Marguerite Yourcenar, vraiment immortelle

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N°550 - DÉCEMBRE 2014

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M 02049 - 550 - F: 6,20 E - RD DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €

www.magazine-litteraire.com

Tous péguystes !

par Michael Lonsdale et Frédéric Worms

Les punks bougent encore

Carrère Les raisons d’un emballement

ENQUÊTE

Et aussi Lydie Salvayre Saul Bellow Hélène Cixous Hokusai...

Ils débarquent en librairie

DOSSIER

Yourcenar vraiment

immortelle


É D ITO Président-directeur général et directeur de la publication Thierry Verret Directeur éditorial Maurice Szafran Assistante de direction Christy Mazataud-Guyot (13 74) Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 4 rue de Mouchy - 60438 Noailles Cedex Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Conseiller de la rédaction Pierre Assouline Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique  Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo  Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice  Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Secrétaire de rédaction-correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice commerciale et marketing  Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire  Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Élodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Dépôt légal : à parution

Triomphe de l’anglobal 

Par P I E R R E A SSOULINE

S

erions-nous en voie de maorisation ? Quant à traiter de « collabos » ceux qui Entendez par là que les Français refusent de résister à l’anglobalisation ram­seraient menacés de perdre leur âme pante ou conquérante, au motif qu’ils seraient en perdant leurs mots, comme Victor Segalen le prêts à tout pour servir l’envahisseur, non plus ! regrettait dans Les Immémoriaux après avoir Quant à définir l’illettré comme celui qui ignore visité les Maoris en Polynésie. À première vue, que « dans une société la langue est suprêmecela paraît exagéré ; mais, après avoir lu les ment architec­tonique », euh… L’essai est éru­réflexions sur la langue française du rimbaldien dit, parfois savant, toujours vif ; il n’est guère Alain Borer, recueillies sous le titre De quel animé par le doute tant la conviction domine, amour blessée (1), le constat semble réaliste. non sans panache. Il faut imaginer Alain Borer Notre langue reçoit, mais n’émet allant à la rencontre des ouvriers plus. Le phénomène daterait de la de Florange qui crient « On lâche réforme de l’enseignement se­ rien » et des opposants au mariage condaire (1992) : le ministre Lionel pour tous qui hurlent « On ne Jospin est vertement (« illettré mi­ lâche rien » afin d’expliquer aux litant ») accusé d’avoir ainsi dé- selon Alain Borer. uns et aux autres l’avantage qu’ils branché de sa fontaine la mémoire de notre auraient à défiler sous une banderole inspirée langue – le latin et le grec. Borer dénonce le pa- par Érasme : « Je ne cède sur rien. » Pas sûr nurgisme triomphant, l’esprit de capitulation, la qu’il serait entendu. résignation de nos compatriotes. Il a le goût des mots, de la conversation à la franC’est bien de colonisation qu’il s’agit, les Euro- çaise, pratique orale de la langue écrite, qu’elle péens se retrouvant vassaux des États-Unis. De soit belle parlure ou conférence. C’est un pasdouce, elle est devenue déchaînée. La dynamique sionné du métaplasme, un obsessionnel du subde l’englobish, version impérialiste du globisch, jonctif, un nostalgique du bruissement de la y est pour quelque chose. Elle a entraîné subrep- langue que l’on sent veuf de la disparition du ticement un vaste mouvement de dé-nomination, e muet. N’empêche que sa colère est saine et sans pure (si l’on peut dire) substitution de mots ambiguïté. Et, le creux de l’oreille résonnant anglais à des mots français qui remplissaient par- encore du cri de Borer, on se surprend à profaitement leur fonction. Les langages commu- mettre une bastonnade au premier qui se demannautaires s’en mêlant, tout cela donne un anglo- dera si le Goncourt 2014 est un page turner… bal, qui a réussi la prouesse de virer le merveilleux S’il n’en reste qu’un, il sera celui-là, brandissant argot des faubourgs. Cet idiome triomphant est haut et fort sa devise empruntée à la maison un méli-mélo de toutes les mauvaises manières d’Orange (les rois des Pays-Bas, pas les téléphofaites à la langue : contraction, dilatation, etc. nistes) : « Je maintiendrai. » Ce qui force le resParfois, l’auteur en fait trop : désolé, mais on pect. Après tout, on n’a qu’une life. R dit encore « Pigalle », et non « SoPi » pour (1) De quel amour blessée. Réflexions sur la langue South Pigalle, comme si on se croyait à Soho ! française, Alain Borer, éd. Gallimard, 338 p., 22,50 €.

