www.magazine-litteraire.com
DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
LE DOSSIER
Génies de Pasolini Virginie Despentes
« Les séries nous feront perdre plus de lecteurs que le cinéma » Et aussi Philippe Djian Aurélien Bellanger Adrien Bosc Emmanuelle Bayamack-Tam Jeff Koons...
N°551 - JANVIER 2015
M 02049 - 551 - F: 6,20 E - RD
3’:HIKMKE=^U[WUZ:?a@f@p@b@k";
LA BOMBE HOUELLEBECQ
É D ITO Président-directeur général et directeur de la publication Thierry Verret
De la vitrification
Directeur éditorial Maurice Szafran Assistante de direction Christy Mazataud Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 4 rue de Mouchy - 60438 Noailles Cedex Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Conseiller de la rédaction Pierre Assouline Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Secrétaire de rédaction-correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Dépôt légal : à parution
Par P I E R R E A SSOULINE
I
l y a désormais deux rentrées littéraires : la grande, à la fin de l’été, et la petite, au cœur de l’hiver. Mais, que ce soit en septembre ou en janvier, elles s’exposent au même spectre, qu’auteurs et éditeurs conjurent par tous les moyens à leur disposition – gousses d’ail, crucifix, rosaire, miroir, etc. Ce spectre a un nom : la vitrification, et s’incarne en une seule et même personne qui défie les saisons : Michel Houellebecq. C’était en 1998, et il s’échappait déjà régulièrement de la seule rubrique « Livres » des journaux pour rejoindre les pages dévolues aux phénomènes de société. Marion Van Renterghem, du Monde, adapta la vitrification tant du parquet que de la bombe atomique à l’écrasement de la rentrée par son seul roman ; et son éditeur récupéra l’expression. Raphaël Sorin, qui veillait alors chez Flammarion au destin médiatique des Particules élémentaires et au sort de son auteur, reconnaissait que son mammouth écrasait les prix dès qu’il était propulsé en tête de liste. Le phénomène se reproduisit par la suite, notamment en 2010 avec La Carte et le Territoire, succès amplifié encore par le couronnement des lauriers Goncourt. Les auteurs les plus avisés en conclurent qu’ils gagneraient à prévoir leurs vacances en fonction des dates de sortie des prochains livres de Michel Houellebecq. L’intéressé n’y est pour rien. Entendez qu’il serait vain de lui prêter des stratégies de marketing, d’autant qu’il est désormais au-dessus de cela. Car Michel Houellebecq est depuis quelques années le romancier « littéraire » français le plus
célébré, c’est-à-dire commenté, analysé, thésardisé, critiqué, contesté, loué, traduit dans le monde. À chaque parution, sa légende le précède. Pour le meilleur et pour le pire. Merci pour ce suicide, de Trierweiler & Zemmour, a dominé les ventes des essais à l’automne ; il les a écrasées et les a à sa manière vitrifiées, en durcissant le marché. Ce constat accentue un regrettable phénomène, à l’œuvre depuis plusieurs années déjà : après les quelques têtes de liste, tout ce qui suit décroche radicalement. Le temps n’est plus où nombre de livres, bénéficiant d’une bonne visibilité, se vendaient bien ; les étapes intermédiaires ont disparu ; on passe très vite de ce qui domine les ventes à ce qui reste ; à croire qu’à l’emballement médiatique pour un ou deux auteurs a succédé un mouvement panurgique pour les mêmes. Après avoir entendu les gens demander : « Avez-vous lu le dernier livre d’Emmanuel Carrère ? », avant de s’indigner : « Mais comment avez-vous pu ne pas aimer ? », va-t-on entendre le même refrain avec le nouveau roman de Michel Houellebecq ? On jugera bientôt sur pièces dès que l’œuvre sera libérée de son mystère. Mais, eu égard au goût de la provocation et du paradoxe, que l’auteur n’a jamais nié, au contexte politique et social tendu dans lequel ce livre ne manquera pas de s’inscrire, fût-ce à son corps défendant, et à la rumeur flatteuse qui annonce sa qualité littéraire, on serait étonné qu’il ne produise pas l’effet de souffle d’une bombe avant de diffuser, qui sait, un rayonnement ionisant. R
Houellebecq va-t-il tuer la rentrée ?
Janvier 2015 551 Le Magazine Littéraire
3
Sommaire JANVIER 2015
Retrouvez sur notre site www.magazine-litteraire.com Entretien avec le maître du roman noir islandais, Arnaldur Indridason, dont un nouveau livre paraît en français, début février, chez Métailié : Les Nuits de Reykjavik. R Enquête La rentrée éditoriale de janvier vue par les libraires. R En complément du dossier Documents et certains articles en version longue. R
Ce numéro comporte 3 encarts : 2 encarts abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique.
