www.magazine-litteraire.com
L’ENTRETIEN
Martin Amis
« Je ne crois pas au mal mais à la mort »
DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
N° 559
Spécial
M 02049 - 559H - F: 6,20 E - RD
3’:HIKMKE=^U[WUZ:?a@f@f@t@p";
SEPTEMBRE 2015
LES ROMANS DE LA RENTRÉE
Dossier
Christine Angot Alain Mabanckou Laurent Binet Delphine de Vigan Mathias Énard Éric Holder David Grossman Diane Meur Carole Martinez Boualem Sansal Toni Morrison Et aussi Jean Hatzfeld Joann Sfar…
Le paradoxe Zola Artiste du roman et intellectuel engagé
L’édito
Par Pierre Assouline
Clichés de rentrée
589
Surtout, ne retenez pas ce chiffre. On hésite à l’achever d’un point d’exclamation ou de points de suspension. Dans le premier cas, on oscillerait entre l’admiration et l’exaspération ; dans le second, on inclinerait autant au soulagement qu’à la complicité. Toutes choses trop ambiguës. Le fait est que ce chiffre est de nature à vous dégoûter des livres. C’est le nombre de nouveaux romans français et étrangers qui vont nous tomber dessus entre la mi-août et la fin octobre. On connaît de pires épreuves. Le reste du monde nous envie celle-ci. Car, s’il est un rituel typiquement français, c’est bien notre rentrée littéraire. C’est aussi un marronnier. Ce qui signifie que ses branches ploient sous les lieux communs. Alors, de grâce, évitons‑en quelques-uns.
1
On prend presque les mêmes et on recommence. M ais non ! (Enfin, pas tout à fait.) Il est certes inévitable que, lorsqu’on suit dès ses débuts une œuvre en devenir, et que son auteur se manifeste en moyenne tous les trois ans, les mêmes noms reviennent régulièrement dans les librairies et les journaux. Mais la découverte étant (enfin, en principe) la vocation d’un éditeur, la plupart des maisons s’attachent à publier des premiers romans dont les auteurs sont par définition des inconnus, du moins lorsqu’il s’agit de littérature et non de coup médiatique. La moisson est médiocre. U ne partie de la critique littéraire, toujours la même, a le monopole de cette complainte. Laissons-la-lui. La rentrée ne peut pas être médiocre pour deux raisons : d’une part, parce que, étant donné l’extrême diversité des grandes et petites maisons (mais non, toutes ne sont pas dans le triangle des Bermudes de Saint-Germain-des-Prés), de l’origine des auteurs qui y sont publiés (beaucoup plus de manuscrits arrivés par la Poste qu’on ne le croit), des genres pratiqués (il n’y a plus que L’Auto-Journal pour croire encore à l’auto-fiction), on ouvre enfin les fenêtres depuis
2
quelques années ; d’autre part, parce que, ce qui nous arrive de l’étranger traduit en français étant déjà passé làbas par le tamis de la critique et du public, on nous envoie donc le meilleur (enfin, il faut l’espérer). On ne nous fera pas croire qu’il n’y a rien à sauver, rien de remarquable, dans ces centaines de nouveautés. Tout est joué d’avance. Vaste blague à laquelle les forums sur la Toile et l’obsession du complot donnent un nouvel élan, hélas ! Or tout éditeur en fait l’expérience à chaque rentrée : on ne sait jamais rien du sort d’un livre. Après coup, il y a toujours un monde fou pour expliquer pourquoi il était évident que tel ou tel rencontrât le succès ; mais avant, personne, et pour cause. Tout membre d’un des jurys littéraires de l’automne vous le confirmera, à commencer par ceux du Goncourt : le plus souvent, tout se joue sur le fil à la dernière seconde. Ce qui n’empêchera pas certains observateurs, toujours les mêmes, d’affirmer avec un air entendu que « c’était plié » depuis le mois de juin… avant même que les jurés aient lu ! La rentrée est sans surprise. Q uand on est blasé à ce point, et que cette lassitude est récurrente d’année en année, que l’on soit critique, libraire, éditeur ou simple lecteur (enfin, cochon de payant), c’est signe qu’il est temps de passer à autre chose. Mais, si nul n’est obligé de lire, nul ne doit nous en détourner. Toute rentrée littéraire recèle des pépites pour qui sait les espérer sans les guetter. Ce qui est le propre de l’inattendu. On publie trop de livres. M ais qui s’aventurerait à fixer un chiffre raisonnable ? Et au nom de quoi ? De quel critère ? Nonobstant les pratiques de cavalerie de certains éditeurs, décréter dans un monde en crise qu’on publie trop de romans est un réflexe d’enfant gâté et de nation riche. Pourvu que ça dure.