Notre langue reçoit mais n’émet plus,

Décembre 2014  550  Le Magazine Littéraire

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Sommaire DÉCEMBRE 2014

Le magazine En couverture : Marguerite Yourcenar photographiée à Paris en 1986 par Édouard Boubat. © Édouard Boubat/Rapho/Gamma. © ADAGP-Paris 2014 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Retrouvez sur notre site www.magazine-litteraire.com Diaporama Une sélection de beaux livres. R En complément du dossier Les archives du Magazine littéraire. R Le cercle critique Des comptes rendus exclusivement en ligne. R

6 Lydie Salvayre, prix Goncourt 2014 par Alexis Brocas 8 Carrère, les raisons d’une canonisation 12 Les punks bougent encore par Alexis Brocas 20 Exposition Tous les noms d’Hokusai, par Serge Bramly 24 Le feuilleton de Charles Dantzig 26 Grand entretien a vec Michael Lonsdale : « Ce qui me plaît chez Péguy, c’est la recherche de la vérité » 31 Retours au Péguy natal par Frédéric Worms 34 Cadavre exquis É pisode xi : L’accent belge, par Louis-Henri de La Rochefoucauld 36 Portrait Hélène Cixous, par Anne Diatkine 98 Le dernier mot d’Alain Rey

Critiques RECTIFICATIF : Dans un compte rendu du Magazine littéraire d’octobre dernier (n° 548, p. 16), le nom de Nelly Kaprièlian a été systématiquement amputé d’un i. Toutes nos excuses à l’intéressée dont nous recommandons de nouveau chaudement l’ouvrage, Le Manteau de Greta Garbo (éd. Grasset). Ce numéro comporte 4 encarts : 2 encarts abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 catalogue Sophia Boutique sur une sélection d’abonnés, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique.

ONT ÉGALEMENT COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Maialen Berasategui, Christophe Bident, Évelyne Bloch-Dano, Patrice Bollon, Juliette Einhorn, Jean-Baptiste Harang, Vincent Landel, Arthur Montagnon, Pierre-Édouard Peillon. Décembre 2014  550  Le Magazine Littéraire

39 Mathieu Lindon, Les hommes tremblent 40 Yanick Lahens, Bain de lune 42 Percival Everett, Percival Everett par Virgil Russell 43 André Brink, Philida 44 Roberto Saviano, Extra pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne 46 Saul Bellow, Les Aventures d’Augie March, Le Don de Humboldt, par Marc Weitzmann 50 La chronique de Philippe Lefait 52 Ryszard Kapus´cin´ski, Œuvres, par Jan Krauze 56 Émile Zola, Lettres à Alexandrine, 1876-1901 58 Jack London, Je suis fait ainsi. Lettres à ses filles 60 Cinéma Baal de Volker Schlöndorff 62 Rendez-vous Théâtre

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 Portrait : Hélène

PETER SCHNEIDER/RUE DES ARCHIVES/SPPS

3 L’éditorial d e Pierre Assouline

STÉPHANE LAVOUÉ/PASCO & CO

N°550

Cixous.

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 Les

punks bougent encore.