ONT ÉGALEMENT COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Christophe Bident, Roberto Chiesi, Luciano De Giusti, Jean Duflot, Lætitia Dumont-Lewi, Juliette Einhorn, Jeanne El Ayeb, Lapo Gresleri, Jean-Baptiste Harang, Jean Hurtin, Philippe Lefait, Arthur Montagnon, Pierre-Édouard Peillon, Marcello Polizzi, Victor Pouchet, Daniele Rivoletti, Maxime Rovere, Thomas Stélandre. Janvier 2015 551 Le Magazine Littéraire
3 L’éditorial d e Pierre Assouline
Le magazine 6 La bombe Houellebecq par Hubert Prolongeau 10 Pierre de Régnier, bambocheur de génie par Bernard Quiriny 12 Lili des Bellons, le dernier des chevriers par Adrien Bosc 14 Louis Althusser et nous : Jacques Rancière, Étienne Balibar, Bernard-Henri Lévy et Jean-Claude Milner, propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski 18 Au travers du Magazine littéraire par Aurélien Bellanger 20 Exposition Jeff Koons, portrait de l’artiste en sac Vuitton, par Serge Bramly 24 Le feuilleton d e Charles Dantzig 26 Grand entretien a vec Virginie Despentes : « Je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi bien, ma vie », propos recueillis par Alexis Brocas et Juliette Einhorn 32 Cadavre exquis É pisode xii : Vous en voulez, des origines ?, par Alexis Brocas 34 Portrait Emmanuelle Bayamack-Tam, par Anne Diatkine 98 Le dernier mot d’Alain Rey
Critiques
6
Enquête : la
JEFF KOONS.
En couverture : Pier Paolo Pasolini à Rome, en juillet 1960 (image colorisée). © Rue des Archives/CPA2. © ADAGP-Paris 2014 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
PHILIPPE MATSAS/OPALE
N°551
36 38 39 40 42 43 44 46 48
Philippe Djian, Chéri-Chéri Jean Rolin, Les Événements Nos collaborateurs publient George R. R. Martin, Le Trône de fer Florina Ilis, Les Vies parallèles Imre Kertész, L’Ultime Auberge Rafael Chirbes, Sur le rivage Christa Wolf, Mon nouveau siècle Histoire et philosophie : L’inavouable « essence du nazisme », par Patrice Bollon 50 Rendez-vous
Prochain numéro en vente le 22 janvier
20
bombe Michel Houellebecq.
Exposition : Jeff
Koons.
Le dossier P asolini 54 Introduction 56 Dans le sable et la nuit par René de Ceccatty 58 Repères biographiques 62 Moravia : « Tout cela, l’Italie l’a perdu » 64 « Le refus de donner un message », entretien avec Graziella Chiarcossi 66 Peintre en puissance, par F. Galluzzi 68 Le tambour de soi, par Hervé Joubert-Laurencin 71 L’Éden frioulan, par Philippe Di Meo 74 Une écriture dantesque, par Valérie Nigdélian-Fabre 76 Le théâtre, par Pierre Katuszewski 77 Le polémiste, p ar Flaviano Pisanelli 80 Marxiste en apesanteur, p ar Julie Paquette 82 La Grèce, par Anne-Violaine Houcke 86 Le Jeune du printemps, u n texte inédit de Pier Paolo Pasolini 90 Le bal des icônes, p ar Hervé Aubron 92 Les corps, par Pierre Beylot 94 Modernes madones, p ar Lisa El Ghaoui 96 Histoires de l’œil, par Marco Bazzocchi
5
La
bombe Houellebecq
Il est un paradoxe vivant : écrivain reconnu et traduit dans le monde entier, il est aussi une vedette des médias, multipliant les polémiques vaines et les apparitions burlesques. Qui est vraiment Michel Houellebecq, qui publie ces jours-ci son sixième roman ? Retour sur un parcours controversé. R
Par H U B ERT P R O L O N G E A U
/
Le magazine Enquête
/
E
6
st-ce que ça recommence ? Prévu pour sortir le 7 janvier, le nouveau Michel Houellebecq n’avait, début décembre, pas encore de titre, et le texte n’en a été disponible que le 15 du mois. Chez Flammarion, son éditeur, on jurait alors avec véhémence que son lancement était tout à fait normal, comme l’avait été celui du précédent, le goncourisé La Carte et le Territoire, et on se fâchait quand le mot « stratégie » était prononcé. Le secret et Michel Houellebecq ont pourtant souvent fait bon ménage, et on lui a déjà appliqué des traitements généralement réservés à Harry Potter, série avec laquelle, si ce n’est la tête de gobelin décati qu’il promène maintenant dans des films d’auteur très pointus, son œuvre a peu à voir. On se souvient ainsi du mystère accompagnant la sortie chez Fayard, en 2005, de La Possibilité d’une île, ou de la pétaradante opération entourant en 2008 les conversations entre l’auteur et son collègue Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, protégées avec plus de soin encore que le magot des Balkany : omerta totale sur ce qu’était le livre, 100 000 exemp laires achetés à l’aveugle par les libraires, rumeurs les plus folles entretenues autour d’un objet qui ne pouvait, du coup, que décevoir, et le fit, autant commercialement que sur le fond… On nous assura que ce n’était pas la
