Le roman gothique

Page 1

Debout les livres ! par Pierre Assouline

N° 552

DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €

E NOUVEULLLE FO R M

QUARANTE ANS APRÈS

“J’ai grandi avec Apostrophes” par Philippe Claudel

Dossier

Le roman Gothique Frankenstein & Cie FÉVRIER 2015

M 02049 - 552 - F: 6,20 E - RD

3’:HIKMKE=^U[WUZ:?a@p@f@c@k"; Houellebecq, Finkielkraut, Camus, Dantec, Bellanger, Zemmour...

LA NOUVELLE VAGUE RÉACTIONNAIRE


L’édito

Par Pierre Assouline

Debout les livres !

E

ntre nous, c’est-à-dire entre vous, lecteurs fi- sujet, il sera vu au prisme des nouveaux livres. Ceux-ci dèles ou plus récents de notre magazine, et seront peut-être un peu moins nombreux qu’autrefois à nous, qui le réinventons jour après jour, on ne être traités par nos collaborateurs, mais ils le seront plus va pas se raconter d’histoires : ces temps-ci, la longuement, en s’accordant le luxe de la profondeur, ce presse se cherche sans toujours se trouver ; dé- qui conduit à éliminer les notules et autres brèves, en sorientée et bousculée, elle est troublée comme vertu d’un regret d’Albert Camus : « Trois ans pour faire jamais par les incertitudes planant sur son avenir. Nous un livre, cinq lignes pour le ridiculiser. » sommes tous plus ou moins logés à la même enseigne. Les entretiens comme les portraits dévoileront l’intime et Cette nouvelle formule du Magazine littéraire n’est certes non le privé des écrivains, le rapport à soi et non ce qui est pas la première depuis sa création en 1966 par le journa- caché, ainsi que Roland Barthes y invitait. Il s’agira aussi liste Guy Sitbon ; elle ne s’en place pas moins sous l’invo- de restaurer un esprit critique qui fait cruellement défaut cation de la plus fameuse réplique du Guépard de Lampe- en nos temps de consensus. Comptons sur les critiques littéraires pour en faire preuve en toute indusa : « Si nous voulons que tout reste tel que Ce sera c’est, il faut que tout change. » Entendez-le dépendance de jugement, mais aussi sur les comme la nécessité de maintenir pour l’es- le magazine écrivains auxquels le Magazine fera plus sousentiel les formes si l’on veut faire évoluer de tous vent appel pour témoigner en toute subjecharmonieusement les mentalités par rapport les livres tivité tant d’une vision du monde que d’une aux contenus. Car jamais un magazine exclu- et de tous les sensation du monde. sivement consacré aux livres n’a été aussi néPlus que jamais, il nous faudra faire des écrivains : cessaire. Nul n’est mieux placé pour dévelopchoix, c’est-à-dire sélectionner, privilégier, per un point de vue littéraire sur le monde aucun genre et tant pis si c’est interprété comme une exni aucune comme il va. clusion. Inévitable pour qui entend tenir un Loin de nous l’idée de le dresser contre la for- tendance ne rôle de prescripteur. Pourquoi se donneraitteresse numérique. Ou alors, comme l’as- seront écartés on la peine de lire des livres que leurs ausurait Sacha Guitry vis-à-vis des femmes, sinon bannis. teurs ne se sont pas donné la peine d’écrire, tout contre. D’autant que le site Magazine-­ des livres qui répondent à des nécessités exlitteraire.com saura en permanence tenir son rang dans tralittéraires plutôt qu’à une injonction ou à une exigence cette refonte, en faisant résonance à l’actualité la plus ré- personnelles, souvent des livres que c’est pas la peine ? cente. En complément de la lecture en ligne, rapide, pro- Chaque fois que la fiction sera la chambre d’écho de fuse, fragmentaire, papillonnante, il n’y a d’autre choix que vastes mouvements, les enquêtes feront office de lanson exacte opposée, qui donne du temps à la réflexion et ceurs d’alerte, les critiques s’emploieront à analyser les s’accorde la place nécessaire, tout en s’offrant cette jouis- textes, et les dossiers à les contextualiser dans la durée sance des siècles échus : tourner des pages, en apprécier la avant de les mettre en perspective. Ainsi, face au retour sensualité des dessins et photographies, et croire encore du religieux, nous laisserons à d’autres le soin de dénonque le grain du papier nous rend aussi proches d’un ma- cer ce que Stendhal appelait « le parti-prêtre » pour mieux nous employer à cerner la chose. Ce qui n’empêchera pas gazine que le grain de la voix, d’une personne. Le rythme de ce néo-Magazine obéit à trois temps, nour- l’expression de prises de position, fût-ce dans le registre ris chacun par une trentaine de pages : celui de l’actualité, de l’autocritique : qu’un pape de l’édition veuille bien étacelui de la critique et celui du dossier. Mais qu’il s’agisse blir le catalogue des quinze maladies du milieu littéraire et de capter l’esprit du temps, d’enquêter sur l’activité lit- nous lui ouvrirons nos colonnes ! En s’adressant à la curie téraire, d’affronter les textes, de partir à la rencontre des comme à une secte, le souverain pontife lui a déjà mâché auteurs, de refléter la marche des idées, ce sera le maga- le travail tant les maux sont communs : blocage mental, zine de tous les livres et de tous les écrivains. Non qu’ils indifférence au monde extérieur, cumul des pouvoirs et y seront tous, hélas ! mais aucun genre ni aucune ten- conflit d’intérêts, syndrome des cercles fermés, divinisadance ne seront écartés sinon bannis. Quel que soit le tion des chefs, pétrification mentale, planification >>> N° 552/Février 2015 • Le Magazine Litteraire - 3