Le dossier Y ourcenar 66 Introduction p ar Bruno Blanckeman 68 Humeurs vagabondes par Josyane Savigneau 72 La fabrique d’un pedigree par Philippe-Jean Catinchi 75 À distance de son moi par Michèle Sarde et Élyane Dezon-Jones 77 Un tropisme animalier par Pierre-Louis Fort 78 Cortège de voix dans un labyrinthe par Anne-Yvonne Julien 80 Sa vision du « musée imaginaire » par Alexandre Terneuil 83 Faire corps avec son âme par Colette Gaudin 86 La Grèce in situ par Rémy Poignault 89 Mémoires d’Hadrien par Nicolas Di Méo 92 La modernité à distance par Bruno Blanckman 96 L’inactuelle résonne encore par Aurélie Adler

Abonnez-vous page 55 Prochain numéro en vente le 18 décembre

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les raisons d’une canonisation

ÉCRIVAINS ET LIVRES DE LA RENTRÉE

Carrère,

AOÛT - SEPTEMBRE 2014 www.magazine-litteraire.com

N°546

e Royaume a fait l’unanimitĂŠ dans la presse (Le Magazine L y compris) et dans les librairies, au point de vouer aux gĂŠmonies les prix littĂŠraires, qui l’ont tous ignorĂŠ. Retour sur un emballement. LE MAGAZINE LITTÉRAIRE R N° 546 R AOĂ›T-SEPTEMBRE 2014

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Par A L EXIS B R O C A S

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M 02773 - 3371 - F: 2,50 E

MERCREDI 20 AOÛT 2014  HEBDOMADAIRE | FR 2,50 ₏  BEL, LUX 3,10 ₏ | DOM 5,10 ₏  CH 5 FS | TOM 1150 XPF CPPAP Nº 0616C80864

Le magazine DĂŠcryptage

M 02049 - 546S - F: 6,20 E - RD

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L

’Évangile selon Carrère  (en une de l’hebdomadaire La Vie). ÂŤÂ Emmanuel Carrère raconte sa crise de foi  (en une du Nouvel Observateur). L’Êcrivain fut le visage de la rentrĂŠe en une du Magazine LittĂŠraire. Et le revoilĂ qui descend d’un chemin cĂŠleste en une de TĂŠlĂŠrama pour nous livrer ÂŤÂ les clĂŠs du “Royaumeâ€? . Qui rĂŠapparaĂŽt en gros plan sur celle de nos confrères de Lire flanquĂŠ d’un sous-titre contondant (ÂŤÂ Le livre choc de la rentrĂŠe )‌ Fin aoĂťt dernier, alors que dĂŠbutait la rentrĂŠe littĂŠraire, la presse semblait n’avoir qu’un nom Ă ses cent bouches. Carrère, Carrère, Carrère, comme il est vaste et profond, ton Royaume, qui conte dans un mĂŞme mouvement mais en plusieurs parties ta crise de foi et la naissance du christianisme ! Comme l’athĂŠe et le chrĂŠtien s’y sentent Ă leur aise, comme tu y racontes bien – avec nos mots Ă nous mis dans ton ordre Ă toi â€“ ce qui nous tirait des bâil­ lements pendant la catĂŠchèse‌ Étrange glossolalie, qui fait parler le mĂŞme langage Ă tout le monde et contamine jusqu’à nos confrères des presses britannique (The Guardian fait de Carrère ÂŤÂ le plus important ĂŠcrivain français dont vous n’avez pas entendu parler  alors que paraĂŽt lĂ -bas son Limonov) et amĂŠricaine (The New York Times et The

Nº 3371 DU 23 AU 29 AOÛT 2014

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DOM/S 6,80 â‚Ź - BEL 6,70 â‚Ź - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70â‚Ź ITL 6,80 â‚Ź - ESP 6,80 â‚Ź - GBÂ 5,30 ÂŁ - GR 6,80 â‚Ź - PORT CONT 6,80 â‚Ź - MAR 60 DHS LUX 6,80 â‚Ź - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 â‚Ź

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SPÉCIAL RENTRÉE LITTÉRAIRE

EMMANUEL CARRĂˆRE

NOUS LIVRE LES CLÉS DU  R OYAUME  ET AUSSI LE QUOTIDIEN D’UNE LIBRAIRIE, JAMES SALTER, ÉRIC REINHARDT‌

code 00

­ ashington Post le cĂŠlèbrent abonW damment). Pour n’avoir pas voulu entonner cette rengaine laudative et ne pas l’avoir inscrit sur leur liste, les jurĂŠs du Goncourt ont ĂŠtĂŠ accusĂŠs d’un manque de discernement confinant Ă la faute professionnelle. Tout cela semblerait vain et picrocholin si le lectorat ne suivait pas. Mais les lecteurs de Carrère croissent et se multiplient : Ă l’heure oĂš nous