même chose cette fois-ci et que, au contraire, on cherchait à protéger ainsi un auteur fragile, sur lequel pesait une énorme pression. Admettons. Mais le livre ? On croyait savoir début décembre qu’il s’agissait là d’un grand Houellebecq et qu’il allait faire l’effet d’une bombe. Livre d’anticipation politique et sociale, il se passerait dans la France de 2020, gouvernée par une alliance entre un parti musulman désireux d’établir la charia et un parti de centre-droit. Le héros, professeur d’université et spécialiste de Huysmans (choix sans doute pas innocent), est sollicité par son doyen pour résister à une tentative de fausser les règles universitaires... Pourrat-on éviter le parallèle avec le récent livre d’Éric Zemmour, et ne garderat-on en tête que la valeur littéraire de ce sixième roman ? Cette comédie très parisienne n’aurait aucun intérêt si elle ne disait en fait une chose : le statut extrê mement particulier de Houellebecq dans le monde des lettres actuel. Auteur célébré autant que haï, écrivain littérairement reconnu mais vendu comme une savonnette, roi de la polémique stérile et scandaleuse, inspirateur de règlements de comptes familiaux sordides, fils indigne et mauvais perdant, artiste multicartes passant de la poésie au roman, de la photo à la chanson, de la mise en scène de film à la comédie,
il est devenu à la fois un ludion médiatique et un auteur étudié dans le monde entier, peut-être aujour d’hui l’héritier des Gide ou des Sartre, non dans l’engagement (il en a peu, au-delà de déclarations à l’emporte-pièce) mais dans cette stature de « grand écrivain national », qu’il dévoie autant qu’un Sarkozy vulgarisait la fonction présidentielle. En ce début d’année, c’est un feu d’artifice : il sort donc un roman mystérieux, a le rôle principal dans deux films, dont l’un porte son nom, Near Death Experience et L’Enlèvement de Michel Houellebecq, expose ses photographies au Pavillon carré de Baudouin, voit ses poèmes mis en disque par JeanLouis Aubert, et est le sujet d’un livre du journaliste Bernard Maris, qui analyse l’« intelligence économique » de ses romans. Vous avez dit « omniprésence » ? Il a 58 ans. Ou 56. On est sûr qu’il a vu le jour à la Réunion, d’un père guide de haute montagne et d’une mère anesthésiste. Mais la date de
‘‘
Le secret et Michel Houellebecq ont souvent fait bon ménage, et on lui
a souvent appliqué des traitements généralement réservés à Harry Potter. Le Magazine Littéraire 551 Janvier 2015
Paris et entre en 1975 à l’Institut national agronomique Paris- Grignon. Destiné aux champs, le jeune Michel Thomas ? Pas sûr. Déjà le titillent deux démons qui ne s’apaiseront pas : la poésie et le cinéma. Il crée une revue littéraire, Karamazov, qui ne survivra pas longtemps mais lui permettra de publier ses premiers poèmes, et réalise un court métrage. Il continue sa formation cinématographique à l’école Louis-Lumière, section « prise de vue », mais la quittera avant d’avoir eu son diplôme. Sa vie privée est déjà compliquée. En 1981, il a un fils et divorce, plongeant dans la dépression nerveuse. Deux ans de chômage suivent, dont il sort en 1983 en devenant informaticien chez Unilog, puis contractuel au ministère de l’Agriculture, enfin adjoint administratif au service informatique de l’Assemblée nationale. On s’en moque ? Pas tout à fait. Car, dans ce décor tristement fonctionnaire, il observe et puise la matière de son premier roman, le meilleur pour beaucoup, Extension du domaine de la lutte. Il le quittera d’ailleurs en 1996, demandant sa mise en disponibilité pour se consacrer à l’écriture.