3
4 5
Alors oubliez le chiffre de l’avalanche annoncée, oubliez les poncifs de la rentrée, et appropriez-vous plutôt le beau mot de Borges : « Que d’autres se flattent des livres qu’ils ont écrits, moi je suis fier de ceux que j’ai lus. » N° 559/Septembre 2015 • Le Magazine littéraire - 3
Sommaire Septembre 2015 n° 559
28
Martin Amis
3 Édito C lichés de rentrée Par Pierre Assouline 6 Presto L’actualité en bref
L’esprit du temps 10 Rencontre Angot, en douceur Par Anne Diatkine 13 Fictions Terrorisme, les logiques du pire Par Alexis Brocas 16 Reportage Diane Meur, la rhapsodie Mendelssohn Par Camille Thomine 18 Édition Millénium post-mortem, et autres sagas franchisées P ar Hubert Prolongeau 20 Roman Laurent Binet, Barthes et Foucault façon San-Antonio Par Donatien Grau 22 Essai Penser (et s’enliser) à la française Par Patrice Bollon 26 Rendez-vous
SANDRO BAEBLER POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
Critique fiction 36 Mathias Énard B oussole Sur un tapis d’Orient Par Jean-Baptiste Harang 38 Boualem Sansal, 2084. La Fin du monde Big Brother en guerre sainte Par Jean-Claude Perrier 40 Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien La langue chevillée aux corps Par Camille Thomine 42 Éric Holder, L a Saison des Bijoux Violences à l’étalage P ar Alexis Brocas 44 Alain Mabanckou, P etit Piment Moïse sauvé des mots Par Colette Fellous 46 Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie Rien ne s’oppose à l’emprise Par Juliette Rigondet 48 Georges Perec, Les Choses Cinquante ans après, toujours tout Choses Par Philippe Claudel 50 Richard Powers, O rfeo La chimie de la musique P ar Aliette Armel 52 David Grossman, Un cheval entre dans un bar Le mauvais sketch israélien P ar Marc Weitzmann 54 Michael Köhlmeier, D eux messieurs sur la plage Le chef, le clown et le bourdon Par Vincent Landel 56 Toni Morrison, Délivrances Noire comme neige Par Thomas Stélandre
Critique non-fiction 58 Jean Hatzfeld, U n papa de sang Au Rwanda, les voix d’après Par André Versaille 60 Serge Bramly, La Transparence et le Reflet Créateurs in vitro P ar Ralph Toledano 62 Frédéric Joly, R obert Musil. Tout réinventer Musil en toutes ses qualités Par Jean-Yves Masson
28 M artin Amis : « Je ne crois pas au mal, je crois à la mort » Propos recueillis par Marc Weitzmann
Portrait 64 C arole Martinez Dans le giron des donjons Par Juliette Einhorn 98 La chronique Joann Sfar P ar Maurice Szafran 4 - Le Magazine littéraire • N° 559/Septembre 2015
64
Carole Martinez
PATRICE NORMAND/OPALE/LEEMAGE
Grand entretien
Le Magazine Littéraire
Édité par Sophia Publications 8, rue d’Aboukir, 75002 Paris Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com Pour joindre votre correspondant, veuillez composer le 01 70 98 suivi des quatre chiffres figurant à la suite de chaque nom. Président-directeur général et directeur de la publication : Thierry Verret Directeur éditorial : Maurice Szafran Directeur délégué : Jean-Claude Rossignol Secrétaire général : Louis Perdriel Conception graphique : Dominique Pasquet Assistante de direction : Gabrielle Monrose (1906) SERVICE ABONNEMENTS
RÉDACTION
Conseiller de la rédaction
Portrait d’Émile Zola par Édouard Manet, 1868 (détail)
JOSSE /LEEMAGE
70
Le Magazine littéraire, Service abonnements 4 rue de Mouchy - 60438 Noailles Cedex Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France : 1 an, 10 n° + 1 n° double, 65 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.
