Je suis Voltaire

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Entretien

Kamel Daoud « Ni m’exiler ni me prosterner »

N° 553

E NOUVEULLLE FO R M

Je suis

VOLTAIRE Traité sur

+

la tolérance

16 pages d’extraits

Intellectuels : la relève

Le dossier

MARS 2015

3’:HIKMKE=^U[WUZ:?a@p@f@n@a";

M 02049 - 553 - F: 6,20 E - RD


L’édito

Par Pierre Assouline

L’introuvable monument français

C

À LIRE

L’Écrivain national, r evue

Médium, n° 42, janvier-mars 2015, 196 p., 16 €.

’est tout de même un sacré paradoxe : la C’est Régis Debray, le directeur de Médium, observant France, qui passe pour la plus littéraire des qu’un García Márquez a eu droit à « des obsèques continations européennes, n’a pas de Grand nentales », tout en révélant que l’aéroport de Santiago du Écrivain National – dans cet ordre et avec Chili portera bientôt le nom du poète Pablo Neruda. C’est force majuscules. Enfin, pas vraiment. Jacques Lecarme, pointant en Patrick Modiano un SimeEntendez par là un écrivain qui, par-delà non en plus artiste, comparant les versions originale et les clivages de toute nature, l’incarne et la représente tant amendée de son radical premier roman La Place de l’Étoile, par la puissance de son style, l’empire exercé par son observant qu’il se refuse à être partie prenante dans l’hisœuvre, l’influence de ses idées, le magistère de sa personne. toire de France et concluant que « ce migrant génial » aura Cela dit, soyons sans illusion sur le caractère relatif d’une produit une littérature qui se sera faite « parfois contre telle entreprise, car on chercherait en vain un écrivain la France telle qu’elle s’incarne ». C’est Paul Soriano rapparmi les personnalités les plus appréciées des Français pelant à quel point Dante et Machiavel étaient florendans le Top 50 du Journal du dimanche. Le miroir national tins, Manzoni milanais, Vico napolitain, pour finir par a désormais la voix d’un chanteur et l’allure d’un sportif. décréter que, s’il n’en reste qu’un, seul capable d’être leur Pour l’italien, on dit « la langue de Dante ; pour l’anglais, médiateur à tous et leur représentant totémique, c’est « la langue de Shakespeare » ; pour l’espagnol, « la langue Virgile ! Virgile ! Virgile ! Et on se prend à rêver ce qu’aude Cervantès » ; pour l’allemand, « la langue de Goethe », rait pu être une disputatio entre Haïm Gouri et Mahmoud sans jamais douter que chacun d’eux est l’inDarwich, l’Israélien et le Palestinien, en toute liberté poétique, et non tels qu’en eux-mêmes contesté ambassadeur de ce que la langue, la Quel auteur culture, et donc l’esprit de son pays ont de pour incarner leurs peuples les ont statufiés. meilleur. Pour le français, on dit « la langue la France ? J’allais oublier le morceau de choix de cet ­allègre dossier : la déconstruction du mythe de Molière », bien que ce soit en réalité la Épineuse « langue de Voltaire », mais cela suffit-il pour question. Goethe par le germaniste Jean-Pierre Le­ la France et les Français ? febvre. Pour ce qui est de la langue, Luther La dernière livraison de la revue Médium (en vente dans est une meilleure référence ; pour le reste, au risque de se les meilleures librairies, voir www.mediologie.org), juste- tromper souvent, il se sera essayé à tous les genres, même ment consacrée au thème de « L’écrivain national », est aux sciences de la nature, à la morphologie, à la théorie aussi édifiante par les réponses qu’elle apporte qu’étince- des couleurs, à la géologie… Tout à sa construction d’une lante par les questions qu’elle induit. Gardons-nous de image de soi en artiste total, Goethe aura involon­ rouvrir l’increvable controverse par laquelle certains vou- tairement témoigné que le temps de l’écrivain national draient dézinguer Molière afin de mieux remettre en selle était révolu car son œuvre s’est « figée dans les déter­ Corneille. N’allons pas non plus rallumer les feux mal minations de son temps ». Or, si impressionnante que éteints de la querelle sur Racine qui opposa en 1965 la soit la biographie d’un homme de lettres, c’est tout de Nouvelle Critique à la vieille Sorbonne à travers les per- même sur la pérennité de son œuvre que la postérité le sonnes de Roland Barthes et de Raymond Picard. De toute retient. façon, on aurait du mal à soutenir au xxie siècle que le Mais alors, quel Grand Écrivain National pour la France, génie français s’est entièrement réfugié dans la clarté, la assez grand pour l’incarner, assez écrivain pour honorer rationalité et l’universalité jadis prêtées à sa langue. Au sa langue, assez national pour être incontestable ? Vous le saurez dans notre prochain numéro…  pays de l’intellectuel-roi, elle ne suffit plus. N° 553/Mars 2015 • Le Magazine littéraire - 3


