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L’édito
Par Pierre Assouline
Méfiez-vous des antihéros
Q
À LIRE
L’Autre Simenon, PATRICK ROEGIERS,
éd. Grasset, 304 p., 19 €.
ue peut faire un écrivain de son héros permet à Patrick Roegiers d’instiller dans l’esprit du leclorsque celui-ci est un antihéros ? Une teur l’idée la plus pernicieuse qui soit : l'écrivain a envoyé crapule de génie, comme y réussit magni- son frère à la mort pour que l’image désastreuse de celuifiquement Javier Cercas dans L’Imposteur ci ne rejaillisse pas sur leur nom et sur sa carrière. Le pro(Michel del Castillo lui rend un juste hom- blème, ce n’est pas le faux mais son inscription parmi des mage page 36). Ou juste une crapule vérités établies. Car le procédé accrédite les mensonges les comme y parvient médiocrement Patrick Roegiers. Car le plus sournois. Ici l’insinuation vaut accusation. Georges risque, avec de tels personnages, c’est qu’ils tirent l’auteur Simenon a écrit « des articles dans des revues comprometvers le bas et emportent le lecteur dans leur élan. Le cas tantes ». Ah bon, lesquels ? Le récit fourmille de contradictions. Les dialogues ne sont de L’Autre Simenon, paru en cette rentrée chez Grasset. Quelle idée de consacrer un livre à un personnage aussi ni faits ni à faire ; dans le meilleur des cas, c’est à peine si médiocre que Christian Simenon ! Faut-il être à court d’ins- on sait qui s’exprime. C’est truffé de jeux de mots consterpiration. Encore qu’il en est auxquels on peut trouver un nants du style « un canard au sang découpé en magrets en certain panache dans l’insignifiance. Mais celui-ci était l’honneur du père de Maigret ». Glauques et vulgaires, les juste minable. Une vie sans éclat, celle d’un employé de évocations de la vie intime de l’écrivain nous renseignent l’administration portuaire à Matadi, au Congo belge, dans surtout sur les fantasmes sexuels de l’auteur. l’entre-deux-guerres, complexé par la réussite de son frère S’il est vrai que Christian, le petit préféré de leur mère, a Georges, puis aspiré dans la spirale de l’actilongtemps été la part d’ombre de Georges, ce visme fasciste du parti Rex en Belgique. Sa Un récit bâclé n’est plus le cas depuis longtemps. Dans ses seule heure de gloire est d’avoir pris la tête bave sur interviews, Patrick Roegiers intervient comme d’un escadron de la mort pour assassiner froi- Simenon. le chevalier blanc qui va sortir les dossiers que dement à bout portant vingt-sept civils choila secte simenonienne aurait dissimulés sous sis comme otages parmi les notables de la région de Char- le tapis avec la poussière, alors que sa prétendue « enquête » leroi. Manifestement, il y en a que cela fait encore saliver. se limite à une compilation de biographies et de travaux Grand bien leur fasse. Ce serait juste sans intérêt si l’on bien connus : « La correspondance a disparu. Classée “secret n’en profitait pas pour salir un homme par contrecoup : le de famille”. Pas de lettres au Fonds Simenon. Il eût été bien vrai Simenon, le romancier. que les historiens y accèdent. » Encore faut-il prouver qu’elle Le récit est bourré non d’erreurs mais de contre-vérités. existe et qu’elle a été conservée ! Non seulement Roegiers Toutes volontaires, mises en scène à dessein dans l’inten- croit à ses propres inventions, mais, en les énumérant, il tion de nuire. Le dossier est bien faible : Georges Simenon en conclut sans rire : « Les faits parlent d’eux-mêmes. » aurait été attentiste, opportuniste, individualiste, égoïste… Le bon sujet, c’était l’autre brindezingue, le chef charisOr son attitude dans la vie a tenu en un seul mot, qui dit matique de Rex, Léon Degrelle lui-même. Roegiers aurait tout : il a toujours été simenonien. Alors on en rajoute, on peut-être mieux réussi « Le Beau Léon ». Quant au roman truque. On veut en faire une sorte de collabo mais pas tout sur l’énigme de la fratrie Simenon, il a déjà été publié en à fait (et pour cause !), on déplore qu’il ait eu tant de suc- 1949 sous le titre Le Fond de la bouteille. Leur histoire transcès sous la botte. On invente surtout que, pour lui per- posée en Amérique et transcendée par une vibration mettre d’échapper au lynchage ou au poteau, il a conseillé authentique, signée d’un certain Georges Simenon. à son frère de s’engager dans la division SS Wallonie alors J’oubliais : sur la couverture de L’Autre Simenon, c’est écrit qu’il l’avait poussé à s’engager dans la Légion étrangère. « roman ». Ce qui autorise tous les abus, ou presque. Cela Dans les deux cas celui-ci mourut au combat mais cela signifie qu’on a le droit d’écrire n’importe quoi, mais pas n’avait pas le même sens. Qu’importe puisque cette fin sur n’importe qui. N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 3
Sommaire Octobre 2015 n° 560
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Louis et Elsa Aragon
GERALD BLONCOURT/RUE DES ARCHIVES
Critique fiction 36 Javier Cercas, L ’Imposteur Zéro héros Par Michel del Castillo 40 Richard Ford, En toute franchise Ford diesel Par Pierre-Édouard Peillon 41 Hakan Günday, E ncore Dans le cœur d’un jeune passeur Par Alexis Brocas 42 Hédi Kaddour, L es Prépondérants Mirages des colonies P ar Bernard Fauconnier 44 Hubert Haddad, C orps désirable et Mâ La tête et les jambes Par Vincent Landel 46 Michaël Ferrier, M émoires d’outre-mer Au briscard de Madagascar Par Jean-Baptiste Harang 48 Christophe Boltanski, L a Cache Un reporter au bercail Par Alain Dreyfus 49 Nathalie Azoulai, T itus n’aimait pas Bérénice L’amour à la Racine P ar Pierre Assouline 54 Au fond des poches
Critique non-fiction 3 Édito Méfiez-vous des antihéros Par Pierre Assouline 6 Presto L’actualité en bref
L’esprit du temps 10 Romans Eighties, poussières de strass Par Alexis Brocas 14 Renouveau Romans historiques, des fresques décrassées Par Theresa Révay 16 Réédition Rebatet exhumé des décombres Par Pierre Assouline 18 Univers Douglas Coupland, mutants de génération en génération Par Bernard Quiriny 20 Histoire La toile rouge, une somme sur l’histoire mondiale du communisme Par Daniel Vernet 23 Figures Boris Pasternak et Marina Tsvetaeva, l’anguille brillante et le cygne blanc Par Alexis Brocas 26 Rendez-vous
56 Philippe Soupault, L e temps des assassins Soupault, d’un cachot l’autre Par Philippe Claudel 58 Emmanuelle Loyer, Lévi-Strauss Lévi-Strauss, triste topo Par Patrice Bollon 61 Jonathan Coe, N otes marginales et bénéfices du doute Coe en codicilles P ar Alexis Liebaert 62 Sigmund Freud, Œ uvres complètes I (1886-1893) Freud sous hypnose Par Sarah Chiche 64 William Marx, L a Haine de la littérature De l’allergie aux plumes Par Robert Kopp
Grand entretien
Portrait 66 J oël Dicker rallume « son radar » Par Raphaëlle Régnier 98 L a chronique Finkielkraut est-il à l’heure ? Par Maurice Szafran 4 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015
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Javier Cercas
JEAN-LUC BERTINI/PASCO
28 E ntretien avec Philippe Forest, biographe d’Aragon : « Je comprends mieux pourquoi je ne le comprends pas » Propos recueillis par Claude Arnaud
Le Magazine Littéraire
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Échauffourée à la Convention le 9 thermidor an II, jour de la chute de Robespierre
MP/LEEMAGE
RÉDACTION
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Le dossier Lumières contre anti-Lumières, la déchirure française Dossier coordonné par Pierre-Yves Beaurepaire et Marc Weitzmann
LE FEU AUX POUDRES 68 72 76 79
I ntroduction Par Marc Weitzmann Entretien avec Zeev Sternhell Camus, Lumières contre Lumières Par Raphaël Glucksmann L’universalisme, une liberté à marche forcée Par Patrice Bollon