ĂŠcrivons ces lignes, 270 000 exemplaires ont ĂŠtĂŠ imprimĂŠs, selon JeanPaul Hirsch, directeur commercial et attachĂŠ de presse des ĂŠditions P.O.L. ÂŤÂ Pour vous donner un ĂŠlĂŠment de comparaison, Ă la fin septembre, nous en ĂŠtions Ă 200 000 exemplaires tirĂŠs. Soit deux fois plus que pour Limonov, le prĂŠcĂŠdent livre d’Emmanuel Carrère, paru l’an dernier Ă la mĂŞme pĂŠriode.  Et, si l’on suit les chiffres, la progression de Carrère apparaĂŽt engagĂŠe de longue date : ÂŤÂ L’Adversaire s’est vendu Ă 100 000 exemplaires, Un roman russe Ă 140 000, D’autres vie que la mienne Ă 190 000, et Limonov Ă 265 000. Carrère a de plus en plus de lecteurs, qui lui sont fidèles, et qui sont impatients de le lire.  Et de mettre en avant la ÂŤÂ puissance romanesque inĂŠgalable , point commun de ses livres depuis L’Adversaire et l’invention, par Carrère, d’une forme d’autofiction qui permet d’apprĂŠhender des sujets extĂŠrieurs Ă sa personne : le tsunami, Jean-Claude Romand, la Russie‌

Un agnostique fĂŠdĂŠrateur Avec Le Royaume, Emmanuel Carrère semble avoir trouvĂŠ le maĂŽtre sujet, propre Ă rassembler des lecteurs de toute obĂŠdience. Ou plutĂ´t, il a su transformer ce que les spĂŠcialistes du marketing appellent un sujet ÂŤÂ clivant  (la religion chrĂŠtienne) Le Magazine LittĂŠraire î ’ 550 î ’ DĂŠcembre 2014

23/07/14 27/06/14 16:16 19:49


L’HEBDOMADAIRE CHRÉTIEN D’ACTUALITÉ

REPORTAGE

ISSN : 0338/5019 - FRANCE MÉTRO : 6,50 e - DOM : 6,80 e - BEL : 6,80 e - CH : 11,10 FS - TOM/A : 1700 CFP -TOM/S : 930 CFP - CAN : 9,99 $ CAN - TUN : 7,20 TND - D : 9 e - ESP : 6,80 e - GR : 7,20 e - ITL : 6,80 e - LUX : 6,80 e - NL : 6,80 e - MAR : 55 DH - PORT. CONT : 6,80 e NUMÉRO 428 - SEPTEMBRE 2014

LE MAGAZINE DES LIVRES ET DES ÉCRIVAINS

Avec les chrétiens réfugiés au Kurdistan

N° 3599 du 21 au 27 août 2014. France : 3,50 € ; Benelux : 3,90 € ; Suisse : 6,60 FS.

Rentrée littéraire

L’ÉVANGILE SELON CARRÈRE FAMILLE Après les vacances, petits conseils de rangement

en un sujet « fédérateur » (la question intime de la foi). Ne pas y voir un calcul, mais une conséquence de la position particulière de Carrère face à la religion. Dans son prologue, il exprime la volonté – louable – de ne pas adopter le ton railleur des esprits forts quand ils se penchent sur la foi. La suite le confirme : Carrère ne se moque pas des chrétiens mais, gentiment, du chrétien qu’il devint soudain à l’automne 1990 et qui se mit à appliquer avec excès les préceptes de sa religion. Apparaît Jacqueline, remarquable marraine de l’auteur (« sa façon d’être bouleversait tous mes repères ») et chrétienne exemplaire, Jamie, la baby-sitter infernale… Se profile surtout le gros morceau du livre : l’exégèse que mène Carrère sur les Évangiles – celui de Luc en particulier. Une exégèse qui relève largement de l’analyse littéraire, et fait rejaillir tout ce que ces textes ont de romanesque, faisant apparaître ce que Carrère appelle « la folie » du christianisme. Aujourd’hui Carrère se situe sur la ligne fine, mais très peuplée, qui divise l’humanité entre croyants et noncroyants : « Je suis devenu celui que j’avais peur de devenir. Un sceptique. Un agnostique – même pas assez croyant pour être athée », écrit-il. Cependant, cet agnostique-là oublie de Décembre 2014  550  Le Magazine Littéraire