Pierre Assouline (1961) passouline@sophiapublications.fr
Rédacteur en chef adjoint
Hervé Aubron (1962) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique
Alexis Brocas (1964) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique
Le dossier Le paradoxe Zola Dossier coordonné par Alain Pagès 70 I ntroduction 72 La Fortune des Rougon, une souche buissonnante Par François-Marie Mourad 75 L’écriture bien tempérée Par Lola Kheyar Stibler 76 Dessins et desseins Par Olivier Lumbroso 77 Des esquisses à la mise en œuvre Par Colette Becker 79 La fièvre de l’archive Par Sophie Guermès 81 Entre mythologies et orgies de détails, épuiser le réel Par Henri Mitterand 83 « Les Quatre Évangiles » : à la fin du festin, une délirante pièce montée Par François Angelier 85 L’opéra Zola Par Jean-Sébastien Macke 86 À Médan, la passion du collectif Par Alain Pagès 88 Dans la presse, écrire au présent Par Adeline Wrona 89 « Hanté » par l’affaire Dreyfus Par Philippe Oriol 90 Zola photographe : un œil aux aguets 92 Repères biographiques Par Alain Pagès 93 A-t-il été assassiné ? Par Jean-Sébastien Macke 94 Ses deux « chères femmes » Par Évelyne Bloch-Dano 96 « Un homme bouleversant » Entretien avec Pierre Bergé 96 Pour lire et relire Zola Par Alain Pagès
Blandine Scart Perrois (1968) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo
Michel Bénichou (1963) mbenichou@magazine-litteraire.com
ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO :
Janick Blanchard, Arthur Montagnon, Bernard Morlino, Pierre-Édouard Peillon, Marthe Pilven, Albane Thurel. EN COUVERTURE :
illustration de Joann Sfar pour Le Magazine littéraire © ADAGP-Paris 2015 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. CE NUMÉRO COMPORTE 4 ENCARTS :
1 encart abonnement Le Magazine littéraire sur les exemplaires kiosque France + Étranger (hors Suisse et Belgique), 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart Télérama sur une sélection d’abonnés, 1 encart Ville de Chaville sur les abonnés Paris et Île-de-France.
Rédactrice
Enrica Sartori (1967) enrica@magazine-litteraire.com
Secrétaire de rédaction-correctrice
Valérie Cabridens (1965) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication
Christophe Perrusson (1910) Activités numériques
Bertrand Clare (1908) Responsable de la comptabilité : Sylvie Poirier (1918) Comptabilité : Teddy Merle (1915) Ressources humaines : Agnès Cavanié (1971) Directeur des ventes et promotion :
Valéry-Sébastien Sourieau (1911)
Ventes messageries : À juste titres -
Benjamin Boutonnet - Réassort disponible : www.direct-editeurs.fr - 04 88 15 12 41. Agrément postal Belgique n° P207231. Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Responsable marketing direct : Linda Pain (1914). Responsable de la gestion des abonnements :
Isabelle Parez (1912). iparez@magazine-litteraire.com
Communication : Florence Virlois (1921) RÉGIE PUBLICITAIRE : Médiaobs
44, rue Notre-Dame-des-Victoires, 75002 Paris. Fax : 01 44 88 97 79. Directrice générale : Corinne Rougé (01 44 88 93 70, crouge@mediaobs.com). Directeur commercial : Jean-Benoît Robert (01 44 88 97 78, jbrobert@mediaobs.com). Publicité littéraire : Pauline Duval (01 70 37 39 75, pduval@mediaobs.com) IMPRESSION
Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. COMMISSION PARITAIRE
n° 0420 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Dépôt légal : à parution
N° 559/Septembre 2015 • Le Magazine littéraire - 5
Dossier
Le paradoxe Zola Dossier coordonné par Alain Pagès