ILS ONT DIT

Faisons des textes efficaces, rapides, brefs et percutants plutôt que de chercher à developer une histoire.

PHILIPPE ADAM, Le Matricule des anges, janvier 2015.

L’INFOGRAPHIE LA PRIME AUX LÈVE-TÔT 12h

11h 10h

Bukowski

Fitzgerald

1h

Beauvoir

Balzac

9h

Woolf

4h

8h30

Murakami

Kafka

7h

Freud

6h

Hugo

5h

Kant

Les écrivains lève-tard auraient une production littéraire plus importantes, mais gagneraient moins de prix littéraires que les lève-tôt. C’est ce que révèle une étude publiée sur le site Brain Pickings en corrélant l’heure de réveil de trente-sept écrivains et le nombre d’ouvrages publiés. Le sommeil serait-il source d’inspiration, et le génie se logerait-il dans la routine ? C’est tout du moins la thèse soutenue. Balzac se couchait à 18 heures, pour se lever à 1 heure du matin. Joyce émergeait de son lit où il prenait son petit déjeuner vers 11 heures puis jouait du piano. Mark Twain s’enfermait dans son bureau le matin pour n’en sortir qu’au dîner sans prendre de déjeuner. Freud dormait de 1 h à 7 h du matin pour ouvrir son cabinet dès 7 h 30… (Source : www.brainpickings.org/)

CECI N’EST PAS UNE CRITIQUE Par Bernard Morlino

ON NE DOIT PAS S’EN PRIVER :

ON PEUT S’EN DISPENSER :

Les Forêts de Ravel, M ichel Bernard (La Table ronde). Ravel conducteur de camion pendant la Grande Guerre pour sauver les soldats. Gérard Philipe devient Charles Vanel. Le salaire de la peur, des larmes et du sang. Hors la nuit, Sylvain Kermici (Gallimard). Un polar plus noir qu’une toile de Soulages. La grâce en plus. Couples dans la Grande Guerre, Clémentine Vidal-Naquet (Les Belles Lettres). Faites la guerre, pas l’amour ! L’adultère en 1914-1918. Les poilus dans le rôle du cocu. L’Homme qui marche, Jirô Taniguchi (Casterman). L’errance bénéfique d’un citadin. Avec le maître du manga vous avez pour le même prix Hokusai, Wenders, Handke, Hopper, Giacometti et Hergé. Sublimissime. « Mon cher petit Lou », Guillaume Apollinaire, préface de Michel Décaudin (Folio). Lettres d’un amour en sens unique. Le mal-aimé face à la ravissante idiote. Beau et tragique. Artaud et l’asile, Laurent Danchin et André Roumieux (Séguier). Voyage fantastique dans le continent Artaud qui souffrait de maux antérieurs à lui-même. Il faut un an pour lire ce livre. L’intelligence est gratuite. L’Ancêtre en solitude, Simone et André Schwarz-Bart (Le Seuil). Trois générations de Guadeloupéennes racontées par un couple attentif. Déçu par les écrivains, le Prix Goncourt 1959 s’est consacré à des travaux manuels. Ci-gît un cœur pur.