Dessin d’Honoré, ancien collaborateur du Magazine littéraire, assassiné le 7 janvier dans les locaux

HONORÉ/ICONOVOX

de Charlie Hebdo.

>>> excessive et fonctionnarisme, oubli du passé, pen-

chant pour la vanité et goût de la rivalité, profit mondain et exhibitionnisme, sévérité théâtrale et sérieux ostentatoire, disposition irrépressible pour la rumeur, le commérage, la médisance… Manifestement, le pape François connaît bien la République des lettres. Il ne tient qu’à notre exigence commune, celle de la rédaction du Magazine littéraire et celle de ses lecteurs, que ces résolutions échappent au rituel du début d’année et ne demeurent pas des vœux pieux. J’allais oublier un souhait : un peu plus de légèreté. Pas trop, juste assez. De quoi donner des ailes au contemporain, à l’histoire immédiate, à la complexité du monde, aux débats d’idées. À peine échappés de Zemmour, les voilà précipités dans Houellebecq. Or la France que l’un et l’autre annoncent n’est pas très réjouissante. Aussi un peu de légèreté serait-elle bienvenue dans le sombre tableau qui nous attend. Il faut croire que ce réflexe est dans l’esprit du temps puisqu’un sociologue s’en est déjà emparé, Gilles Lipovetsky, qui publie justement De la légèreté (éd. Grasset). Incroyable tout ce qu’il peut rattacher d’élaboré, de sérieux, de documenté à une notion que l’on avait traitée, il est vrai, un peu légèrement. De péjorative, tant elle était

4 - Le Magazine Litteraire • N° 552/Février 2015

synonyme de futile, trop associée à une manière de dandysme intellectuel, elle est devenue positive. Il voit carrément une révolution dans l’avènement de cette civilisation du léger reflétée par le culte de la minceur, les sports de glisse, le virtuel, la dématérialisation… Mais ne vous y trompez pas : son essai, c’est du lourd. Toutes ses analyses sont gouvernées par une approche anthropologicosociale. « Sous des apparences de fluidité et d’hédonisme ludique, c’est en réalité une démocratie dénaturée et pervertie, un univers “néototalitaire” qui, selon les contempteurs de l’hypermodernité “liquide”, progresse sous nos yeux », explique Gilles Lipovetsky avant de nous prévenir que le sentiment aérien de l’existence, l’esprit libre, la fluidité, la sagesse, la légèreté de vivre ne se conquièrent qu’à l’issue d’un… travail acharné. Un regret : que le mot qui nous importait le plus soit celui que l’on y a trouvé le moins : « insouciance ». Jean Tardieu disait que la poésie c’est quand un mot en rencontre un autre pour la première fois. Loué soit le sociologue qui introduira un peu de poésie dans ses analyses ! Gardons-nous pour autant de nous appliquer à être légers. Le Magazine littéraire se voudra profond, mais dans la légèreté, c’est déjà ça. 


Sommaire

Février 2015 n° 552 RAYMOND DEPARDON/AGENCE MAGNUM

Critique fiction

Photographie de Raymond Depardon.