EXTRAITS DANY LAFERRIÈRE PHILIPP MEYER ÉLIE BARNAVI...

EMMANUEL CARRÈRE LE LIVRE CHOC DE LA RENTRÉE ENTRETIEN + EXTRAIT EXCLUSIF

LA RENTRÉE

LITTERAIRE SPÉCIAL ROMANS FRANÇAIS

# 428 septembre 2014 www.lire.fr

préciser qu’il est un champion de l’empathie. Cela lui a permis de raconter la vie du ruffian-poète-­ prostitué-politicien russe Edouard Limonov comme s’il en avait été témoin de bout en bout – et en adhérant ­peut-être d’un peu trop près au discours de son sujet, ce qui l’amenait à relater comme parole d’évangile une étonnante scène de révélation boud­ dhique devant un aquarium. Appliquée au Nouveau Testament, cette empathie-là – qui respecte le sacré tout en abolissant la distance ins­ taurée par les lectures liturgiques – fait merveille auprès du lecteur croyant. Elle a en tout cas impressionné l’auteur de ces lignes, qui a vu, dans cette prose de sceptique, cent fortifiants pour sa foi. Cette empathie s’accompagne d’une certaine hon­ nêteté, qui pousse Carrère à citer le ­professeur Hyam Maccoby, lequel entend démontrer comment « les évangélistes ont décidé, au mépris de la réalité historique, de peindre Jésus comme un rebelle à la religion juive et non à l’occupation romaine ». La critique radicale de Maccoby – à laquelle ­Carrère ne « se rallie pas » –

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Chacun y prend ce qu’il veut, des

réponses à ses convictions si on est croyant, des arguments contre la foi si on est incroyant.

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JÉRÔME G ARCIN, Le Nouvel Observateur

vient s­ ’additionner aux doutes de l’auteur pour conforter le lecteur incroyant. « C’est une des chances de ce livre, observe Jérôme Garcin, chef de la rubrique Livres au Nouvel Observateur. Carrère passe de la foi absolue, à la limite de l’intégrisme, à l’apostasie. Chacun y prend ce qu’il veut, de quoi nourrir ses convictions si on est croyant, des arguments contre la foi si on est incroyant. Depuis L’Adversaire, Carrère peut compter sur un lectorat incroyablement fidèle à ses livres étranges, écrits à la première personne, qui traitent de sujets généraux. Ajoutez à cela le fait religieux et l’écriture de Carrère, accessible à tous et néanmoins très personnelle dans son propos. » De là l’adhésion du lectorat et les attentes d’une presse toujours pressée d’élire des champions, et en quête de l’oiseau rare alliant envergure littéraire et force de frappe commerciale. Qui correspondait mieux à ce profil qu’un Carrère venu à bout d’un grand œuvre annoncé ? « Le Royaume, c’est l’anti-Bienveillantes », résume Jérôme Garcin. Non pas le livre inattendu qui bouleverse les programmes ; mais celui qui satisfait des attentes depuis longtemps suscitées. « Une chose me frappe : le livre est passionnant, mais très long, et n’a  ­rebuté aucun lecteur. »

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Hélène Cixous, sage femme Qu’est-ce qu’être la fille d’Ève ? Qu’est-ce qu’être la fille d’une sage-femme ? Le dernier livre d’Hélène Cixous recueille les derniers moments et paroles de sa mère – ces moments où l’on devient mère de sa mère. R