Monsieur Mozart se réveille, Eva Baronsky, traduit de l’allemand par Nelly Lemaire (Piranha). Le virtuose est censé être parmi nous. Il y a les instruments mais pas le chef d’orchestre. Souviens-toi que l’amour n’existe pas, Diane Gontier (Robert Laffont). La littérature existe mais pas dans ce bouquin, même pas du niveau d’un porno soft de M6. Insoumise, Delphine Batho (Grasset). Pamphlet à l’eau de rose. Manque la bouée de sauvetage. Dans les avions, l’horizon n’existe pas, A gustín Fernández Mallo, traduit de l’espagnol par Gabrielle Lécrivain (Allia). Le seul écrivain c’est la traductrice. Rien ne décolle dans ce roman d’aéroport. Azami, Aki Shimazaki (Actes Sud). La Québécoise née au Japon écrit directement en français. Ça se voit. La Tombe de mon père, Stéphane Denis (Grasset). Celui qui a souhaité que Patrick Modiano reçoive le prix Drancy à chaque rentrée littéraire a écrit de belles et nouvelles choses, seulement les belles ne sont pas nouvelles et les nouvelles ne sont pas belles.

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Grand entretien KAMEL DAOUD

” NI M’EXILER NI ME PROSTERNER ” Le caustique chroniqueur du Quotidien d’Oran a frôlé le dernier prix Goncourt. Il est depuis décembre la cible d’une fatwa, émise par un imam salafiste. Rencontre avec un ancien islamiste converti à L’Homme révolté de Camus. Propos recueillis par Pierre Assouline Photo Richard Dumas pour Le Magazine littéraire

Vous aussi, vous êtes Charlie ? KAMEL DAOUD. Être Charlie ou ne pas l’être ? Pour moi, le choix

est clair. J’ai même été lynché médiatiquement pour ça par la presse islamo-conservatrice. Pour avoir écrit qu’entre un dessinateur et un tueur je choisis le dessinateur. Charlie tendance Voltaire ?

La liberté demeure à mes yeux la valeur fondamentale. Je n’admets pas que quelqu’un qui ne meurt pas à ma place prétende vivre à ma place. Mon fantasme de liberté, qui est profond, participe certes plus de l’émotif que de la réflexion intellectuelle. L’atteinte aux libertés, la mienne comme celle d’autrui, est un spectacle qui a le don de provoquer ma colère. Ça, c’est intolérable, car ma liberté est tout ce que je possède. Nul n’a le droit de la négocier à ma place. Mais, le Voltaire du Traité sur la tolérance, il vous touche ?

Il n’a jamais été un totem dans ma construction. Parfois on se revendique de généalogies fictives, parfois on subit des influences à notre insu. J’ai croisé et recroisé Voltaire au fur et à mesure de mon évolution. Il est dans mes parages sans que j’en fasse une idole pour ma vision du monde. Il est 32 - Le Magazine littéraire • N° 553/Mars 2015

d’ailleurs curieux de constater la renaissance de certains ­philosophes, phénomène lié à notre vécu des crises. Plus qu’une actualisation de leur pensée, c’est une véritable résurrection. Vous êtes autodidacte ?

À LIRE

Meursault, contreenquête, KAMEL DAOUD,

éd. Actes Sud,

J’ai été à l’école algérienne arabophone. J’ai appris le fran- 160 p., 19 €. çais presque tout seul, en procédant par recoupements, dans mon village, près de Mostaganem. J’entretiens un rapport de dissidence avec la langue car, pour rêver et fantasmer, j’ai choisi très jeune le français. Pour les générations qui m’ont précédé, c’était la langue de la domination, alors que, pour moi, c’est l’arabe qui représente l’autorité. La langue française m’a révélé le corps féminin : « Elle s’avança vers moi nue. » Quel choc quand j’ai lu ça ! Mon premier rapport à la langue française fut érotique, même si cette phrase se trouvait dans un roman policier. En fait, je n’ai pas eu de maître : je suis l’enfant d’une bibliothèque désordonnée. Pas d’accès aux livres, pas de librairie. Juste une petite bibliothèque à l’école. Et une quinzaine de livres chez mes grands-parents chez qui je vivais.


Kamel Daoud à Paris, janvier 2015. De toute façon, la vraie patrie d’un écrivain, c’est sa langue, non ?

On peut le dire. Alors vous êtes français ?