38 Eleanor Catton, L es Luminaires Aux antipodes, une saga qui vole en éclats Par Juliette Einhorn 41 Jérôme Garcin, Le Voyant Tombeau du soldat sans regard Par Vincent Landel 42 Russell Banks, U n membre permanent de la famille L’Amérique aux abois Par Alexis Brocas 44 Will Self, Parapluie Triple vol plané au-dessus d’un nid de coucou Par Enrica Sartori 46 Tierno Monénembo, Les coqs cubains chantent à minuit Polyphonies afro-cubaines Par Camille Thomine 48 William Shakespeare, M acbeth et Othello Un tout nouveau Shakespeare, version remasterisée Par Maxime Rovere 50 Pietro Citati, L eopardi Désempaillé Par Jacques-Pierre Amette 52 Au fond des poches Par Alexis Brocas, Marie Fouquet, Pierre-Édouard Peillon et Maxime Rovere

14

3 Édito D ebout les livres ! Par Pierre Assouline 6 Hommage La tendresse de Tignous Par Maurice Szafran 10 Presto L'actualité en bref

Critique non-fiction 54 Immanuel Wallerstein et al. ; Jeremy Rifkin ; Steve Keen, Y a-t-il une vie après la crise ? Par Patrice Bollon 57 Sébastien Dupont, L’Autodestruction du mouvement psychanalytique La psychanalyse en France, un cas grave mais pas désespéré Par Sarah Chiche 59 Christopher Domínguez Michael, O ctavio Paz dans son siècle T outes les cordes d’une lyre Par Chloé Brendlé 60 François Villon, Œ uvres complètes Le génie des rognures P ar Hervé Aubron

L’esprit du temps

Grand entretien

Portrait 62 Mona Ozouf La révolution de velours Par Anne Diatkine CANNARSA OPALE

14 Décryptage Roman La nouvelle vague réactionnaire Par Marc Weitzmann 19 Histoire Arméniens Autopsie d’un génocide Par Serge Avédikian 20 Enquête Édition Le cap du deuxième roman Par Jean-Claude Perrier 23 Anniversaire « Apostrophes », ma mère et moi Par Philippe Claudel 26 Ciné-romans Godard couché sur le papier Par Emmanuel Burdeau 28 Rencontre Viggo Mortensen : « Il faut vivre ses contradictions » Propos recueillis par Olivier Cariguel 30 Rendez-vous

32 F leur Pellerin « La littérature a toujours compté dans ma vie » Propos recueillis par Pierre Assouline ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO Christophe Bident, Jeanne El Ayeb, Marie Fouquet, Arthur Montagnon, Pierre-Édouard Peillon, Kristel Pierre, Alain Rey, Maxime Rovere, Albane Thurel. COUVERTURE Illustration de Gustave Doré en 1866, pour Le Paradis perdu de John Milton. © AKG-IMAGES

© ADAGP-Paris 2015 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. CE NUMÉRO COMPORTE 2 ENCARTS

1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique. 8 - Le Magazine Litteraire • N° 552/Février 2015

38

Eleanor Catton.


PARAMOUNT/MANDALAY/THE KOBAL COLLECTION/COOTE, CLIVE

Johnny Depp dans S leepy Hollow de Tim Burton (1999).

68

Président-directeur général et directeur de la publication

Thierry Verret

Directeur éditorial

Maurice Szafran

Assistante de direction : Christy Mazataud

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com SERVICE ABONNEMENTS

Le Magazine Littéraire, Service abonnements 4 rue de Mouchy - 60438 Noailles Cedex Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. RÉDACTION

Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Conseiller de la rédaction

Pierre Assouline

Conception graphique et couverture

Dominique Pasquet

Rédacteur en chef adjoint

Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique

Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com

Le dossier Le roman gothique 68 70 72 73 74 74 75 77 78 80 81 82 84 85 87 88 90

’éternel revenant Dossier coordonné par François Angelier L Et l’Angleterre mourut d’effroi Par François Angelier Vous avez dit « gothique » ? Par Michel Renouard La pensée enténébrée Par Hélène Frappat Le grand sabbat : galerie de portraits Horace Walpole Par François Angelier William Beckford Par François Angelier Ann Radcliffe Par Marc Porée M. G. Lewis Par Jérôme Prieur Charles R. Maturin Par François Angelier Mary Shelley Par Hélène Frappat Sur les ruines de la raison Par François Angelier Stratégies du distordu Par Jean-Pierre Naugrette La poétique du mort-vivant Par Alain Morvan Au péril des demoiselles Par Catriona Seth Au bonheur des scélérats Par Antonio Dominguez Leiva Contreforts gothiques en France et en Belgique Par Anthony Glinoer 92 L’Amérique contaminée Par Xavier Mauméjean 94 Les ombres portées du cinéma Par Hervé Aubron 96 BD : au pays des cases biscornues Par François Angelier 98 L a chronique Houellebecq, romancier de l’anti-République Par Maurice Szafran