Par A NNE D I AT K I N E

STÉPHANE LAVOUÉ/PASCO & CO

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Le magazine Portrait

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Portrait


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n a laissé filer le temps. On est restée une après-midi chez Hélène Cixous, l’écoutant, lui posant des questions, prenant le risque de l’épuiser, et ça aurait pu se prolonger encore et encore. Elle parlait de choses concrètes. Du grand événement que constitue la perte des parents. De l’amitié constitutive de son existence, et de son absence d’appartenance à des clans ou des réseaux, chaque lien étant singulier. De l’impossibilité de raconter sa vie dans l’écriture, tout en y creusant un sillon excessivement intime, les mots ravivant les êtres aimés, mais aussi les expériences oubliées. De ce que c’est qu’être la fille d’une sagefemme, en l’occurrence d’Ève, « cosignataire » de son dernier livre, Homère est morte, récompensé par le prix de la langue française. De l’éducation, aussi, de l’école, des enfants qui lisent ou non, de ces étonnants mutants qu’ils seront peut-être, ou encore de la mode et des vêtements, l’élégance d’Hélène Cixous et l’absence de hasard dans sa mise étant frappantes. Si elle est nobélisable depuis très longtemps, couronnée il y a plusieurs décennies pour Dedans, prix Mé­dicis 1969, l’écrivaine et son œuvre restent paradoxalement peu connues. Plus qu’aucune autre intellectuelle, Hélène Cixous est associée à une image menaçante, celle de la femme qui aurait « trop » de savoirs, trop d’intelligence, et dont les textes seraient difficiles d’accès, la poly­ sémie et les jeux sur les sons faisant peur. La misogynie à son encontre est sans doute plus vive qu’à l’égard d’une autre, peut-être justement parce qu’aucun filet ne la soutient, absente qu’elle est des milieux parisiens. « La difficulté des textes est reprochée également à Derrida mais surmontée, car il est une person­ nalité masculine », note-t-elle à juste titre. Puis, haussant les épaules : « Les présupposés sur ma personne Décembre 2014  550  Le Magazine Littéraire

‘‘ ’’ Je ne connaissais rien de la vieillesse. Ève m’a embarquée dans l’antarctique.

À LIRE R Homère

est morte, Hélène Cixous, éd. Galilée, 240 p., 26 €.

F Hélène Cixous en 2008 à Paris.

ne disent rien de moi, mais beaucoup sur ceux qui les projettent. » L’inaccessibilité supposée de l’œuvre d’Hélène Cixous se dissipe dès lors qu’on ouvre l’un de ses soixante-dix-huit titres, fiction, essai, théâtre, élégie, hommage à d’autres écrivains tels Joyce, Clarice Lispector ou Jean Genet, ou « Sam » Beckett, mais aussi et souvent mélange des genres. Comme dans les jeux d’enfants où il s’agit de relier les points, les titres dessinent une figure. Sauras-tu la reconnaître ? Dans sa bibliographie, on note par exemple aussi un essai autour de Pierre Goldman, paru en 1975. Ou encore des titres diffici­ lement prononçables tel Ayaï ! Ou énigmatique, comme Double oubli de l’orang-outang. Les titres sont une forêt. Rien qu’en les énonçant, on s’y promène, cueillant des livres au hasard. Il y a ceux qui contiennent les noms des parents, Ève s’évade, par exemple, ou encore OR, les lettres de mon père. Hélène Cixous a écrit plusieurs livres sur ou avec ses ascendants, mais elle n’écrit pas, « par pacte », sur ses descendants. Homère est morte, le dernier livre, est une sorte de journal, heure après heure, des derniers moments et paroles de sa mère, 102 ans. La description d’une transmutation : ­tandis qu’Ève redevient petite fille et intime sans relâche à sa fille « aidemoua, aidemoua, aidemoua », sa fille devient la mère de sa mère. Ce faisant, une odyssée : « Je ne connaissais rien de la vieillesse. Ève m’a embarquée dans l’antarctique. » Un voyage qui n’a rien de théorique : « Dans les moments de deuil ou de douleur, la seule manière de se sauver est de se pencher sur le chagrin et ses ­mystères.