Algérien. Je ne suis pas français, et je ne veux pas l’être. Je suis reconnaissant à la langue française de m’avoir fait découvrir non seulement sa culture mais le reste du monde. C’est cette ouverture qui est importante. Je suis bilingue. Mais il est vrai que je n’écris ni chroniques ni textes de fiction en

arabe. Le marché en langue française est tout de même plus porteur, alors qu’il est maigre et fragile en arabe. Hemingway disait qu’on écrit toujours sous le regard de quelqu’un, qu’il soit mort ou vivant, que l’on déteste ou que l’on aime. On écrit aussi pour séduire des gens dont on veut attirer le regard. Cette séduction fait partie du jeu sans être la force motrice de l’écriture, car on écrit aussi pour fabriquer du sens, tout de même. Vous a-t-on traité de « traître », quelqu’un qui fuit

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Dossier

Intellectuels français, la relève Dossier coordonné par Patrice Bollon

l­’intellectuel, provoquée par les transformations qui affectent l’espace public et l’épuisement du modèle « prophétique », antidémocratique, du « Grand Penseur ». Une réflexion portant sur les difficultés des penseurs français actuels à négocier ce tournant et les faiblesses qui en découlent complète ce tableau. Elle se concentre sur le rôle trop central que joue l’Université et certaines de ses valeurs qui bloquent l’émergence ou ralentissent l’essor d’une recherche vivante, réellement contemporaine. Nous avons enfin sélectionné trente noms à suivre, aussi bien en philosophie qu’en sociologie, histoire, économie… Cette liste révèle une floraison de travaux autant et ­peut-être même plus variés et féconds que dans les années de ladite French theory, dont on fait une référence alors que ses représentants furent à l’époque rejetés ou ignorés. Ne manque qu’une étincelle pour que ces novations éparses « cristallisent », au sens quasi chimique du terme. Si ce dossier pouvait y contribuer, ne serait-ce que pour une part infime, il aurait trouvé sa justification. Car la pensée n’est pas ce vain jeu d’ego auquel on la ramène ; elle est la clé de l’élaboration d’un monde plus accueillant, car tout à la fois plus lucide et ouvert : plus libre. P P. B.

86 • D’UNE ÉPOQUE À L’AUTRE

92 • ÉTAT DES LIEUX

La pensée française est sans nul doute encore écrasée ou inhibée par ses dernières grandes phases de vitalité, l’existentialisme et le structuralisme. Sans doute ne faut-il pas excessivement idéaliser ces époques : y avait-il alors, par exemple, autant d’intellectuels au travail qu’aujourd’hui ? Cela n’est pas certain.

Excès d’analyses et absence de synthèse, poids des normes et des cloisonnements universitaires, vieux réflexes de l’universalisme… Pour se revitaliser, la pensée française a du pain sur la planche, mais aussi encore de réels atouts.

84 - Le Magazine littéraire • N° 553/Mars 2015

100 • 30 NOMS À SUIVRE

Journaliste et essayiste, Patrice Bollon est notamment l’auteur de Cioran l’hérétique (éd. Gallimard, 1997), M anuel du contemporain (éd. du Seuil, 2007) et K apital Kontrol. Les Nouvelles Servitudes volontaires (éd. Anabet, 2009).

ILLUSTRATION GIANPAOLO PAGNI POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

O

ù en est aujourd’hui la vie intellectuelle en France ? Est-elle aussi poussive, terne, que certains l’assurent ? Ou bien recèle-t-elle une richesse cachée qui, pour des raisons à déterminer, n’arrive pas à « passer », comme l’on dit, dans le « grand public » ? C’est en partant de cette interrogation qu’il nous est apparu nécessaire de procéder à un état des lieux juste, qui ne soit ni inutilement déprimé ni abusivement louangeur, de la pensée française (ou écrite en français) en train de se faire, suivi d’une liste de trente nouveaux noms et visages à suivre. Dans un premier article, le philosophe Patrice Maniglier (qui aurait pu être de ces noms) retrace le cours de cette pensée depuis 1945. Il en conclut non seulement que celui-ci est animé d’une logique sous-jacente mais que nous pourrions nous trouver à la veille d’un nouveau « moment philosophique », d’où émergerait une pensée dotée d’une unité – cette unité ne concernant pas les réponses avancées mais les questions posées. L’historien de la vie culturelle Christophe Prochasson joint à ce constat celui d’une indispensable mutation de la figure traditionnelle de


Dossier Intellectuels français, la relève • D’UNE ÉPOQUE À L’AUTRE

Vers un nouveau « moment » philosophique ?