PHILIPPE MATSAS/OPALE
Succès et scandales
Michel Houellebecq à Paris, en févier 2010.
l’événement varie : 26 février 1956 pour l’état civil, 1958 pour lui, qui pense que sa mère aurait menti pour faire croire qu’il était surdoué. Ses parents se séparent vite. Il est d’abord recueilli en Algérie par ses grands-parents maternels puis récupéré par son père, et élevé ensuite
Janvier 2015 551 Le Magazine Littéraire
par sa grand-mère paternelle, Mme Houellebecq. C’est par amour pour elle que Michel Thomas prendra son nom de jeune fille comme pseudonyme d’écrivain. Sa scolarité est plus que correcte. Élève à Meaux, il intègre les classes préparatoires au lycée Chaptal de
Extension du domaine de la lutte, refusé par beaucoup mais publié par le découvreur Maurice Nadeau, sortira en 1994, après plusieurs recueils de poèmes, dont l’un récompensé trois ans plus tôt par le prix TristanTzara, La Poursuite du bonheur. Le livre est remarqué. Le nom de l’auteur circule. L’œuvre dessine déjà ses thèmes : solitude de l’homme contemporain, dérives sexuelles et peinture tristement hilarante d’un « SDF du cul », attaque du libéralisme qui broie les êtres jusque dans leurs vies privées. « En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d’autres croupissent
7
Louis
Althusser et nous
Référence capitale pour plusieurs générations d’intellectuels, le célèbre philosophe électrisa la pensée politique des années 1960. Quatre de ses fameux anciens élèves évoquent pour nous leur enseignant, dont l’esprit hantera l’année à venir. R
/
Le magazine Décryptage
/
Propos recueillis par A LI O C H A W A L D L A S O W S K I
14
À LIRE Des
rêves d’angoisse sans fin, Louis Althusser,
éd. Grasset, 240 p., 18 € (à paraître en avril 2015).
Être
marxiste en philosophie, Louis Althusser,
éd. PUF, 280 p., 21 € (à paraître en mars 2015).
2015
sera-t-elle l’année Althusser ? À l’occasion du cinquantenaire de la publication de ses livres les plus importants, le recueil Pour Marx et le collectif Lire Le Capital (éd. François Maspéro, 1965), au programme des commémorations nationales du ministère de la Culture pour l’année 2015, deux inédits sont publiés. D’une part, Des rêves d’angoisse sans fin réunit un ensemble de récits de rêves, conservés par Althusser dans ses archives. Entre malaises existentiels et moments apaisés, il
rédige notes et fragments de psychanalyse : « Quand je suis sorti du rêve, il n’y avait plus rien, rien qu’un bruit de sabots dans la gorge. » Ces textes témoignent de l’épuisement physique, angoisse, souffrance – « les rapports avec mon inconscient ne sont pas de tout repos ». D’autre part, Être marxiste en philosophie rassemble une réflexion sur le rôle de la philosophie dans l’histoire, champ de bataille où s’affrontent les tendances, matérialisme contre idéalisme, science versus idéologie. Entre appareillage théorique et
stratégie de pensée, Althusser demande : « Comment se bat le philosophe marxiste ? » Question relevant de la ligne de front ou du rapport de forces, qui met en lumière le génie théorique et la profonde inventivité de l’un des plus grands philosophes du xxe siècle. Mais qui était vraiment Althusser ? Svelte, d’une grande force physique, féru de tennis et de football, le visage mélancolique, cigarette aux lèvres, il alterne entre humour vif et silence perçant, glisse avec bienveillance un sourire, un « Alors mon grand ? » à Le Magazine Littéraire 551 Janvier 2015
PATRICK GUIS/KIPA/CORBIS
Louis Althusser en 1973 à l’École normale supérieure de Paris.
Janvier 2015 551 Le Magazine Littéraire
Jacques Rancière.