Directrice artistique

Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo

Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice

Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com

Secrétaire de rédaction-correctrice

Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication

Christophe Perrusson (13 78)

Directrice commerciale et marketing

Virginie Marliac (54 49) MARKETING DIRECT

Gestion : Isabelle Parez (13 60)

iparez@magazine-litteraire.com

Promotion : Anne Alloueteau (54 50) VENTE ET PROMOTION

Directrice : Évelyne Miont (13 80) Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 PUBLICITÉ

Directrice commerciale Publicité et Développement

Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire

Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle

Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication

Elodie Dantard (54 55)

SERVICE COMPTABILITÉ

Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr IMPRESSION

Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. COMMISSION PARITAIRE

n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Dépôt légal : à parution

N° 552/Février 2015 • Le Magazine Litteraire - 9


L’esprit du temps Décryptage

ROMAN LA NOUVELLE VAGUE RÉACTIONNAIRE

De Michel Houellebecq à Aurélien Bellanger, plus que jamais, le roman français interroge la politique. Plus que jamais pourtant il est tourné vers le passé. Nostalgie postmoderne ou révolution réactionnaire ? La littérature contemporaine s’inscrit dans cette tension. Par Marc Weitzmann

I.

La situation de la littérature française n’a jamais été si paradoxale. En novembre dernier, le site Slate rapportait le cas d’une professeur de français se faisant taper sur les doigts par sa hiérarchie parce qu’elle faisait « trop lire » ses élèves et risquait du même coup de leur faire « adopter des habitudes élitistes ». Quoi de plus logique, après tout, dans un pays où l’actuel président dit ne jamais lire de roman (si son prédécesseur avouait ne pas aimer La Princesse de Clèves, lui ne voit même pas de quoi il s’agit), où son ex, en pleine rentrée dernière, fit le tabac que l’on sait avec des pages aussi gluantes d’amour de soi que de fautes de grammaire – où, en bref, le « camp du progrès », autrefois si féru

14 - Le Magazine littéraire • N° 552/Février 2015

de culture, se veut « de son temps », c’est-à-dire digital (la littérature, cette activité d’antiquaire). Or les écrivains n’ont peut-être ja­ mais eu autant d’influence qu’aujourd’hui. Que serait notamment l’actuelle révolution réactionnaire à laquelle on assiste (pour donner un peu vite un nom à l’atmosphère générale du pays) sans les Philippe Muray, Michel Houellebecq, Maurice G. Dantec, Renaud Camus, Alain Finkielkraut, Emmanuel Carrère et la poignée d’autres qui l’ont depuis vingt ans préparée, lui ont donné forme et contenu ? Serait-elle autant prise au sérieux, aurait-elle la même légitimité ? Un Zemmour, par exemple, ne pourrait s’appuyer sur elle et défendre ses idées avec la

conviction cultivée d’un « homme de lettres », ainsi qu’il se définit. Non que ces écrivains – et d’autres – soient tous sur la même « ligne ». Tous n’ont pas le même talent ni forcément les mêmes idées (le nouveau Houel­lebecq s’inscrit en faux contre tout ce qu’a pu écrire Renaud Camus sur l’islam), tous n’ont pas forcément non plus un goût frontal identique pour la polémique militante – la littérature reste affaire d’individus. Mais tous jouent, au minimum, le rôle d’accompagnateurs d’une révolte existentielle autrefois de gauche, aujourd’hui presque entièrement passée du côté de ce qu’il faut bien appeler une réaction anti­moderne, typiquement française, tous dessinent à l’acide le cadre dans lequel le