Pour les saisir, je suis aidée par mes rêves. Bien après la mort de mon père, je continuais de me rêver en toute petite fille. Cela m’étonnait. D’où venait cet enfant ? Lorsqu’on perd un parent, on perd l’enfant qu’on était pour lui. » Elle ajoute : « Mon père est pour l’éternité un jeune homme puisqu’il est mort à 39 ans. Ma mère, c’est différent. Elle a vécu merveilleusement heureuse jusqu’à 101, 102 ans. Elle avait un don pour la vie, qui lui ôtait le besoin de la doubler par l’écriture. » L’écriture, comprise comme une infirmité. Ève note cependant sur ses cahiers la moindre dépense, mais pas seulement. Sagefemme dans les bidonvilles à Oran, elle établissait la liste de tous les bébés à qui elle donnait naissance. « Ainsi, Karim, le cuisinier du Théâtre du Soleil, a été accouché par ma mère en 1963. »

Apatride à Oran Immeuble des années 1970, grandes baies vitrées, lumière de partout, châles et tissus colorés, tapis d’Orient, chat, vue sur la ville. Des photos de sa mère mais aussi de ses enfants et de ses petits-enfants. Chaleur du lieu où des vestiges de nombreux voyages colorent l’espace. Comme les fils de la vie d’Hélène Cixous sont inextricables, on lui demande ce qu’elle refuse de faire dans ses livres : raconter. Expliquer comment on peut être à la fois d’origine allemande et d’Oran, juive sépharade et ashkénaze, de nationalité française, mais d’ailleurs. Une nationalité soustraite sous Vichy, quand l’abrogation des décrets Crémieux a rendu les Juifs d’Algérie apatrides. Récemment, un excès de zèle de l’administration française a interdit à Hélène Cixous de renouveler ses papiers d’identité, exigeant d’elle qu’elle prouve la nationalité de son père, agissant dans le droit fil, par ignorance, du régime de Vichy. « Ça a provoqué un 

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Marguerite Yourcenar Autobiographie de fiction Une mythologie personnelle

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En réserve de son époque

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D OS S IER

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Yourcenar

vraiment immortelle 

Dossier coordonné par BR UNO BLANC KEMAN et J OSYANE S AV I G N E A U , avec PHILIPPE-J EAN CATINCHI

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arguerite Yourcenar et Le Magazine littéraire, c’est une histoire déjà ancienne. En 1979, un dossier lui est consacré, avec entretien. Il accompagne la consécration de l’écrivaine, peu avant son entrée à l’Académie française, suivie de l’édition de ses romans dans la « Bibliothèque de La Pléiade ». En 1990, un deuxième dossier marque l’au revoir à la figure vivante de Yourcenar. Au terme d’un siècle qui lui-même s’achève, il accompagne l’œuvre vers ce qu’on ne nomme plus, par pudeur ou par prudence, la postérité. Un quart de siècle s’est aujourd’hui écoulé : le temps d’un nouveau bilan, d’un premier retour, d’un siècle l’autre. Avec un constat qui s’impose de lui-même : à n’avoir jamais de son vivant cherché à être d’actualité, l’écrivaine est demeurée constamment présente. Mais comment lit-on son œuvre aujourd’hui ? Que retient-on de la pensée, de la vision de l’univers propre à cet esprit cosmopolite et critique en un début de siècle tout excité de mondialisation ? L’œuvre de Yourcenar nous parle à distance – une distance autre que celle qui était déjà la sienne de son vivant, mais qui garantit à sa voix une réelle amplitude, un franc pouvoir de résonance. D’une extrême variété, son écriture détaille les nuances les plus subtiles qui lui permettent d’explorer l’être au monde, quels que soient les avatars de l’Histoire. Il n’est qu’à lire les pages qu’elle consacre au partage du monde sensible entre vivants, humains ou non-humains, à la stigmatisation du consumérisme et aux déséquilibres de la planète, pour comprendre comment celle qui fut parfois tenue pour une auteur rétro développe aussi des intuitions de pionnière. Mémoires d’Hadrien invite à mettre en perspective, depuis le Haut-Empire romain,