PUF/MATSAS/OPALE
ses élèves de l’École normale supé rieure de la rue d’Ulm, où, agrégé répétiteur et secrétaire de la section des lettres, il enseigne de 1948 à 1980. Discret et mystérieux, il forme avec enthousiasme de brillants philo sophes : Jacques Derrida évoque « la force rayonnante et provocante de sa pensée » ; Régis Debray souligne « une bonté géniale, intuitive et affectueuse » ; Michel Foucault salue « Althusser et ses compagnons cou rageux » et insiste : « Ouvrez les livres d’Althusser. » Et, grâce à l’in tervention d’Althusser, Lacan reprend ses conférences en janvier 1964, après avoir été radié de la Société française de psychanalyse. Lecteur de Machiavel (Machiavel et nous), de Montesquieu (Montesquieu, la politique et l’histoire) ou de Rousseau (Sur le contrat social), Althusser libère la pensée de Marx de l’humanisme, de l’hégélianisme et de la phénoménologie qui pèsent sur elle, il renouvelle le structura lisme (s’attacher à l’historicité des conditions sociales), l’épistémologie (approfondir les études de la science par Bachelard et Canguilhem) et la théorie marxiste (revenir au texte de Marx et développer la réflexion politique). Il dirige un séminaire d’une dizaine de séances, il y a cin quante ans, tenu entre fin janvier et début avril 1965, devenu rapi dement un classique du structura lisme. Traduit dans le monde entier, manifeste de l’avant-garde intellec tuelle annonciateur des événements de mai 1968, Lire Le Capital réu nit, autour d’Althusser, de jeunes chercheurs dont l’objectif est la mobilisation des idées de Marx dans les sciences humaines – épis témologie, politique ou esthétique, comme le théâtre de Brecht. Retour sur ce projet des années 1960, avec quatre intellectuels qui ont connu Althusser et travaillé avec lui, Étienne Balibar, Jacques Rancière, Bernard-Henri Lévy et Jean-Claude Milner. R A. W.- L .
Jacques Rancière « C’était un enchanteur » Philosophe formé par Althusser dès 1960, Jacques Rancière a publié en 2012 Figures de l’histoire (éd. PUF) et, cette année, Le Fil perdu. Essai sur la fiction moderne (éd. La Fabrique).
Dans quel contexte a eu lieu le séminaire d’Althusser sur Le Capital ? JACQUES R ANCIÈRE. Althusser n’était pas sim
plement un théoricien dont nous aurions apprécié la pensée. C’était un enchanteur qui avait un extraordinaire rayonnement per sonnel et se livrait à des improvisations théo riques fulgurantes. Et il y avait la situation environnante, l’effervescence des années 1960, la révolution cubaine, les luttes de décoloni sation, le maoïsme, l’idée d’un nouvel âge révolutionnaire en marche. Althusser pro posait d’apporter l’arme théorique d’un recommencement du marxisme, contem porain des grandes nouveautés théoriques du moment – l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, la psychanalyse lacanienne, l’archéologie du savoir de Foucault, tout ce qu’a résumé le mot « structuralisme ». Al thusser n’était pas le professeur enseignant ce marxisme rénové. Il était le maître qui l’indiquait comme tâche à réaliser et nous transformait en acteurs de ce travail de réin vention. Il faut bien voir ce que cela avait d’un peu fou : c’était nous, jeunes étudiants, qui avions la tâche de lire à neuf Le Capital et de recommencer le marxisme en théorie. Dans La Leçon d’Althusser de 1974 (rééd. La Fabrique, 2011), vous évoquez la capacité créatrice d’Althusser. Quelle est-elle ?
En mettant l’accent sur la logique structurale des rapports de production capitalistes et en
proposant une vision discontinuiste de l’his toire, la réinterprétation proposée par Althus ser remettait au premier plan le radical écart entre le présent capitaliste et tout futur socia liste. Contre l’idée de la « transition paci fique » prônée par le Parti communiste sovié tique, elle rappelait l’exigence de la coupure révolutionnaire. Il est vrai que le contenu doctrinal comptait moins que ce geste d’ins titution d’une scène d’effectivité directe de la théorie. En inventant la notion d’une pra tique théorique ayant son autonomie, Althus ser autonomisait la théorie de Marx. Le mouvement de Mai 68 s’est-il inscrit dans la suite de Lire Le Capital ?
À l’époque où je collabore à ce séminaire sur Le Capital, il y a la présupposition largement admise que c’est l’ignorance qui est la cause de la soumission, et donc la science qui est l’arme de la libération. Le mouvement de 1968 a opéré une critique par les faits de cette position et a rendu présente la possibi lité pour tous d’un monde sans hiérarchie. Ce que montre ce mouvement, c’est que la soumission et le refus ne sont pas affaire d’ignorance ou de science. Connaître les lois du système capitaliste n’entraîne par soimême aucune énergie pour le détruire. Ce qui fonde la soumission n’est pas l’ignorance mais la défiance : le sentiment qu’il n’y a pas d’autre monde possible, que l’on n’est pas capable d’en construire un autre. L’émanci pation, c’est la rupture de cette logique de la défiance, l’affirmation d’une capacité qui se prouve par son exercice, la preuve par le fait de nouvelles possibilités de penser et de faire, de nouvelles manières d’être ensemble. R
15
Antiquity
3, 2009-2011, huile sur toile. Photo de Iom Powel Imaging, collection particulière, Courtesy Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso Para El Arte. © Jeff Koons.