RAYMOND DEPARDON/AGENCE MAGNUM

pays se cherche et se raconte aujourd’hui. « La foi chrétienne ne m’inspirait pas la même hostilité que le Front national, mais on m’aurait presque autant étonné en me disant que je m’y convertirais un jour. C’est pourtant arrivé », écrit ainsi Emmanuel Carrère dans Le Royaume. On pense bien sûr d’abord à Michel Houellebecq – puisque l’actualité le veut, et puisque c’est à lui qu’est revenu le premier de lancer la charge voici maintenant vingt ans. On peut dater en effet du milieu des années 1990 l’époque où la France est entrée dans la période d’angoisse, d’hystérie dépressive et de paranoïa latente dont elle n’est pas sortie depuis.
 La maladie à vrai dire couvait depuis longtemps, elle avait germé au

cours des quinze années de cette pitoyable et sirupeuse « culture de gauche » déjà au pouvoir, pour qui « communication », extase publicitaire, mana­gement d’entreprise, « solidarité citoyenne » et antiracisme mièvre avaient peu à peu remplacé toute forme de lucidité critique. Mais c’est à dater de cette époque que cette culture s’effondra sous son propre poids – c’est alors que l’on commença de s’habituer au compte rendu quotidien des « affaires », d’ailleurs largement incompréhensibles, de corruption politique ; qu’éclata l’affaire du sang contaminé, que se suicidèrent un ministre et un conseiller politique ; que, dans les banlieues, on vit surgir les premiers fusils d’assaut – tandis que le Mitterrand, avec ce sens

anarcho-pervers de la provocation qui le rendait sur la fin sympathique, remettait au goût du jour ses amitiés avec certains fonctionnaires du gouvernement de Vichy. Bref, vers le milieu des nineties, le mur de Berlin à peine tombé, la première guerre d’Irak tout juste achevée, et tandis que le reste du monde chantait la démocratie globale (et que ­Philippe Muray ironisait sur « le sourire de Ségolène »), les années 1980 présentaient, en France, une addition particulièrement morbide et délétère. Extension du domaine de la lutte, publié en 1994 chez Maurice Nadeau, sous une couverture particulièrement grise qui rendait le titre illisible et dans une indifférence critique assez remarquable, n’en trouva pas >>>

France, Lorraine, Commercy, 2007. Photographie de Raymond Depardon pour l’exposition « La France de Raymond Depardon », 2014.

N° 552/Février 2015 • Le Magazine littéraire - 15


Portrait

V

MONA OZOUF La révolution de velours

Élevée dans une Bretagne encore irrédentiste, philosophe de formation, elle est devenue presque par inadvertance une référence sur la Révolution française. Sa surprenante humilité fut sans doute une arme : dénuée d’ambitions académiques, elle s’est entièrement vouée à ses livres. Par Anne Diatkine

BRUNO CHAROY POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

Mona Ozouf chez elle, à Paris, en décembre 2014.

62 - Le Magazine littéraire • N° 552/Février 2015

eille de départ, avantveille de Noël : Mona Ozouf vient de terminer l’édition du « Quarto », chez Gallimard, qui rassemble une partie de son œuvre, celle qui a trait à l’histoire. Pour cela, elle a pris des ciseaux, elle a coupé, elle a collé, elle a écrit des préfaces, bref, elle a reconfiguré les livres existants, alors qu’elle aurait pu se contenter de les juxtaposer. Pour introduire l’ensemble, elle explique son espoir : découvrir, « comme dans les vignettes de l’enfance où apparaissait soudain le voleur de pommes dissimulé dans les feuillages du ­pommier, la révélation d’une configuration invisible » jusqu’alors. C’est le motif dans le tapis, chère à Henry James, écrivain qu’elle aime tant et à qui elle a consacré un ouvrage, celui qu’elle préfère, « comme les mères préfèrent leur enfant disgracieux, il n’a eu aucun succès ». Mais elle, qui est-elle ? Avant de sonner à la porte de son appartement du 6e arrondissement parisien, on prend conscience un peu tard qu’on n’en sait rien. Qui va-t-on rencontrer ? Une historienne, connue pour ses travaux sur la Révolution française ? L’essayiste des Mots des femmes, livre où elle étudie, à travers des portraits de femmes, d’où vient la mixité de la société française, livre qui lui a attiré les foudres de celles qu’elle nomme « les féministes intégristes » ? Une femme d’influence, qui a longtemps été une plume du Nouvel Observateur, et qui fait partie du jury du prix Femina ? Une académicienne ? On a beau scruter la liste, son nom ne figure pas parmi les immortels, Mona Ozouf ne porte ni l’habit vert ni l’épée. Elle ouvre, son élégance frappe. Une élégance qui tient à ses gestes, à son expressivité, à sa douce ironie, à sa vivacité, à son maintien, mais aussi à sa voix. Tout en elle est cohésion, et


Dossier Le roman gothique • FONDATIONS

Vous avez dit « gothique » ?

