Sade (2009, éd. Le Livre de poche), son ultime roman.
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