/
Le magazine Exposition
/
Jeff
20
Koons Portrait de l’artiste en sac Vuitton R
Par S E R G E B R A M LY
Au tout début des années 1990, on voyait parfois Jeff Koons à Paris,
en compagnie de la Cicciolina, star du porno et de la politique, élue au parlement
italien sous la bannière du Parti radical. Ils venaient de se marier, à la stupéfaction générale, et fréquentaient les restaurants chics, où ils prenaient grand
plaisir à se faire remarquer. Elle exhibait un décolleté tapageur, accordé au fleuve platine de sa chevelure. Il arborait le sourire tout en dents d’un présentateur de téléachat. Ils se bécotaient sans fin et parlaient essentiellement de sexe, avec l’exaltation incisive du vendeur professionnel et de sa pin-up cobaye. Tous deux suscitaient un vif intérêt de Le Magazine Littéraire 551 Janvier 2015
dans son sens, en lui offrant une nourriture sensationnelle et facile à digérer ? La Cicciolina n’étaitelle alors, dans cette perspective, qu’un ersatz indécent de Gala ? Deuxième étape, en novembre 1976, Koons partit pour New York en auto-stop, paraît-il, après avoir entendu Patti Smith à la radio. Là, il obtint un emploi subalterne au MoMa, qui lui donna l’opportunité de baigner à longueur de semaine dans le nec plus ultra de l’art moderne et contemporain. Il y découvrit Warhol, les conceptuels, les minimalistes, et leur père spirituel à tous : Marcel Duchamp. Depuis la Renaissance, l’art classique postulait une démarche double. L’artiste commençait par capter une ressemblance, à l’exemple de Zeuxis, qui fit poser les plus jolies vierges de la ville de Crotone afin de disposer d’un éventail de beaux yeux, nez, lèvres, seins, jambes. Puis, à partir de ces portions du réel, soigneusement copiées, il concevait en esprit la beauté idéale dont il avait l’idée. L’imitazione s’accordait ainsi à l’idea (l’Idée, au sens platonicien), au concetto (au concept). Duchamp décréta le premier que l’imitation pouvait s’effacer au profit du second terme de l’opération, et que seul le concept méritait d’être suivi. Pour refléter la réalité, il suffisait, selon lui, de puiser dans le catalogue des produits de l’ère industrielle, objets tout faits qu’il baptisa ready-made. Léonard de Vinci n’affirmait-il pas que la peinture est d’abord « chose mentale », cosa mentale ? C’était l’idée, non le savoirfaire, qui distinguait désormais le créateur.
curiosité, ne fût-ce qu’en raison de leur notoriété, triomphalement assumée, je dois dire ; mais personne autour de moi n’aurait misé un kopek sur l’avenir du couple ni sur celui de leur carrière, à elle comme à lui. Koons faisait du sous-Pop. C’était rigolo, plutôt bien fait, mais sans plus. Les années suivantes nous donnèrent au moins raison sur le premier point. Pour le dernier, il fallait être critique new-yorkais ou prophète pour deviner que le futur ex de la Cicciolina deviendrait vite, très vite, l’artiste suprême du siècle, le chouchou, le Big Cheese, le plasticien le plus influent, le plus célèbre, le plus adulé, le plus cher.
Les grands hommes, pour moi, à l’époque, étaient Anselm Kiefer,
David Salle, Jean-Michel Basquiat, Bill Viola, Richard Prince à la rigueur… Qu’avais-je bien pu rater ? C’est hanté par cette question que j’ai visité l’exposition rétrospective du Centre Beaubourg et que je me suis plongé dans l’excellent catalogue qui l’accompagne. Au départ, jeune étudiant au Maryland Institute College of Arts, puis à la School of the Art Institute de Chicago, Jeff Koons donnait dans le surréalisme, y ai-je appris, et Salvador Dalí était son dieu. Si contestable que soit le procédé, l’étude des filiations permet souvent de mieux appréhender les choses. C’était déjà une première indication. Les œuvres de Koons ne portent guère l’empreinte de la peinture de Dalí, chantre de la méthode paranoïa-critique, mais bien celle de sa sculpture, de ses bijoux. Le Buste de femme rétrospectif de 1933, plâtre blanc coiffé d’une baguette de pain et d’un encrier tiré de L’Angélus de Millet, paraît en effet un référent envisageable aux pièces de la série Banality (1989) notamment, kitsch et rococo en diable, d’où mon impression première que Koons, à défaut d’autre chose, était un artiste distrayant. Sa grande Langouste de 2003, déjà présentée au château de Versailles, ne rappelait-elle pas également le Téléphone-homard aphrodisiaque (1936) de Dalí, très amateur de crustacés ? Dalí avait le génie de l’autopromotion. Ses moustaches, ses déclarations, ses tonitruantes publicités pour le chocolat Poulain en avaient fait une figure médiatique à haut rendement financier. Koons s’inspira-t-il aussi des principes de la communication dalinienne, lesquels ne consistent pas à manipuler la presse, mais à abonder Janvier 2015 551 Le Magazine Littéraire
Duchamp se fournissait au Bazar de l’Hôtel de Ville. À sa
suite, dans les années 1960, les Pop empruntèrent leur matière première à la bande dessinée (Lichtenstein), à la publicité et aux Lobster,
2003, aluminium polychrome et chaîne en acier verni. Photo de Iom Powel Imaging, collection de l’artiste. © Jeff Koons.