82 83 84 85 86 88
« Une révolution dans les esprits » Par Pierre-Yves Beaurepaire La tolérance, de la faiblesse à la sagesse Par Céline Borello Entre Lumières tamisées et plein feu Par Marc Belissa Le tournis des utopies Par Céline Bryon-Portet La part illuminée des Lumières Par Gérard Galtier Décoloniser les terres pour mieux coloniser les esprits ? Par Gilles Bancarel Des adversaires très divers Par Didier Masseau Le triomphe du complot Par P.-Y. Beaurepaire et Kenneth Loiselle La Révolution en clair-obscur Par Jean-Clément Martin Une haine restaurée Par Vivien Faraut Baudelaire et la religion du progrès Par Robert Kopp Barbey d’Aurevilly et les étoiles noires Par François Angelier
LES BRAISES D’HIER
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Dossier
CRÉDIT, VOIR P. 5
Lumières contre anti-Lumières La déchirure française Dossier coordonné par Pierre-Yves Beaurepaire et Marc Weitzmann
N
trouve rien de la colère parfois péremptoire qui peut l’affaiblir sur les plateaux de télévision, voire dans certains de ses ouvrages. Il s’agit d’un travail littéraire, donc, plutôt que philosophique à proprement parler. Entièrement concentré, manifestement porté par l’urgence de la situation, le regard est à la fois acéré, nuancé, servi par des bonheurs d’écriture qui laissent suffisamment de jeu au lecteur pour marquer ses désaccords. Le livre couvre la période de 2013 à aujourd’hui et aborde de plein fouet les attentats de janvier. L’exercice est difficile, et pour cause. D’un côté, en haut, une raison politique réduite à sa caricature (« Si le chômage augmente, cela signifie qu’il va redescendre », expliquait à Libération, au début du quinquennat, l’un des conseillers de François Hollande, dans une phrase que n’aurait pas reniée >>>
Critique et écrivain, Marc Weitzmann a dernièrement signé les romans Une matière inflammable (Stock, 2013) et Quand j’étais normal (Grasset, 2010).
Ci-contre : le 9 thermidor de l’an II (27 juillet 1794), jour de la chute
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82 • LES BRAISES D’HIER
de Robespierre.
Alors que la distinction entre la gauche et la droite devient diffuse, la France s’est aujourd’hui choisi un nouveau clivage : la « pensée unique » contre les « réacs », les « élites » contre le « populisme ». Mais c’est une nouvelle fois l’héritage des Lumières, ses interprétations concurrentes ou son rejet, qui est en jeu.
Entre Lumières et anti-Lumières, mais aussi entre Lumières divergentes, la joute est originelle en France. Elle court tout le long des xviiie et xixe siècles, et non sans paradoxes. Lumières « modérées » ou « radicales », révolutionnaires et contre-révolutionnaires, rationalistes et mystiques… Leur place sur l’échiquier intellectuel est parfois surprenante.
Jean-Lambert
Le député Tallien brandit un couteau durant une séance de la Convention. Gravure populaire de l’époque.
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MP/LEEMAGE
«
ous vivons un tournant historique », écrit Alain Finkielkraut en préface de La Seule Exactitude, son nouveau livre, qui sort ce mois-ci. Un tournant « paradoxalement masqué par la référence incessante à l’histoire ». Or « notre présent n’est pas davantage la répétition du monde d’hier que l’annonce de la convergence à venir ». Dès lors, comment le penser ? Dans ce livre, Finkielkraut, « héritier des Lumières », ainsi qu’il se définit, propose, sur les événements des deux années qui viennent de s’écouler, une chronique existentielle bordée par Péguy, Levinas et Heidegger. Et si le résultat est remarquable, c’est parce que l’auteur – contrairement à ce qu’il fait parfois – met ici son savoir au service de sa sensibilité plutôt que l’inverse. On n’y