Pour savoir où nous allons, encore faut-il savoir d’où nous partons. La pensée française est sans nul doute encore écrasée ou inhibée par ses deux dernières grandes phases de vitalité, l’existentialisme et le structuralisme. Bien des signes indiquent néanmoins que mûrit en elle le prochain épisode. Par Patrice Maniglier, illustrations Rita Mercedes pour Le Magazine littéraire

I

l est d’usage de déplorer la disparition de la vie intellectuelle française. Non que de grandes œuvres n’aient pas été produites individuellement depuis les années 1980, mais il manquait, jusqu’à récemment, le sentiment d’un enjeu collectif, tel que l’entreprise intellectuelle des uns fasse écho à celle des autres et que toutes ensemble intéressent non pas seulement les pairs, mais virtuellement tout le monde (vocation cosmique de la pensée, eût dit Kant). C’est à ces conditions que la pensée accroche à son temps, qu’elle a une actualité, qu’elle fait date, qu’elle constitue ce qu’on peut appeler, en détournant un mot de Frédéric Worms (1), un « moment ». Il y eut un « moment de la Libération », autour de l’existentialisme, un « moment des années 1960 », autour du structuralisme (les Écrits de Lacan et Les Mots et les Choses de Michel Foucault, best-sellers de l’année 1966) – y a-t-il un moment présent aujourd’hui en France ? On peut identifier cinq conditions qui autorisent à parler d’un moment (2) : il faut qu’il y ait l’irruption de quelque chose de nouveau ; que cette irruption ne soit pas localisée dans une œuvre et une seule mais dans l’éclatement de plusieurs entreprises, qui va jusqu’à enjamber les frontières des disciplines, et même des moyens d’expression ; que l’unité de ces parcours ne tienne pas à une thèse mais à un problème, quelque chose qui fait penser, c’est-à-dire qui

86 - Le Magazine littéraire • N° 553/Mars 2015

exige une pluralité de traitements ; que ce problème ne soit pas en tant que tel, d’abord, un problème spéculatif ou philosophique, autrement dit qu’il ne relève pas d’une décision de penser autrement ou d’un changement de « vision du monde », mais de quelque chose de plus nécessaire et de plus aveugle, comme une découverte scientifique, une création artistique, un événement politique, un glissement anthropologique, quelque chose qui vient du dehors de la pensée nous obliger à retravailler nos évidences les mieux ancrées ; qu’il instaure enfin un aprèscoup, c’est-à-dire qu’il ne cesse de susciter la question de la manière de qualifier cette actualité. Il ne fait guère de doute que l’existentialisme ait constitué un tel « moment ». Autour du mot « existence » se sont organisés non seulement le dialogue entre Sartre, Merleau-Ponty, Camus, Beauvoir, Aron, Wahl, Levinas même, et aussi avec la tradition marxiste, l’aventure psychanalytique et bien d’autres dimensions de la vie intellectuelle, mais encore la curiosité passionnée d’un large public pour des recherches parfois très abstruses. De quoi s’agissait-il ? L’existentialisme, par-delà Marx et Hegel

À certains égards, on peut dire que l’existentialisme fut une tentative pour élaborer une des expériences fondatrices de la modernité, celle de l’histoire, qui articule d’un côté l’idée de liberté – nous pouvons refaire notre réalité, nous ne sommes pas condamnés à poursuivre une tradition toute faite –, idée entrée dans le monde en fracas avec la Révolution française, et, d’un autre côté, l’idée que le monde fait par l’homme a lui aussi ses lois, économiques, sociales, démographiques, que les « sciences de l’homme » étudient. Si Marx disait que les hommes font l’histoire mais ne savent pas l’histoire qu’ils font, Sartre ajoutait qu’ils sont aussi faits par cette histoire qu’ils font. Certes, le problème est aussi vieux que les premières révolutions européennes et avait déjà trouvé une consécration dans la mise en scène, par Hegel, de la « dialectique » d’une ­subjectivité libre sans cesse aliénée dans ses propres


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