À VOIR Jeff
Koons,
Centre Pompidou, Paris 4e, jusqu’au 27 avril 2015. Catalogue : 316 p., 44,90 €.
tabloïds (Warhol), aux objets du quotidien (Oldenburg), aux casses automobiles (Rosenquist, César), à tous les ressorts enfin de la société de consommation. Après un bref passage par Wall Street, comme broker, Jeff Koons arrêta son choix sur les jouets gonflables. Puis sur l’électroménager (1979). Troisième étape : il se détacha définitivement de l’art subjectif (où se voit la main de l’artiste), pour s’adonner à un art objectif, dérivé du readymade : il ne mit plus jamais la main à la pâte et confia à des assistants la réalisation de l’œuvre, tâche subalterne. Il ajouta cependant quelque chose
21
‘‘
Virginie Despentes
Je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi bien, ma vie
’’
Sans jamais abdiquer sa furia punk originelle, l’ex-enfant terrible des lettres françaises est devenue une romancière unanimement respectée et une essayiste abondamment commentée. Nous l’avons rencontrée alors que paraît le premier tome de V ernon Subutex, p ortrait syncopé des désarrois français.
Propos recueillis par A LE X I S B R O C A S et J U LI E T T E E I N H O R N , photos S TÉP H A N E L AV O U É pour Le Magazine littéraire
/
Le magazine Grand entretien
/
E
26
mmenant ses personnages dans des errances trash et ferventes, Virginie Despentes les soumet dans tous ses romans à une insatiable quête d’eux-mêmes. De Baise-moi (1994) à Apocalypse Bébé (2010), elle les fait se cogner au monde, inventant avec une verve démoniaque des héroïnes ivres de liberté, sombres et déchirées. Dans le premier tome de Vernon Subutex – le deuxième sortira en mars –, elle élargit encore la focale avec les errances de son personnage principal, Vernon, ex-disquaire devenu SDF : au fil des diverses solutions d’hébergement qu’il trouve, apparaît une vue en coupe de la France. Grâce à un montage nerveux, elle met à nu des existences écorchées et nous montre que les victimes ne sont pas forcément celles que l’on croit. Dans cette peinture d’une France qui dégringole dans la haine et la précarité, Virginie Despentes touche au sommet de son art. Comme Apocalypse Bébé, Vernon Subutex part d’une intrigue policière pour nous mener à la rencontre d’une foule de personnages
très divers. Comment en êtes-vous venue à écrire ces romans foules ? VIRGINIE DE SPENTE S. Avec Apocalypse Bébé, je vou-
lais écrire un polar, puis c’est devenu autre chose. Aujourd’hui je continue à voir des gens que je connais depuis très longtemps, mais je rencontre aussi d’autres gens. Quand je suis arrivée à Paris, il y a vingt ans, les habitants du quartier de Saint- Germain me semblaient très loin de moi. Maintenant je les connais, mais je n’ai pas perdu contact avec des personnes qui sont de culture pour le moins différente… C’est ce dont je me sers pour Vernon. J’ai eu l’impression de fabriquer un nid, en ramenant des petits aperçus de droite et de gauche, des choses observées ou entendues dans des conversations. Vos personnages ne sont pas des types sociologiques ?
Non. Le roman sociologique m’intéresse, mais ce n’est pas ce que j’essaie de faire. Mes personnages sont ancrés, mais ne prétendent pas dire la vérité sur un milieu, un âge, une catégorie. C’est l’assemblage qui finit par donner l’impression d’un instantané Le Magazine Littéraire 551 Janvier 2015
Virginie Despentes, Ă Paris, en novembre 2014.