quelques enjeux auxquels notre monde reste confronté et qui se satisfont mal de solutions manichéennes : l’impérialisme et le pacifisme, l’esprit de tolérance et le péril fanatique, le souci de soi et le sens du bien commun, la morale des grands idéaux et le pragmatisme politique, la liberté des sens et la pression des affects. Signe des temps ? L’œuvre est inscrite au programme des agrégations de lettres en 2015 où elle représente le xxe siècle – une première, pour le roman comme pour l’auteur. Nul doute que les futurs enseignants trouveront de quoi méditer, dans ce roman qui se présente comme le geste de transmission d’un empereuréducateur (Hadrien) à l’adolescent qui détiendra un jour les rênes du pouvoir (Marc Aurèle). Dans l’histoire littéraire du xxe siècle telle que, sortie de la mêlée, on commence aujourd’hui à la revisiter, certaines positions d’auteur s’effritent, d’autres s’effondrent. Quelques-unes, dont celle de Marguerite Yourcenar, glissent imperceptiblement de la marge vers le centre. L’attestent les colloques organisés ces dernières années en France mais aussi dans le monde (Espagne, Roumanie, Japon, Colombie, Chypre). Plusieurs études viennent de paraître, publiées entre autres par les contributeurs de ce dossier : Lectures de Marguerite Yourcenar. Mémoires d’Hadrien (coll., éd. Presses universitaires de Rennes) ; Marguerite Yourcenar et le Souci de soi (A.-Y. Julien, éd. Hermann) ; Yourcenar. Mémoires d’Hadrien (N. Di Méo, S. Chaudier, éd. Atlande). Et surtout, une partie de l’œuvre se tient encore devant nous, avec la correspondance volumineuse de l’écrivain, plusieurs milliers de lettres en partie inédites (un cinquième tome est annoncé chez Gallimard pour 2015). L’œuvre de Marguerite Yourcenar a le temps devant BR UNO BL A NC K EM A N elle. L’éternité, quoi. R Le Magazine Littéraire  550

Décembre 2014


Sommaire 68

Autobiographie de fiction

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Une mythologie personnelle

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En réserve de son époque

Marguerite s’invente un nom : devenue Yourcenar, elle se fabrique des ascendants piochés dans son entourage et dépersonnalise son moi pour le confronter à une identité collective, dilatant la généalogie. Elle s’installe aux États-Unis, en 1939, avec Grace Frick, qui sera la compagne de sa vie. Ses lettres éclairent les coulisses de l’œuvre en gestation, et notamment l’édification d’un bestiaire romanesque.

Essais, romans, nouvelles, Mémoires, théâtre… L’œuvre de Yourcenar, étendue sur six décennies, s’aventure dans tous les genres. Suspectée un peu vite de conservatisme, son écriture n’en est pas moins expérimentale. En marge du surréalisme, elle théorise la « magie sympathique ». À la diagonale du Nouveau Roman, elle écrit de l’autre côté du miroir. Une modernité discrète, en dehors des modes, qui ouvre la fiction de soi à la sociologie et à l’ethnographie, préfigurant les œuvres d’Annie Ernaux ou de Pierre Bergounioux.

JEAN-LOUIS SAPORITO/RAPHO/GAMMA

Les premiers récits et pièces, de facture classique en apparence, assoient sur le socle du mythe fables historiques et rêveries métaphysiques. Avec Mémoires d’Hadrien (1951) ou Un homme obscur (1982), elle s’empare d’une âme en crise à une époque charnière de l’histoire. Une hybridité de genre qualifiée d’humanisme critique, qui lui permettra de renouveler l’entreprise autobiographique en la décentrant. De même, le musée imaginaire de Yourcenar, constitué au gré de ses voyages, fait dialoguer art et passé avec le présent. Réhabilitant le corps, elle met en scène une Antiquité qu’elle s’approprie intimement. Le passé est aussi investi comme une parabole du xxe siècle.

Marguerite Yourcenar dans sa maison du Maine, en 1978. Décembre 2014  550  Le Magazine Littéraire

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