l ’intellectuel engagé. L’auteur de « J’accuse » l’emporte sur celui des « Rougon-Macquart ». Il y a donc un « paradoxe Zola » sur lequel s’interroge ce dossier – le quatrième consacré à cet auteur depuis la fondation du Magazine littéraire (le premier a paru en 1967, le deuxième en 1978, et le troisième en 2002, pour le centenaire de la mort du romancier). Les articles qui suivent s’efforcent de cerner les deux aspects de ce paradoxe : l’engagement, le combat pour la vérité, ligne directrice d’une pensée qui a toujours su s’imposer dans l’espace du journal ; et le génie du conteur, incomparable créateur de mythes, comme le souligne Henri Mitterand. Émile Zola, « écrivain national », après Hugo et Molière, pourquoi pas, après tout ? L’adjectif « national » rappelle l’hommage que la République lui a rendu lorsqu’elle l’a panthéonisé, en 1908. Mais Zola n’est entré au Panthéon que parce qu’il était un « écrivain », auteur de milliers de pages, dans lesquelles la recherche de la vérité se combine aux pouvoirs de la fiction. Il faut lire ou relire Zola. Ce qu’il a écrit, s’échappant des volumes soigneusement rangés sur les rayons des bibliothèques, se diffuse aujourd’hui sur les vastes continents d’Internet : « J’accuse » et Germinal sont réunis dans un même espace médiatique. P A. P.
72 • LA FABRIQUE D’UN MONDE
86 • FACE À SON ÉPOQUE
La figure de l’auteur engagé a tendance à occulter l’art de l’écrivain, souvent dénigré. Les dossiers préparatoires de ses livres révèlent pourtant un imaginaire loin d’être seulement sociologique et un grand soin formel – parfois aux confins du délire, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, de la microscopie des détails à l’ivresse cosmique.
L’œil toujours aux aguets, Zola a été un photographe amateur acharné. Par-delà la seule affaire Dreyfus, il a toujours tenu à intervenir dans la presse, lui pour qui l’écriture doit en permanence se mesurer aux forces et aux mutations contemporaines. Jusque dans sa vie privée, Zola a remis en cause les conventions de son temps.
70 - Le Magazine littéraire • N° 559/Septembre 2015
Professeur à l’université de la SorbonneNouvelle, Alain Pagès dirige Les Cahiers naturalistes. Il a publié récemment, aux éditions Perrin, Z ola et le groupe de Médan. Histoire d’un cercle littéraire.
Émile Zola à son bureau, photographié par Paul Nadar, vers 1890.
ADOC PHOTOS
O
n se souvient peut-être du sondage, réalisé par l’institut Harris Interactive, que présentait Le Magazine littéraire dans son numéro d’avril dernier. Il s’agissait de savoir à qui pouvait être attribué le titre d’« écrivain national ». Le résultat est sans appel : Hugo arrive nettement en tête. Mais Zola se place en troisième position, derrière Molière. Il se dresse sur la troisième marche du podium, aux côtés de l’auteur des Misérables, dont il partage, par ailleurs, le glorieux caveau dans la crypte du Panthéon. Loin devant d’autres grandes figures littéraires du xixe siècle : Rimbaud, Proust ou Flaubert, par exemple, qui occupent respectivement les 16e, 17e et 25e places. Ce même sondage indique, cependant, que les lecteurs assidus (plus de quinze livres par an) lui préfèrent d’autres écrivains. C’est le grand public qui le plébiscite, tout en avouant qu’il ne le lit guère. On ne peut que se féliciter de cette reconnaissance accordée par tous ces anonymes qui descendent des foules de Germinal ou de La Débâcle. Mais la gloire posthume d’Émile Zola, on le devine, demeure fragile. Zola reste dans nos mémoires en raison de son combat pour Alfred Dreyfus. Avec Voltaire, Hugo ou Sartre, il incarne la figure de
La chronique
Par Maurice Szafran
Le philosophe de la rentrée est un chat
C
SFAR/DARGAUD/2015