27
Sommaire 56
Mille vies
68
Mille plateaux
82
Mythologies
/
/
/
Pier Paolo Pasolini Mille vies Mille plateaux Mythologies
/
« Nous avons perdu avant tout un poète. Il n’en naît que trois ou quatre en un siècle », clame, quelques jours après l’assassinat de Pasolini, son ami Alberto Moravia. Le bâclage de l’enquête de police signale combien la mort de Pasolini, aujourd’hui toujours non élucidée, ne scandalise pas tout le monde dans l’Italie de 1975. Si la vie de Pasolini est courte, elle est follement dense : le monstre de travail (qui, dans sa jeunesse, se rêva peintre) a trouvé le temps de démultiplier les œuvres, les expériences, les rencontres, les voyages.
54
Pasolini s’aventure dans toutes les disciplines : la poésie, qu’il pratique d’abord dans le dialecte frioulan, le roman auquel il revient à la fin de sa vie, le théâtre qu’il investit avec autant de vigueur que le cinéma, qui sera le principal vecteur de son aura internationale. Il est aussi un actif éditorialiste et critique (d’art, de littérature et de cinéma). Théoricien politique, marxiste paradoxal, il interpelle vivement son pays et entretient de nombreux débats avec d’autres intellectuels (dont Sartre). Cette œuvre furieusement polymorphe peut être considérée comme une grande autobiographie.
L’écrivain-cinéaste est hanté par un imaginaire antique, sinon archaïque et sauvage, avec lequel il faut selon lui renouer. La Grèce devient dans son esprit le nom de code d’un autre monde possible et d’un germe vital qu’il entrevoit entre autres en Afrique. Cette quête ne va toutefois pas sans paradoxes ni tourments, par exemple perceptibles dans ses conceptions de l’image ou sa vision du corps : il passe directement de l’érotisme à son abjuration dans le nauséeux Saló, son ultime geste.
Le Magazine Littéraire 551 Janvier 2015
Génies de
Pasolini
Dossier coordonné par H ERVÉ A U B R O N et A NNE-VIOLAINE H O U C K E avec R E N É D E C E C C AT T Y et E N R I C A S A R T O R I
Pasolini
à Rome
en 1960. Janvier 2015 551 Le Magazine Littéraire
RUE DES ARCHIVES/CPAZ
Q
uelque part dans la nuit du 1 er au 2 novembre 2015, Pier Paolo Pasolini sera mort depuis quarante ans. Il se trouve qu’Abel Ferrara consacre un film à la dernière journée du poète italien. Il se trouve qu’un tel homme ne meurt pas tous les jours, et d’une telle manière – « dans le sable et la nuit », ainsi que l’écrit René de Ceccatty dans les pages suivantes. Il se trouve qu’il nous plaît de placer l’année qui vient sous son égide. Il se trouve surtout que nous étions impatients d’évoquer cette œuvrelà, cette flamme-là. Génies de Pasolini, oui, dans tous les sens. Les génies de la lampe, les esprits anciens qui volaient autour de ce corps, attentif aux antiques oracles et aux démons primordiaux. Les génies aussi au sens des ingénieurs : ces spécialités dont Pasolini a ignoré les cloisonnements, entre lesquelles il a joué à la marelle, lui qui fut aussi bien poète, romancier, traducteur, éditorialiste, reporter, critique, théoricien, dramaturge et cinéaste. Peu de temps avant sa mort, il rappelait que son passeport signalait simplement, à la rubrique profession, « écrivain ». Il le fut dans les grandes largeurs, y compris lorsqu’il tournait. Non parce qu’il réalisait des films d’écrivain (catégorie gênante), mais parce qu’il s’y battait, tout autant qu’ailleurs, avec le langage. Génie de Pasolini, celui de l’Antiquité ou du romantisme, celui du langage courant quand il n’est pas inconséquent ou émoussé. Un honnête homme du Quattrocento ou de la Renaissance, un Européen aussi – si vous croyez encore à ce terme. Une individualité ô combien atypique mais irradiant audelà de sa simple singularité, au-delà d’une seule discipline ou d’un seul territoire, et c’est bien en cela qu’il fut un Européen digne de ce nom. Si fort qu’il pouvait être pessimiste, sinon nihiliste, et se vouer de toute sa moelle à ce qu’il faisait, sans oublier le monde tournant autour de lui. Pasolini était aussi un anthropologue, n’éludant pas que son art était une activité humaine parmi d’autres, promouvant, dans le même temps, une certaine idée de l’espèce humaine. Il était également un écologue, pour qui ne se peuvent délier les environnements matériel et culturel. Dans un article de 1975, lorsqu’il pleure la dévitalisation de l’Italie, il n’ergote pas sur tel ou tel souffle au cœur intellectuel : il remarque que les lucioles ont disparu dans les campagnes italiennes, et que c’est le même problème. C’était il y a quarante H. A . ans, et les lucioles ne sont toujours pas revenues. R
55