L’adjectif associé au peuple des Goths a pris des significations variées depuis la Renaissance. Après un détour par la typographie et l’architecture, puis la littérature, il a connu récemment un nouvel avatar, incarné par ces adolescents exacerbant une esthétique à la fois blafarde et charbonneuse.

A

Pendentif amulette anthropomorphe en os. Art goth, iiie

ou ive siècle,

Crimée.

Ancien journaliste et professeur des universités, Michel Renouard est spécialiste du Kenya et de l’Inde britannique. Il a récemment publié Lawrence d’Arabie et Joseph Conrad chez Gallimard (« Folio biographies ») et La Littérature indienne anglophone chez Atlande.

u fil des siècles, s’éloignant de la grandroute, les mots batifolent çà et là et se chargent de connotations nouvelles, ­péjoratives ou mélioratives. Ainsi, le mot « gothique » est évidemment lié aux Goths, Wisigoths et autres Ostrogoths. Les Goths ger­maniques s’étaient installés, vers le iie siècle, sur les bords de la mer Noire, puis ils affrontèrent l’Empire romain. Pour les Latins, ces gens étaient des barbares – au même titre que les Vandales –, puisqu’ils ne procédaient pas de la culture classique. Leur langue était le gotique (sans h, pour tout simplifier), qui fait partie de la grande famille des langues indo-­européennes et constitue un des parlers d’Europe les plus anciennement attestés. L’évêque Wulfila (ive siècle), traducteur des Évangiles, utilisait l’alphabet gotique (inspiré du grec), qu’il ne faut pas confondre avec la graphie gothique, alias Fraktur, d’origine latine, qui fut en usage du xive siècle au xxe siècle. C’est ce mot « gothique » qui, à la Renaissance, a servi à caractériser l’art médiéval, et en particulier son architecture. Le terme n’était pas toujours péjoratif, même si, pour beaucoup de lettrés, pétris de culture ­romaine, l’art gothique, fût-il flamboyant, restait quelque peu barbare. Le summum de l’art, c’était, bien sûr, dans la Rome du passé qu’il convenait de le chercher. Au xviiie siècle, la littérature anglaise (1) s’en mêla. Beaucoup de romans, souvent écrits par des femmes, se passaient dans un château ou un monastère, au cœur d’un pays barbare et arriéré – catholique donc. Par exemple, la France et l’Italie (Horace Walpole, Ann

72 - Le Magazine littéraire • N° 552/Février 2015

Radcliffe), l’Espagne (M. G. Lewis, C. R. Maturin), voire l’Orient (William Beckford, qui, original en tout, écrivit Vathek en français). La Révolution française fut pain bénit outre-Manche : on associait désormais ­gothique, barbare, catholique et révolutionnaire (de grands écrivains comme ­C hateaubriand avaient dû s’exiler en Angleterre). Il est facile de dater la naissance à Londres du genre gothique (Le Château d’Otrante, de Walpole, décembre 1764), plus difficile de dire quand il disparut. Frankenstein (1818) de Mary Shelley, Melmoth ou l’Homme errant (1820) de Maturin, Carmilla (1872) de Sheridan Le Fanu et Dracula (1897) de Bram Stoker sont-ils gothiques ? Oui et non, a­ ssurent les spécialistes, volontiers intégristes. Si, en anglais, les premiers écrits sur les vampires datent du siècle des Lumières, les premiers récits sont plus récents (Le Vampire, John Polidori, 1819). Dans le folklore, les histoires de buveurs de sang sont anciennes et universelles (« vampire » étant lui-même d’origine slave). Choyé par le cinéma dès 1922 (Nosferatu), le thème littéraire n’a pas pris une ride (dans Karpathia de Mathias Menegoz, prix ­Interallié 2014, on retrouve les Carpates chères à Stoker et à Verne). Aujourd’hui, quelque deux mille ans après l’arrivée des Goths sur les bords de la mer Noire, de charbonneux adolescents – vrais ou attardés – se proclament gothiques. Lisent-ils des ­romans gothiques ? Ont-ils un faible pour l’art ogival ? Peu importe, l’essentiel est de faire peur. Au viiie siècle déjà, l’auteur de Beowulf ne cherchait pas autre chose. Les dragons et les Dracula ont un singulier air de famille.  Nous conservons l’adjectif courant « anglais » bien que des auteurs gallois, écossais ou irlandais participent aussi de cette littérature…