et été, Michel Onfray (dans Le Point) et Alain Badiou (sur les planches du Festival d’Avignon) ont une fois encore saturé l’espace philosophique. Pour le meilleur ? Pour le pire ? Nous nous prononcerons une fois prochaine… Toujours est-il qu’en cette rentrée 2015, submergé par le tas de romans et d’essais à feuilleter puis à lire, j’ai dégoté, après quelques bulles seulement, le commentateur, l’interprète le plus brillant, le plus pertinent qui soit, le seul en mesure de leur succéder pour porter la bonne parole : le chat du rabbin. Oui, ce chat sorti de l’imagination délirante de Joann Sfar, ce chat qui parle aux humains la langue des humains, ce chat qui n’hésite jamais à leur faire la leçon. Sixième épisode de ces pérégrinations aussi vagabondes que cosmiques. Sixième réussite autour de « la » question, celle que chacun d’entre nous s’est posée ou se posera le jour venu : « Et si ce n’était pas moi le centre du monde ? » C’est à ce dilemme existentiel que le chat du rabbin est confronté. Non seulement le rabbin a formellement interdit qu’il parle la langue des humains à quiconque d’autre que lui, mais sa maîtresse adulée, la fille du rabbin, accouche. Et voilà que le chat n’est plus le « centre du monde ». Situation insupportable, donc jalousie exacerbée. Pris dans cette spirale de la remise en cause, alors, autant tout envoyer balader : le monde tel qu’il va, la religion, les prières, le « vivre en société », selon l’horrible expression des sociologues mal embouchés. À cet instant précis, Joann Sfar nous emmène loin, très loin, du seul univers de la BD. Le cartoonist nous contraint à la réflexion. C’est rare et ça fait du bien. Beaucoup de bien, à la tête et aux neurones en particulier. Restons-en à deux moments essentiels de ce nouvel album qui, comme les précédents, rencontrera un immense succès. 98 - Le Magazine littéraire • N° 559/Septembre 2015
En fuguant pour cause de désespoir et de tromperie (de la part de sa maîtresse, cela va de soi), le chat rencontre un rat tout aussi intelligent que lui et maîtrisant tout aussi bien le langage des humains. Donc, plutôt que de le dévorer, le chat choisit de se balader avec le rongeur – qui lui montre toutes les vilenies dont l’âme féminine est capable –, et surtout ils causent. Le rat. – Tu ne crois vraiment en rien ? Le chat. – Même plus aux êtres humains… Le rat au chat. – Tu préfères rester au paradis [chez ta maîtresse, Zlabya] ou comprendre le monde ? Le chat à Dieu, et, au passage, pour frapper l’esprit du rat. – Tu n’as pas pu créer un monde où la souffrance est la norme ?
Eh bien si, a-t-on envie d’ajouter dans la bulle, en se contentant d’énumérer les massacres de masse du xxie siècle. Pourtant, même si le rat de Joann Sfar est étonnant de profondeur, rien ne vaut les longs échanges, de nature quasi talmudique, entre le rabbin et « son » chat. Cette fois-ci, ils s’empoignent au sujet du sens des mots et de la prière, de l’inexorable répétition des mots dans la prière. Le lecteur sort alors du monde parfois trop confiné, codé à l’excès de la BD, pour retrouver l’universalité de la littérature, celle qui permet de mieux appréhender les choses de la vie. Le chat au rabbin. – Chaque mot est différent. Chaque phrase est une surprise. Rien à voir avec tes bredouillages. Toi, tu chantes toujours les mêmes mots. Le rabbin. – Qui prouve que tes mots sont plus utiles que ma prière ? On prie pour soi, mais tous ensemble.
Une nouvelle fois, Joann Sfar apporte la preuve à ses lecteurs qu’il est un créateur et un écrivain. Le point de rencontre, c’est la BD et le chat. Qu’il nous revienne, avec le rabbin, au plus vite.
À LIRE
Le Chat du rabbin. 6. Tu n’auras pas d’autre dieu que moi, JOANN SFAR, éd. Dargaud,
56 p., 12,99 €.
Vignette extraite du tome VI du Chat du rabbin de Joann Sfar.