(1)

DE AGOSTINI/LEEMAGE

Par Michel Renouard


La chronique

Par Maurice Szafran

Le romancier de l’anti-République

D

onc, il ne serait pas de bon ton d’évoquer Mais, précisément, à quoi joue-t-il ? Il nous fait par la politique dans un journal, le nôtre, exemple le coup de l’islamisme « modéré ». Il est bien trop avant tout littéraire. Politique, un gros affûté pour ignorer qu’islamisme et modération sont mot ou presque. D’autant moins que deux concepts antagonistes. Il ne croit pas davantage à Michel Houellebecq – c’est évidemment un mouvement massif de conversion à l’islam que le narde lui qu’il s’agit – est consacré ici et là, rateur semble appeler de ses vœux. en France et à l’étranger, comme la définition même de Alors de quoi s’agit-il précisément ? l’écrivain, l’écrivain avec É majuscule, l’écrivain-artiste, Houellebecq, et il ne le dissimule même pas, déteste cette l’écrivain en tant qu’artiste. Proust, Céline – Céline, engeance qu’il a baptisée les « centristes de gauche », les Modiano – Houellebecq… voilà où en est, à en croire nos humanistes en quelque sorte. Quant à leurs représentants critiques, la littérature française. politiques, de droite comme de gauche, il les abhorre et s’en va le répétant d’un prêche à Quelle vulgarité alors que de ramener « l’ar- Houellebecq, s’il est tiste » Houellebecq à la politique. l’autre. Il méprise plus encore ce qu’il décrit Alors, soyons vulgaires. comme une France avachie, des Français tout entier L’exercice est aisé, car un minimum d’honnê- littérature, défaits et courbés, incapables dans l’imagiteté intellectuelle obligerait à reconnaître que n’en est pas naire du romancier de résister à l’assaut, Houellebecq, s’il est tout entier littérature, serait-il civilisé, des « barbus ». Une France et moins 100 % n’en est pas moins 100 % politique. Il l’admet des Français à l’agonie. Une France et des d’ailleurs volontiers dans les quelques inter- politique. Français merdeux, sans valeurs à défendre ni views accordées depuis la sortie de Soumiscapacité à résister. sion : il croit mordicus en ce qu’il raconte, ce que d’aucuns Et certains voudraient nous faire gober que la tentative (j’en fais partie) considèrent comme un fatras de stupidi- (réussie) de Houellebecq serait strictement littéraire, tés. Citons, en vrac : la décadence de la France, la prise de qu’elle ne cacherait nulle pensée et arrière-pensée polipouvoir d’un parti musulman, la mort de l’athéisme, de tiques ? Certes les humanistes sont nazes ; mais tout de la laïcité et de la République, rien que ça. Vous en voulez même pas à ce point. plus ? « Les Lumières ? Une parenthèse dans l’histoire Il va de soi que le massacre perpétré contre nos confrères humaine. » Davantage : « Les musulmans sont plus de Charlie Hebdo, l’exécution d’un policier blessé et à terre, proches de la droite, voire de l’extrême droite. Ils ne la mobilisation nationale qui s’ensuivit, tout cela est venu peuvent pas voter pour des socialistes qui mettent en heurter de plein fouet le livre de Michel Houellebecq, en place le mariage homosexuel. » quelque sorte le démantibuler. Une preuve supplémentaire Si, si, Houellebecq est sérieux, même si chacun de nous que la littérature n’est pas et ne sera jamais hors sol, qu’elle se laisse prendre à sa manière, à son allure lymphatique, se frotte et se frottera à jamais aux réalités et aux malheurs détaché, clownesque parfois, la cigarette entre les chicots. des hommes, que l’écrivain, le romancier, contrairement Mais, en réalité, il théorise, il idéologise, souvent pour le au prêchi-prêcha de Houellebecq, est éminemment respire, même s’il fait semblant, avec un indéniable talent ponsable de ce qu’il écrit et des idées qu’il véhicule. littéraire, de jouer. Islamisme modéré, écrit-il.  98 - Le Magazine littéraire • N° 552/Février 2015


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.